Engels et la politique du PCC vis a vis des femmes et de la famille.

Dans le cadre d’un article sur un autre site associé consacré à la postérité de l’ouvrage de Friedrich Engels L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, nous avons traduit un article de Delia Dalvin sur le sujet et nous évoquons les points de vue d’autres spécialistes de l’histoire des femmes et du parti communiste chinois. Nous reproduisons donc ici cette partie de l’article consacrée à la Chine.

Delia Davin

Engels et la construction de la politique familiale chinoise

« Dans mille ans, nous tous, même Marx, Engels et Lenine, paraitront probablement bien ridicules. » ( Mao cité dans Snow 1973)

Introduction

Le visage de Engels, ainsi que celui de Marx, est familier à tous les citoyens chinois. Leurs portraits sont encore accrochés dans de nombreux espaces publics et les traits caractéristiques de ces « grands pères chevelus » comme les enfants les appellent, participent d’une image de l’homme occidentale comme patriarche victorien. Le nom complet de Engels se transcrit en chinois Fei-lei-di-li-ke En-ge-si. Ce prénom compliqué est naturellement peu utilisé et on se contente du nom de famille, même dans les contextes les plus formels.

Un grand nombre de chinois ont une connaissance basique des écrits de Marx et Engels, et, des travaux de ce dernier, le plus connu est L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État. Dans l’enseignement supérieur, cette oeuvre est toujours utilisée comme texte pour l’étude politique. De façon plus importante, comme je vais le montrer, la politique concernant les femmes et la famille a été à la fois influencée et justifiée par les idées exprimées par Engels dans L’origine. La déférence toujours due à l’héritage de Marx, Engels et Lénine signifie que,  encore aujourd’hui, quand une nouvelle politique est à l’ordre du jour, leurs écrits doivent être passer au tamis pour fournir aux partisans du changement une justification provenant des textes sacrées, les opposants au même changement utilise la même méthode pour appuyer leurs arguments.

La Chine a énormément changé ces dernières années, notamment pour les femmes. Auparavant la fonction des femmes sur les panneaux d’affichage était d’exhorter les gens à tuer les moustiques, à étudier et travailler dur ou à traverser la rue prudemment. Désormais elles sourient au monde pour faire de la réclame pour du maquillage, des machines à laver et même du Coca-Cola. Pendant la révolution culturelle, les rares chinoises ayant des cheveux naturellement bouclés étaient parfois obligées de les défriser pour éviter les accusations d’ « affectation bourgeoise », maintenant la plupart des femmes des villes de moins de quarante ans ont des permanentes. Les vêtements étaient autrefois simples, frugaux, rapiécés mais toujours confortables; aujourd’hui la mode s’affirme, et ce parfois aux dépends de l’aisance physique ou du confort. Les images des femmes ont été dépolitisées : par exemple les affiches et les calendriers ont tendu ces dernières années à figurer les femmes de façon plus décorative qu’héroïque. Le consumérisme est rampant; ceux qui peuvent se le permettre dépensent leur argent pour de l’équipement domestique et électroménager et on consacre beaucoup d’énergie à économiser pour et à sélectionner ces achats.

Les nouvelles politiques rurales ont transféré la prise des décisions de base des collectifs aux ménages et ont encouragé les ménages paysans à investir du temps et des ressources dans l’artisanat et des production d’à-côté. La plupart des observateurs s’accordent à dire que ces changements vont tendre à renforcer la division sexuelle du travail au sein du foyer et à renforcer l’autorité du chef de famille, qui, habituellement, est un homme.

La stricte politique démographique qui n’accorde à chaque couple qu’un seul enfant est vantée par le slogan « la qualité pas la quantité ». L’accent mis sur la qualité a été accompagné d’une nouvelle attention à l’éducation des enfants et plus particulièrement aux soins maternels. Les enfants doivent être élevés pour être en bonne santé, bien éduqué, et prêt à travailler dur et dans tout cela le rôle de la mère est présenté comme crucial.

Beaucoup des changements qui ont eu lieu sont de ceux qui, dans d’autres situations historiques, ont été accompagnés d’une plus grande domestication des femmes et d’une réduction de leur participation à la force de travail. L’idée que les femmes mariées devraient être encouragées à se retirer du salariat a de fait été soulevée dans la presse chinoise ces dernières années, particulièrement en 1980-81. Comme il était admis que le chômage urbain constituait un sérieux problème, il a été suggéré qu’il pourrait être résorber si les femmes mariées abandonnaient leur emploi.

La fédération nationale des femmes, l’organisation de femmes du Parti Communiste s’est fortement opposée à cette suggestion. Ses arguments concrets étaient que les chômeurs ne remplaceraient pas nécessairement les femmes aux postes qu’elles occupent aujourd’hui, et que la plupart des familles dépendent des revenus de la mère de famille. La fédération s’appuyait également beaucoup sur des arguments de principe. Elle a envoyé des lettres au comité central et à la presse soulignant que la politique du Parti envers les femmes a toujours été basée sur l’analyse de Engels :

« il apparaît que l’émancipation de la femme, son égalité de condition avec l’homme est et demeure impossible tant que la femme restera exclue du travail social productif et qu’elle devra se borner au travail privé domestique. Pour que l’émancipation de la femme devienne réalisable, il faut d’abord que la femme puisse participer à la production sur une large échelle » (Engels, L’origine)

Dans toute leur argumentation, les leaders de la fédération des femmes indiquaient clairement que tout changement de politique sur l’emploi des femmes, une quelconque tentative de faciliter l’exclusion des femmes mariées, signifieraient renier tout ce que la fédération, comme organisation des femmes du parti, avait tenté de réaliser dans sa longue histoire.

Pour le moment en tout cas, il semble que leurs prises de position aient porté leurs fruits. La politique officielle concernant les femmes insiste toujours sur leur besoin de travailler hors du foyer. Dans le même temps, la lutte du gouvernement pour réduire la natalité a donné lieu à un regain d’intérêt pour le statut des femmes. Bien que beaucoup de débats en restent au niveau des incantations rituelles autour du « travail socialement productif », il y  a une conscience croissante que la participation à la force de travail n’est qu’un début et que beaucoup de facteurs se sont combinés pour entraver l’égalité entre les sexes. Des problèmes comme le système de parenté dominé par les hommes, le mariage patrilocal, une division du travail officieuse qui affecte souvent les femmes à des emplois peu payés et subordonnés et la double charge qui pèsent sur les femmes sont parfois évoqués.

Avant d’en revenir à une brève analyse de l’influence de Engels en Chine aujourd’hui, je vais résumer l’histoire de la politique du parti communiste chinois en ce qui concerne les femmes et la famille pour montrer à quel point son héritage a été important.

Le PCC et la « question des femmes », 1921-48

De sa naissance en 1921 à la contre-révolution de 1926-27, les principales zones d’activité du PCC se trouvait à Shanghai, Guangzhou ( Canton), Wuhan et quelques autres zones de Chine comptant une importante population ouvrière. Beaucoup des nouveaux ouvriers industriels étaient des femmes, de fait dans les usines de Shanghai elles étaient plus nombreuses que les  hommes, le travail communiste parmi les femmes commença donc tôt. Des revendications comme la liberté de travailler des femmes, de choisir leur propre mari, de divorcer, de débander leurs pieds et de couper leurs cheveux furent reprises à l’époque par les sections féminines tant du Parti Communiste que du Kuomintang. La « question des femmes » était l’objet de nombreux débats dans la littérature gauchiste et le PCC publiait régulièrement des résolutions sur les revendications des femmes.

Après la rupture entre le Kuomintang et les communistes en 1927, ces derniers se réfugièrent dans des zones rurales reculées, la plupart situées dans le sud du pays, où ils commencèrent à mettre en place des soviets dans les zones contrôlées par leurs armées. En 1934, sous une forte pression militaire, les armées communistes évacuèrent leurs bases du sud et lancèrent la grande marche. Arrivant dans le nord à la fin de 1935, ils accrurent considérablement le pouvoir communiste dans cette partie du pays et dans ce qui allait être connu, durant la guerre contre le Japon, comme les zones de base anti-japonaises ou, plus tard, zones libérées. Donc pendant plus de deux décennies avant l’établissement de la République Populaire de Chine en 1949, le PCC exerçait un pouvoir d’État dans les zones sous son contrôle militaire et essayait, dans  des conditions difficiles, de développer des politiques sociales correspondant à un État révolutionnaire. Les résolutions ne suffisaient plus : le parti devait traduire ses aspirations pour les femmes en politiques visant à transformer leur statut dans toute la société.

Pour comprendre les attitudes et politiques communistes de cette période, il est nécessaire de remonter plus haut dans l’histoire. Les leaders du parti dans les années 20 et 30 étaient devenus marxistes lors du grand soulèvement politique et intellectuel connu sous le nom de mouvement du 4 mai, qui survint peu après la fin de la première guerre mondiale. Peu de classiques du marxisme avaient été traduits en chinois avant cette époque, mais les idées marxistes circulaient via des écrits japonais, dans des langues européennes et, particulièrement dans les années 20, en russe. La pensée marxiste était principalement influente dans développement du mouvement anti-impérialiste et comme cadre d’analyse conceptuel pour comprendre l’histoire. Néanmoins le ferment intellectuel qui caractérisait la période du 4 mai donnait naissance à des revendications de réforme au sein de nombreuses institutions, notamment et de façon très importante dans la famille et les rapports entre les sexes. Au sein de l’élite éduquée et à ses marges, grondait une révolte de la jeunesse, les jeunes découvrant de aspirations et idéaux individuels qui entraient en conflit  avec les moeurs familiales traditionnelles. Une vision idéalisée du modèle familial occidental, produit de l’influence de la littérature européenne, incitait à la promotion de la monogamie, de l’amour romantique, du libre choix du mariage et de la famille conjugal. Les défenseurs des droits des femmes, clairement influencés par les mouvements féministes occidentaux, menaient campagne pour le droit des femmes à exercer une profession, à l’éducation, au vote, et à la propriété. Plus de 100 journaux et feuilles consacrés à la  « question des femmes » -la plupart à l’existence éphémère-  commencèrent à être publiés ces années là. On comptait visiblement beaucoup d’hommes parmi leurs lecteurs et contributeurs, un signe qu’à l’époque le lien entre l’émancipation des femmes et la révolte des jeunes des deux sexes contre le système familial traditionnel était très étroit.

Comme beaucoup d’autres jeunes radicaux, les leaders communistes étaient influencés par ce courant d’idées. Certains d’entre eux contribuaient régulièrement aux journaux consacrés à la « question des femmes ». La première publication connue de Mao Zedong portait sur les femmes, le mariage forcé  et le suicide. Elle démontrait une grande empathie pour les vies tragiques menées par les femmes à l’époque. Comme beaucoup d’autres dans sa génération, Mao soutenait une révolution dans les rapports familiaux à cause de sa propre expérience tout autant que par conviction intellectuelle. Plus tard, en 1936, il faisait écho, peut-être consciemment, au dicton de Engels – « Au sein de la famille, le mari représente le bourgeois, la femme représente le prolétariat »- quand il se rappelait : » Il y avait deux partis dans ma famille. L’un c’était mon père, le pouvoir en place. L’opposition était constitué de moi-même et de ma  mère. » (cité dans Snow 1937)

On trouve une des prises de position les plus intéressantes de l’époque sur cette « question des femmes » dans les écrits du marxiste éclectique Lu Xun, considéré comme le plus grand écrivain moderne chinois. Dans la période du mouvement du 4 mai, la pièce de Ibsen La maison de poupée était immensément populaire dans l’intelligentsia urbaine. En 1923, Lu fit lecture à l’école normale pour femmes de Pekin d’un article intitulé  » Qu’arrive-t-il après que Nora ait quitté la maison ?  » dans lequel il avance que le vrai problème de Nora est son absence de pouvoir économique. Sans ce dernier, elle finira dans un bordel ou sera forcée de retourner auprès de son mari. Il poursuivait son raisonnement en indiquant que seule une réforme totale du système économique pourrait donner à Nora et à des femmes comme elle leur indépendance économique, et donc leur permettre de ne pas devenir des poupées ou des marionnettes. Tout d’abord, disait-il, il faut un partage équitable des tâches entre l’homme et la femme dans le foyer. Ensuite, les hommes et les femmes doivent avoir les mêmes droits dans la société. Il finissait en confessant qu’il ne savait pas comment tout cela pourrait être réalisé mais il avertissait que ce serait beaucoup plus compliqué que l’acquisition des droits politiques.

Quoiqu’il soit impossible de rendre justice aux débats du mouvement du 4 mai sur les femmes et la famille en quelques paragraphes, l’important ici était de souligner leur importance et la variété des préoccupations qui s’y exprimaient. Quand le parti communiste commença à établir des soviets dans les régions montagneuses du centre du sud de la Chine, ses premières tentatives de réforme du mariage et de la vie familiale étaient indéniablement influencées par le radicalisme de la pensée du mouvement du 4 mai. Ni Marx ni Engels n’avaient laissé beaucoup de conseils à leurs partisans sur ce qui devait advenir de la famille dans les premières phases du socialisme, mais les soviets chinois avaient le modèle de la Russie soviétique et leurs dispositions réglementaires sur le mariage reflétaient également cette influence. Ces nouvelles réglementations établissaient que le mariage tant pour l’homme que la femme devait être basé sur le libre choix. Le divorce devait être libre, sans motifs nécessaires et il devait être accordé si les deux parties le désiraient mais également si un des partenaires insistaient pour l’obtenir malgré l’opposition de l’autre.

Le principe que l’indépendance économique était un préalable pour l’émancipation des femmes se reflétait dans les lois de réforme agraire qui transféraient la terre des familles riches aux familles pauvres mais donnaient également des terres aux femmes. Néanmoins, le préambule aux réglementations concernant le mariage expliquait que, comme la souffrance des femmes sous la domination féodale avait été plus grande que celle des hommes et comme certaines femmes souffraient encore de handicaps physiques ( tels que les pieds bandés) et n’avaient pas encore acquis une indépendance économique complète, leurs intérêts devaient être protégés. En conséquence on pouvait demander à l’homme de soutenir son ex-femme et de porter une plus grande responsabilité financière après le divorce ( on retrouve le même principe dans le code soviétique de la famille de 1918 et 1926). En 1934, la nouvelle loi sur le mariage de la république soviétique chinoise incorpora quelques changements significatifs. Quoique les couples soient toujours tenus d’enregistrer leur mariage, les mariages de facto devaient être enregistrés également, ce qui étendait la protection accordée aux femmes dans le mariage légal à celle qui n’avaient pas obtemperées à la loi soviétique. ( Le code russe de la famille de 1926 avait aussi étendu les droits à la pension alimentaire aux femmes dont le mariage n’avait pas été enregistré : une mesure qui n’avait été adoptée qu’après un débat houleux.)

La première limitation à la liberté totale du divorce était contenue dans un article de la loi qui stipulait que le consentement d’un combattant de l’Armée rouge était nécessaire avant que sa femme puisse obtenir le divorce. Malgré cette précaution, la législation sur le mariage dans les zones sovietiques chinoises, plus radicale que tout ce qui allait suivre, était remarquable par son absence de restrictions au divorce. La vision sur laquelle elle était fondée, celle d’une famille conjugale fondée sur le libre choix et aisément dissoute, correspondait assez largement avec la prévision de Engels selon laquelle sous le socialisme les hommes et les femmes formeraient des unions de long terme fondées sur l’affection et qui seraient dissoute si cette affection déclinait.

Ce n’était toutefois pas une vision qui pouvait facilement se concrétiser dans une société de production paysanne à petite échelle. Même après la réforme agraire, l’unité économique de base de cette société restait la famille, et c’est dans la famille que reposait la possession des moyens de production : terre, outils et stock. Le chef de famille continuait à organiser et déployer la force de travail familiale et la production et reproduction de la force de travail se déroulaient toutes deux sous sa supervision. La législation sur le mariage à cette période, comme les législations communistes ultérieures sur le mariage, ne parvenait pas à se saisir du fait que la mariage, le divorce, la garde des enfants et le droit des femmes à la terre et à d’autres propriétés n’était pas qu’un problème entre individus mais avait des implications pour le foyer comme unité productive.

Même dans les zones « soviétisées » du sud, la politique radicale sur la famille sema la discorde et donna naissance à de nombreux problèmes et oppositions. Quand la plus grande partie du mouvement communiste arriva au nord après la longue marche, ces problèmes s’intensifièrent. Les régions montagneuses reculées du nord dans lesquelles les bases communistes furent établies étaient socialement plus conservatrices que dans le sud. Les paysannes du nord menaient des vies plus confinées et étaient plus difficiles à mobiliser. D’autres facteurs  contribuaient à ce plus grand conservatisme. Ayant été forcé d’abandonner le sud, le leadership communiste, luttant dans les faits pour sa survie au nord, était naturellement peu enclin a se rendre impopulaire en poursuivant l’application de principes radicaux. A partir de 1937,  l’accord de front uni contre les japonais avec le Kuomintang résulta en une modération des plusieurs des politiques menées. Tout cela se refléta dans des changements graduels qui devinrent particulièrement discernables au début des années 40. Les cadres qui travaillaient avec les femmes étaient incités à considérer la mobilisation des femmes pour la production comme leur tâche principale. Dans les disputes familiales on donnait comme instructions aux mêmes cadres de faire tout leur possible pour obtenir la réconciliation. Le divorce était présenté comme une solution de dernier recours. Le divorce par consentement mutuel était toujours légitime, mais si le divorce n’était souhaité que par une partie, il fallait fournir des raisons et des preuves. Les lois sur le mariage des différentes zones libérées fournissaient leur propre liste de motifs acceptables, comme la maltraitance, la désertion, l’impuissance ou l’addiction à l’opium.

Il y a une tendance dans la littérature académique occidentale récente à décrire la politique familiale de plus en plus conservatrice du PCC comme étant exclusivement due au besoin de s’assurer le soutien des paysans hommes- et si nécessaire en préservant la famille patriarcale sous couvert de réforme. Ce point de vue ne manque pas de mérite mais il est important de reconnaître que ces changements ont du sembler rassurants pour un grand nombre de femmes. Beaucoup de femmes d’âge moyen et de vieilles femmes mariées, identifiaient leurs propres intérêts avec ceux de la famille de leurs maris et considéraient les politiques radicales de la famille comme une menace. De plus certaines leaders du parti semblent elle-même s’être retournées de plus en plus contre le divorce à la demande.

Quoique chez les paysans, la plupart des divorces étaient initiés par les femmes, ce n’était pas le cas parmi les cadres. De plus il y eut certains cas célèbres dans lesquels, après avoir monté les échelons du mouvement communiste, des leaders hommes divorçaient de leurs femmes âgées au prétexte qu’elles étaient « rétrogrades » et ce afin d’épouser une femme plus jeune. La propre situation de Mao Zedong pourrait bien avoir influencé l’opinion des leaders femmes. En 1937, il divorça de He Zezhen qui avait partagé sa vie difficile pendant sept ou huit ans, avait donné naissance à cinq enfants dont un lors de la longue marche et souffrait à l’époque de tuberculose. Un an plus tard, malgré la désapprobation du comité central, il épousa une ex-actrice de cinéma de Shanghai, Jiang Qing.

A partir du début des années 40, comme la politique  sur le mariage devenait moins radical, l’autre axe de politique d’émancipation des femmes, leur mobilisation pour le travail productif dans l’agriculture et dans l’industrie textile fut beaucoup plus mis en avant. Ce n’était bien évidemment pas une politique nouvelle. Même à Jiangxi (lieu d’un soviet du sud de la Chine  resté célèbre) les habituelles citations de Engels avaient été utilisées pour soutenir que la participation à la production libérerait les femmes. Néanmoins cela impliquait à l’époque qu’il fallait que les femmes obtiennent leur indépendance économique qui seule leur permettrait de faire usage de la liberté de mariage et de divorce que leur accordait la loi. Dans les zones libérées du nord, l’argument était différent. En accomplissant un travail productif, les femmes renforçaient leur propre position au sein de la famille et accroissaient les revenus de celle-ci, deux effets qui feraient progresser à la démocratie et l’harmonie au sein de la famille.

Comme explication de l’oppression des femmes, l’accent plus particulièrement mis sur l’exclusion des femmes de la production pouvait sembler plus convaincant au nord, où la participation des femmes à l’agriculture était de fait assez faible contrairement au sud où elles avaient toujours participé de façon significative. Ce nouvel accent mis sur la production correspondait également aux besoins économiques réels des zones libérées assiégées, puisque l’intensification du travail des femmes renforçait l’économie artisanale au service de l’effort de guerre et rendait possible le remplacement des hommes partis au combat.

La fin de la guerre avec le Japon en 1945 fut suivie par des mois de négociations difficiles entre le Kuomintang et les communistes qui culminèrent dans le déclenchement de la guerre civile en 1946. La politique agraire connut un changement brusque avec la réintroduction d’un programme de réforme agraire, une politique qui avait été mise sous le boisseau au début du front uni. Ce fut une époque de forte hausse de la militance des femmes à la base probablement parce qu’on les appelait à prendre une part active à la réforme mais aussi parce qu’elles étaient ainsi en mesure encore une fois de gagner leur propre lopin. Malgré les avertissements à ne pas  » traiter les contradictions entre hommes et femmes comme des antagonismes », les hommes qui étaient connus pour battre leur femme furent parfois arrêtés et battus par des militantes en colère.

La République Populaire : loi sur le mariage et collectivisation

Après l’établissement de la République Populaire de Chine en 1949, la réforme agraire et les réformes du mariage furent menées à travers tout le pays. La loi sur le mariage de 1950 fut l’une des premières lois adoptée par le nouvel État. Les efforts pour l’appliquer culminèrent dans une grande campagne en 1953.  Malheureusement les conséquences pour les femmes s’avérèrent parfois désastreuses. Il y eut un backlash violent contre les jeunes femmes qui refusaient les mariages arrangés ou qui essayaient d’obtenir un divorce. Les cadres villageois étaient incapables, et parfois peu enclin, à fournir une protection suffisante. La situation de la femme qui réclamait à la fois le divorce et des droits sur la terre était particulièrement périlleuse. Son mari enragé se voyait perdre à la fois la femme pour laquelle il avait payé et un partie de la terre familiale. Plusieurs dizaines de milliers de femmes ont été assassinées à l’époque. Beaucoup de cas ont probablement été étouffés. Une partie de la vulnérabilité des femmes provenait du fait qu’étant étrangères dans le village de leur mari, elles avaient peu d’espoir de trouver de la sympathie ou de l’aide de la part de leurs voisins ou des cadres du village qui avaient grandi avec leur mari et pouvait même être de sa famille. Surpris par cette violente réaction, le gouvernement mis fin à la campagne dés 1953. Quoique la loi restât en vigueur, les tentatives de l’appliquer par la suite furent conduites avec beaucoup plus de prudence.

La collectivisation en Chine a été appliquée progressivement en Chine dans les années 50. L’exploitation collective des terres fut établie sous le système de la commune de la fin des années 50, qui fut ensuite, avec quelques ajustements, maintenu pendant deux décennies. On promettait aux femmes que de grands avantages découleraient de la collectivisation et de l’abolition de la famille comme unité socio-économique. Citons une déclaration officielle  de l’époque :

« Aujourd’hui, après la disparition de la propriété privée et de l’économie fondée sur la petite production, la famille n’est plus une entité socio-économique. Prennent fin également les rapports familiaux patriarcaux sous lesquels, pendant des milliers d’années, l’homme oppressait la femme et la femme dépendait de l’homme pour vivre, dans lesquels le patriarche oppressait tous les autre membres de la famille qui dépendaient de lui pour vivre. » (Fan 1960)

Engels était souvent cité pour montrer que la fin de la propriété privée de la terre et des moyens de production rendrait finalement possible une réforme effective du système de mariage :

« Pour que l’entière liberté de contracter mariage se réalise pleinement et d’une manière générale, il faut donc que la suppression de la production capitaliste et des conditions de propriété qu’elle a établies ait écarté toutes les considérations économiques accessoires qui maintenant encore exercent une si puissante influence sur le choix des époux. Alors, il ne restera plus d’autre motif que l’inclination réciproque. » (Engels, L’origine)

Néanmoins les autorités étaient sensibles à l’accusation selon laquelle la collectivisation équivalait à l’abolition de la famille, si sensibles d’ailleurs, que tandis que Engels était resté vague quant à l’avenir de la famille, ils étaient par contre près à être catégorique :

« La destruction du système patriarcal ne va pas et ne peut pas mener à la « destruction » ou « l’élimination » de la famille… La famille comme forme de vie commune des deux sexes unis par le mariage, nous pouvons le dire définitivement, ne sera jamais éliminé. L’existence de cette forme de vie commune est déterminée non seulement par la différence physiologique entre les sexes mais aussi par la perpétuation de la race. Même dans la société communiste, nous ne pouvons pas concevoir de base objective et de nécessité à « l’élimination de la famille. » (Fan, 1960)

Hélas, le temps a montré que la collectivisation ne transformait pas la famille paysanne dans la mesure qui avait été envisagée. La situation des femmes ne s’est pas améliorée. La polygamie, le concubinage, les fiançailles avec des enfants et les pires formes de mariages forcés ont été éliminés. Les femmes sont parvenues à exercer leur droit au travail, à l’éducation, à la propriété, au divorce et à la garde des enfants de façon plus fréquente. Mais malgré toutes ces améliorations, les femmes sont toujours clairement désavantagées dans de nombreux aspects de la vie. Les fils qui restent avec la famille sont toujours préférés aux filles qu’on marie à l’extérieur. Dans la campagne, où le mariage continue à avoir des répercussions économiques  majeures sur tout le foyer, une forme modifiée de mariage arrangé et de « prix de la fiancée » est toujours courante. Les femmes sont toujours largement sous-représentées aux postes politiques et de gestion.

Les facteurs impliqués dans la subordination continuelle des femmes sont bien sûr complexes, mais l’intuition de Engels sur le rapport entre économie de petite production et pouvoir patriarcal reste pertinente. Même après la collectivisation, des éléments importants de l’économie domestique ont subsisté. Le lopin individuel et les productions d’à-côté, tous deux hors de l’économie collective, ont continué à satisfaire une partie importante des besoins du foyer. La maison était généralement la propriété privée de la famille et sous le contrôle de facto du chef de famille, usuellement le plus vieil homme du foyer. L’État n’a pas seulement échoué à mettre en cause le concept de chef de famille, il l’a souvent renforcé dans son rôle. Ainsi, les revenus collectifs lui étaient généralement versés plutôt qu’aux différents individus du foyer. Le chef de famille représentait le foyer lors des grandes réunions, faisait les déclarations de recensement, et pouvait même, comme dans la Chine impériale, être tenu responsable pour le comportement des membres de sa famille. Compte tenu de la continuation de la famille comme une entité de distribution des revenus, il était naturel que le chef de famille continue à s’intéresser aux mariage de ses membres. Le mariage lui-même était cher et il fallait économiser pour l’organiser. De plus, via le mariage, les  familles gagnaient ou perdaient de la force de travail et assuraient la reproduction à long terme du travail.

Les réformes rurales : implications pour la famille

Quoique les femmes restât subordonnées au sein de la famille, il semble certain que la collectivisation a amélioré leur situation. Il semble difficile de voir comment cette amélioration peut être maintenue dans le système actuel. Depuis 1979, la production collective a de plus en plus laissé la place à l’agriculture familiale. L’exploitation du sol est sous-traitée aux familles. Dans certaines limites, elles prennent leurs propres décisions et après livraison de leurs quotas à l’État, retiennent ce qu’elles ont produit pour le consommer ou le vendre. Les entreprises artisanales et non-agricoles se sont développées rapidement. Le résultat c’est que la Chine rurale est clairement redevenue une économie de petits producteurs dont la famille est l’unité socio-économique de base. Cette « famille » est de nouveau traitée comme une unité indifférenciée. Par exemple la dévolution de la gestion et de la prise de décision aux ménages est présentée comme un processus de démocratisation, quoiqu’en pratique cela signifie souvent que le chef de famille reprend le contrôle direct du travail des membres du foyer et des moyens de production. Les femmes continuent à réaliser une grande partie du travail agricole mais elles sont particulièrement présentes dans les florissantes production d’à-côté, dont beaucoup sont des extensions des travaux traditionnels des femmes. Dans une analyse qui utilise de nouveau le lien établi par Engels entre l’exclusion de femmes du travail productif et leur sujétion, on affirme que ces entreprises, en permettant aux femmes de contribuer plus aux revenus de la famille, promeuvent leur égalité avec les hommes. La connexion également établie par Engels entre la propriété privée, les formes de famille et la sujétion des femmes, qui durant la collectivisation était jugée importante, est cette fois-ci ignorée. ( Wu, 1983).

Si il est sûr que les femmes peuvent gagner en terme de statut de leur participation à de telles entreprises, et qu’elles vont bénéficier de la prospérité croissante de la campagne, les réformes les ont, par contre, probablement laissé plus dépendantes que jamais de leurs rapports avec les hommes. La sous-traitance dans l’exploitation de la terre est contractuellement attribuée au chef de famille et les équipements des entreprises familiales sont sa propriété privée. Une femme divorcée ou remariée après la mort de son mari, perd donc de ce fait son accès à la terre et aux moyens de production dont elle jouissait du temps où elle était mariée. Il est peu probable qu’elle soit autorisée à emmener beaucoup de choses avec elle.

Bien que selon la loi chinoise, la propriété acquise durant le mariage est la propriété commune des deux époux et que mari et femme peuvent hériter l’un de l’autre, le droit de propriété des femmes a été difficile à faire appliquer dans les campagnes. Au moment où j’écris ( Avril 1985) le congrès national du peuple est divisé sur le fait de savoir si l’épouse a le droit d’hériter de toute la propriété du défunt, ou si une moitié de celle-ci doit aller aux enfants et parents de celui-ci. Ce débat comme les tentatives précédentes de régler les problèmes de propriété et d’héritage, est problématique car la loi essaie de s’appliquer en termes de droits individuels, mais dans la société paysanne, la propriété est toujours considéré comme appartenant à la famille comme unité. Les femmes dont l’appartenance à la famille dépend de leur rapport avec un des hommes de celle-ci, sont donc vulnérables. Avec le développement de l’entreprise privée  dans l’agriculture et dans d’autres secteurs les pertes pour les femmes là où leurs droits de propriété sont mal défendus peuvent être considérables.

La politique de l’enfant unique

Engels est désormais cité pour légitimer une toute autre politique. Confronté à une pénurie sévère de terres arables, une population très jeune et la possibilité d’une explosion démographique, les autorités chinoises ont introduit une politique draconienne qui n’autorise plus qu’un enfant par ménage.

Quand Mao et ses partisans pensaient toujours qu’une grande population constituait un atout économique, ils insistaient sur le fait que le marxisme démontrait que la réponse à la forte hausse de la population ce n’était pas le contrôle des naissances mais l’accroissement de la production. Les défenseurs du contrôle des naissances étaient condamnés comme « malthusiens ». Cette ligne fut finalement abandonnée en 1962 et la campagne de planning familial fut relancée, s’intensifiant au fil des ans pour culminer en 1979 dans la politique de l’enfant unique. Dans le cours de la campagne beaucoup d’arguments étaient fournis pour montrer que les mesures de contrôle des naissances n’étaient pas en soi malthusiennes.

« Tout d’abord le marxisme n’est jamais opposé à l’adoption par l’humanité de mesures nécessaires pour le contrôle de la reproduction. Engels dit à ce sujet : »ce sera l’affaire de ces hommes de savoir si, quand et comment ils le désireront, et quels moyens il s’agira d’employer. » (Lu, 1981)

Cette citation de Engels est tirée d’une lettre à Karl Kautsky dans laquelle Engels, tout en réfutant l’idée que la surpopulation était un véritable problème à leur époque, admettait que cela puisse le devenir à l’avenir. Quand l’introduction de la politique de  l’enfant unique en 1979 a créé le besoin de justifier l’intervention de l’État dans la reproduction, la même lettre fut utilisée : »Mais, si la société communiste se voyait, un jour, contrainte de contrôler la production des hommes, comme elle contrôle déjà celle des biens, il lui appartiendrait de le réaliser et elle sera seule à pouvoir le faire sans difficultés. » (Engels, Lettre a Kautsky, 1er février 1881)

La campagne en faveur du contrôle des naissances s’est même saisie de l’assertion souvent négligée de Engels selon laquelle :

« le facteur déterminant, en dernier ressort, dans l’histoire, c’est la production et la reproduction de la vie immédiate. Mais, à son tour, cette production a une double nature. D’une part, la production de moyens d’existence, d’objets servant à la nourriture, à l’habillement, au logement, et des outils qu’ils nécessitent; d’autre part, la production des hommes mêmes, la propagation de l’espèce. » ( Engels, L’origine)

La double définition de la production est utilisée pour justifier le fait que les gens doivent répondre aux objectifs imposés par l’État à la fois pour la production et la reproduction. Cette injonction est elle-même associée à un système de récompenses et de pénalités dans lesquelles les couples qui remplissent leurs quotas de reproduction sont récompensés et ceux qui ne le font pas sont pénalisés. La politique de l’enfant unique a tout sa place dans cet article, et pas seulement car ses promoteurs cherchent à la légitimer avec des citations de Engels. Avec cette politique, comme avec les politiques sur le mariage et le divorce et la tentative de redéfinition des rôles des femmes, l’État va vers un affrontement avec les intérêts des familles paysannes patriarcales. Comme nous l’avons vu, les précédentes confrontations ont débouché sur des compromis. Dans ce cas là, l’État semble moins prêt au compromis. Il est donc obligé de se confronter à l’existence chez beaucoup de paysans de la préférence pour le fils, au fait que les familles paysannes ne sont pas enclines à se contenter d’un seul enfant, et ce particulièrement si cet enfant est une fille. La ré-émergence de l’infanticide des filles illustre de la façon la plus tragique et la plus dramatique possible a quel point cette préférence est profonde. Dans le passé les discriminations contre les femmes étaient expliquées comme constituant des « résidus de pensée féodale », ce qui impliquait qu’elles n’avaient plus de base matérielle dans la société d’aujourd’hui. Maintenant, même si cette explication continue a circuler, on chercher à mieux analyser les choses. Les publications officielles reconnaissent que le mariage patrilocal universel, et le besoin de garçons qui en découle, car seul ceux-ci peuvent permettre à la famille de reproduire sa force de travail, donnent inévitablement naissance à une préférence pour les fils. Pour l’instant aucune solution n’a été trouvée à ce problème, mais au moins il est plus directement affronté et débattu que par le passé. De plus, la fédération des femmes a été en mesure d’utiliser les preuves de cette discrimination contre les filles révélées par la campagne de l’enfant unique pour lancer une campagne de promotion des droits des femmes et s’opposer aux initiatives conservatrices.

Conclusion

Comme nous l’avons vu, les écrits de Engels sur les femmes et la famille étaient et sont toujours influents en Chine. Depuis plus de soixante ans , son oeuvre majeure, L’origine a constitué le texte de base pour formuler la politique concernant les femmes et la famille. Évidemment, les analyses par Engels de l’oppression des femmes, écrites dans l’Europe capitaliste du XIXème siècle, ne s’adaptaient pas parfaitement aux circonstances d’une société paysanne asiatique se développant selon une voie politique et économique différente. Un usage mécaniste de l’analyse de Engels a tendu à aveugler le mouvement communiste sur plusieurs facteurs importants de l’oppression des femmes chinoises. On peut présumer que certaines de ses recommandations pour émanciper les femmes – même si il avait été possible de les mettre pleinement en oeuvre- étaient probablement insuffisantes sur plusieurs aspects.  Néanmoins, leur implantation partielle a certainement produit quelques améliorations de la situation des femmes.

Le gouvernement post-mao, malgré ses prétentions au pragmatisme et à la flexibilité, trouve toujours utile d’expliquer ses politiques par le recours aux citations des classiques du marxisme. Cette habitude remonte à avant l’introduction du marxisme en Chine : les textes confucéens étaient autrefois utilisés de la même manière. Les décideurs chinois sont peut-être d’autant plus attirés par cette vénérable forme de légitimation que dans beaucoup de domaines de la politique économique ils s’éloignent réellement de l’orthodoxie marxiste.

Cet éloignement a déjà eu des effets négatifs sur les femmes, comme par exemple le renforcement de la famille rurale comme unité socio-économique. Dans l’emploi urbain, les groupes de défense des femmes ont été par contre en mesure de défendre les acquis en en appelant à l’orthodoxie. Si les future politiques sont gouvernées par le pragmatisme économique, il ne sera plus possible de défendre les intérêts des femmes de la même manière. La nécessité d’un fort mouvement des femmes va se faire jour mais il est difficile de voir comment il pourra se manifester. En tout cas, quelles que soient les limites de l’héritage de Engels, il a au moins aidé à mettre l’émancipation des femmes à l’agenda d’une des révolutions les plus profondes de l’histoire. »

Delia Davin

Histoire et critique du paradigme « engelsien » dans le « communisme » chinois

Comme dans son passionnant Women-Work, le sens de la synthèse de Davin se paie au prix d’une certaine complaisance vis à vis du Parti Communiste chinois. D’autres auteures ont été beaucoup plus critiques. Christina Kelly Gilmartin dans son livre Engedering the Chinese Revolution. Radical Women, Communist Politics and Mass Movements in the 20’s retrace la naissance de ce qu’on appellera, faute de mieux, un « paradigme engelsien » :  » L’idéologie sur les questions de genre dans le PCC des débuts n’a pas été adoptée toute faite à partir des modèles des partis communistes et socialistes européens, ni créée ex nihilo. Elle a plutôt été synthétisée à partir d’un certain nombre de sources, les plus importantes d’entre elles étant le féminisme du mouvement du 4 mai et la critique marxiste de la famille qui se basait principalement sur les écrits de Friedrich Engels. (…) Bien qu’une traduction complète en Chinois de L’origine ne soit pas parue avant 1929, l’essentiel de l’argumentation a été transmis via des traductions partielles et des synthèses, ainsi que dans les traductions des écrits de August Bebel. (…) Les communistes chinois étaient enchantés par l’analyse matérialiste de Engels notamment parce qu’elle servait à dénaturaliser le pouvoir patriarcal  chinois et ouvrait la possibilité de sa disparition à un moment ou un autre dans un futur proche. » [Précisons pour l’anecdote, que la première traduction partielle de L’origine est parue dans le journal anarchiste animé par He Zhen ( dont l’anthologie d’écrits publiées par nos soins est toujours disponible) Tiany bao ( justice naturelle) en 1907.]

Mais comme le rappelle Gilmartin, cette conversion au marxisme n’empêche pourtant pas que persistent, à travers cette nouvelle synthèse, quelques tendances lourdes précédentes, notamment le fait qu’il s’agit d’un féminisme d’hommes, les revues féministes des années 20 étant principalement écrites et lues par des hommes et que, dans la tradition critique des réformateurs de la toute fin du XIXème ( voir nos posts à ce sujet sur ce blog), ce féminisme est également largement imprégné de ce fameux mélange de nationalisme et de désir de modernisation, courant dans bien des intelligentsias des pays colonisés ou dominés et dont le marxisme s’est si souvent fait le réceptacle. Il en résulte que si le PCC est en pointe dans la défense des droits des femmes, y compris du simple point de vue libéral (tant que le parti était présent dans les villes) cela n’avait que peu d’incidences sur le fonctionnement interne du Parti et la vie de ses dirigeants :  » Les fondateurs du Parti Communiste Chinois étaient engagés dans un questionnement révolutionnaire de beaucoup d’aspects de leur propre culture, y compris les rapports hommes-femmes, la structure patriarcale de la famille et le statut social et juridique des femmes. Néanmoins, au même moment qu’ils formulaient un programme radical de transformation des rapports de genre qui défiait la culture dominante, ils reproduisaient et réinscrivaient des aspects centraux du système de genre existant dans la société au sein de leur propre organisation révolutionnaire. Cette contradiction se reflétait dans la façon radicalement égalitaire dont les hommes communistes menaient leurs vies personnelles tout en reproduisant certains aspects traditionnels de la hiérarchie de genre. Il en résulta que pendant ces années 20 s’est construit au sein de l’appareil politique du PCC un système patriarcal qui s’est avéré particulièrement durable. Se consolidant dans le cours de la révolution, il s’est ensuite enkysté dans les organes du pouvoir politique après 1949 et est toujours à l’oeuvre aujourd’hui. » (Christina Kelly Gilmartin) Une telle dichotomie est bien sûr monnaie courante sous tous les cieux et drapeaux, mais il est tout de même bon de noter qu’encore aujourd’hui il n’y pas de femmes dans le bureau permanent du comité politique du PCC et qu’elles ne constituent qu’un quart de l’assemblée nationale populaire.

La politique du PCC vis à vis des femmes a surtout été l’objet de deux critiques détaillées et radicales, l’une de Judith Stacey dans Patriarchy and Socialist Revolution in China et l’autre de Kay Ann Johnson Women, the Family and Peasant Revolution in China. Si le livre de Stacey est peut-être le plus radical (au sens marxien de « prendre les choses à la racine ») des deux c’est aussi le plus éloigné de notre sujet (ce livre fera ultérieurement l’objet d’une note de lecture) nous nous contenterons donc de résumer sa thèse. Partant de la « famille patriarcale confucéenne » de la fin de l’empire et de sa centralité dans le développement de la Chine, elle en analyse la crise qui se déroule, pour ainsi dire, aux deux pôles de la société, c’est à dire tout autant dans l’élite urbaine, et qui s’exprime notamment par le mouvement du 4 mai, que dans la paysannerie. Selon Stacey cette « crise dans le système familial confucéen a dessiné les contours les plus importants de la situation révolutionnaire dans la Chine du XXème siècle. C’est là qu’on trouve beaucoup des origines historiques des aspects distinctifs de la politique familiale et féministe maoïste et du cours post-révolutionnaire de la révolution familiale chinoise. » Si l’expérience de crise aux deux pôles précédemment évoqués fut fondamentalement différente, elle ouvrit la voie à une nouvelle alliance entre le Parti Communiste et la paysannerie sous l’égide de la restructuration du système familial rural : « La reconstitution de l’économie familiale patriarcale paysanne était intrinsèque au développement de plusieurs des traits caractéristiques et des accomplissements de la stratégie révolutionnaire victorieuse connue sous le nom de guerre populaire. En bref, il y avait une révolution familiale au centre de la révolution sociale qui a amené le PCC au pouvoir. (…) L’intérêt des paysans à résoudre la crise de leur économie familiale s’est marié au désir du PCC de prendre le pouvoir et de construire une société socialiste. » Pour Stacey la  » reconstitution du patriarcat est le coeur caché du communisme chinois », c’est ce qu’elle appelle « La nouveau patriarcat démocratique », « un système patriarcal où les rapports de genre et entre les générations avaient été réformés substantiellement dans le même temps que le patriarcat avait été rendu plus démocratiquement disponible à la masse des paysans hommes ( …) Une redistribution radicale du patriarcat. » C’est ce qui constituerait la différence profonde entre les expériences russes et chinoises : » Tandis que la politique familiale bolchevik exacerbait les conditions de la crise familiale russe et aliénait sérieusement le soutien des masses à la révolution, la politique familiale du PCC a eu l’effet opposé. Dans la Chine rurale, la révolution socialiste a eu le rôle ironique de renforcer une version réformée de vie familiale paysanne traditionnelle et cela a, en retour, renforcé le soutien des paysans à la révolution. »

Pour en revenir aux réverbérations de L’origine, c’est Kay Ann Johnson dans Women, the Family and Peasant Revolution in China qui livre une critique du  « paradigme engelsien » et notamment de la nouvelle variante qui émerge dans les années 40 alors que le parti s’apprête à prendre le pouvoir : « Sur les questions de la réforme de la famille et des droits des femmes, le leadership pouvait en appeler au cadre d’analyse marxiste pour justifier son approche très étriquée et politiquement inactive (…) Particulièrement depuis le début des années 1940 la position engelsienne selon laquelle le statut inférieur des femme est directement et primordialement lié à leur exclusion traditionnelle des postes « productifs », une exclusion qui a commencé avec le développement de la propriété privée, a fourni la principale base théorique d’analyse du statut des femmes et de la façon de le changer, comme elle a de même formé la base de la plus grande partie de la pensée socialiste sur la question des femmes. Se basant sur cette thèse, la directive de 1943 [ une directive particulièrement réactionnaire sur la mobilisation des femmes publiée par le comité central du PCC. Voir Johnson P.70] , comme beaucoup de déclarations politiques post-1949 ensuite, avançait que l’émancipation sociale générale des femmes, y compris la réforme de la famille, dépendait principalement, si ce n’est complétement, de l’élargissement du rôle économique des femmes hors de la famille et du changement de leur rapport à la production. En d’autres termes, les rapports familiaux oppressifs et les attitudes patriarcales culturellement définies et les structures familiales qui soutiennent et justifient ces rapports devaient être traités comme des variables dépendants du processus de changement social, tandis que le rôle économique des femmes devait être considéré comme principale variable indépendante. Une fois réduit à sa forme la plus simple cette position devient une théorie économique unidirectionnelle et générale de l’inégalité de genre où le changement survenant dans le champ économique va inévitablement supposer des changements correspondants dans la « superstructure » de la société. Ainsi, Engels, comme beaucoup de théoriciens non marxistes de la modernisation, prédit que les normes culturelles vont progressivement et inexorablement laisser la place à des normes universelles qui démocratiseront, séculariseront et rationaliseront les aspects majeurs de la culture traditionnelle. »

On a vu précédemment que le « paradigme engelsien » était adapté selon les vicissitudes de la marche au pouvoir, il en fut bien entendu de même dans son exercice, oh combien dispendieux en millions de vies humaines . C’est justement dans un fameux épisode de cette « redite du stalinisme en pire », le grand bond en avant, qui voit émerger pour les besoins de l’industrialisation des formes de socialisation totale de la vie déjà entr’aperçues en URSS, que la propagande prend des accents ultra-engelsiens. Johnson remarque : « Il peut sembler parfois ironique qu’un mouvement qui a été caractérisé comme l’expérimentation économique la plus utopique et radicalement volontariste socialement menée par le leadership maoïste s’appuyait aussi profondément pour sa vision de l’émancipation des femmes sur la théorie et les prescriptions politiques de Engels, connu pour son rendu mécaniste des aspects les plus matérialistes et déterministes de la théorie marxiste. C’est bien évidemment moins ironique quand on réalise que les maoïstes étaient moins à la recherche d’un architecte ou d’une perspective d’égalité entre les sexes que d’un moyen de hâter la libération du travail féminin nécessaire. » Si Johnson réfute pour la Chine, mais on pourrait faire de même pour l’URSS, l’idée d’une « pure instrumentalisation » de la question des femmes au service de l’accumulation primitive bureaucratique, elle n’en conclu pas néanmoins à la plasticité bien pratique de ce paradigme engelsien :  » La théorie marxiste orthodoxe a fourni les moyens théoriques de surmonter les aspirations potentiellement conflictuelles au sein de la coalition révolutionnaire. Elle a permis de mettre en place une rubrique théorique générale pour guider, rationaliser et maintenir une approche relativement dépolitisée des questions de réformes des problèmes liés aux femmes et à la famille – une approche qui a permis un accommodement avec les paysans hommes partisans du régime tout en maintenant l’engagement idéologique en faveur de l’égalité des sexes. Engels, qui a été transformé en plus grande autorité théorique sur ce sujet, a particulièrement été utile dans ce registre. Ses thèses majeures sur la subordination des femmes dépolitise effectivement beaucoup des problèmes culturels sous-jacents concernant le statut des femmes et la famille, laissant les structures familiales, les pratiques et attitudes évoluer naturellement en réponse aux changements économiques en dehors de la famille. C’est seulement dans l’économie, là où les stratégies de développement du parti dépendaient fortement de l’usage toujours croissant du travail féminin, que la théorie engelsienne insiste sur la nécessité de changer le rôle des femmes. Le point de vue théorique chinois dominant sur les femmes et la famille est donc resté fermement ancré, contrairement à beaucoup d’autres sujets, dans le courant dominant mécaniste, matérialiste et économiciste de l’orthodoxie héritée d’URSS. »

 

 

 

 

Le coronavirus et la situation des femmes en Chine : un peu plus du même ? (II)

Illustration de Lau Ka-kuen parue dans le South China Morning Post le 3 mars

La répression

L’arrestation/disparition le 15 février de la féministe Li Qiaochu, en même temps que son mari Xu Ziyhong, un critique bien connu du pouvoir qui ne s’était pas privé de dénoncer la gestion de la crise par le régime, est un épisode de plus de la vague de répression de ces derniers mois contre les activistes pour les droits ouvriers, les marxistes et/ou les féministes.

La répression contre cette poignée de dissidents semble certes « bien peu de chose » par rapport à celle que subissent plusieurs millions de Ouïghours ou être presque anecdotique face à ce à quoi le chinois lambda est confronté, en temps normal et a fortiori lors de l’épidémie, entre un système de surveillance hyper-sophistiqué et une armée de petites mains du parti ( dont on a vu récemment l’efficacité pour arrêter la propagation du virus :  » Les efforts de prévention chinois sont menés par une myriade de comités de quartier, qui servent d’habitude d’intermédiaires entre les résidents et les autorités locales. Ils sont appuyés par le système de « management par quadrillage » du gouvernement, qui divise le pays en petites sections et assigne à chacune des personnes pour les surveiller, s’assurant ainsi une prise en main étroite de la population. La province de Zhejiang, sur la côté sud est de la Chine, a une population de 60 millions de personnes et a recruté 330 000 « agents de quadrillage ». La province de Hubei, dont la  capitale est Wuhan en a déployé 170 000. La province du Guandong en a mobilisé 177 000, le Sichuan 308 000 et la mégacité de Chongquing en compte 118 000″  « To Tame Coronavirus, Mao-Style Social Control Blankets China » NYTimes 15/02)

Néanmoins, si, à rebours de l’image facile du Léviathan cybernétique qu’on dessine parfois,  l’on considère que les concepts, assez voisins, d’autoritarisme conflictuel ( « Contentious Authoritarianism ») proposé par Xi Chen dans son livre Social Protest and Contentious Authoritarianism, c’est à dire « un régime fortement autoritaire qui s’est adapté à ou a facilité des protestations populaires étendues et routinisées sur une longue période » et celui d’autoritarisme négocié ( « Bargained Authoritarianism ») proposé par Ching Kwan Lee , qui souligne que le « gouvernement chinois a développé un répertoire diversifié pour la gestion quotidienne des protestations populaires : la négociation par la protestation, l’absorption bureaucratique et le clientélisme. Ces processus préservent la stabilité en dépolitisant les confrontations entre l’État et la société (…) », si ces deux concepts donc rendent bien compte de la politique plus générale du maintien de l’ordre et de canalisation du conflit « à la chinoise », on s’aperçoit de la menace spécifique que peuvent sembler représenter de petits réseaux d’activistes politiques et sociaux, surtout à l’orée d’une série de restructurations périlleuses.

Le MeToo chinois, si il a peut-être été moins spectaculaire qu’ailleurs, n’en a pas moins ainsi bousculé en cascade de nombreuses institutions dont l’université,  l’église bouddhiste officielle mais aussi le grand patronat. De même, la lutte de soutien aux travailleurs de Jasic à Shenzhen ( voir les documents sur ce site ou sur divers sites militants) a démontré la capacité d’organisation et de mobilisation des jeunes étudiants marxistes ou maoïstes, voire a même, selon la chercheuse Pung Nai (citée par l’indispensable site Chuang),  potentiellement représenté le début d’un possible dépassement de la séparation entre ouvriers et étudiants qui date de l’occupation de la place Tian’anmen en 1989. L' »anniversaire » naturellement complétement occulté de ces derniers événements et la commémoration en grande pompe de la fameuse révolte fondatrice et libertaire du 4 Mai 1919 ou du bicentenaire de la naissance de Karl Marx ont par ailleurs probablement également joué un rôle dans cette vague d’arrestations.

Le terme d’arrestation est  d’ailleurs impropre puisque la plupart des gens « arrêtées » ces derniers mois l’ont été sous le régime de la « résidence surveillée dans un endroit désigné à cet effet ». Ce système qui permet de littéralement kidnapper les personnes visées et de les interroger pendant six mois dans un lieu tenu secret et sans intervention d’un avocat,  soit-disant réservé aux délits de terrorisme ou de « mise en danger de la sécurité nationale », a d’ores et déjà produit ses effets. 4 des étudiants disparus pendant et après les luttes autour de l’usine Jasic de Shenzhen,  Shen Mengyu ( voir son portrait sur ce site), Zheng Yongming, Gu Jiayue et Yue Xin ( dont nous avons traduit deux textes sur ce site) ont ainsi réapparu sur une vidéo que des policiers ont forcé une vingtaine d’étudiants proches des activistes à regarder. Selon les témoignages, cette vidéo d’une trentaine de minutes montrent les jeunes gens pâles, amaigris, les yeux cernés de noir reconnaissant avoir faire circuler de « fausses informations », fondé des organisations visant à « renverser » le gouvernement et s’être associés à la presse étrangère pour nuire au pays. Yue Xin indiquerait que les événements de Jasic constituaient une « opération politique » et ont eu « un impact négatif sur la société », elle renierait également les efforts faits au début du mouvement Metoo pour mettre à jour des affaires de harcèlement sexuel à l’université car « à l’époque, on accordait trop d’importance à la divulgation publique » ce qui aurait permis « aux forces étrangères » de provoquer des troubles. Quand on sait la détermination dont ont fait preuve cette jeune fille et ses camarades lors du mouvement Metoo comme lors de la lutte autour de l’usine de Jasic, on « imagine » à quels moyens de pression physiques et psychologiques les policiers ont du recourir pour aboutir à une telle « confession ».

Dans la litanie de disparitions d’étudiants et de défenseurs des droits des travailleurs qui se succèdent depuis des mois, on doit tout de même signaler une exception, la féministe Huang Xueqin, initiatrice du mouvement Metoo qui après avoir été arrêtée pour avoir écrit sur les événements de Hong-Kong, a pu être libérée après une vaste campagne de soutien international. Mais, après Hong-Kong et avec le compliqué, et probablement turbulent socialement, redémarrage de l’économie (si le reflux du coronavirus dans le pays se confirme), il est évident que ces disparitions ne sont pas près de cesser. Dans son passionnant article « Dualité et lutte pour l’autonomie du droit en Chine », Fu Hualing note que « La frontière entre ce qui relève du discrétionnaire et de la normalité est intentionnellement occultée, et la souveraineté décide quand et où l’un termine et l’autre commence. » C’était donc d’ores et déjà à un nouveau tracé de cette frontière, commencé avant la crise avec les petits noyaux d’activistes et désormais destiné à se poursuivre à une échelle plus large, que l’on assiste. Ainsi, la police de l’internet s’est d’ores et déjà livrée à de nombreuses descentes depuis février pour interroger des internautes qui se seraient permis de publier des critiques de la gestion de la crise par le régime et leur faire signer, après interrogatoire, des serments de fidélité au parti et à la nation.

La propagande

Si les infirmières et les médecins de Wuhan et d’ailleurs ont certainement été les véritables héroïnes de la « victoire » chinoise sur le virus ( voir à ce sujet l’article du China labor bulletin traduit par le site a l’encontre ), la machine de propagande du régime à, pour le moins, eu du mal à s’emparer du sujet. Ainsi, comme le relate un article du journal de Singapour  The Diplomat, les affiches publiées pour souligner la mobilisation générale ne représentaient que des hommes (voir ci-dessus)

En réponse de nombreux internautes ont posté des contre-affiches célébrant le courage des soignantes ( voir ci-dessous, images tirées de l’article de The Diplomat)

On remarquera que la troisième image semble évoquer une séquence pour le moins calamiteuse pour la propagande du régime, la mise en exergue dans les médias d’État d’une vidéo où l’on voit des infirmières se faire raser le crâne afin de pouvoir travailler plus aisément. (photo ci-contre)

Or la diffusion de ces images a provoqué un important backlash sur les réseaux sociaux. « Cessez d’utiliser le corps des femmes comme un instrument de propagande » s’est écrié un utilisateur de WeChat, dont le message a été vu 100 000 fois avant d’être censuré. Selon la féministe Li Sipan  de nombreuses femmes ont plus généralement été  « dégoutées par le revival des thèmes traditionalistes de propagande » ( cité dans le FT le 04/03). De même quand la ligue de la jeunesse communiste a dévoilé, le même jour que la vidéo, ses deux mascottes censées alimenter la ferveur patriotique, une internaute a immédiatement demandé si la mascotte féminine Jiangshanjiao (« le pays est beau », voir le très bon résumé de sa courte trajectoire sur le site elephant-room) avait ses règles, un message liké 800 000 fois avant d’être censuré et qui faisait allusion aux retards et insuffisances dans l’approvisionnement en serviettes hygiéniques adaptées pour les infirmières et médecins se trouvant en première ligne face au virus.

Ces divers épisodes soulignent une fois de plus la position toujours paradoxale qu’aura eu la femme dans la propagande d’État chinoise. Comme le souligne l’excellent site universitaire Chineseposters.net : « Le PCC s’est toujours vanté d’être le champion de la libération des femmes. Néanmoins dés le départ les révolutionnaires ont semblé avoir une attitude duale, voire contradictoire sur la position des femmes dans le processus révolutionnaire et cela a influencé sur comment elles étaient représentées dans les affiches de propagande. » Ainsi, poursuit le site,  » Quand on se penche sur la représentation des femmes à des fins de propagande, on peut dire sans risquer de se tromper que  les images de « jolies filles » continuèrent à dominer le monde de l’affiche de propagande, à l’exception des périodes ou le maoïsme le plus radical était la norme. S »agissait-il de rendre le message plus assimilable pour la population ? Ou était-ce simplement parce que de telles représentations peuvent être interprétées comme une façon de disqualifier les femmes comme révolutionnaires potentielles, ou comme l’expression de la croyance courante qu’elles étaient plus intéressées que les hommes par l’habillement ou l’apparence physique ? Quelle que soit la raison, des figures séduisantes de femmes étaient utilisées à des fins de propagande d’une manière semblable à celle de la publicité, une pratique qui a été notée par plusieurs écrivains chinois. »

Dans un intéressant post publié pour la journée internationale du droit des femmes, « Women Model Workers and The Duty of Happiness in Chinese Propaganda Posters »,
Caterina Bellineti revient également sur cette question : « La représentation des femmes dans ces affiches était construite par le regard masculin : quand les femmes étaient représentées en leaders, elles n’étaient en charge que d’autres femmes et non d’hommes ; quand elles apprenaient à lire et à écrire, c’était la plupart du temps leur fils qui leur enseignait. Même si le parti défendait l’égalité homme-femme, la représentation des femmes restait rivée au même vieux schéma narratif qui les présentait à travers leurs rôles de mères, de soeurs et d’épouses. Sur les affiches, les femmes étaient de façon prédominante jeunes et belles, et leurs travaux étaient principalement dévoués à la famille ou à l’État. Ce qu’il y a de plus intéressant à noter, c’est qu’elles étaient toujours heureuses. Qu’elles travaillent dans les champs ou qu’elles taillent des pierres, les joues rouges et la coiffure parfaite, un sourire joyeux et déterminé apparaissait toujours sur leurs visages. De même, quand les femmes étaient montrées en train de s’occuper de leur famille et de remplir leurs devoirs d’épouses, de mères ou de filles, elles paraissaient toutes heureuses et gracieuses. Dans la propagande visuelle communiste, le bonheur perdait de sa connotation privée et devenait une affaire publique, nationale. Les femmes étaient heureuses a cause et grâce à leur travail pour le pays et le parti. Être heureuse devint de ce fait un devoir. »

Cette obsession du bonheur dans la propagande du régime chinois n’est pas nouvelle et a même connu un regain sous la houlette de Xi Jinping comme le note Gerda Wielander dans son article « Happiness  and the « China Dream » que nous traduisons dans son intégralité car il donne des éléments intéressants sur les évolutions de la propagande du PCC, même si il ne souligne peut-être pas assez la tonalité néo-confucéenne de l’assimilation du bonheur à la vie familiale dans le discours actuel du régime.

« Dans son rapport présenté au XIXe congrès du Parti, Xi Jinping a déclaré que c’était l’aspiration et la mission du Parti Communiste Chinois que de parvenir au bonheur du peuple chinois. Hu Angang, un des principaux économiste de Chine, prédit qu’en 2030 la Chine sera un des pays les plus heureux du monde – un objectif ambitieux puisque le World Hapiness Report de 2018 classe la Chine 86eme sur 156 pays, plus ou moins la même position qu’elle occupe depuis que ce rapport est publié.

Le bonheur est certainement à l’agenda de la Chine. Beaucoup de choses sont écrites et dites sur le xingfu par le gouvernement, les auteurs de livres de coaching, les journalistes, les présentateurs de show télé, les psys à la mode et les « netizens » chinois. De fait, c’est à une véritable campagne de bonheur à laquelle on assiste aujourd’hui en Chine. Les publicités publiques emploient des images artistiquement produites et alléchantes pour associer le bonheur avec les valeurs chinoises traditionnelles, la famille chinoise et la nation chinoise et, plus vaguement, avec le rêve chinois lui-même.

Le message de base de la campagne est : adhérez à ses valeurs, désirez le leadership du parti, rêvez le rêve chinois, et le bonheur suivra.

Ce n’est pas la première fois que le parti s’intéresse au bonheur. Dans la Chine du début des années 50, les idéologues du parti discutèrent du sens du bonheur avec les jeunes lecteurs du Journal chinois de la jeunesse. Le débat tournait autour de la tension entre bonheur individuel et bonheur collectif pendant la phase de construction de « la société socialiste heureuse et prospère » selon le slogan de l’époque. Au vu des nombreuses lettres de lecteurs générées par le débat, il est évident que pour les jeunes gens des années 50, le bonheur se trouvait dans la famille, les amis et les conjoints, un bon salaire, un large choix de consommation et la liberté de décider par eux-mêmes de leur trajectoire d’existence- des aspirations assez différentes de celles que le parti avait à l’esprit dans son projet de construction du socialisme. Les idéologues et propagandistes du parti exhortaient les jeunes gens à adopter « un esprit correct » en mettant le bonheur collectif au-dessus du bonheur individuel, et à reconnaître les sacrifices individuels nécessaires pour parvenir à un tel but.

L’esprit ou jingshen, est un concept clé dans l’approche chinoise moderne de la psyché. Il met l’accent sur la conscience, l’importance de l’agency humaine et l’aptitude de l’individu à apprendre et intérioriser l’attitude correcte. Le Jingshen se base sur le principe que tous les individus peuvent apprendre et changer dés lors qu’on leur enseigne la façon correcte de considérer les circonstances dans lesquelles ils vivent*. ( voir note en fin de texte)

Dans les années 50, l’accent était mis sur la construction d’une société heureuse et non pas sur le fait d’être heureux ; se réjouir de se sacrifier pour un bien plus grand voilà l’esprit nécessaire pour travailler au renversement de l’ordre social existant et redistribuer les moyens de production. Dans la Chine de l’ère de Mao, réussir la transformation sociale était donc l’objectif principal.

A l’heure actuelle, la stabilité sociale et le maintien du régime sont devenus le but principal. Plutôt que les appels révolutionnaires à la lutte, ce sont les messages spirituels qui dominent désormais dans les médias. L’intention du régime est de promouvoir la continuité et la stabilité et il déploie pour ce faire une machine de propagande sophistiquée. Dans ce cadre promouvoir le bonheur est central , car le bonheur facilite l’obéissance; il est conservateur et cherche le consensus sur des valeurs communes.

Dans la dernière décennie, le public chinois a été environné de message rassérénants sur la nation chinoise et le rêve chinois ; les slogans secs et les exhortations haineuses ont été remplacéss par une imagerie plaisante, de haute qualité qui évoque des sentiments positifs et des valeurs partagées comme l’honnêteté, la courtoisie et l’altruisme. Le système de propagande chinois s’appuie sur les théories de la psychologie sociale et de la communication de masse telles que développées par Walter Lippmann, Harold Lasswell et Noam Chomsky. Dans la récente campagne de promotion du bonheur on peut détecter l’influence d’un autre américain : Martin Seligmann, une figure centrale du mouvement de la psychologie positive.

La psychologie positive se concentre sur ce qu’il y a de beau et de positif dans la vie et se fonde sur l’idée que le bonheur d’un individu dépend largement de son attitude mentale et que cette attitude peut être enseignée. En tant que tel, c’est parfaitement compatible avec le concept chinois de jingshen. Selingman est une figure très influente de la recherche internationale sur le bonheur et l’éducation, et ses travaux irriguent les débats au sein du PCC, les manuels de formation des cadres et les livres sur le bonheur. Crucialement c’est dans la propagande de l’État elle-même qu’on peut détecter son influence, puisqu’elle se concentre sur ce qui a été réussi et ce qui est atteignable, de même que sur la promotion des valeurs et attitudes positives liées au fait d’être chinois.

Plutôt que de voir cet accent mis sur le bonheur comme un signe d’occidentalisation ou d’influence pernicieuse du néo-libéralisme, il faut le considérer comme un effort pour instiller l’esprit correct à la population chinoise. A l’ère du « rêve chinois » le bonheur constitue l’esprit requis et la psychologie positive détient la clé pour libérer le potentiel de bonheur de chacun. Tout le monde n’est pas convaincu, bien évidemment. Des expressions telles que wei xingfu ( faux bonheur) et bei xingfu ( un état de bonheur obligatoire) circulent largement dans le langage populaire, indiquant que la population chinoise est bien consciente et inquiète de l’impératif de bonheur. »

* : A propos de cette « foi dans la rédemption », Elisabeth J. Perry note dans son article « Moving the masses : emotion Work in the Chinese Revolution » , qu’elle constituait une différence majeure entre les régimes chinois et soviétiques : » La « réforme de la pensée »(sixiang gaizao) chinoise différait radicalement des pratiques soviétiques en ce que les chinois insistaient sur la possibilité de ré-éducation. Tandis que les prisonniers soviétiques étaient fusillés une fois leur confession faite, on attendait de ceux qui étaient soumis à la « réforme de la pensée » chinoise qu’ils renaissent en convertis dévoués au communisme, cette distinction était bien évidemment liée à l’accent mis par le confucianisme ( et compatible avec le marxisme-léninisme) sur la malléabilité et perfectibilité fondamentales des êtres humains. » La vidéo de confession extorquée à Yue Xin et ses camarades montre que la « réforme de la pensée » n’est pas passée de mode…

Notons pour finir que cette question de la propagande chinoise, il en est bien évidemment de même pour cette héritière mutante de l’internationalisme lénino-stalinien qu’est la propagande russe, ne concerne pas que la population chinoise puisque le régime a bien l’intention de profiter de la crise épidémique pour vanter son modèle face aux atermoiements biopolitiques des régimes occidentaux.

 

Le coronavirus et la situation des femmes en Chine : un peu plus du même ? (I)

Si il est bien évidemment trop tôt pour tirer des conclusions ou même conjecturer une quelconque évolution de long terme, il nous a semblé intéressant de rassembler quelques éléments sur les effets de l’épidémie sur la situation des femmes en Chine en les re-contextualisant dans les évolutions récentes ou plus anciennes.

Autour des effets du confinement

Les violences domestiques

On ignore quels seront les récits littéraires et études scientifiques qui émergeront de cette expérience de confinement et souvent de coexistence forcés qu’ont été, pour des millions de personnes, les quarantaines géantes mais il semble d’ores et déjà qu’un de ces principaux effets a été une hausse de la violence domestique, comme le relate un article du journal en ligne Sixth Tone :

« Wan Fei, un officier de police à la retraite qui est le fondateur d’une ONG qui agit contre les violences domestiques a Jingzhou, une ville du centre de la région de Hubei, a indiqué à Sixth Tone que les rapports concernant les violences domestiques ont presque doublé depuis que les villes sont bouclées. Il nous a précisé qu’au vendredi 28 février le commissariat du district de Jianli, qui est administré par Jingzhou, avait reçu 162 rapports concernant des violences domestiques dans le mois – trois fois plus qu’en février de l’année dernière où on avait recensé 47 cas. Le nombre de cas de violence domestique en janvier avait lui également doublé par rapport à l’année précédente. (…)

Wan considère que la peur et l’anxiété provoqués par la quarantaine prolongée, de même que la pression économique mise sur de nombreuses familles, peuvent avoir contribué à cette hausse. Dans le même temps, les structures de soutien aux survivantes de violences domestiques ont été affaiblies. » Ainsi beaucoup de refuges pour femmes ont été transformés en lieux de quarantaine et pourtant plusieurs cas de femmes expulsées ou fuyant leurs conjoints violents, parfois avec leurs enfants, et tentant de sortir des villes en quarantaine ont été signalés. Notons que selon la féministe Lu Pin dans son article de mars 2018, « Two Years On: Is China’s Domestic Violence Law Working ?« , le nombre de place dans ces refuges était déjà largement insuffisant en temps normal et « les conditions d’éligibilité à cette aide étaient trop restrictives, la discipline en leur sein très strictes et les services indigents ».

Feng Yuan, directrice de l’ONG de défense des droits des femmes basée à Pekin, Weiping, partage le constat sur le hausse des violences domestiques et indique dans le même article de SIxth Tone, avoir constaté que si il y a eu une forte hausse des plaintes, la police a semble-t-il été peu encline à agir, notamment du fait de développement de l’épidémie dans les prisons.

Si la fin progressive du confinement permettra probablement d’en savoir plus sur l’ampleur de cette hausse, il est intéressant de noter qu’elle intervient alors que les violences domestiques sont reconnues comme crime depuis la loi de mars 2016. Cette loi qui constitue un tournant important présentait toutefois de nombreux défauts dés l’origine, comme le détaille Hannah Feldshuh dans un article paru sur le site supchina.com :

« Selon cette loi, la violence domestique n’est pas un crime mais un délit civil, principalement une violation du contrat passé entre les individus et le gouvernement. Puisqu’il s’agit d’une loi civile, les peines encourues par les violenteurs condamnés sont faibles. (…) Ces peines supposent bien sûr que la personne soit condamnée, ce qui implique que la victime ait pris l’initiative, ait amené des preuves, payé un avocat et persévéré suffisamment pour que le système fonctionne. (…) » Par ailleurs, cette loi ne prenait pas en compte le viol conjugal.

De même, 3 ans d’expérience ont suffit à souligner les insuffisances dans son application, qu’il s’agisse de la police, encline à qualifier autrement les délits pour qu’ils ne tombent pas dans le champ de la loi et dont les incitations paternalistes faites aux femmes battues de se réconcilier avec leur conjoint violent sont régulièrement l’objet d’indignations sur les réseaux sociaux chinois; de la justice, qui tente au maximum d’éviter le recours aux mesures de protection prévues par la loi, soit en refusant de statuer sur les demandes de protection, soit en les rejetant carrément ou en les aiguillant sur la voie de garage de la médiation, là encore une injonction à la victime de se réconcilier avec son bourreau. Enfin, les cadres locaux de  la Fédération des femmes de Chine qui sont souvent nommées à leur postes via des promotions bureaucratiques et non par intérêt pour les droits des femmes, et qui pourtant sont un interlocuteur important pour les victimes de violences semblent, selon Feldshuh, avoir souvent donné dans les mêmes travers et en tout cas ne pas avoir aidé à ce que les aspects positifs de cette loi puissent véritablement faire effet.

L’injonction nataliste

Objet de commentaires goguenards sur les réseaux sociaux, la banderole ( photo ci-dessus) appelant à profiter du confinement pour faire des enfants signale involontairement les résultats décevants  (pour le pouvoir) d’une autre évolution, la passage à la politique des « deux enfants »

Décidée fin 2015, l’abandon de la politique de l’enfant unique, souvent et à juste titre critiquée  pour sa verticalité et sa brutalité, témoignait des nouvelles angoisses des dirigeants du pays face au vieillissement de la population et au risque, selon le titre d’un livre célèbre de Isabelle Attané, d' »une Chine sans femmes ». Et en effet, comme le soulignait un article de The Economist de novembre 2017, la déséquilibre dans le ratio entre les sexes a d’ores et déjà créé dans certaines régions rurales un  « marché du mariage » qui laisse sur le bord de la route de nombreux jeunes hommes pauvres et semble avoir porté le coup de grâce au système patrilocal ( dans lequel la femme rejoint la famille de son mari) qui domine en Chine depuis des siècles. Cet abandon de la politique de l’enfant unique s’est accompagné d’une campagne proto-eugéniste s’adressant particulièrement aux jeunes femmes diplômées des villes pour qu’elles donnent naissance à une « nouvelle génération de travailleurs qualifiés » selon les termes de Leta Hong Fisher dans une tribune au New-York Times. On avait eu un autre témoignage de ces velléités « d’ingénierie populationniste » lorsque « l’une des 23 banques de sperme chinoises, l’hôpital n° 3 de l’université de Pékin, a sollicité, sur la messagerie chinoise WeChat, mercredi 4 avril, des donneurs dotés  » de la plus haute qualité idéologique « . Ceux-ci doivent  » défendre le rôle dirigeant du parti, faire preuve de loyauté envers la cause du parti et être des citoyens honnêtes, respectueux de la loi, et libres de tout problème politique « . Le message publicitaire a toutefois été effacé vendredi après une volée de quolibets sur les réseaux sociaux chinois autour de ce  » sperme rouge  » au fort relent d’eugénisme. » ( Le Monde 10/04/18)

Lors de la réunion annuelle du congrès du peuple en mars 2019, les délégués ont rivalisé d’imagination pour trouver de nouvelles incitations à la procréation comme le relatait un article  du New-York Times :  » Une proposition consistait  à mettre fin aux pénalités infligées aux parents dont les enfants sont nés hors mariage. Une autre voulait abaisser l’âge légal de mariage. D’autres encore proposaient d’interdire la discrimination contre les mères et les femmes enceintes sur le lieu de travail et d’étendre le congé paternité aux pères. (…) Une député, Huang Xihua est même allé jusqu’à suggérer d’amender la constitution pour supprimer toute limite aux nombres d’enfants par famille. »C’est probablement cette dernière solution qui va pourtant s’imposer. En attendant de plus prosaïques manoeuvres se déploient également comme de nouvelles restrictions à l’avortement prises dans de nombreuses provinces sous prétexte d’empêcher la pré-sélection du genre du bébé, une campagne contre l’usage des césariennes lors d’un premier accouchement ( afin de faciliter un second) ou encore diverses entraves mises aux divorces.

Si on assiste à une telle profusion d’initiatives c’est que l’abandon de la politique de l’enfant unique n’a pas eu du tout l’effet escompté, après une légère remontée le taux de natalité est en baisse constante, de même que le nombre des femmes en âge de procréer comme le constatait le journal officiel en langue anglais Global Times en juillet 2018 : « Le nombre de femmes en âge de procréer va décliner de 7 millions en 2018 comparé à l’année précédente, atteignant ainsi un plus bas historique après sept années consécutives de baisses. » Le même journal citait les données fournies par le bureau provincial des statistiques du Shaanxi selon lesquelles 60% des familles de la région ne souhaitaient pas avoir de second enfant. Car c’est bien là que le bât blesse, les femmes chinoises n’ont aucunement l’intention de se plier aux injonctions natalistes des autorités. Si il y a de nombreuses raisons à ce refus ( comme par exemple les discriminations au travail que nous évoquons dans le prochain paragraphe), il est peut-être bon de rappeler que la politique de l’enfant unique n’a peut-être pas eu un rôle aussi central qu’on le pense. Comme le notent beaucoup d’analyses de cette politique, elle n’a fait que recouper des tendances déjà à l’oeuvre dans la société et d’ailleurs la trajectoire du taux de natalité chinois depuis la fin des années 70 est parfaitement similaire à celle d’autres pays asiatiques ( Corée du Sud, Japon).

Discrimination et emploi

Les autorités chinoises auront d’autant plus de mal à faire remonter la natalité qu’un des principaux effets de la politique du second enfant a été une accentuation des discriminations vis des femmes dans l’embauche comme pour les salaires. En effet : « L’assouplissement des règles de planning familial créent de nouveaux problèmes pour les femmes. Par le passé, les patrons savaient que leurs employées ne prendraient de congé maternité qu’une seule fois. Désormais ils ont peur d’avoir à débourser plusieurs fois. Une enquête menée par 51.job.com, un site de recherche d’emploi, a trouvé que 75% des compagnies sont réticentes à embaucher une femme après la mise en place de la politique du second enfant. Un autre sondage mené par la fédération des femmes a montré que 55% des femmes avaient été questionnées sur leur vie personnelle lors d’entretiens d’embauche avec des questions comme « avez-vous un petit ami ? » ou « quand entendez-vous faire des enfants ? ». Le congé maternité est devenu plus onéreux pour les employeurs. Ces deux dernières années, la plupart des provinces chinoises ont étendu le congé maternité au-delà des 98 jours minimum prévus par la loi nationale, espérant que cela encouragerait plus de familles à faire un second enfant. » (« Birth control: a rule, not a pill
. China’s two-child policy is having unintended consequences » The Economist  juillet 2018)

Il est à noter qu’en février 2019, le gouvernement chinois a très officiellement demandé à ce qu’il n’y ait plus de questions personnelles lors des entretiens d’embauche et interdit les tests de grossesse avant embauche ou les annonces spécifiant une interdiction d’avoir des enfants pendant la période d’emploi. Car il n’y a pas que le taux de natalité qui baisse,  le taux de participation des femmes au marché du travail aussi, puisque celui-ci est passé de 73% en 1990 à 60% en 2018. Cette tendance étant indissociable des restructurations successives de l’économie chinoise et de la persistance et accentuation ( particulièrement sur les salaires, nous y reviendrons) des discriminations héritées du système étatisé. Du socialisme au post-socialisme, la tendance est restée la même : une bonne partie du travail féminin étant traitée comme « une armée de réserve » selon les termes mêmes utilisés par Mao lors du grand bond en avant (cité par Elisabeth Croll in Feminism and Socialism in China p. 238), qu’on peut selon les besoins intégrer ou expulser du marché du travail. Il est à craindre qu’avec la crise économique qui va succéder à la crise sanitaire, on assiste à un nouveau retournement de la politique publique chinoise sur toutes ces questions.

 

Deux autres « disparues » (II) : Sun Min

Parmi les personnes « arrêtées » les 9 et 11 novembre, il y a Sun Min, une diplômée de l’université de Pékin investie depuis de nombreuses années dans les luttes féministes et le soutien aux travailleurs. Nous publions ici la traduction ( depuis celle donnée sur le site du China Digital Times) d’un texte écrit à son sujet par Zheng Churan, l’une des « Feminist Five ».

Mon idole a disparu.

J’ai bien du mal à écrire ces quelques lignes. Il est assez simple de dire à tous que Sun Min est mon idole, mais d’expliquer pourquoi elle manque, cela nécessite que je me plonge dans mon ancienne vie. Je ne sais vraiment pas quel type de langage est à la hauteur de la tâche de décrire ce qu’on ressent quand quelqu’un que l’on aime vient juste de disparaître. C’est comme lorsque j’ai moi même disparue ( lors de l’arrestation des « Feminist Five » en 2015 ndt). Mes camarades ont d’abord dû laisser couler leurs larmes avant de passer aux mots.
J’ai consacré Sun Min comme mon idole bien avant de la rencontrer réellement. C’était un jour de l’hiver 2012. Je m’étais rendue dans une zone industrielle pour une discussion sur le féminisme avec des travailleurs. A l’époque je ne comprenais rien aux classes et au travail. La discussion a porté sur l’activité de mon groupe de défense des droits des femmes: nous avons parlé de la lutte contre la violence domestique et de discrimination sexuelle.
Une « grande soeur », ayant repéré notre groupe de travailleurs, avait saisi mon épaule gauche avec enthousiasme et dit d’une voix joyeuse : «  Sun Min tu es de retour ? » Je me suis retournée, embarrassée, et ai demandé «  Qui est Sun Min ? »
La grande soeur eut un hoquet de surprise «  Je pensais que tu étais Sun Min ! Tu es son portrait craché, vraiment ! »
Nous avons bien ri à ce sujet. Je me suis dit que ma jumelle Sun Min devait être bien populaire tant la « grande soeur » semblait heureuse de la voir. Après avoir écouté la discussion sur la violence domestique et la discrimination sexuelle, un travailleur a levé la main pour poser une question.
J’en ai assez des spectateurs masculins qui font des problèmes et posent des questions biaisées. Je deviens toujours un peu apathique quand on en vient aux déclarations des hommes. Mais à ma grande surprise, le gars a posé une question très profonde concernant le féminisme. Il a en effet demandé quelles améliorations de la «Loi sur la protection du personnel féminin» il fallait défendre. Il a poursuivi en soulevant les problèmes qu’il avait rencontré pour faire face à la violence domestique dans son entourage et les obstructions qu’il avait connu pour l’empêcher de signaler des incidents dues à celles-ci…
« He bien ! Ces hommes sont vraiment évolués ! » me suis-je dit. A l’époque je ne pouvais pas comprendre que des hommes conscients des questions de genre pouvaient exister dans ces zones industrielles glauques. D’ou venaient-ils ? Avaient-ils été transplantés là ? Il y avait-il des graines d’une telle attitude ?
J’ai fait part de cette découverte à une amie, ouvrière dans le coin. J’ai poussé un soupir d’étonnement : « le terrain local doit être très bon ! »Elle m’a regardé comme si j’étais une idiote: «  Tu penses vraiment que ces gars pourraient se préoccuper des questions de genre naturellement. ? Tout cela c’est grâce à l’influence de Sun Min. »
Cette Sun Min, après avoir obtenu son diplôme de deuxième cycle en études des femmes à l’université de Pékin, s’était constamment tenue aux côté des ouvriers des zones industrielle. Puisque la proportion d’hommes dans cette zone était élevée, elle interpellait chaque jour des ouvriers, s’accroupissait à côté des stands de nourriture et en buvant de la bière les sensibilisait méticuleusement et par petites touches à l’égalité des sexes et au droit du travail. C’est pourquoi des années plus tard, je voyais des hommes aussi éclairés, soutenant le droit des femmes dans la zone industrielle.
C’était très difficile pour une misanthrope telle que moi, d’imaginer comment Sun Min pouvait, années après années, jour après jour, aller discuter de classe et de genre avec chaque ouvrier, un par un. C’était un travail exigeant, la conquête consciencieuse des coeurs et des esprits. Cela supposait vraisemblablement beaucoup de patience et de ferveur.
C’est ainsi que j’en suis venu à considérer Sun Min comme l’une de mes idoles. J’espérais égaler sa force et son assiduité à défendre l’idéal féministe.
Je l’ai finalement rencontré, tout à fait par accident. Bien sûr, ses lunettes à monture rouge étaient pareilles aux miennes. Tout le monde a dit qu’on se ressemblait. La différence était qu’elle s’habillait de façon très banale, comme si elle ne s’était jamais préoccupée de faire correspondre les habits et qu’elle avait simplement mis un t-shirt sur pantalon de randonnée à séchage rapide acheté dans un magasin de fournitures de plein air. Ses cheveux courts, légèrement dorés étaient coupés courts de façon à révéler ses oreilles et son front. Ses yeux scrupuleux vous regardaient avec une grande concentration. Sur un ton sérieux, elle a dit «  Salut Datu, moi aussi je suis féministe ! »
Nous avons tout de suite discuté comme si nous étions des amis proches qui ne s’étaient pas vus depuis des centaines d’années. Peut-être que d’autres ne pouvaient pas nous comprendre alors que nous parlions et rions comme des cochons. Sun Min n’était pas le genre de fille coquette. Elle passait son temps à étudier et à agir. Encore étudiante en première année à l’Université des femmes de Chine, elle a rejoint les trois groupes sur le campus qui s’occupaient des questions rurales. Chaque semaine, ils se rendaient dans un village du périmètre de Pékin pour donner des cours aux enfants des travailleurs migrants, dans le cadre d’un programme éducatif pour les zones sous-développées. Dans le vaste Pékin, ces allers-retours prenaient au moins deux heures, mais Sun Min ne pouvait pas oublier à quel point les enfants étaient mignons. Beaucoup de parents ouvriers étaient trop occupés à soutenir leurs familles pour prendre soin de leurs enfants. Cela désolait particulièrement Sun Min. Elle passait beaucoup de temps sur ces questions.
Ses recherches sur les femmes ont porté sur les travailleuses migrantes. Les ouvrières qu’elle rencontrait sur le terrain, sortant du lycée pour aller directement travailler en usine, lui rappelait ses amis proches: forcées de mettre fin à leurs études, obligées de travailler dans des usines et d’envoyer de l’argent à la maison. Elle nous a raconté une fois un incident dont elle a été témoin lors d’une réunion matinale dans une usine. Le patron a hurlé toute sorte d’insultes à ses travailleurs, sa bouche dilatée comme un anus pulvérisant des excréments. Mais les gens ne pouvaient que baisser la tête. Ils ne pouvaient pas répliquer, ils devaient simplement endurer ces violences verbales . Sun Min nous a dit qu’elle était tellement en colère qu’elle a pleuré. Elle ne pouvait pas s’arrêter à la recherche. Elle devait faire quelque chose pour remédier à ces injustices.
Sun Min était tellement pleine d’une ardeur vertueuse que j’avais parfois l’impression qu’elle était comme ces héroïnes modèles des opéras de l’époque de la révolution culturelle. Mais j’ai surtout trouvé Sun Min particulièrement humaine et intéressante, et, de plus, son style de féminisme était unique. Par exemple, elle m’a raconté le moment où sa classe était sur le point de partir en excursion, et les garçons avaient une destination en tête. Elle était en désaccord, affirmant qu’elle ne voulait pas y aller. Elle a senti que les garçons étaient trop autoritaires, n’écoutant pas les souhaits de leurs camarades de classe. Elle a donc convaincu tout le monde de se passer du voyage et laisser les garçons jouer seuls. Il y eut un départ en mauvais termes, mais, me dit-elle soudainement et sérieusement, à la fin tout fut pour le mieux: la destination initiale a été le lieu d’une inondation ou d’un tremblement de terre. Étonnamment, le méprisable chauvinisme masculin leur avait sauvé la vie. Nous avons tous les deux ri. Cette interprétation des événements était tout à fait politiquement incorrecte, mais aussi très vraie.
Elle racontait toujours des blagues incroyables d’un point de vue matérialiste. Pendant ses années dans la zone industrielle, elle avait souvent des problèmes d’estomac. Discutant avec travailleurs, elle sautait souvent les repas. Le temps libre des travailleurs étant souvent très restreint, elle devait donc souvent debout tard. Petit à petit, sa santé s’est détériorée. Elle portait un maigre cardigan, même en été, pour ne pas attraper un rhume. Tout le monde la pressait de faire attention à sa santé et de pas mourir prématurément. Mais elle répondait en se moquant elle-même: «Vivre jusqu’à cinquante ou soixante serait très bien. L’important est la valeur de la vie. «
J’ai toujours imaginé que si elle avait vécu à l’époque révolutionnaire, elle aurait sûrement été une héroïne, portant une épée et prête à tout pour débarrasser le peuple d’un fléau. Elle aimait Qiu Jin, le révolutionnaire anti-Qing. Lors d’un festival de printemps, afin d’éviter que les sollicitations répétées de sa famille pour qu’elle se marrie, elle s’est enfuie. Le jour de l’An, elle était à Hangzhou, sur une rive du lac ouest. Sur la tombe de Qiu Jin, elle a chanté «Luttons pour le droit des femmes » . ”Nous aimons la liberté, nous buvons une coupe de vin pour la liberté. Et elle brandissait une épée, en disant librement et naturellement: «n’aime pas les habits rouges du mariage rouge, aime les armes militaires . »
Bien sûr, aux yeux de beaucoup de gens, des personnes comme elle, débordants d’idéalisme et de ferveur, sont toujours un peu bizarres ou naïfs: quand elle ne pouvait pas dormir, elle chantait vigoureusement «Che Guevara. « Elle adorait photographier des paysages qui s’harmonisaient avec les mots du président Mao. «Attendez que les fleurs de montagne brillantes soient en pleine floraison». Quand elle lisait quelque chose d’excitant, elle le partagerait avec vous sur WeChat, des choses comme «La liberté a des attributs de classe»… Ce genre de passion semble dépassée, inadaptée au courant dominant, mais elle est pourtant rare et précieuse. Quelqu’un qui pouvait être si naturel et si débridée, tout en faisant toujours ce travail méticuleux de plaidoyer pour l’égalité des sexes et les droits des femmes, doit sûrement être dans son cœur plein de bonne volonté envers l’humanité quelqu’un qui ne pourrait jamais perdre espoir dans l’avenir.
Si proche du peuple, cette héroïne a pourtant récemment disparu. Selon les informations qui circulent c’est à cause de son soutien aux droits des travailleurs et aux causes étudiantes que la police l’a emmené. Mais pour l’instant, nous ne savons pas où elle a été emmenée ni ce dont elle a été accusée. De nombreux étudiants impliqués dans les luttes pour les droits des travailleurs ont disparus. J’ignore à quel type de traitement terrible ils vont être confrontés. Il est difficile de comprendre ceux qui les ont arrêtés (ou peut-être délibérément, ne veulent-ils pas être compris ?). Ces étudiants poursuivent des idéaux de justice et d’équité. Ils ne peuvent être perçu par les autorités que comme très stupides ou naïfs, ou alors peut-être désœuvrés et prêts à semer le trouble. On leur demandera peut-être: cela ne suffit pas de bien vivre sa propre vie? Pourquoi diable défendre les droits des autres?
Mais bien sûr si ils se mêlent des affaires des autres c’est parce qu’ils sont comme l’héroïne Qiu Jin, doté de la même force intérieure, possédant le même espoir d’une époque de « fleurs de montagne lumineuses en pleine floraison. » Ils veulent que toute l’humanité soit libre et fraternelle. Ils ne pourraient jamais se contenter de mener une vie centrée sur leur seule satisfaction personnelle.
Si ces paroles sont criminelles, veuillez arrêter tous ceux qui espèrent un changement et un monde meilleur (plutôt que pire). Qu’en dites vous, vous qui ne pouvez tolérer les gens éclairées, la bonté ou le courage.
Où sont-ils maintenant, ces gens courageux et naïfs? Sont-ils sains et saufs? Quand mon idole reviendra-t-elle pour que nous puissions chanter et boire, et nous réjouir de cette vie brève ? Il fait froid désormais. Est-ce qu’elle porte assez de vêtements chauds? Est-ce qu’elle mange régulièrement? Est-ce qu’elle dort suffisamment? Sera-t-elle faussement accusée? Traitée injustement? Humiliée? Battue? Découragée par un tel acharnement ? Indépendamment de tout ce que je sais ou pourrais savoir, je ne peux pas oublier Sun Min. Je ne peux pas oublier regard sérieux, sa manière décontractée, dépareillée, modeste, ses cheveux coupés pour gagner du temps, quelqu’un qui au cours des 6 dernières années a parlé pour les femmes, pour leur donner plus de pouvoir, avec chaque mot qu’elle a prononcé.
J’espère que tu es saine et sauve.

Deux autres « disparues » (I) : Shen Mengyu

La répression continue contre les travailleurs de Jasic et leurs soutiens ( voir posts précédents). Ainsi les 9 et 11 novembre, 16 nouvelles arrestations ont eu lieue alors même qu’on est toujours sans nouvelles des personnes arrêtées au mois d’aout. Précisons que terme arrestation semble pour le moins impropre puisqu’il s’agit de kidnappings en bonne et due forme, ainsi Zhang Shengye un des étudiants les plus actifs dans la lutte, a été violemment emmené en pleine nuit sur le campus de l’université de Pékin selon le récit de ses camarades.
Le 11 aout déjà c’était Shen Mengyu qui avait été enlevée en pleine rue par des hommes de main probablement à la botte des autorités locales. On est sans nouvelles d’elle depuis. Nous publions ici la traduction du texte « autobiographique » rédigé par cette activiste et traduit en anglais sur le site Red Balloon solidarity. ( On trouve dans cette version de l’article de nombreuses photos illustrant le propos de Shen Mengyu). Nous évoquerons demain une autre « disparue » récente, Sun Min.

De diplômée de l’université Sun Yat Sen à travailleuse à la chaîne : je n’ai aucun regrets.

En juin 2015, j’ai obtenu mon diplôme de mathématique et d’informatique de l’université Sun-Yat-Sen. Mais contrairement à mes pairs, je n’ai pas choisi d’aller travailler dans les buildings de bureaux. J’ai choisi au contraire d’aller dans les districts industriels et de devenir ouvrière. Mon choix n’était pas basé sur une fantaisie soudaine ou un intérêt éphémère, mais était profondément inscrit dans mon expérience et ma compréhension de la situation actuelle des travailleurs et ma conviction qu’il faut que cette situation change. Pendant mes études à l’université Sun-Yat-Sen, plusieurs séminaires et discussions m’ont permis d’avoir un aperçu de la vie des travailleurs. J’ai vu des victimes d’accident de travail, écrasés sous la roue du développement économique et les travailleurs de Foxconn se jetant des toits, leur vie ne valant que peu de choses; j’ai étudié cette maladie professionnelle qu’on appelle silicose et qui fait vivre à ses victimes un enfer et aussi les intoxications au benzène, la leucémie et la surdité provoqué par le bruit sur les lieux de travail…
Les ouvriers travaillent sans relâche dans les villes et sans relâche la ville les écrase.
Un jour, j’assistai à une conférence organisé par le professeur de l’université de Pékin Lu Huilin sur la situation des travailleurs migrants. Pendant les questions du public, un étudiant a demandé «  Professeur Lu, les étudiants de l’université tels que nous sont-ils des bénéficiaires du système ? »
Bénéficiaires du système ?! Ces mots m’ont profondément peiné.
J’ai eu la chance de naître dans une famille de la classe moyenne et depuis l’enfance je n’ai jamais eu à m’inquiéter des nécessités de base de la vie. Avec l’accès à une éducation de qualité, mon avenir s’annonçait brillant. Mais avais-je à juste titre droit à tout cela ?
A ce moment là, je me suis examiné ainsi que cette classe remplie d’élèves aux perspectives illimités. J’ai commencé à réfléchir – réfléchir au 40 000 doigts brisés chaque année dans la zone du delta de la rivière des Perles et aux 280 millions de travailleurs migrants qui sacrifient leur jeunesse dans ces villes où ils ne sont pourtant pas autorisés à rester. (…)
Solidaire et concernée par la situation des travailleurs migrants, j’ai commencé à étudier le droit du travail. j’ai visité des zones industrielles, des villages urbains et des chantiers de construction pour en apprendre davantage sur leurs vies et leurs problèmes. Je suis allé sur un chantier de construction à côté de notre campus. Pendant une tempête, le garage souterrain dans lequel vivaient les ouvriers du bâtiment a été inondé. Les travailleurs étaient inquiets pour leurs vêtements et leur lits trempés, et ils étaient encore plus anxieux de ne pas pouvoir travailler ou gagner un salaire à cause des pluies. Je leur ai expliqué le droit du travail, mais la loi ne leur garantit pas un contrat de travail.
Je suis allé à l’usine Yue Yuen de Dongguan, qui est souvent qualifiée de «Foxconn de l’industrie de la chaussure».. Dans les dortoirs simples de l’ancienne usine, des « tantes » et des « oncles » me dirent qu’ils travaillaient ici depuis plus de dix ans, et que ce n’était que maintenant, à l’approche de la retraite, qu’ils découvraient que l’usine avait gravement sous-financé leurs prestations de sécurité sociale et leur fond de prévoyance logement.
J’étais en colère et choqué! Pourquoi la loi était-elle si inefficace? Pourquoi les travailleurs qui ont consacré leur jeunesse et toute leur vie [au développement économique] sont-ils laissés sans soutien dans leur vieillesse? Face à cette réalité cruelle, j’ai réalisé l’impuissance de la loi. Les travailleurs, nés pauvres, n’avaient d’autre choix que de mourir pauvres.
À l’été 2014, les travailleurs de l’assainissement du méga centre de l’enseignement supérieur de Guangzhou se sont mis en grève pour défendre leurs droits. Sur le piquet de grève, les travailleurs nous ont parlé de la malhonnêteté et de l’impudence de la société immobilière qui gère le site. Ceux-ci ont réduit les salaires et les primes des travailleurs, suspendu les paiements aux fonds de prévoyance pour le logement et la sécurité sociale, ont forcé les travailleurs à signer des contrats en blanc et ont tenté de se soustraire aux indemnités de licenciement légalement dues aux travailleurs. Les représentants des travailleurs qui ont demandé une réponse à la direction sur ces problèmes ont reçu en réponse des menaces, tandis que les managers tenaient des propos arrogants du type « C’est vrai, nous vous harcelons. » Face à tout ces traitements injustes à l’égard des travailleurs de l’assainissement, le département du travail et le gouvernement local ont détourné le regard comme s’ils n’avaient rien à voir avec eux. Des étudiants se sont battus et ont crié avec les travailleurs. Ils ont appris et ont été émus de la solidarité des travailleurs et de leur esprit combatif. Vingt jours plus tard, grâce à la collaboration entre étudiants et travailleurs, la grève a finalement réussi. Ce genre de victoire a apporté à la fois la dignité et des droits aux travailleurs et m’a également ouvert les yeux sur de nouvelles possibilités. Les travailleurs ne doivent pas être soumis à un traitement brutal et violent. J’ai donc décidé de rester avec travailleurs sur long terme, pour trouver un moyen de les aider à recouvrer la dignité et les droits qu’ils ont perdus.
Afin de continuer à me tenir au côté des travailleurs, j’ai décidé d’en devenir un. Après l’obtention de mon diplôme, je me suis installé dans la zone de développement économique et technologique de Guangzhou. C’est une zone où vous ne pouvez obtenir d’emploi que par l’intermédiaire d’agences d’intérim. Pour obtenir un emploi, vous devez d’abord payer des commissions à ces agences. Les agences décrivent toujours les entreprises sous un jour attirant, mais après avoir perçu leurs honoraires, elles laissent les candidats en calèche en leur disant que les entreprises ne recrutent pas pour le moment. Après avoir été ainsi trompée par deux agences d’intérim, j’ai finalement décroché un emploi à l’usine japonaise de pièces automobiles NHK Spring Precision et suis devenu un bonne ouvrière.
NHK produit principalement des ressorts utilisés dans les moteurs et les courroies de transmission de Dongfeng-Honda, Guangqi-Honda et Nissan. Après une brève formation, je suis entrée dans l’atelier pour la première fois. Le bruit des machines m’a fait mal aux tympans et une odeur de graisse m’a assaillie. La poussière métallique a rempli l’air. Les ouvriers étaient engagés dans une activité fébrile sur des bancs usés. Les signes d’avertissement concernant le benzène et les autres les produits chimiques utilisés dans l’usine étaient inquiétants à regarder. Les travailleurs portaient des masques jetables incapables de filtrer efficacement la poussière ou les gaz toxiques, certains travaillaient même sans masque.
C’est à quoi ressemble une usine de pièces autos ou l’on est «bien payé»! Les travailleurs récoltent soi-disant un «bon salaire» en échange de leur santé.
Après avoir travaillé pendant un certain temps, j’ai appris que beaucoup de mes collègues avaient développé une rhinite, une bronchite, des pertes auditive ou une diminution du nombre de globules blancs dans le sang à cause du travail à long terme dans de telles conditions. Il fait chaud dans les ateliers toute l’année et en mai, la chaleur devient difficile à supporter. Au plus fort de l’été, les températures supérieures à 35 degrés sont normales. Dans certaines parties de l’usine, la température atteint même les 50 degrés. Étant donné l’intensité du travail et la chaleur, même un masque fin rend la respiration difficile. Un masque plus épais serait absolument suffoquant.
Entre leur santé et leur emploi, les travailleurs ont choisi leur emploi. Ce genre de faux choix est la réalité quotidienne pour mes collègues et moi. Puisque notre salaire de base est trop bas, si nous devons choisir entre nous reposer le week-end et ne pas avoir de jours de repos, nous choisissons de renoncer à nos jours de repos !
Puisque le fait de signaler un accident professionnel implique des déductions sur le bonus annuel, si nous devons choisir entre défendre nos droits et recevoir toutes nos primes, nous choisissons de ne pas signaler nos accidents du travail!
Puisque les gestionnaires contrôlent nos évaluations annuelles, lorsque nous hésitons à acheter le sous-vêtement trop cher que vend le gérant, nous n’avons d’autre choix que de l’acheter!
Face aux réprimandes et aux humiliations des managers, si nous devons choisir entre riposter ou se soumettre, nous choisissons de subir l’humiliation en silence !
Ce qui est encore plus pénible à regarder, c’est la façon dont l’usine traite les femmes enceintes. Être enceinte signifie que vous devez travailler encore plus dur, parce que les gestionnaires utilisent l’excuse du fait que les travailleuses soient enceintes et qu’elles ne peuvent pas de ce fait respecter les quotas de production pour les gronder et leur refuser les heures supplémentaires. Pour respecter les quotas, les femmes enceintes abandonnent leur temps de repos légalement mandaté.
L’environnement de travail difficile et les quotas de production en augmentation constante font que les femmes enceintes souffrent beaucoup jour après jour. En production, les femmes qui parviennent à travailler pendant leur grossesse sont très rares, cela du fait de l’intensité de la production mais aussi des dommages que l’environnement de production [toxique] peut causer à leur enfant.
Alors qu’elle travaillait à la NHK, mon amie Xiaomei a fait plusieurs fausses couches. Ce cauchemar ne s’est terminé qu’après elle a quitté l’usine. Une autre collègue, tirant les leçons de l’expérience de Xiaomei, a quitté l’usine dès qu’elle a a appris qu’elle était enceinte, mais a fait une fausse couche quand même. Les dommages causés par l’environnement de travail de [NHK] sont gravés dans les gènes de l’enfant dès le début. Et puis il y a ces travailleurs plus âgés qui ont donné toute leur jeunesse à l’entreprise. Pendant plus d’une décennie, les gestionnaires ont été constamment derrière eux, brandissant un chronomètre – un mouvement par seconde, plus vite, plus vite. (…) Mon ami le vieux Wang m’a dit qu’il a envisagé de partir d’innombrables fois, pour abandonner derrière lui cela ce système de gestion inhumain et cet environnement de travail épouvantable. Mais en plus d’une décennie de travail, il a gagné rien si ce n’est un corps usé. Il ne sait pas où il irait s’il quittait l’usine, et comme il est le principal soutien de sa famille, il n’a pas les moyens de s’arrêter de travailler.
Aucune ancienneté de service ne peut empêcher le licenciement des travailleurs par l’entreprise. Aux yeux de l’entreprise, un travailleur vaut moins qu’une machine. Lorsqu’une machine est en panne, ils effectuent des réparations et de la maintenance. Mais quand la santé des travailleurs s’effondre, ils nient simplement la responsabilité et jettent les travailleurs à la porte.

Dans cet endroit, nous sommes des
machines fonctionnant 24h / 24 et 7j / 7
Des commutateurs sur lequel il faut appuyer
des chiffres clignotant sur un panneau d’affichage
Nous sommes
Des comptes bancaires économisant les frais médicaux de nos vieux parents
les larmes coulent sur le visage de nos enfants
Nous sommes aussi
Des colonnes vertébrales déformées, des muscles tendus, des oreilles sourdes
Mais nous ne sommes jamais des
êtres humains
Capables de ressentir la justice et la liberté
Nos jours et nos nuits sont complètement inversés, pour que la machine rugisse 24 heures sur 24!
Nous ne dormons pas et ne nous reposons pas pour que le patron s’enrichisse injustement!
Nous supportons le mépris et les insultes, en échange du ridicule de ces parasites!
Nous travaillons sans relâche, mais nous n’obtenons jamais en retour ni respect ni droits!

Un ami m’a déjà dit que se plaindre n’a pas de sens, que si on met les choses de côté, on vit une vie plus heureuse. Il y aura beaucoup plus de jours comme celui-ci à supporter. Je crois qu’il a raison, mais je ne peux pas m’empêcher de noter ces mots «sans signification» dans la nuit noire. C’est mon quotidien en tant que travailleuse et le quotidien de des milliers et des milliers de travailleurs. Les hommes, les femmes, ceux qui aiment rire, les gros, les anémiques, ceux qui ont travaillé quinze ans, ceux qui ont travaillé depuis plus de deux ans mais n’ont toujours pas obtenu un contrat en bonne et due forme, ceux dont les doigts ont été cassés, ceux qui ont fait une fausse couche…
Jusqu’à ce qu’un jour, nous ne puissions plus travailler, que les traces de nos journées de travail soient effacées, et qu’une plus jeune génération nous remplace en répétant cette routine quotidienne monotone.

Mais je ne peux pas me contenter de me plaindre!
Nous avons la tristesse, la colère et la peine de perdre notre dignité et nos droits. Mais nous avons le désir ardent, l’espoir, de trouver de la joie au milieu de l’amertume, la sueur et les efforts.Ici, nous avons besoin de changement! Ici, nous aspirons au changement! Fin mars 2018, la session annuelle de négociation collective sur les salaires et les primes a débuté. Dans le passé, les représentants des travailleurs à ces négociations étaient essentiellement nommés par le président du syndicat. Mais cette année, les travailleurs ont décidé d’utiliser leur droit à la participation démocratique. Ils m’ont nommé représentante à la négociation. Devenir représentante a été extrêmement difficile, car l’usine et le syndicat ont usé de mille stratagèmes pour me causer des ennuis. Ils ont toujours aimé les marionnettes obéissantes et sont naturellement hostiles aux ouvrières nommées par la base.
Après avoir eu beaucoup de difficultés à devenir représentante et avec la confiance et le soutien de mes collègues, j’ai préparé un questionnaire pour recueillir les opinions des travailleurs. Le directeur m’a immédiatement reproché de provoquer des attentes des travailleurs concernant les augmentations de salaire. Le dirigeant syndical m’a averti que je devais « connaître ma place ». On m’a dit que j’avais déjà porté atteinte à l’intérêt de la haute direction et que j’étais jeune et téméraire, téméraire et extrémiste, pas assez mature… Tout simplement parce que j’ai accompli les premiers pas de ma responsabilité légale en tant que travailleuse déléguée !
Avec tristesse et colère, j’aimerai savoir ce qui aux yeux du syndicat et de l’entreprise n’est pas un comportement extrémiste.
N’est-ce pas extrême d’obéir aux ordres des dirigeants syndicaux et de ne pas utiliser un sondage pour recueillir les opinions des travailleurs!
N’est-ce pas extrême que de ne pas remettre en question les menaces et les insultes de l’entreprise envers les travailleurs, ni sa manipulation flagrante des processus de négociation collective!
N’est-ce pas extrême de tolérer les avertissements et les sanctions illégaux de l’entreprise contre les travailleurs faits sous de fausses accusations!
N’est-ce pas extrême de ne pas reconnaître la validité de l’extension des pouvoirs du comité syndical en me retirant mon statut de représentant négociateur!
Si tel est le cas, cette fois je choisis d’être «extrémiste», je choisis de briser les chaînes qui entravent les travailleurs!
Ces dirigeants habitués à violer la loi me voyaient comme une ennemie dangereuse et ont lancé une série d’accusations, y compris j’avais manipulé les élections, que j’étais une agent étranger infiltré et que j’avais dévoilé des secrets de l’entreprise.
Mon droit aux heures supplémentaires a été supprimé , il m’a été interdit de travailler aux côtés des travailleurs de la chaîne , ils ont essayé de me calomnier, de me diffamer, de me menacer et de me faire peur… ils ont eu recours à toutes sortes de méthodes !
Mais ils n’avaient qu’un seul objectif: me supprimer et effrayer tous les autres travailleurs. Pour ce qui est de la loi, elle n’est même pas un accessoire aux yeux de la compagnie ; simplement un tas de papier à jeter, ou des gaz toxiques et des eaux sales à évacuer. Les 107 mesures punitives du Manuel de l’employé sont le seul genre de loi qu’ils veulent.
Au petit matin du 28 mai 2018, le comité syndical a convoqué une réunion secrète. Ils ont contourné le réunion générale des représentants syndicaux et m’ont retiré mon statut de représentante des travailleurs. À 13h dans l’après-midi, la compagnie m’a donné un blâme sous le prétexte que je me serais opposée à mes supérieurs et que j’aurais perturbé l’ordre de l’usine. À 16 heures, la société a annoncé unilatéralement mon licenciement.
Le terme «atelier de misère» est connu depuis longtemps. Après quarante ans de réforme et d’ouverture, les ateliers clandestins utilise la vie des travailleurs pour se construire dans le miroir d’une Chine gouvernée par la loi, où se reflètent ses démons . Qu’en est-il de l’autonomie gouvernementale, de la démocratie, de la liberté, de l’égalité et de l’équité des travailleurs… plus belle est l’image, plus laide est le reflet!
Pour moi, la fin de mon mandat en tant qu’employé de la NHK n’est pas la fin. La porte de l’usine m’est maintenant fermée mais ses poutres en acier porteront toujours le souvenir de ces licenciements illicites et sans vergogne. Devant cette porte, il n’y a pas que moi, mais tous ceux qui ont osé parler avant et tous ceux qui un jour oseront se battre pour leurs droits.
Les travailleurs qui se sont réveillés de leurs cauchemars ne veulent pas y retourner.
D’étudiante en travailleuse, de travailleuse réguliere en représentante des travailleur,s je suis de plus en plus ferme dans ma conviction d’être aux côtés des travailleurs![Nous devons] faire un travail solide, continuer à aller de l’avant pour atteindre nos droits. [Nous devons]travailler pour les travailleurs et lutter pour le changement!
C’est mon choix, et ce sera le choix de beaucoup plus de gens après moi.

Yue Xin : lettre ouverte à Xi Jinping concernant la lutte des travailleurs de Jasic

L’importance de la lutte menée par les travailleurs de l’usine Jasic de Shenzhen, le soutien et la répression qu’elle a rencontré a été largement soulignée dans la presse, militante ou non. On peut ainsi se reporter en français au texte de Michelle Chen publié sur le site A l’encontre ainsi qu’à la traduction de la tribune de Jack Qiu « « Le réveil du mouvement ouvrier en Chine » publiée le 16 octobre dans Le Monde.  En anglais, on pourra se reporter aux posts déjà anciens publiés sur les incontournables sites China Labour bulletin et Chuang , sur ce dernier on trouvera également plusieurs témoignages de la nouvelle génération d’activistes marxistes chinois.
En septembre, un article de Reuters n’hésitait pas à faire le rapprochement entre les récentes « vagues » du mouvement #MeToo et la mobilisation de solidarité exceptionnelle avec les travailleurs de Jasic. Pour l’illustrer cette (très) relative continuité, et dans la foulée des posts précédents, nous publions ici de larges extraits ( nous avons principalement omis les louanges adressées à Xi Jinping et les serments d’allégeance usuels au Parti Communiste) de la lettre ouverte de Yue Xin publiée le 19 aout.

Honorables Comité Central du PCC et secrétaire général Xi Jinping,

Je suis Yue Xin, représentante du groupe universitaire de soutien ( aux travailleurs de Jasic) et diplômée de l’université de Pékin.

Depuis les incidents du 27 juillet ( arrestation de plusieurs travailleurs de Jasic et de leurs soutiens), je n’ai plus ressenti de paix dans mon coeur
La compagnie Jasic Technology de Shenzhen, ajuste illégalement, de façon systématique et depuis longtemps, les pauses des travailleurs, leur infligeant illégalement des pénalités, déduites de leurs paies et commet beaucoup d’autres infractions graves. Les travailleurs de Jasic ont adressé de façon répété des pétitions au bureau des ressources humaines mais n’ont jamais eu de réponses.
N’ayant plus d’autres choix, les travailleurs de Jasic ont formé un syndicat indépendant et ce en accord avec la constitution et la loi sur les syndicats de République Populaire de Chine et sous la direction du syndicat général du district, exerçant ainsi leurs droits légitimes. Personne ne s’attendait à ce qu’ils soient punis par des transferts, des intimidations, des menaces et des bastonnades par la direction de l’usine.
Ceux qui n’acceptaient pas d’être transférés étaient automatiquement licenciés. D’autres ont supporté des intimidations et des menaces constantes. Ne s’agit-il pas ici de violations sérieuses de la loi, de la part d’une société cotée en bourse qui n’a pas le moindre sens de sa responsabilité vis à vis de la société, méprisant même la constitution et la loi sur les syndicats ? Il est encore plus méprisable que la direction de l’usine se soit entendue avec des membres du crime organisé pour organiser le tabassage des ouvriers Liu Penghu et Mi Jiuping. Néanmoins, dans des circonstances particulièrement floues, non seulement la police de Pingshan ne s’est pas battue pour défendre les droits des travailleurs de Jasic mais semble plutôt avoir été achetée par les patrons de l’entreprise, agissant en connivence avec eux pour écraser les ouvriers désarmés. La raison en serait-elle simplement que le patron de Jasic, Pan Lei, est membre du congrès municipal de Shenzhen et membre de la conférence politique consultative du district de Longgang ?
Le 20 juillet, les ouvriers de Jasic et des membres du groupe de soutien ont été battus et illégalement arrêtés. Cela s’est reproduit le 27 juillet, avec cette foi-ci la détention illégale de travailleurs et de membres du groupe de soutien accusés de « Chercher des querelles et de provoquer du désordre ». 14 membres fondateurs du syndicat et des amis du groupe de soutien sont toujours en détention à la prison de Shenzhen Longgang, et souffrent. Parmi eux, une femme nommée Zhang Zeying allaite encore son bébé ! Et de surcroît, les étudiants progressistes et les activistes pour la justice sociale qui sont venus soutenir la cause des travailleurs sont également harcelés par les forces criminelles locales. Shen Mengyu ( NDT : nous reviendrons bientôt sur ce site sur cette étudiante devenue une activiste infatigable en faveur des droits des travailleurs), une représentante du groupe de soutien, a été kidnappée. A l’heure qu’il est on ignore encore où elle est. De plus, plusieurs étudiants ont été blessés par les forces criminelles.
Le patron de Jasic Pan Lei et la police de Pingshan violent la loi et l’ordre. Leurs actions sont ouvertement haineuses et insupportables ! Nous nous sommes hâtés ici à Pingshan depuis tout le pays pour soutenir les travailleurs de Jasic. Notre action se conforme complètement avec ce qu’on nous demande de faire, soutenir la loi et l’ordre dans notre pays pour le bien de la justice sociale et de la réputation du Parti. Comme tous les différents groupes de notre nation qui travaillent ensemble pour réaliser le rêve Chinois sous la direction du Comité Central du Parti et de son secrétaire général, Xi, nous pensons que les actions des puissances obscures à Pingshan démontrent le plus grand mépris pour l’État de droit dans notre pays. Leurs actions violent un des principes philosophiques directeur du Parti Communiste Chinois- protéger le rôle dirigeant de la classe ouvrière. C’est un affront à un des principes moraux de notre pays, éthiquement et politiquement.
De ce fait, pour rallier les forces progressistes d’un peu partout dans le pays et pour dénoncer ce piétinement de la justice par ces puissances de l’ombre, j’ai publié le 29 juillet une lettre de solidarité des étudiants de l’université de Pékin concernant « les incidents du 27 juillet et la lutte des travailleurs de Jasic pour leurs droits et leur syndicat » dénonçant ces actes odieux des forces locales malfaisantes. Peu de temps après j’ai rejoint le groupe de soutien qui travaille sur place pour la justice et l’équité, qui lutte pour le socialisme et la classe ouvrière.
Je pense que c’était le bon choix- et plus encore le seul choix honorable !
Comme le secrétaire général Xi l’a dit : «  Les jeunes gens à travers le pays doivent avoir de hautes ambitions, accroitre leur savoir, et tempérer leur volonté, afin qu’ils puissent briller dans l’avenir. » La formation de ce syndicat par les travailleurs de Jasic, établi en conformité avec la constitution et la loi sur les syndicats, peut agir comme un catalyseur pour la protection des travailleurs comme sujet de la production. C’est un appel pour l’équité sociale et la justice, une mesure pionnière faisant avancer la « Nouvelle Ère ». En tant que jeune personne, ayant grandi dans la nouvelle Chine socialiste et maintenant une jeune femme qui vit dans la Nouvelle Ère, je n’ai aucune excuse pour rester sur le côté et ne rien faire, de rester une spectatrice impuissante alors que les travailleurs de Shenzhen luttent seuls.
Mes quatre années passées à l’université de Pékin ont agi comme source de motivation pour lutter contre les forces locales malfaisantes. Les gens disent souvent « L’université de Pékin change tout le temps ». Mais comme l’a dit Lu Xun « L’université de Pékin lutte toujours contre les forces de l’obscurantisme ». Ceux qui sont venus avant moi ont eu le courage de parler, le courage de lutter. Comme étudiante de l’université de Pékin, je n’ai pas d’excuses pour rester les bras croisé telle une bénéficiaire innocente et oisive du statu-quo.
Les étudiants d’aujourd’hui sont les travailleurs de demain; nos destins sont étroitement entrecroisés. Quand j’ai rejoint le groupe de solidarité sur le terrain, des gens m’ont demandé pourquoi j’étais venue. J’ai répondu avec une question : pourquoi ne viendrais-je pas là ?
En tant que jeunes nous devons nous intégrer à la classe ouvrière, dans les flux et reflux de notre temps, dans le combat incessant contre les forces obscurantistes. (…)
Le soutien des frères et soeurs, des lycéens et des individus motivés de tout le pays ont permis aux justes forces représentées par le groupe de soutien de continuer à grandir, et l’élan des forces du mal a été temporairement brisé.
Ils disent : le mouvement du 4 mai ( NDT : 1919) était contre le gouvernement. Quand vous vous réclamez du mouvement du 4 mai, vous essayez de créer un mouvement étudiant contre le gouvernement. Ils disent aussi : la chanson ‘l’Internationale » est une chanson réactionnaire. Alors, quand les étudiants doivent travailler sur le marxisme ou la pensée Mao Zedong à l’école, des forces étrangères soutiendraient-elles cela en sous-main, cachant leurs vrais motifs ?
(…)
Nous avons appris dans les livres d’histoire du collège comment le mouvement du 4 mai a été extrêmement important dans l’histoire moderne de la Chine. C’était un mouvement anti-impérialiste, anti-féodal et patriotique ; c’était le début de la nouvelle démocratie et il a mené à la naissance du Parti communiste chinois. L’université de Pékin, l’un des lieux de naissance du mouvement du 4 mai, en toujours été très fière. (…)
Si vous caractérisez nos actions comme un progrès, comme quelque chose qui maintient vivant l’esprit du 4 mai, alors nous pouvons répondre sans hésiter « oui ! ». Mais si vous nous accusez d’invoquer l’esprit du 4 mai pour attiser des protestations, pour s’opposer au Parti et au socialisme, si vous nous accusez d’avoir des motivations insondables, si vous dites que chanter l’Internationale est équivalent au fait de s’engager dans une révolution de couleur ( NDT : allusion aux divers mouvements ayant, ces dernières années, fait chuter des régimes autoritaires partout dans le monde), alors nous ne pouvons rien vous promettre. Ceux qui professent de telles opinions ont complètement perdus de vue les valeurs originelles du Parti Communiste Chinois et du gouvernement populaire.
Se pourrait-il que la seule ligne d’action raisonnable soit de se couvrir les yeux d’ignorer la souffrance sociale et d’abandonner la lutte pour l’équité et la justice ? Ce serait véritablement la seule bonne chose à faire que de violer la constitution et d’opprimer la classe ouvrière au côté de ces forces obscurantistes ? !
Quant à ceux qui nous accusent de lire des ouvrages marxistes à l’instigation de puissances étrangères, ce type de personnes ont perdu tout sens de ce qu’est une opinion politique. Depuis sa naissance le PCC a adhéré au marxisme-léninisme comme sa philosophie centrale. Insinuer que nous étudions le marxisme à l’instigation de forces étrangères revient à accuser le parti d’être lui-même une force extérieur. C’est comme de dire qu’en luttant pour l’équité et la justice, contre les groupes malfaisants, le Parti s’engage dans une voie réactionnaire. (…)
Tant que tous les ouvriers détenus n’auront pas été relâchés sans charges retenues contre eux, tant que les malfaisantes autorités locales n’auront pas fait l’objet d’une enquête et que les droits fondamentaux des travailleurs n’auront pas été garantis, nous continuerons à nous battre !
Nous espérons que le Comité Central du Parti va envoyer une équipe enquêter pour comprendre la réalité de la situation, se battre pour rendre justice aux travailleurs de Jasic et punir sévèrement les forces obscurantistes. Nous en appelons spécifiquement à ceci :

1 Libération immédiate sans charges de tous les travailleurs détenus depuis le 27 juillet et restauration entière de leurs droits.

2 Punition sévère des forces de police, du président de Jasic Technology Pan Lei et de tous les responsables de l’usine.

3 Empêcher l’expulsion des travailleurs et des étudiants

4 Prévenir des représailles.

5 Permettre aux travailleurs d’être rétablis dans leurs droits, de retourner travailler et de légalement créer leur syndicat

6 Compenser les travailleurs pour leurs pertes de salaires et leur présenter des excuses officielles.

7 Conduire une enquête complète sur le kidnapping de Shen Mengyu et Xiao Hu, afin qu’ils puissent recouvrer la liberté.

Personne ne peut résister au mouvement de l’histoire. Nous ne sommes pas une force étrangère, ou une révolution étudiante, et nous n’avançons pas de revendications politiques. Tout ce que nous voulons c’est lutter pour la justice pour les travailleurs de Jasic.
(…)

La version intégrale ( anglais et chinois) est consultable sur le site du China Digital Times.

#MeToo en Chine (3) : l’affaire Gao Yan et ses suites

Une des affaires qui a eu le plus d’écho lors des différentes vagues de #MeToo, mouvement qui d’ailleurs continue avec cette fois-ci la mise en cause de la police de Guangzhou ,date pourtant de plus de vingt ans. Gao Yan, dont la photo orne ce post, était une étudiante prometteuse en littérature chinoise qui après avoir été violée par son professeur Shen Yang s’est suicidée en 1998. Le jour de la fête de Qing Ming (jour des morts célébré le 5 avril), une de ces anciennes amies de fac, Li Youyou, a publié un article intitulé «  Mr l’ancien professeur de l’université de Pékin Shen Yang, la mort de Gao Yan n’a-t-elle vraiment rien à voir avec vous ? » dans lequel elle rappelait qu’après l’avoir violée le professeur avait prétendu successivement qu’elle l’avait séduit puis qu’elle était folle, les rumeurs sur le campus ayant acculé Gao Yang à mettre fin à ses jours en mars 1998. Le texte devenu bientôt viral, lu et partagé par des millions de personnes a remis en lumière les agissements de Shen Yang. Ainsi une de ses victimes, Xu Hongyun, a témoigné auprès du site d’information Caixin du harcèlement dont elle avait l’objet de la part du professeur, témoignage très vite censuré. La complaisance des autorités universitaires a été également largement soulignée puisqu’il n’avait été condamné à l’époque qu’à une amende de 1 000 yuans. Si, au vu de l’écho de l’affaire, les universités de Nanjing et de Shanghai n’ont eu de choix que de mettre fin à leur collaboration avec Shen Yang, qui continue à clamer son innocence, l’affaire a rebondit quand on a appris que Yue Xin, une jeune étudiante de l’université de Pékin avait subi des pressions de toutes sortes pour avoir demandé des comptes à l’administration sur cette affaire.
Nous re-publions ici la traduction donnée de sa lettre ouverte par la radio en ligne LCF  ( nous avons rajouté la traduction du passage omis) :

Professeurs et élèves de l’Université de Pékin: salutations!
Je m’appelle Yue Xin, de l’école de langues étrangères promotion 2014, et je suis l’un des 8 étudiants qui ont soumis à l’université de Pékin le document sur la liberté de l’information ce 9 avril. Malgré ma grande fatigue, j’écris cette lettre pour expliquer ce qui m’est arrivé depuis:
Depuis le 9 avril, j’ai assisté à des discussions entre les professeurs et la direction au bureau des affaires étudiantes de l’université (1), dont deux se sont poursuivi jusqu’à une ou deux heures du matin. Au cours de ces discussions, le bureau m’a régulièrement laissé entendre que je n’aurai pas mon diplôme, et « que penseront ta grand-mère et ta mère », et « nous avons l’autorité de contacter directement tes parents sans passer par toi ». Par ailleurs, je prépare ma thèse et ces événements ont eu un impact négatif sur sa réalisation.
À midi, le 20 avril, j’ai reçu une réponse des autorités scolaires. Le secrétaire du comité du parti de l’École des langues étrangères, un enseignant du Bureau des affaires étudiantes et mon superviseur étaient tous présents, et le secrétaire du comité du Parti a lu la réponse de l’école à la demande d’accès à l’information: 
« Le manquement à l’éthique du professeur Shen Yang remarqué par des élèves était d’un niveau trop bas pour être sanctionné
L’université n’a pas les moyens d’accéder aux résultats de l’enquête menée par le Bureau de la Sécurité Publique
En raison d’une erreur, le texte de l’autocritique publique de Shen Yang a été perdu ». 
J’ai été déçu de cette réponse. Mais avec l’approche de la date limite pour ma soutenance de thèse, j’avais d’autres chats à fouetter. 
Vers 11 heures du soir, le 22 avril, mon supérieur a essayé d’appeler, mais je dormais. À 1 heure du matin, il est soudainement venu dans mon dortoir avec ma mère, m’a réveillé et m’a demandé de supprimer toutes les données relatives à la demande d’accès à l’information de mon téléphone et de mon ordinateur, et que je me rende au bureau des affaires étudiantes le lendemain matin pour garantir par écrit que je n’aurais plus à faire avec l’affaire. D’autres étudiants à mon étage peuvent témoigner. Peu de temps après, mes parents m’ont ramené à la maison et je n’ai toujours pas pu retourner à l’école.
Ma mère et moi n’avons pas dormi toute la nuit. Quand l’université l’a contactée, ils ont grossi l’affaire pour l’effrayer et la soumettre. Notre relation a largement pâtit cet événement. La manière d’agir est intolérable, l’université a franchi une ligne rouge. J’avais peur, mais j’étais furieux.
La demande d’accès à l’information était-elle un crime? Je n’avais rien fait de mal et je ne regrettais pas d’avoir exercé mon droit d’étudiant à l’Université de Pékin.
J’aime ma mère. Je l’admire et la respecte profondément depuis 20 ans. J’ai eu le coeur brisé de la voir gémir, se mettre à genoux et supplier et même menacer de se suicider. Face à ses supplications, je n’ai eu d’autre choix que de rentrer temporairement à la maison mais par principe, je ne pouvais pas faire marche arrière. Le compromis ne peut pas résoudre tous les problèmes. Je n’avais d’autre choix que d’écrire ce témoignage, de raconter toute l’histoire.
Je suis très agitée donc pardonnez moi si mon propos vous semble décousu.
Par la présente lettre, je lance l’appel formel suivant à l’École des langues étrangères de l’Université de Pékin:
a) L’Ecole des Langues Etrangères de l’Université de Pékin doit fournir une explication écrite des règlements en vertu desquels ils ont indûment fait pression sur mes parents, forcé l’entrée dans mon dortoir au milieu de la nuit, et exigé que je supprime toutes les données la demande de liberté d’information. Il doivent admettre les violations de la loi et des règlements commises au cours de cette procédure et prendre des mesures pour empêcher que ce genre d’épisode ne se reproduise.
b) L’école doit immédiatement cesser toute pression sur ma famille, et offrir des excuses à ma mère, pour aider à restaurer notre relation entachée par cette affaire.
c) L’école doit publier une assurance écrite que cette question n’affectera pas mon diplôme, et ne perturbera plus le travail sur ma soutenance de thèse.
d) L’université a la responsabilité de prévenir tout effet négatif que cette matière pourrait avoir sur mes études, mon futur emploi, ma famille, etc.
Je me réserve tous les droits d’intenter d’autres actions judiciaires contre des individus et des unités de travail impliqués, y compris, mais sans s’y limiter, de signaler les violations graves de la discipline scolaire à l’Université de Pékin et aux autorités supérieures.
Yue Xin, étudiante de premier cycle de la promotion de 2014 à l’École des langues étrangères de l’Université de Pékin.

(1) : Le bureau des affaires étudiantes est selon la définition donnée sur le site de l’université, « une section administrative placé sous l’autorité de la direction du comité du Parti de l’université conjointement au département des forces armées populaires. Le bureau est responsable de l’éducation politique et idéologique, de la gestion des normes de comportement et des opportunités de développement personnel pour les étudiants. »

Ce coup de pression et le courage de Yue Xin a provoqué une vive réaction
des étudiants de l’université qui ont collé des affiches ( assez vite enlevées ,une caméra ayant même été installée en face du lieu de l’affichage !)
pour la soutenir, comparant son geste à ceux des étudiants du mouvement du 4 mai 1919. Le 30 avril, Yue Xin a pu publier, sous le pseudonyme de Mu Tian, un nouveau texte intitulé « Une semaine après ma lettre ouverte » dans lequel on pouvait lire ( tous les textes de Yue Xin ont été traduits en anglais par le China Digital Times) :

« Le mardi 24 avril je me suis senti un peu plus calme et je pensais continuellement : je ne suis qu’une personne ordinaire qui fait des choses ordinaires, je ne suis en rien une combattante ou une héroïne. Si j’étais considéré comme une combattante et une héroïne, cela voudrait seulement dire que que ce système est trop plein d’anormalités et d’irrationalité.
Dans le même temps je réfléchissais car j’étais en train d’écrire ma présentation, et je me disais que j’ai reçu une attention inhabituelle car j’étais étudiante à l’université de Pékin. Au même moment, mes amis travailleurs qui résistaient recevaient beaucoup moins d’attention et d’aide. Si je me tiens pas au côté de ces amis travailleurs, il n’y a pas de doute que j’ai volé une attention et une aide qui devraient en vérité leur revenir.
Ce jour là j’ai écris dans mon journal : «  nous devons chérir tout ce que nous avons et plus encore nous devons parler pour ces gens qui ne parviennent pas à se faire entendre. » J’espère avoir la capacité de défendre plus de gens, d’aider plus de gens et pas le contraire. Je vois la la pneumoconiose (affection pulmonaire attribuable à l’inhalation de poussières minérales dans les mines et dans d’autres lieux de travail), je vois les accidents du travail, je vois mes amis grutiers quand ils résistent.
Le 25 avril, je dinais quand une amie travailleuse est venue et s’est assise à côté de moi. Elle m’a dit qu’elle ne pouvait secrètement s’assoir que là car c’était le seul endroit sans caméra et sans cet endroit elle n’aurait pas le droit de se reposer. Le vendredi 27 avril, je marchais sur la route et je regardais mes amis travailleurs blottis sous un pont dans une chaude après-midi.
La journée internationale des travailleurs sera bientôt là; tant de travailleurs souhaitent se reposer, la situation est si dure.
Voir mes amis travailleurs soutenir d’autres travailleurs m’a poussé à mobiliser mon courage : comparée à la situation de ces gens à qui on doit leurs salaires, qui font des heures sups, sans vacances, avec des blessures et des maladies, et qui n’ont ni la nourriture ni l’habillement garantis, la pression à laquelle je fais face n’a vraiment rien de terrible et je n’ai aucun motif de battre en retraite. C’est seulement si nous continuons à nous mobiliser courageusement, à résister et nous battre pour un meilleur système, que nous pourrons garantir que nos camarades de classe et de travail pourront résister et exercer leurs droits, c’est seulement ainsi que nous pourrons éviter qu’ils soient frappés si durement.
Depuis le 23 avril, mon compte public sur WeChat « MuTianWuHua » a reçu 1774 yuans de dons. Après avoir déduit les 1% de charges de service, cela fait 1756 yuans. Au nom de tous mes amis, je vais prendre ces dons et les donner aux travailleurs qui luttent contre la pneumoconiose, même si c’est bien insuffisant.
A partir de maintenant je vais me tenir aux côté des travailleurs du monde. »

Yue Xin ne s’est pas arrêtée là puisque quelques jours plus tard elle a publié un texte « Education et privilège » dans lequel elle revenait de façon surprenante sur son parcours. Nous traduisons ici quelques extraits significatifs ( l’intégralité en chinois et en anglais est disponible sur le site du China Digital Times) :

« Je suis née dans une famille standard de la classe moyenne de Pékin. J’ai un Hukou (Permis de séjour) pékinois, ma famille a un appartement à Pékin. Je me sens coupable quand j’écris cela parce que pour la plupart des chinois, ce sont des choses inatteignables même si ils travaillent dur toute leur vie. Moi je suis née avec.
Ma mère est employée d’une institution publique mais elle gagne la plupart de ses revenues en faisant de la logistique. Mon père était fonctionnaire avant de prendre sa retraite. C’est principalement ma mère qui fait vivre la famille. Je dis que je viens d’une famille de la classe moyenne par ce que d’un côté je n’ai jamais eu à me préoccuper de mon bien-être matériel avant de devenir adulte; tandis que d’un autre côté, j’avais des amis d’enfance qui venaient de familles très riches, et je ne dépenserai jamais de ma vie autant d’argent qu’eux. Curieusement, j’ai appris le mot « classe moyenne » quand j’avais 6 ans et que j’étais en première année d’école primaire. Maintenant j’ai 20 ans et je pense toujours que cette phrase décrit bien la situation de ma famille. (…)
Je suis très reconnaissante à mes parents de m’avoir permis de ne pas avoir de problèmes matériels et de grandir dans un environnement éducatif détendu. Bien sûr, je suis consciente qu’ils ne pensent pas comme moi. Par exemple, ils sont incapables de comprendre les questions LGBT, de même qu’ils ne comprennent pas que le fait d’être végétarien puisse tenir à des motifs éthiques plus que religieux. (…) Pour ce qui est de la religion, mes parents sont comme la plupart des chinois : ils ne sont pas religieux, mais ne sont pas expressément athées non plus. Après tout de vrais athées n’iraient pas au temple avant l’examen d’entrée à l’université de leur enfant, ne paieraient pas pour y prier et n’y retourneraient pas pour exprimer leur gratitude après que leur enfant ait été admis à l’université de Pékin. Néanmoins comme la plupart des enfants chinois j’ai grandi dans un environnement laïque. Ce n’est que quand j’ai visité l’Indonésie et que j’ai appris à travers des entretiens l’oppression que ressentaient les enfants de familles dévotes que je me suis sentie vraiment chanceuse d’avoir grandi dans un pays et une famille laïques.
On peut dire sans risquer de se tromper que ces vingt premières années de ma vie a été marquées par une très grande chance. J’ai pu passer d’une bonne école primaire directement dans un bon collège grâce à des entretiens préalables; à l’entrée au lycée, j’ai juste eu assez de points à l’examen pour entrer dans le lycée affilié à l’université Renmin; et enfin j’ai réussi l’examen qui m’a permis de rentrer à l’université de Pékin. Dans mes premières années à la fac, j’ai pu avoir un soutien de l’État pour être admise dans une université étrangère et je suis devenue la seule étudiante de mon département à pouvoir étudier à l’étranger avec le soutien de l’État. Face à cette bonne fortune, je n’ai aucune intention de remercier Dieu. D’abord parce que je ne crois pas en Dieu et ensuite parce que mes études de sociologie m’ont appris que tout cela est le résultat de l’injustice structurelle de la société. Si je remercie Dieu et me sens bien avec moi même, je suis à la fois stupide et mauvaise. L’injustice ne concerne pas que le hukou ou ma région d’origine, elle tient à l’examen et aux conditions d’admission elles-même. Je n’ai pas eu une très bonne note en maths. De même ma moyenne dans les arts libéraux était beaucoup moins bonne que lors des préparation à l’examen. On peut dire que le 20/20 que j’ai eu dans la partie « essais » est la seule raison pour laquelle j’ai eu assez de points pour rentrer à l’université de Pékin. Et ceux qui me connaissent ou qui ont lu mes articles savent que mon style n’est pas si bon et que je ne rédige pas mieux que les autres élèves. Si j’ai eu la meilleure note pour la partie « essais » c’est principalement à cause du « sens de la responsabilité sociale » que reflétait mon texte. Bien sûr ce sens de la responsabilité sociale était réel. Je ne pouvais pas m’empêcher de le montrer dans l’essai. Mais néanmoins si je fais montre d’un peu de pensée rationnelle sur les question sociales et d’esprit critique sur les injustices sociales, c’est seulement à cause de l’éducation que j’ai reçue à l’école et à mes lectures extra-scolaires; j’ai pu avoir accès à ces superbes ressources éducatives et opportunités extra-scolaires alors que ce n’est pas le cas pour la plupart des personnes. Au bout du compte, c’est une injustice sociale. (…)
Si je devais résumer ma famille, mes origines et mon éducation, alors je serais obligé de dire qu’on a là une chaine causale bien cruelle : je suis né avec un hukou pékinois et un très bon environnement familial. J’ai eu ensuite une superbe éducation élémentaire et secondaire, ce qui m’a permis d’intégrer l’université de Pékin sans subir de tortures inhumaines. Et intégrer l’université de Pékin suppose de bénéficier de la réputation et même des avantages matériels qui vont avec cette marque : si je n’avais pas intégré l’université de Pékin, je n’aurais pas eu cette petite réputation en donnant des cours d’éducation sexuelle aux enfants d’un village ( Yue Xin a donné des cours d’éducation sexuelle dans le Yunnan en 2015) ; si je n’avais pas rejoint cette université, les articles que j’ai envoyé au Southern Weekly n’auraient pas pris une telle importance dans le journal, même si les rédacteurs les aimaient bien et je n’aurais donc pas eu de ressources stables comme étudiante (…) Et dans le futur proche, la réputation de mon école va m’apporter d’autres bénéfices, même si cette réputation est principalement due à mes prédécesseurs et non à mes propres efforts.
Si nous disons « Quand vous êtes pauvres, occupez vous de votre propre vertu; quand vous êtes riches partagez là avec le monde entier »; si on dit « ceux qui sont dans le train ont la responsabilité d’avancer », alors je suis une de ces personnes « dans le train ». Je n’ose même pas penser, combien de gens j’ai « mangé » —pour utiliser une expression de Lu Xun- au fil de mon parcours. Quoiqu’étant athée je fais peut-être des erreurs quand je me réfère au christianisme, je tiens tout de même à utiliser une métaphore que vous comprendrez aisément : je dois admettre que souvent j’ai l’impression de porter le péché originel. Ce péché originel ne vient pas du royaume de Dieu, mais plutôt du royaume deshommes. Je porte le péché originel des injustice structurelles de toute cette société.
Mes capacité sont limitées et j’ai beaucoup d’insuffisances. Mais je suis pleinement consciente de mon devoir de travailler dur chaque jour pour m’améliorer et pour essayer quelque chose pour rendre cette société meilleure – beaucoup de ma motivation provient de mon profond malaise et de mon sentiment de culpabilité.
Je n’ai aucune raison de ne pas avancer; je n’ai aucune raison d’avancer uniquement pour mon bien propre. »

#MeToo en Chine (2) : Ou est Yue Xin ?

Il est à craindre qu’une des premières victimes d’une nouvelle vague de répression anti-féministe et anti-marxiste soit la jeune activiste Yue Xin dont on est sans nouvelles depuis plusieurs semaines. Nous publions ici la traduction de l’article paru hier ( le 11/10/2018) et mis à jour aujourd’hui, dans le South China Morning Post.

Inquiétudes pour une jeune activiste marxiste disparue après un raid de la police en Chine

Yue Xin a été arrêtée en même temps qu’une cinquantaine d’activistes, une grande partie d’entre eux étant de jeunes marxistes, qui s’étaient joints à la campagne pour les droits syndicaux dans l’usine de Jasic Technology.

Yue Xin, 22 ans, a été arrêtée le 24 aout en même temps que d’autres jeunes marxistes impliqués dans un mouvement pour les droits syndicaux à Shenzhen.
Elle avait auparavant accusé l’université de Pékin de chercher à la faire taire car elle demandait des informations sur la façon dont était traitée l’enquête sur l’agression sexuelle qui avait poussé au suicide une étudiante vingt ans plus tôt – une des affaires qui a fait le plus de bruit lors du mouvement #MeToo.
Cette arrestation participe de l’intensification de la répression par les autorités contre le nombre croissant de jeunes activistes qui ont trouvé ces dernières années inspiration dans le marxisme, espérant ainsi amener du changement sur des questions allant du féminisme, des inégalités sociales aux droits des travailleurs.
Mais en contraste radical avec la ligne marxiste officielle, cette nouvelle génération de marxistes met l’accent sur les libertés individuelles, certains s’intéressant même à la démocratie constitutionnelle occidentale- considérée par les marxistes et maoïstes dominants comme une mauvaise voie pour la Chine.
La plupart des protestataires détenus en aout ont depuis été relâché, mais quatre d’entre eux ont été placé « en résidence surveillée dans un lieu désigné » – une forme de détention secrète, tandis que quatre autres sont encore incarcérés et pourraient être inculpés selon leurs amis et d’autres activistes.
Mais le sort de Yue, ainsi que celui de sa mère, qui n’est plus joignable depuis septembre, demeure inconnu.
« Il est possible que Yue ne réapparaisse pas avant longtemps » a déclaré une activiste étudiante souhaitant garder l’anonymat et qui veut alerter sur la situation difficile de Yue.
La jeune activiste a été diplômé de l’école des langues étrangères de l’université de Pékin cet été, alors que le mouvement #MeToo prenait de l’ampleur sur les campus et les lieux de travail. Elle a déposé une requête officielle auprès de son université demandant que celle-ci rende public les informations sur la façon dont avait été traitée l’affaire d’agression sexuelle impliquant un professeur dont avait résulté le suicide d’une étudiante il y a deux décennies de cela. Yue a ensuite écrite une lettre ouverte ( NDT : traduite dans le prochain post) accusant l’université de tenter de la faire taire en mettant la pression sur sa famille et suggérant qu’on ne lui permettrait pas de passer son diplôme, ce qui avait mené à une forte réaction publique contre l’université sur les réseaux sociaux.
En juillet, Yue s’est intéressée à un conflit dans l’usine de Jasic Technology basée a Shenzhen. Des étudiants de gauche, y compris Yue, ont voyagé d’un peu partout dans le pays pour soutenir les travailleurs du Guangdong dans leur campagne pour les droits syndicaux dans leur usine, qui produit des machines à souder électroniques et des bras robotiques. Mais le 24 aout, la police anti-émeute a perquisitionné l’appartement dans lequel ils résidaient à côté de Shenzhen, et a arrêté le groupe.
Plus tôt ce mois là, Yue avait déclaré au South China Morning Pots, qu’elle voulait apporter son soutien aux travailleurs de Shenzhen même si cela supposait de se faire arrêter.
« Plus de trente travailleurs innocents ont été déjà été arrêtés et traités de façon inhumaine. Je ne peux pas me contenter de rester assise et d’exprimer mon soutien en ligne – il faut que j’aille sur la ligne de front. » déclarait Yue «  Je suis prête à me faire arrêter… mais la question n’est pas d’être arrêté ou non… si vous croyez que ce que vous faites est juste, alors vous n’avez pas peur. »
Il y a aussi des inquiétudes concernant la mère de Yue. NGOCN, une ONG pour le développement social basé à Guangzhou pour un poste dans laquelle Yue avait postulé après son diplôme, a déclaré que la mère de Yue les avait contacté une semaine après l’opération de Huizhou car elle cherchait à savoir ce qui était arrivé à sa fille. Le directeur exécutif a dit à la mère de Yue qu’il n’avait plus de contact avec elle depuis le mois de juin mais qu’il essaierait d’aider.
« Yue Xin restait en contact avec sa mère après qu’elle soit venue dans le Guangdong, mais sa mère était anxieuse car elle n’avait pas plus de nouvelles depuis plus de quatre jours. » a déclaré Wu. Mais depuis le 2 septembre, l’ONG n’a pas pu entrer en contact avec la mère de Yue qui vit à Pékin. Le Post a également essayé de l’appeler mais son téléphone reste éteint.
Un officier du commissariat de Yanziling à Shenzhen a déclaré qu’ils ne s’occupaient pas du cas de Yue et nous a redirigé vers les bureaux du gouvernement de district de Pingshan, que nous n’avons pas réussi à joindre.
A part Yue, 4 animateurs de Epoch Pioneer, un site de gauche qui se consacre à l’activisme ouvrier, ont été placé en « résidence surveillée dans un lieu désigné » à Guangzhou, selon des activistes du groupe de soutien au travailleurs de Jasic. Ils ont également indiqué que quatre travailleurs étaient incarcérés à Shenzhen, accusés «  d’attroupement perturbant l’ordre social » et n’ont qu’un accès restreint aux avocats. D’autres jeunes activistes ont été relâchés mais restent étroitement surveillés par leurs universités et leurs parents selon les mêmes activistes.
Si les cours sur le marxisme font systématiquement parti du cursus dans les universités en Chine, le nombre croissant de jeunes activistes de gauche a apparemment provoqué l’inquiétude des autorités universitaires. Depuis le début de la nouvelle année académique en septembre, les jeunes marxistes se sont mobilisés contre le renforcement des contrôles dans leurs universités. L’un d’entre eux, étudiant à la faculté d’économie à l’université de Renmin China à Pékin, a détaillé, dans un article publié en ligne et qui a été ensuite supprimé par les censeurs, comment il a été « blacklisté pour s’être intéressé au peuple ». Xiang Junwei a accusé les administrateurs de l’université d’avoir fait pression sur lui et sa famille, un enseignant ayant ainsi dit à ses parents qu’il devait corriger ses « dangereuses pensées » et qu’il était « dans une situation politique problématique ». Il a déclaré avoir été exclu du chat en ligne de l’université et a indiqué que 12 autres jeunes marxistes avaient subis la même mesure.
Dans un autre article, il a souligné le cas d’une autre étudiante de l’école, qui a du être hospitalisée après qu’elle ait mené une grève de la faim pour protester contre sa famille et un enseignant qui voulaient l’empêcher de s’impliquer dans la campagne pour les droits des travailleurs à Shenzhen. Il a appelé l’université a lui permettre de reprendre ses études sans avoir à signer une déclaration selon laquelle elle abandonnerait l’activisme- une déclaration que, selon lui, on insistait qu’elle signe pour pouvoir reprendre les cours.
Les groupes d’études du marxisme ont également déclaré qu’ils avaient eu du mal à renouveler leur inscription dans les meilleures universités ainsi à la Renmin University, l’université de Nanjing et l’Université de science et de technologie de Pékin. A l’université de Pékin, où Yue étudiait, la société d’étude du marxisme a du demander l’aide d’un conseiller du département de marxisme de l’université pour se faire enregistrer après que la ligue de jeunesse communiste du campus lui ait retiré son soutien.
Début aout, Yue déclarait que les étudiants suivaient une tradition universitaire en s’impliquant dans l’activisme, la défense du peuple et des droits des travailleurs. « Les activistes étudiants se sont battus sur un grand nombre de sujets- y compris contre le harcèlement sexuel ou pour soutenir la démocratie sur le campus…tout le monde dans ce mouvement ne s’identifie pas comme marxiste, léniniste ou maoïste mais ils sont certainement influencés par le marxisme » déclarait-elle.

Dans la suite de ce post, nous reviendrons notamment sur l’affaire Gao Yan en publiant la traduction des deux lettres ouvertes publiées par Yue Xin à cette occasion, ainsi que sur la lutte des travailleurs de l’usine de Jansic et les nouveaux « marxistes » chinois…

#MeToo en Chine (1) : premier bilan

Alors qu’on célèbre le premier anniversaire du mouvement #MeToo, nous revenons dans une courte série de posts, sur son écho et son évolution en Chine. Pour commencer nous présentons une traduction (depuis la version anglaise établie par Emile Dirks et Winnie Shen) du texte de la féministe Lü Pin qui retrace justement les différentes phases traversées par le mouvement.

Les origines de « #MeToo » en Chine : de papillons en ouragans- La dissémination d’un point de vue.

Le 26 juillet 2018, beaucoup de personnes ont dit avec un soupir de soulagement : #MeToo est finalement arrivé en Chine. Après plusieurs jours d’agitation qui ont succédé à la révélation le 23 juillet de soupçons de harcèlement sexuel contre une figure publique célèbre, Lei Chuang ( le dirigeant d’une ONG venant en aide aux malades de l’Hépatite B en Chine), les révélations et les débat sur le harcèlement sexuel sont devenus des sujets de conversations explosifs. Certains ont qualifié cette journée d’historique pour le féminisme chinois. Certains, i-compris moi même, étions extrêmement enthousiaste. Bien évidemment, d’autres étaient plus pessimistes et disaient que le mouvement #MeToo n’allait pas tarder à s’estomper.
Laissez les balles voler, laissez voler un peu plus longtemps ( Il s’agit probablement ici d’une allusion à film chinois Let the Bullet Fly ). Dans une société de plus en plus stable, il est rare de se sentir bousculé. Même si les gens remarquent souvent de façon cynique que « le pays est fichu », ils n’avaient pourtant jamais vraiment vu le pourriture du système, donc lorsque celle-ci a été révélée au grand jour, ils ont été choqués. Dénoncer Lei Chuang n’est toutefois qu’une première étape. Beaucoup de personnes temporisent encore et non pas encore dit à voix haute ce qu’ils ont sur le coeur. Sur le long terme, le harcèlement sexuel n’est pas un ulcère putride qu’on peut simplement extraire mais plutôt une maladie interne se propageant de l’intérieur vers l’extérieur. Du diagnostic au traitement, il s’agit d’un processus ne peut pas être accompli du jour au lendemain.
De fait, les femmes ont toujours été en colère. Mais elles restaient isolées car elles étaient enclavées par le patriarcat, leur colère le plus souvent mise de côté et transformée en trauma. « J’y suis devenu imperméable » a écrit une femme qui a raconté avoir été agressée sexuellement par le présentateur de la télévision chinoise ( CCTV) Zhu Jun . Pourtant quand une femme se lève, les gens s’en rendent compte. Et quand ces femmes se lèvent à tour de rôle, de plus en plus de gens vont s’en apercevoir. C’est le mouvement des femmes : une convergence de colères. La même femme décrit ainsi sa vision du mouvement actuel : « Commençant l’année dernière, le mouvement des droits des femmes a été une étincelle, et même si elle est faible, elle nous guide ».
Ce n’est pas que #MeToo est « finalement arrivé en Chine » mais plutôt, que depuis l’année dernière, #MeToo est apparu et ré-apparu en Chine, atteignant à chaque fois de nouveaux niveaux de « viralité » et exposant toujours de plus de personnes au mouvement. #MeToo a été présent en Chine depuis longtemps et s’est constamment efforcé d’avancer. Voici trois incidents qui se déroulés depuis l’année dernière :

En mai 2017, l’activiste féministe Zhang LeiLei a lancé sa campagne de femme-sandwich contre le harcèlement sexuel. Bien qu’on lui ait vite ordonné d’arrêter, la campagne a produit un résultat inattendu : la première message dans les wagons de métro en Chine qui incluait les mots « harcèlement sexuel »

En janvier 2018, Luo Qianqian révéla l’expérience de harcèlement sexuel qu’elle avait subi de la part du professeur Chen Xiaowu de l’université d’aéronautique et d’astronautique de l’université et mobilisa plus de trois milles personnes pour qu’elles écrivent à l’université (pour soutenir son action). Peu après, neuf mille étudiants et anciens élèves de soixante-dix écoles à travers le pays écrirent en même temps à leurs institutions respectives et au ministère de l’éducation pour demander la création de mécanismes de prévention du harcèlement sexuel dans l’éducation supérieure. Le 14 janvier, le ministère de l’éducation a annoncé qu’il allait faire des recherches dans le sens de cette proposition.

En avril 2018, l’agression sexuelle subie il y a vingt ans par Gao Yan, qui avait mené à son suicide a été de nouveau mis à jour. En conséquence, avec les révélations d’autres affaires de harcèlement d’étudiants par des professeurs d’université, l’université de Pékin est devenue la première institution de l’enseignement supérieur a mettre en place des mécanismes de prévention du harcèlement sur la totalité de son campus.

Ces trois épisodes symbolisent la propagation du mouvement contre le harcèlement sexuel en Chine depuis l’année dernière. Si la campagne de Zhang Leilei n’a pu atteindre le grand public, plus d’une centaine de personnes ont répondu à son appel sur les médias sociaux. Il s’agissait de jeunes féministes vivants dans différentes villes à travers la Chine. Cela a prouvé que parmi les jeunes gens qui connaissent le féminisme, le sujet du harcèlement sexuel a un fort potentiel de mobilisation.
Avec des scandales impliquant des célébrités comme « argument commercial », les informations concernant la tempête que constitue le mouvement #MeToo aux Etats Unis se sont inévitablement diffusées en Chine. Le mouvement américain a fourni (aux féministes) un encouragement à distance : dénoncer le harcèlement sexuel n’est pas honteux et le problème du harcèlement peut et doit être résolu. Inspiré par le mouvement #MeToo, Luo Qianqian  a été la première personne à dénoncer à visage découvert un cas de harcèlement sexuel, amenant le message du mouvement à une tribune encore plus large. Suivant leur revendication d’une mise en place de dispositifs de prévention du harcèlement sexuel, des membres du mouvement ont créé un groupe de jeunes fortement conscientisés sur le sujet. A partir de là, il était impossible de stopper la diffusion du message anti-harcèlement sexuel. Les gens continuaient à se le transmettre les uns aux autres et tandis qu’il était rapidement censuré en ligne, cette lutte ne faisait qu’étendre la diffusion du message.
L’affaire Gao Yan a été rendue publique durant Qingming Jie ( la fête des morts qui se déroule du 4 au 6 avril de chaque année). Après deux jours de censure sur les réseaux sociaux, les mass média ont commencé à parler de l’affaire. Les entraves à l’information furent surmontées et l’affaire est devenue la première concernant du harcèlement sexuel a réveiller la colère d’un nombre important de femmes et d’hommes. La responsabilité de l’université dans ces cas de harcèlement étant devenu le point focal de la discussion et face à la dénonciation de cas similaires dans d’autres institutions de l’enseignement supérieur, la diffusion du message est entrée de nouveau dans une période de prise de parole et de censure. Un jeu d’échec a commencé entre les gens et les autorités, appuyées par la haute technologie.
Un exemple : la nuit du 6 avril, de nombreux étudiants de l’université de Pékin suivaient les mises à jour postées par leur camarade Deng Yuhao, qui avait été convoqué par les autorités de l’école tard le soir ( du fait de sa demande d’une plus grande transparence concernant l’enquête sur l’agression sexuelle et le suicide de Gao Yan ). Une photo de l’événement qui a fuité montre de nombreux étudiants rassemblés dans une pièce et qui utilisent leur téléphone ( pour suivre les informations postées sur le Bulletin Board System  de l’école. Leurs publications en temps réel relatant les événements de cette nuit furent repris sur de nombreuses plate-formes en ligne. Néanmoins dans ce genre d’activité est source de danger et d’angoisse. Après cette soirée Yue Xin ( un autre étudiante) a été menacée et obligée de respecter un couvre-feu pour avoir participé à de telles activités ( comme de demander des informations sur la façon dont le cas de Gao Yan était traité) et demandé à l’école de prendre ses responsabilités. Yue Xin a publié un long et émouvant article ( bientôt traduit sur ce site) qui rend publiquement responsable ( de l’agression et de la mort de Gao Yan) l’université de Pékin, son article a été diffusé à d’autres groupes et a encouragé une compréhension plus profonde et un soutien aux réformes des systèmes de pouvoir comme moyen de combattre le harcèlement sexuel.
Après cet événement, il y eut une période de silence. Les divers groupes WeChat créés pour se concentrer sur ce sujet spécifique ont commencé à discuter d’autres choses. De temps à autre des gens demandaient « si il y avaient eu des développements récents. » Ils étaient avides d’informations, avides de nouvelles poussées d’activité qui ramènerait le sujet au centre de l’actualité. Mais le déclenchement d’un tel mouvement restait incertain. A partir de 2018, la norme était devenue claire : seul un cas individuel peut motiver un bond dans l’attention publique. De plus, ce dont il y avait besoin c’est d’un cas sérieux, clair et non anonyme de harcèlement sexuel.
Un période de baisse de l’intérêt public est difficile à éviter. En utilisant le programme d’index de WeChat, j’ai cherché quelle était la fréquence de l’usage du mot clé « harcèlement sexuel ». De janvier à avril ( de cette année), la fluctuation de la courbe du graphique suggère un certain entêtement. Chaque ondulation amenait avec elle un nouveau pic; chaque plongée, un moment pour s’en remettre.


A ce moment là, un cas de harcèlement sexuel impliquant le Professeur Zhang Peng de l’université Sun Yat Sen a Guangzhou a été de nouveau portée à l’attention du public, pour la plus grande satisfaction de ceux qui voulaient que le harcèlement redevienne un sujet de discussion publique, et provoquant une fois de plus un regain de popularité en ligne pour le mot-clé harcèlement sexuel. Selon moi la plus grande utilité qu’a eu l’affaire Zhang Peng a été d’étendre la conscience de la réalité du harcèlement. En plus, cet incident a mis à l’épreuve la formation des activistes et la volonté des spectateurs de s’engager personnellement dans la lutte contre le harcèlement sexuel. Par exemple, des organisation académiques étrangères importantes reçurent des informations ( sur cette affaire) fournies par des activistes chinois.
« Je me suis senti encouragé par les récents événements » a écrit une étudiantes qui révélait en ligne l’agression sexuelle subie de la part de Yuan Tianpeng « l’expert procédurier ». Quoique Yuan ne soit plus professionnellement actif, la sphère publique fut alarmée. Et si le travail de promotion de mécanisme anti-harcèlement à l’université a abouti à une impasse, le mouvement #MeToo a effectué là une nouvelle percée. Le 23 juillet, l’affaire Lei Chuang  a perturbé un grand nombre de gens dans ce secteur. Ce spécialiste de l’intérêt public – un jeune homme ambitieux actif depuis de nombreuses années et qui fournissait un très grand nombre de matériaux aux médias- avait pourtant aussi cet autre côté scandaleux. Mais à l’époque il semblait inapproprié à Deng Fei ( qui mène des actions pour les enfants abandonnés à la campagne) et à d’autres comme lui de s’impliquer dans cette affaire. Leur loyauté fraternelle envers Lei Chuang et leur tentative de le tirer de cette situation ne leur amena qu’une publicité négative. Quand le nom de Lei Chuang est apparu à la une de la presse, l’apologie qu’en avait fait Deng Fei également. Dans la sphère publique, (..) le patriarcat a finalement commencé à s’autodétruire.
A travers la mise en accusation de Lei Chuang, les gens ont ressenti la douleur physique et mentale que le harcèlement sexuel cause aux femmes, certains ayant été même atteint de nausée à la lecture des méfaits de Lei Chuang. Leur douleur est aussi horrifiante que routinière. Nos valeurs sociales peuvent être d’ores et déjà sévèrement polluées mais notre conscience intérieure est toujours forte, et comme le pétrole enfoui dans la terre, il suffit juste de l’atteindre avec précision pour qu’elle jaillisse à la surface. Beaucoup ont été émus par la torture subie par cette étudiante et par sa bravoure. Parmi les personnes émues par l’affaire , il y avait celle qui a révélé l’affaire Zhang When . Deux mois après son viol, elle a finalement décidé de parler. De plus, elle a clairement indiqué que ses mots n’étaient pas dirigés uniquement contre Zhang Wen, mais visaient à éviter que lui et d’autres puissent faire du mal à d’autres femmes dans l’avenir.
La censure vint rapidement et comme d’habitude, plus vite que prévu. Afin de permettre que le récit des « exploits » de Zhu Jun ( un présentateur de la télévision publique accusé de harcèlement) puisse être disponible un peu plus longtemps, les citoyens du net ont contre-attaqué. De nombreux comptes ont joint leurs forces pour partager les posts importants. Si les masses médias se sont emparés de l’affaire, l’ampleur et la durée de la fenêtre d’opportunité pour faire circuler cette information n’était pas prédéterminée, elle dépendait au contraire de la lutte. Chaque acte individuel contre la censure est significatif. C’est un âge sombre sans précédent et le désespoir peut vite s’installer quand on voit la haute technologie utilisée contre les gens. Mais d’un autre côté, c’est une époque dans laquelle les gens, un par un, prouvent que l’individu peut avoir du pouvoir, que la résistance marche, que la société ne meure pas mais peut renaître à chaque instant. Quand cette renaissance aura-t-elle lieu ? Dans l’accidentel réside l’inévitable. C’est le point principal de cet article : Les gens doivent reconnaître comment le féminisme est important dans ce pays du fait de son profond sens de la justice, de la force de sa conscience (…)
Ce que je décris c’est un féminisme qui est une philosophie de lutte avec une éthique de résistance qu’il faut maintenir dans les périodes sombres. Après la dissolution des forces dissidentes autrefois actives, le féminisme reste sur la ligne de front, plus mobilisé que jamais. Ce n’est pas parce qu’il a une stratégie unifiée, mais parce qu’il rassemble les expériences de millions de femmes qui étaient auparavant incapables de parler et de transformer leur colère en action. Il ne peut pas être éliminé car il n’est pas le fait d’une minorité, et d’un autre côté il ne peut pas être absorbé dans les systèmes existants, car chaque concession que fait le patriarcat au féminisme ne fait que le rapprocher de la crise. Le mouvement contre le harcèlement sexuel auquel nous assistons devrait de nouveau renforcer le respect des gens pour le féminisme.
Un simple papillon bat des ailes, mais on peut sentir dans cet battement un ouragan. Tous les papillons, qui se sont battus et sacrifiés anonymement, devraient être remerciés.

Femmes et féminisme avant et pendant la révolution de 1911  : la presse féminine

La couverture qui illustre ce texte est celle du premier numéro du journal Nüzo Shijie (Le Monde des Femmes) paru en janvier 1904 à Shanghai. Les chercheurs de l’université de Heidelberg qui ont entamé un travail de scanérisation des journaux féminins chinois du début du XX ème siècle donne cette description de la trajectoire significative de la revue   : «  Avec un total de 18 numéros publiés de 1904 à 1907, Nüzo Shijie a l’honneur d’être de loin celui qui a connu la plus grande longévité parmi la vingtaine de journaux féminins qui apparurent dans la dernière décennie de l’ère Qing. Plusieurs de ses contributeurs réguliers devinrent des figures importantes du monde culturel après la chute de la dynastie. On y comptait notamment les poètes Gao Xie ( 1879-1958), Gao Xu ( 1877-1925) et Liu Yazi ( 1887-1958), les deux derniers étant les co-fondateurs de Nanshe, la société républicaine de poésie (1909-1923). Bien que le comité de rédaction ait été contrôlé par des hommes, comme la plupart des journaux de la fin des Qing et des débuts de la période républicaine, Nüzo Shijie fut le troisième journal à émerger au tournant du siècle qui visait spécifiquement les femmes comme lectorat, suivant en cela les traces de deux journaux édités par des femmes Nüxuebao 女學報 and 女報 . Nüzo Shijie publiait régulièrement des appels à contribution dans tous les styles – essais, poèmes, chansons, programmes scolaires de même que d’autres documents concernant l’éducation des femmes et des photos de classe. Les étudiantes et les professeurs des nouvelles écoles d’un peu partout en Chine répondirent régulièrement à ces appels à contribution.  »
Même lorsqu’ils étaient dirigés par des hommes, ces journaux contribuèrent effectivement au «  désenclavement  » social et psychologique des femmes chinoises, comme le souligne Charlotte E. Beahan  :  «  Les nouveaux journaux pour les femmes s’adressaient à celles-ci comme étant partie intégrante de la société, leur donnant des informations sur le monde par delà les barrières des quartiers des femmes, favorisant un sentiment d’identification collective et fournissant de nouvelles alternatives à la vie de confinement physique et intellectuel dictée par la tradition.  »
D’ailleurs leurs promoteurs ne manquaient pas d’ambitions, ainsi Chen Xie-fen, la première femme à fonder et en partie rédiger elle même une revue, Nüxue bao ( Journal des études féminines) – et qui fut par ailleurs une des administratrices de l’école patriotique pour filles de Shanghai- indiquait en avril 1903  : «  J’écris pour exhorter mes 200 millions de sœurs… J’espère sincèrement que vous pourrez toutes me lire et agir en conséquence.  » Bien entendu l’analphabétisme dominant dans la majeure du pays et la diffusion très restreinte ( quelques milliers d’exemplaires au mieux) réduisaient l’audience de cette presse au monde urbain et aisé. Néanmoins, couplé au développement de l’éducation et plus ouvertes que leurs prédécesseurs, exclusivement contrôlés et rédigés par des hommes, à l’expression directe des femmes, ces revues de la première décennie du vingtième siècle jouèrent un rôle non négligeable dans l’émergence d’une conscience féministe autonome.
Et, si à ses débuts, cette presse relaie encore principalement le discours nationaliste mâtiné de préoccupations pour les droits des femmes qui dominait à l’époque, elle va progressivement se radicaliser. Ainsi Chen Xie-fen, très influencée au départ par les thèses de Liang Qichao ( voir post à ce sujet sur ce blog), change de ton une fois qu’elle est obligée de s’exiler au Japon et qu’elle prône désormais, avec des accents parfois clairement xénophobes, le renversement de la «  dynastie Mandchoue  »,   : «  Les femmes chinoises vivent à dans une époque de révolution, si elles unissent leurs esprits et saisissent l’opportunité, développent leur force et remplissent leur cœur de haine venimeuse, détruisant et organisant, alors celles qui ont fait verser le sang, qui ont accomplies leur mission, doivent devenir les égales des hommes. Si dans une période de changement, elles assument leurs responsabilités à l’égale des hommes, alors leurs droits devront être égaux aussi.  »
De même, on trouve dans une autre revue fameuse de l’époque, Le monde des femmes fondée par Ding Chu-o, un appel original à la «  révolution familiale  », que résume Charlotte E. Beahan  :
«  Le monde des femmes appelait à une révolution familiale contre l’autocratie domestique comme nécessaire au bien-être national, qui dépendait lui même d’une révolution contre l’autocratie politique  :
«  Hélas, qu’est ce qu’une révolution  ? C’est le prix à payer pour avoir des droits, l’opposé de l’esclavage… de fait ceux qui ne connaissent pas l’oppression de l’autocratie n’ont pas besoin de croire à la révolution, ceux qui ne vivent pas sous les nombreuses couches d’oppression autocratique n’ont pas besoin de croire à la révolution féminine de la famille… Pour construire un pays, construisez d’abord la famille, pour produire des citoyens, produisez d’abord des femmes.  »
Ding Chu-o était consciente du rapport entre l’autocratie politique et celle du pater familias chinois  :
«  La révolution politique émerge directement de l’oppression des lois monarchiques, tandis que la révolution de la famille émerge indirectement de celles-ci… car regardez la prétention du chef de famille, il tient indirectement son pouvoir tel un second prince.  » La révolution de la famille devait se diriger contre les multiples couches d’oppression telles qu’exercées par les pères, les frères, les beaux-parents et le mari. La première étape serait la liberté du mariage, suivie ensuite de l’éducation, de l’activité sociale et économique. Mais il n’était pas mentionné comment ces changements devaient être initiés si ce n’est que la révolution familiale n’aurait pas besoin d’être violente, contrairement à la révolution politique qui lui succéderait. La famille en tant que telle serait gardée, mais reformée d’une façon qui n’était pas précisée. L’action individuelle serait la clé.
«  Si vous voulez la révolution nationale, il faut d’abord la révolution familiale  ; si vous voulez la révolution familiale, il faut d’abord une révolution personnelle.  » (Feminism and Nationalism in the Chinese Women’s Press, 1902-1911 p 19-20 )
On pourrait enfin citer également Le journal de la femme chinoise fondé par Qiu Jin ou le quotidien Le journal de la femme de Pékin à la direction totalement féminine, toutes ces publications partageant sensiblement les mêmes thèmes et inclinaisons ( nationalisme, critique modérée du confucianisme mais aussi fascination pour les femmes terroristes de la Russie de l’époque).
Dans ce paysage, c’est bien évidemment Tianyi ( Les Principes Naturels) publié à partir de 1907 par He-Yin Zhen et ses camarades depuis le Japon, qui paraît et de très loin, la plus en pointe. He-Yin Zhen refuse de subordonner la lutte des femmes à la lutte nationale, de même qu’elle ne place pas non plus ses espoirs dans l’émergence d’un capitalisme modernisateur autochtone calqué sur les modèles japonais ou occidentaux. Sa critique systématique du système confucéen est une des toutes premières de l’histoire chinoise et préfigure toutes celles qui écloront dans les années 10 et 20. Et plutôt que de prôner égalité des droits ou meilleure intégration, c’est la destruction de toute forme de domination qu’elle défend  : «  Selon mon point de vue, l’objectif ultime de la libération des femmes est de libérer le monde de la domination des hommes et des femmes.  » Si sa voix est probablement resté très marginale à l’époque, les thèmes qu’elle développe deviendront par contre dominants dans la presse féminine et intellectuelle des décennies suivantes…

Sources  :

Charlotte E. Beahan «  Feminism and Nationalism in the Chinese Women’s Press, 1902-1911  » Modern China Vol. 1 N°4, 1975
Elisabeth Croll Feminism and Socialism in China. Schoken Books
Catherine Gipoulon Qiu Jin. Pierres de l’oiseau Jingwei. Femme et révolutionnaire en Chine au XIXe siècle, des femmes
He-Yin Zhen La revanche des femmes, Éditions de l’Asymétrie
Ono Kazuko Chinese Women in a Century of Revolution. 1850-1950, Stanford University Press
Jacqueline Nivard. «  L’évolution de la presse féminine chinoise de 1898 a 1949.  » Etudes Chinoises, Association Francaise d’études chinoises, 1986, Vol. 5 N° 1-2
Rong Tiesheng «  The Women’s Movement In China Before and After The 1911 Revolution  » Chinese Studies in History Vol. 16, N° 3-4, (1983)

Femmes et féminisme avant et pendant la révolution de 1911  : «  Révolution par le haut  » et début de l’éducation des femmes

Petite précision liminaire  : comme pour tous les posts sur ce blog, dès lors qu’il existe des matériaux en français, nous évitons aux éventuels lecteurs une redite inutile. Ainsi nous n’évoquerons pas dans cette série de textes sur les prolégomènes, le déroulement et les suites de la révolution de 1911-1912, la figure de Qiu Jin, sur laquelle plusieurs livres sont disponibles, notamment l’indispensable Qiu Jin, Pierres de l’oiseau Jingwei publié par Catherine Gipoulon chez des femmes en 1976.

Après l’écrasement de la révolte des Boxers, de nouvelles velléités de réforme se firent jour dans la haute administration de la dynastie Qing. S’inspirant de la tentative de 1898 mais aussi surtout de la synthèse japonaise de l’ère Meiji entre conservatisme et modernité, un plan ambitieux intitulé Xinzheng ( Nouvelle politique) fut lancé en 1901qui visait à restructurer tout autant l’économie, l’administration, que l’armée et l’éducation (Bergère). C’est dans ce dernier domaine que cette «  révolution par le haut  » (Strauss) aura le plus laissé sa marque, à travers notamment l’abolition, en 1905, du système d’examen qui, depuis des siècles, permettait de recruter les fonctionnaires de l’empire. La mesure, prise abruptement après une guerre russo-japonaise qui avait une fois de plus souligné la faiblesse de la Chine et son statut de proie des divers impérialismes, a constitué un tournant décisif dans l’histoire de l’État mais aussi de la société chinoise. En effet, elle minait deux piliers interdépendants du régime  : la mobilité sociale par l’accession à la fonction publique et l’emprise confucéenne. Ainsi, comme le remarque Lucien Blanco : «  le système des examens, en réservant tous les postes administratifs aux lettrés qui avaient reçus une formation traditionnelle, était un des plus sûrs remparts institutionnels du confucianisme. Privé de son assise sociologique, ou en voie de l’être, celui-ci est ouvertement contesté sur le plan des idées.  » Dans un autre registre, Hu Hanmin, un des principaux dirigeants du Kuomintang déclarera en 1912  :  «  Si les examens n’avaient pas été abolis, qui aurait rejoint la révolution  ?  ». De surcroit, en fragilisant cette clé de voute bureaucratique, le régime allait accompagner sans le vouloir l’essor du premier féminisme chinois.
En effet, si la mesure n’eut dans un premier temps qu’un effet symbolique (Strauss), elle était néanmoins précédée et associée à une modernisation d’ensemble du système éducatif, dont l’une des manifestations les plus spectaculaires fut l’éclosion puis l’essor de l’éducation des filles et des femmes en Chine. Jusqu’à l’orée du 20ème siècle, la seule tentative de création d’une école pour filles avait été celle de missionnaires chrétiens dans le port ouvert de Ningbo en 1844 et ce, sans grand succès, puisque, pour la population locale, ces écoles représentaient des «  antres de sorcellerie  » ( Bailey). Ce n’est qu’avec la poussée réformiste de la toute fin du siècle que se constitua un mouvement indépendant et autochtone, la Société pour l’étude des femmes qui tint son premier congrès en décembre 1897.
L’année suivante, cette association fonda, dans l’enthousiasme qui accompagnait la réforme des cent jours, sa première école à Shanghai et, très vite, la création d’école pour filles et jeunes femmes devint la cause favorite de nombreux philanthropes et modernistes. Face à l’ampleur du phénomène, le gouvernement n’eut bientôt d’autre choix, que d’opérer, en 1907, une légalisation après coup et de décréter le droit à l’éducation publique des filles. Si elles ne concernaient bien évidemment qu’une infime minorité de l’élite, puisque, en 1909, selon certaines estimations ( Edwards), seules 0,1% des filles du pays étaient «  scolarisées  », ces écoles n’en constituaient pas moins une petite révolution, d’autant que le cursus qu’elles offraient était des plus modernes. Ainsi, Rong Tiesheng donne l’exemple de l’école patriotique ( Ai-Kuo) pour femmes dont le programme «  d’arts libéraux  » comprenait l’étude «  de l’éthique, de la psychologie, des langues étrangères, de la littérature chinoise, des mathématiques, de l’histoire, de la géographie, de l’économie domestique, de la pédagogie, du chant, de la peinture et de la gymnastique.  » En effet, ces écoles, qui permettaient en plus de l’accès à la culture, l’accès à divers modes d’expression et au sport devinrent rapidemment un relai important du mouvement de lutte contre le bandage des pieds. Plus généralement encore, la très ancienne réclusion des femmes et la sacro-sainte séparation entre les domaines intérieur/ extérieur étaient mises à mal.
Le débat autour de l’éducation des femmes s’étant intensifié depuis la fin du dix-neuvième notamment via l’article de Liang Qichao sur le sujet, deux courants distincts se dégageaient désormais au sein de l’élite. Paul J. Bailey dans son livre Gender and education in China décrit ainsi un «  conservatisme modernisateur  » qui acceptait d’accompagner le mouvement en faveur de l’éducation des femmes mais, dans un but précis  :  «  le conservatisme modernisateur représentait à la fois la reconnaissance de la modernisation comme un moyen effectif de renforcer le pays économiquement et politiquement et une ambivalence certaine quant à ses possibles conséquences. Pour les fonctionnaires, éducateurs, réformateurs et même les révolutionnaires, l’éducation publique pour les filles était principalement envisagée en terme de reconfiguration des vertus et qualifications traditionnelles mises au service de l’harmonie familiale, de l’ordre social, de la richesse et de la puissance nationale.  » Bailey souligne également que cet essor de l’éducation était contemporain du développement du travail des femmes dans les usines textiles de Shanghai et que, comme au Japon, l’apologie d’une femme au foyer «  manager domestique dotée d’un savoir moderne  » reflétait le compromis inquiet que les élites traditionnelles tentaient d’établir avec le capitalisme industriel naissant.
D’un autre côté Mary Backus Rankin décrit, au début de son article « The Emergence of Women at the End of the Ch’ing », une toute autre approche  :  «  durant les dernières années de la dynastie Qing, le féminisme moderne trouva ses premiers partisans parmi des membres de l’élite urbaine influencés par l’occident et le mouvement de réforme de 1898. Les femmes fondèrent des associations contre le bandage des pieds, des écoles de filles et des journaux. Dans cette période d’incertitude et de changement, les femmes éduquées bénéficiaient de l’essor de nouvelles professions et groupes politiques, dans lesquels les rôles n’étaient pas aussi strictement définis qu’ils l’étaient dans la bureaucratie exclusivement masculine. Les nouvelles attitudes vis à vis des femmes et les nouvelles opportunités qui leur étaient offertes constituaient les preuves les plus évidentes qu’un changement réel quoique limité était en train d’avoir lieu dans l’élite chinoise. Bien que la totalité du mouvement féministe avant la révolution de 1911 ait été issu de l’élite, il était néanmoins potentiellement radical parce qu’il mettait sérieusement en cause le système dominant des relations sociales confucéennes.  » Louise Edwards va dans le même sens dans son livre Gender, Politics and Democracy. Women’s suffrage in China  :  «  En Chine, la citoyenneté pleine et égale supposait l’accès plein et égal à l’éducation. Le lien entre l’accès au pouvoir politique et l’éducation/préparation aux examens impériaux a soutenu la structure de gouvernance pendant des siècles puisque les bureaucrates étaient sélectionnés à travers cette série d’épreuves. L’éducation des femmes, contrairement à celle de leurs frères, se faisait à la maison et n’incluait pas la participation aux examens, les femmes étaient donc institutionnellement exclues du pouvoir politique. Les activistes féministes radicales des premières décennies du 20ème siècle percevaient leur exclusion explicite de l’école comme un obstacle majeur à leur aspirations politiques. Pour surmonter ce problème, elles défendaient le droit à l’accès égal à l’éducation, selon le principe qu’avec des opportunités égales, la différence d’accès au pouvoir selon les sexes pourrait être éradiquée. En 1903, une féministe Fang Junji écrivait sur ce lien entre l’éducation et les droits  :
«  Il y a plusieurs milliers d’années, les femmes chinoises ont perdu leurs droits et en ont été réduites à percer leurs oreilles et à bander leurs pieds. Elles ne quittaient pas la maison et ne lisaient pas de livres ni de poèmes. Leurs vies était étroites et superficielles…elles dépendaient complètement des autres…Les femmes chinoises n’ont pas accès à leurs droits parce qu’elles n’ont pas accès à l’éducation et elles n’ont pas accès à l’éducation parce qu’elles n’ont pas accès à leurs droits. Donc, si nous voulons promouvoir les droits des femmes, nous devons d’abord promouvoir leur éducation.  »

Cette remise en cause féministe semble encore plus radicale quand on rappelle la définition que donne Etienne Balazs de cette « bureaucratie céleste  » qui régnait sur la Chine depuis des siècles  : « La classe des lettrés-fonctionnaires (ou mandarins) – couche infime quant à son nombre, omnipotente quant à sa force, son influence, sa position, son prestige  – est le seul détenteur du pouvoir, le plus grand propriétaire ; elle possède tous les privilèges, et d’abord celui de se reproduire : elle détient le monopole de l’éducation… Cette élite improductive tire sa force de sa fonction socialement nécessaire et indispensable, de coordonner, surveiller, diriger, encadrer le travail productif des autres, de faire marcher tout l’organisme social. Ils ne connaissent qu’un seul métier : celui de gouverner. Un célèbre passage de Mencius exprime bien l’idéal des fonctionnaires-lettrés : “les occupations des hommes de qualité ne sont pas celles des gens de peu. Les uns se livrent aux travaux de l’intelligence, gouvernent les autres ; ceux qui travaillent de leur force sont gouvernés par les autres ; ceux qui gouvernent sont entretenus par les autres.“ » Ainsi, la fin du système monopolistique de cooptation, en érodant la prégnance du confucianisme, idéologie de la domination du mandarinat, allait, malgré les tentatives d’accommodations du «  conservatisme modernisateur  », miner définitivement le vieil ordre patriarcal chinois.

Sources  :
– Paul J. Bailey Gender and Education in China. Gender discourses and women’s schooling in the early twentieth century
– Etienne Balazs La bureaucratie céleste : recherches sur l’économie et la société de la Chine traditionnelle
– Marie Claude Bergère Capitalisme et capitalistes en Chine. Des origines à nos jours
– Lucien Bianco Les origines de la révolution Chinoise. 1915-1949
– Louise Edwards Gender, Politics and Democracy. Women’s suffrage in China
– Mary Backus Rankin «  The Emergence of Women at the End of the Ch’ing  : The Case of Ch’iu Chin  » in Women in Chinese Society Margery Wolf (sldr)
– Julia C. Strauss «  Creating ‘Virtuous and Talented’ Officials for the Twentieth Century: Discourse and Practice in Xinzheng China  » Modern Asian Studies, Vol. 37, No. 4 (Oct., 2003),
– Rong Tiesheng «  The Women’s Movement In China Before and After The 1911 Revolution  » Chinese Studies in History Vol. 16, N° 3-4, (1983)

A suivre  : la presse féminine et l’activisme anti-impérial en exil

Inégalités et discriminations de genre « aux caractéristiques chinoises » ? ( I )  les restrictions au travail des femmes

La question des législations restreignant l’accès des femmes à certaines professions est mal connue, alors qu’elle constitue un enjeu global (voir l’annexe 1) et qu’elle a parfois fait l’objet de débats passionnés dans l’histoire du mouvement féministe (voir l’annexe 2).

Elle est un enjeu d’autant plus particulier en Chine quand on se souvient du fameux slogan de la révolution culturelle : «  Ce qu’un homme peut faire, une femme le peut aussi». Si on est certes désormais loin de l’effacement militant des distinctions de genre de l’époque et de ce que certain ont même appelé une « androgynie socialiste », la mise en place dans les années 90 de mesures de « protections spécifiques » des femmes dans la loi chinoise1 a été considérée par plusieurs chercheurs comme un tournant significatif.

Ainsi Charles J. Ogletree et Rangita de Silva-de Alwis dans leur article « When Gender Differences Become a Trap: The Impact of China’s Labor Law on Women » soulignent l’ambiguité de telles dispositions législatives alors « que les femmes ont été les premières victimes des restructurations institutionnelles qui ont accompagné l’ouverture de l’économie. Pendant les périodes de crise, les lois chinoises permettent une discrimination par le genre et l’âge afin d’accompagner les changements économiques. On a demandé aux femmes et en particulier aux femmes âgées travaillant dans des industries en réorganisation de sacrifier leur emploi pour le bien commun. » De plus, « en se concentrant sur la différence biologique d’une façon qui exclut les hommes de la responsabilité des soins à apporter aux enfants après la naissance, les lois chinoises font reposer l’entière responsabilité de la garde et de l’éducation des enfants sur les femmes. »

Margaret Y. K. Woo dans deux articles ( « Biology and equality : challenge for feminism in the socialist and the liberal state » (1) et « Chinese Women Workers : The Delicate Balance between Protection and Equality » (2) paru dans le recueil Engendering China. Women, Culture and the State) est tout aussi sévère : « Vue cyniquement, la législation protectrice est une forme de « biologisation » des femmes, qui peut être considérée comme un effort pour les pousser hors de la force de travail durant une ère d’excédent de celle-ci. L’attention à la biologie des femmes renforce la rhétorique les encourageant à retourner à la maison pour devenir des mères socialistes. » (2) Ce qui, dans le même temps, comme le souligne Woo, va à l’encontre des politiques de restriction des naissances. Plus généralement, selon cet auteur, « l’état socialiste chinois définit le rôle des femmes dans la société et la conception appropriée de l’égalité par rapport à ce que l’État conçoit comme étant les besoins de la collectivité. » (1) Ce qui, en période de réformes donne un mélange particulier : « à la fois dans le ton et l’objectif, les régulations ( protectrices NDT) trouvent leur origine dans les idéaux socialistes et dans les traditions confucéennes. Elles sont confucéennes dans l’attention portée au collectif et à la communauté, et socialistes dans le rôle dominant qu’elles assignent à l’État pour définir la place des femmes dans la force de travail. » (ibid)

Il faut toutefois préciser que certaines restrictions au travail des femmes ( concernant le travail dans les mines, les industries métallurgiques ou à certaines altitudes) existaient déjà du temps des « zones libérées » contrôlées par le PCC dans les années 30 (voir Delia Davin Woman Work p.31) et que dans les années 50 c’est la fédération des femmes qui menait des campagnes d’information indiquant selon Elisabeth Croll : «  quoique les femmes étaient encouragées à entrer dans la production au côté des hommes et à s’engager dans un grand nombre d’activités, on leur rappelait aussi qu’il ne fallait pas confondre égalité et similarité. Les femmes étaient les égales des hommes mais différentes physiologiquement et à cause de leur fonctions spéciales, elles avaient droit à certains privilèges. » ( Feminism and Socialism p.263) Le même auteur note que «  si les politiques de protection du travail visaient à aider à accommoder et compenser les fonctions biologiques des femmes, beaucoup de brigades utilisaient ces mesures pour justifier les fait d’affecter les femmes à des travaux réservés au « sexe faible ». (…) De même c’est aux femmes qu’étaient données des périodes de repos spécifiques pour s’occuper des tâches domestiques. » ( ibid. p287)

Cette constante a effectivement pris un sens nouveau avec la liberté d’embauche donnée à certaines unités de production dés 1978, et qui déboucha très vite, selon Honig et Herstatter dans Personal Voices. Chinese Women in the 80’s, sur un chômage féminin urbain très important, amenant ainsi les autorités à « encourager les femmes à prendre avantage de leur force particulière pour résoudre leurs problèmes d’emploi. La première force des femmes, selon les autorités, c’était la dextérité manuelle. » Se profile donc déjà la « préférence genrée » qui présidera et préside encore à l’embauche dans les ateliers d’assemblage des Zones Economiques Spéciales. Comme le résume justement quoique de façon lapidaire Pun Ngai dans Made in China : « La Chine maoïste ne visait qu’à produire un sujet asexué ; un sujet unifié, englobé dans la même volonté que la production de l’État socialiste. Pas de classe, pas de genre. Cependant dans le cadre d’un projet mondial du capital, la Chine des réformes montre son intérêt à resexualiser le sujet, particulièrement un nouveau sujet dagong adapté aux nouvelles exigences de la Division Internationale du Travail. » Il en est de même dans les services où, de plus en plus, les « jeunes travailleuses s’appuient sur le « bol de riz de la jeunesse » en convertissant leur jeunesse et leur beauté en opportunités d’emploi. » ( Amy Hansen « The Gendered Rice Bowl ») et où, comme le constate Eileen M. Otisdans dans son article «  Gender and generationnal Inequality in a Beijing Hotel » : « le genre et la génération deviennent des équivalents des qualifications, attributs et dispositions qui sont en fait acquis dans le travail. Comme les frontières dans le travail sont soutenues par l’activité quotidienne, elles deviennent une partie de l’identité et de la dignité des travailleurs. Ceux-ci gagnent un avantage en construisant et défendant les frontières de genre et de génération qui les encadrent au travail, même si ces frontières les condamnent à des statuts moins élevés. »

Plus largement, la « biologisation législative » n’aura donc été qu’un moment d’une « re-naturalisation » du genre décrite par Lisa Rofel Other Modernities.. Gendered Yearnings in China After Socialism : «il y a eu une explosion de la discussion publique en Chine sur la démarcation, la définition et le vécu des identités féminines et masculines. Ces discussions se sont doublées d’un débat sur l’État socialiste, les moyens et modes pour atteindre la modernité. La naturalisation du genre forme le motif central de ce que j’appelle l’allégorie post-socialiste de la modernité. Cette allégorie raconte comment le communisme a réprimé la nature humaine. Comment cette répression, comme toutes les répressions, produit les mêmes obsessions, perversions et fétichisations qu’elle espère prévenir ; le communisme a échoué. Le maoïsme a retardé l’accession de la Chine à la modernité en empêchant, toujours selon cette allégorie, les chinois d’exprimer leur humanité naturelle. Bien sûr, dans cette allégorie cette humanité naturelle est genrée. Et de fait il devient évident que les notions maoïstes de libération de la femme via les transgressions de la division genrée du travail constituaient une tentative contre-nature de changer la féminité innée. »

Annexe 1 : Les restrictions au travail des femmes dans le monde

Les restrictions à l’emploi des femmes sont une question mondiale comme l’illustre cette carte ( tirée du numéro du 26/05 de The Economist), nous traduisons l’article qui l’accompagnait et qui offre un bon panorama global .

« Alors même que les pays riches cherchent à éradiquer les biais de genre des lieux de travail, dans beaucoup de pays en développement des discriminations restent explicites. Selon la Banque Mondiale, il est interdit aux femmes d’exercer certaines professions dans 104 pays.

(..) Certains pays publient des listes d’emplois considérés comme trop dangereux pour les femmes ( Les 456 interdictions russes concernent notamment la conduite de train ou le pilotage de bateau). D’autres interdisent aux femmes de travailler dans des secteurs entiers, la nuit ou dans des activités « moralement inappropriées » ( au Kazakhstan les femmes ne peuvent pas saigner ou étourdir le bétail, les porcs ou les petits ruminants). Dans quatre pays, les femmes ne peuvent pas créer une entreprise. Dans 18 autres, le mari peut empêcher sa femme de travailler.

Le but est souvent de protéger « le sexe faible ». Certaines lois mettent les femmes dans la même catégorie que les enfants : cela concerne les emplois vus comme très durs physiquement, dans les mines, le bâtiment ou l’industrie. D’autres répondent à des craintes de sécurité plus larges. A Mumbai par exemple, les tenancières de boutique et de magasin ne peuvent pas travailler aussi tard que les hommes. D’autres lois visent à protéger la capacité procréative des femmes ; «  de telles politiques ont souvent des motivations démographiques, particulièrement dans les pays où le taux de natalité est bas », selon Sarah Iqbal de la Banque Mondiale.

Les restrictions sur le travail de nuit datent de la Révolution industrielle en Angleterre. Elles étaient basées sur l’idée que les femmes n’étaient pas seulement plus faibles et plus vulnérables à l’exploitation que les hommes mais qu’elles n’avaient pas les compétences pour faire les bons choix. En 1948, l’Organisation Internationale du Travail promouvait toujours de bannir les femmes des mines et du travail industriel de nuit. L’Espagne n’a levé ses interdictions sur le travail des femmes dans les mines, l’électricité et le bâtiment qu’en 1995. Certaines restrictions, existant encore dans d’anciennes colonies, sont des vestiges du Code civil espagnol, du Code napoléon, ou des lois du Commonwealth.

Certaines lois sont au contraire surprennament récentes : l’interdiction faite aux femmes de conduire des tracteurs de plus de cinquante chevaux a été mise en place en 2013 au Vietnam. Mais dans l’ensemble, la tendance est à la libéralisation. Ces dernières années la Bulgarie, Kiribati et la Pologne ont supprimé toutes les restrictions existantes ; la Colombie et le Congo en ont supprimé certaines. Certains pays ont changé leurs lois au regard des évolutions technologiques qui ont rendu beaucoup d’activités plus sûres ou moins dépendantes de la force brute ; parfois ce sont des tribunaux qui ont demandé ces suppressions pour cause de discrimination.

La pénurie de main d’oeuvre peut aussi parfois mener au changement. Quand beaucoup de mineurs hommes ont quitté Marmato en Colombie pour de meilleurs salaires ailleurs, leur remplacement par des femmes a été toléré, même si les embaucher signifiait enfreindre la loi. De même, dans les pays de l’est de l’Europe qui ont rejoint l’union Européenne, quand les chauffeurs de camions sont partis à l’ouest, la pression pour laisser les femmes les remplacer s’est accrue. Et la fin de l’interdiction du travail de nuit des femmes au Philippines a été accueilli avec enthousiasme par les centres d’appel.

Certaines protections spécifiques sont justifiées particulièrement pour les femmes enceintes ou qui allaitent, notamment dans le maniement de produits chimiques ( ces restrictions ne sont pas comptabilisées par la Banque Mondiale). Mais comme le conclut l’OIT, ces interdictions protectrices sont de plus en plus obsolètes. »

Annexe 2 : Bref aperçu des débats au sujet des « législations protectrices » dans le féminisme américain.

Comme l’illustre la situation actuelle, le destin des restrictions à l’emploi des femmes se décide au croisement de la mobilité de la main d’oeuvre, des besoins du capital et des politiques démographiques ou, plus généralement encore, au fil des évolutions selon les histoires nationales et les niveaux de développement, de l’articulation entre patriarcat et capitalisme.

Il est toutefois utile de rappeler qu’elles ont été aussi un temps un enjeu de débats passionnés dans le féminisme américain notamment autour de l’arrêt Muller vs Oregon de la Cour suprême. En septembre 1905, une blanchisseuse de Portland nommée Emma Gotcher porta plainte contre son patron Curt Muller, au motif qu’il la faisait travailler plus que les 10 heures par jour prévues pour les femmes par la loi de l’Oregon. Gotcher était une militante ouvrière mariée au leader du syndicat de la blanchisserie. Le tribunal jugea Muller coupable et le condamna à une amende de 10 $. Il refusa de payer et en appela à la cour suprême, son avocat mettant en avant un argument féministe : les limites sur les heures de travail des femmes constituaient une discrimination à leur égard. Mais en janvier 1908, comme le résume le site Women Working 1800-1930  de la librairie de l’université d’Harvard  : « dans son arrêt Muller contre l’État de l’Oregon, la cour statua que l’intérêt du gouvernement à protéger la valeur procréative des femmes surpassait le droit des femmes à la liberté contractuelle et soutenait qu’une loi de l’Oregon limitant le nombre d’heures travaillées par les femmes dans les usines et les laveries était légitime. Le verdict de l’affaire Muller indiquait que l’intérêt du gouvernement à protéger le bien-être social passait avant la liberté des contrats et posait ainsi les bases des protections mises en place lors du New-Deal et qui culminèrent avec le Fair Labor Standards Act de 1938. (…)Cette affaire révéla une ironie fondamentale dans le progressisme. Tandis que les protections obtenues par les progressistes étaient celles que demandaient les travailleurs, elles furent obtenues en s’appuyant sur des idéologies patriarcales. Le protectionnisme juridique soulignait les fissures qui parcouraient le mouvement de réforme. » Et, de fait, cette décision fut l’objet d’une longue controverse entre les deux principaux mouvements féministes de l’époque, la National Consumers League qui défendait l’arrêt de la cour suprême et la particularisation des femmes pour permettre l’amélioration des conditions de travail et le National Womens Party qui voulait, avant tout, privilégier l’égalité devant la loi. Le débat s’est poursuivi dans les années 20, 30 et jusqu’aux années 70 avec des syndicats américains pris pour ainsi dire entre deux feux, oscillant entre neutralité et défense de l’emploi masculin, par exemple lors de l’entrée en masse des femmes, pendant les premières et seconde guerres mondiales, dans certains secteurs où elles étaient jusqu’ici absentes.

On trouve un récit et une analyse détaillées de ces épisodes dans le livre de Susan Lehrer Origins of Protective Labor Legislation for Women, 1905-1925. Pour cet auteur ces lois de protection, « tentaient d’arbitrer la contradiction capitaliste entre le besoin de reproduire la force de travail et le désir du capital d’utiliser le travail des femmes jusqu’aux limites de l’endurance humaine et ce, sans qualification et à bas coût puisque la structure salariale pour les femmes était basée sur le principe qu’elles n’étaient pas les principales pourvoyeuses de revenus du ménage. Le capital dépendait de la famille pour l’entretien et la reproduction de la force de travail et d’un autre côté tendait à la détruire en particulier par l’exploitation des travailleuses. » Les lois de protection constituaient ainsi, selon Lehrer, un juste milieu permettant de subordonner la position des femmes sur le marché, à leur rôle dans la famille et ainsi de renforcer tout à la fois les formes de travail payés et non payés qu’elles subissaient, le tout dans un contexte de restructuration de la production et d’introduction du taylorisme qui se faisaient au détriment du travailleur qualifié « classique » et qui tendaient à rendre absolument substituables les travailleurs, hommes comme femmes. Toutefois, comme le souligne justement Reva Siegel dans une longue recension du livre, réduire ces législations protectrices à une simple émanation du capital suppose de faire l’impasse sur l’écheveau un peu plus compliqué de l’affrontement entre les différentes organisations de femmes et le rôle ambigü joué par le mouvement ouvrier organisé.

1 Ainsi l’article 26 de la loi sur la protection des droits des femmes : « Toutes les unités de production doivent, selon les caractéristiques des femmes et selon la loi, protéger la sécurité et la santé des femmes pendant le travail et ne devrait pas leur confier des taches physiques non adaptés aux femmes.

Les femmes doivent être particulièrement protégées pendant leurs règles, quand elles sont enceintes,et après l’accouchement. »

Les Lanternes rouges dans la révolte des Boxers

Illustration : une des très rares photos d’une membre des « Lanternes rouges » (reproduite dans China Unbound. Evolving Perspectives on the Chinese Past de Paul A. Cohen)

En guise d’introduction nous reproduisons ici le résumé succin de la révolte des Boxers donné par Jean Chesneaux dans Le mouvement paysan chinois 1840-1949 : 

« Le soulèvement des Boxers (1897-1900) est l’aboutissement de toutes ces tendances : hostilité des paysans au christianisme par conviction religieuse, proto-nationalisme populaire, intervention des sociétés secrètes, résistance luddite à la technologie moderne, conjonction avec la politique anti-occidentale et traditionaliste de la gentry locale.

Le point de départ du mouvement se trouve dans une société secrète paysanne le Yihetuan (« Corps de Justice et d’Équité »), organisée dans les provinces du Zhili et du Shandong, et qui était sans doute une filiale du Lotus blanc. A cette époque, la paysannerie de la Chine du Nord souffrait de graves calamités agricoles ( famines de 1896 et 1897, inondations du fleuve Jaune en 1898). Les progrès de la navigation à vapeur avaient ruiné les bateliers du Grand Canal. Les concessions obtenues par les étrangers à l’occasion du break-up, après la défaite de la Chine par le Japon, irritaient l’opinion, en particulier l’installation de l’Allemagne dans la province du Shandong, qui lui avait été reconnue comme « zone d’influence ». A son point de départ, le mouvement était à la fois anti-étranger ( des missions furent aussi attaquées) et anti-dynastique ( on invoquait le nom des Ming, dans la tradition du Lotus blanc).

La révolte avait une base religieuse : les Boxers pratiquaient les ordalies, la boxe magique, l’usage des amulettes d’invulnérabilité et des médiums ; ils se réclamaient d’un millénarisme primitif qui annonçait la venue imminente des « dix calamités ». Mais ce mouvement était surtout d’ordre politique, et s’inspirait d’un nationalisme élémentaire ; « exterminons les étrangers » (mie yang) était inscrit sur tous leurs fanions. Les aspects économiques n’étaient pas non plus négligeables : les Boxers attaquaient les voies ferrées en construction, les lignes télégraphiques en construction, etc.

Le mouvement ne possédait guère de direction centralisée, mais seulement des unités de bases ( « autels », tan) par village ou groupe de villages. Il disposait de groupes spécialisés recrutés d’une part chez les jeunes garçonnets ( qui étaient parmi les plus fanatiques) et d’autre part chez les femmes. Celles-ci étaient réunies en « lanternes vertes » et en « lanternes rouges ». L’existence de sociétés secrètes particulières aux femmes est un signe, sans doute, de la crise sociale aigüe qui secoue alors les campagnes chinoises. Les unités féminines des Boxers ne sont pas un exemple isolé. On connaît à cette époque, en Chine du Sud, des associations clandestines de femmes célibataires et voleuses. Ce fait était lié à la dislocation croissante de la famille traditionnelle, même dans les campagnes. »

Les femmes dans la rébellion boxer étaient organisées en différents groupes selon leur âge. Les Lanternes rouges (Hongdeng zhao) regroupaient les jeunes femmes entre 12 et 18 ans, vierges et aux pieds non bandés. Les Lanternes bleues (Landeng zhao) regroupaient les femmes d’âge moyen, les Lanternes noires ( Heideng zhao) les femmes âgées et les Lanternes vertes, les veuves. Un témoin de l’époque, dont les souvenirs furent recueillis dans les années 60 par des universitaires chinois du Shandong, décrit l’allure de ces Lanternes rouges : «  Toutes ces grandes filles étaient habillées de rouge de pied en cap. Leurs parures de pieds étaient rouges, leurs chaussettes étaient rouges, leurs chaussures étaient rouges, leurs pantalons étaient rouges, leurs chemises étaient rouges et elles portaient des chignons rouges. Elles portaient également des lanternes rouges et des éventails rouges. Parfois elles s’entrainaient la journée, parfois la nuit. C’étaient toutes des filles de familles pauvres. Certaines n’avaient pas de quoi s’acheter des vêtements rouges, donc elles déchiraient des franges de draps et les teignaient pour faire leurs costumes. » L’entrainement suivi semble avoir été intensif : «  Chaque jour les jeunes femmes s’entrainaient avec des sabres et éventails. Tous les dix jours, elles formaient des bandes et tournaient dans les villages, courant et brandissant leurs sabres comme une forme d’avertissement démonstratif. Elles appelaient cela « marcher dans la ville » (caicheng), c’était un procédé similaire à la « marche dans les rues » des boxers. » ( Ono Kazuko Chinese Women in a Century of Revolution)

Les sources concernant  les Lanternes rouges  étant très rares, ainsi la plupart des récits de la rébellion ne les mentionne même pas, on est en réduit en général à quelques bribes de poèmes ( « Toutes habillées de rouge, portant une petite lanterne rouge, hop avec un coup d’éventail, elles s’envolent vers le ciel ») et à une série de légendes concernant leurs « pouvoirs magiques », quoiqu’on ignore si elles ont effectivement participé aux combats. Ces légendes sont notamment résumées par Paul A. Cohen : «  Ces filles et jeunes femmes étaient capables de protéger les boxers pendant le combat. Elles pouvaient envoyer des sabres dans les airs et couper les têtes des ennemis à distance. Elles étaient aussi capables de lancer des boulons en feu et grâce à leur pouvoir magique, de défaire ainsi les vis et écrous de l’artillerie des occidentaux. Quand les lanternes rouges se tenaient droites et sans bouger, leurs âmes les quittaient et s’engageaient dans la bataille. Elles n’étaient impressionnées par aucunes armes. Les armes étrangères étaient paralysées en leur présence. Elles avaient également de formidables pouvoirs pour soigner et amener un prompt rétablissement aux combattants blessés. Une ancienne lanterne rouge de la région de Tianjin se souvenait qu’une dirigeante des lanternes rouges quand elle se mettait en transe n’avait qu’à frapper ses deux mains en direction d’une personne malade pour que celle-ci soit soignée. » ( China Unbound. Evolving Perspectives on the Chinese Past)

On évoque aussi leur capacité à voler, à contrôler les vents grâce à leurs éventails et donc à déclencher et attiser des incendies, ainsi dans cet épisode relayé par la légende : « A Tianjin, se trouvaient des bâtiments étrangers bien fortifiés que même les armées Qing désespéraient de pouvoir faire tomber un jour. Les Lanternes rouges, toutes de rouge vêtues, apparurent près de ces bâtiments, chacune portant leurs précieux éventails de la main droite et une corbeille de fleurs dans la main gauche. Les rumeurs disaient qu’avec les corbeilles de fleurs les femmes attrapaient les balles des fusils des étrangers et qu’avec le mouvement de leurs éventails elles pouvaient déclencher des incendies. Les soldats français et les japonais tremblaient dans leur petite enclave, tandis que les lanternes rouges se rassemblaient toujours plus nombreuses. « brûle, brûle » criaient-elles d’une voix tonitruante. De chaque endroit que les lanternes rouges  traversaient s’élevaient immédiatement des flammes. » ( Ono Kazuko op.cit.)

Sur cette gravure qui représente le siège de la cathédrale de Pékin, la Lanterne rouge située à gauche ( elle tient une lanterne à la main) a jeté une corde magique entre les deux camps pour protéger les combattants chinois pris entre deux-feux.

Ces « pouvoirs magiques » attribués aux Lanternes rouges reflétait la puissance des sentiments millénaristes qui animaient les Boxers : « Du point de vue des Boxers, la lutte dans laquelle ils étaient engagés à l’été 1900, ne pouvait pas se comprendre comme un conflit militaire au sens conventionnel du terme. Beaucoup plus fondamentalement, cette lutte était conçue comme la compétition pour déterminer qui auraient les pouvoirs magiques – et par extension, quel Dieu ou dieux- les plus puissants. » (Paul A. Cohen) Or, paradoxalement, si l’on prêtait donc beaucoup de ces pouvoirs aux Lanternes rouges, les boxers avaient tendance dans le même temps à expliquer leurs échecs militaires par la perturbation « polluante » induite par la présence de femmes, alors qu’à l’image des Taipings, ils appliquaient une ségrégation stricte des sexes. Plusieurs défaites cuisantes furent notamment expliquées par l’apparition, sous diverses formes, de femmes nues sur les murailles de villes assiégées. En conséquence, les boxers interdirent, sous peine de mort, aux femmes de Tianjin de sortir de chez elles pendant toute la durée des combats, afin qu’elles ne risquent pas de les priver de leurs pouvoirs magiques.

Comme le rappelle Emily M. Ahern dans son article « The Power and Pollution of Chinese Women » : « Dans la société chinoise, les femmes étaient regardés à la fois comme rituellement impures et dangereusement puissantes et on leur interdisait d’exercer certaines activités du fait du tort qu’elles pourraient causer aux autres. » Ainsi, on considérait généralement que la présence d’une femme « polluée » ( c’est à dire ayant ses règles ou ayant accouchée depuis moins d’un mois) empêchait de rentrer en contact avec les dieux, voire risquait de provoquer leur courroux et de nombreux rituels étaient observés pour conjurer les effets éventuels de cette « pollution » sur la maisonnée. Dans le même temps, Ahern souligne bien que toute ce discours sur la « pollution » était indissociable d’un système de parenté centré sur le lignage masculin où la femme était tout à la fois un acteur central et une intrus. Les craintes des Boxers reflétaient donc les angoisses courantes de la société traditionnelle de l’époque. Précisons que si les lanternes rouges étaient composées majoritairement de jeunes filles pauvres et étaient dirigées par une ancienne prostituée, Lotus jaune, de son vrai nom Lin Heier,  qu’on disait dotée d’un pouvoir de guérison exceptionnel, il n’y a rien qui semble indiquer qu’elles se soient d’une manière ou d’une autre révoltées contre l’ordre confucéen.

Néanmoins, quand, après un long oubli, les Lanternes rouges furent remises à l’honneur pendant la révolution culturelle par la femme de Mao, Jian Qing ( ainsi que plus anecdotiquement par le groupe de radicaux américains d’origine asiatique I Wor Kuen au début des années 70) elles furent présentées comme des modèles de combattantes rebelles, anti-impérialistes ( voir l’illustration ci jointe), refusant d’être subordonnées aux hommes.

Contre le harcèlement sexuel chez Foxconn et ailleurs

Le 23 janvier dernier, une ouvrière anonyme de Foxconn , le sous-traitant taïwanais d’Apple, a publié sur le site de défense des droits des travailleuses « Jianjiaobuluo », un article dénonçant le harcèlement sexuel dans son usine et l’inactivité de la compagnie face à ce problème. Nous publions ici une traduction de son texte à partir de la version en anglais parue sur le site Supchina.

« Je suis une ouvrière de Foxconn et je demande la mise en place d’un système pour lutter contre le harcèlement sexuel

« Jolies fesses ! »

« J’étais en train de travailler quand un collègue masculin m’a dit ça en passant. Je me suis retourné et lui ait envoyé un regard furieux, mais ça n’a servi qu’à provoquer une explosion de rires chez ceux qui m’entouraient.

Je suis une travailleuse à la chaine lambda de Foxconn, et ce genre de scène n’est pas seulement courante là où je travaille, mais aussi pour beaucoup de mes collègues femmes.

Dire bien fort des blagues salaces, ridiculiser les collègues femmes à propos de leur look ou de leur allure, utiliser l’excuse de « donner des instructions » pour les toucher.. dans les usines, ce type de culture de harcèlement sexuel est dominant ( le harcèlement sexuel des femmes non mariées est particulièrement important), et beaucoup de monde s’y est habitué. Si une femme harcelée sexuellement proteste, elle sera très probablement accusée d’ « être trop sensible » ou de « manquer d’humour ».

Le fait que l’administration n’ait mis en place aucun dispositif à ce sujet est une raison majeure de cette prédominance du harcèlement sexuel dans les usines.

Un jour, un collègue masculin m’a délibérément touché : je lui ait dit que c’était du harcèlement sexuel et il m’a répondu, en me provoquant et en me touchant à nouveau, « oui je t’ai harcelé, mais qu’est ce que tu peux faire contre moi ? »

Je ne savais pas quoi lui rétorquer puisqu’il était clair pour moi que si je me plaignais, l’affaire ne serait pas correctement traitée.

En parler au chef d’équipe ? Si vous avez la chance d’avoir un chef responsable, au mieux il va évaluer la situation et dire quelques mots pour réprimander le harceleur. Ce sera tout. Rien ne changera dans l’environnement de travail, et la victime sera peut-être ridiculisée par ses collègues qui lui reprocheront de « faire beaucoup de bruit pour rien ».

Néanmoins dans la plupart des cas, le chef d’équipe ou de ligne ne prendra pas la plainte au sérieux. Pire, il y aussi ces chefs qui abusent de leur pouvoir pour harceler ou agresser sexuellement les travailleuses sous leur direction.

Travaillant dans un tel environnement, je me sens terriblement mal. Je ne suis pas seulement en colère contre ceux qui me harcèlent, mais je me sens aussi impuissante car je ne peux pas riposter de façon effective.

Bien sûr, ce n’est pas comme si je ne savais pas comment résister. Je réprimande les collègues masculins quand ils m’enlacent et me pelotent et je réponds à ceux qui font des blagues salaces à mes dépends. Mais est-ce comme ça que je peux résoudre le problème fondamental ? Certainement pas. Il faut que je prenne sur moi toutes les insultes et la pression tandis que mes harceleurs ne subissent aucune conséquence. Ils pensent même peut-être que leur comportement n’a rien de répréhensible.

Mais alors, quand est-il des ouvrières qui ne protestent pas ? Certaines ont honte, certaines ont peur qu’on leur fasse des reproches et certaines pensent que rien ne changera si elles s’expriment, et donc au bout du compte, elles choisissent d’endurer en silence. Ont elles commis quelque chose de mal ? Qui peut les accuser d’être si faibles qu’elles méritent d’être harcelées ? Ce dont nous avons besoin, ce n’est pas que chacune soit assez « dur à cuire » pour supporter le harcèlement mais des mécanismes appropriés pour nous soutenir.

C’est seulement après avoir demandé à quelques camarades autour de moi que je me suis aperçu que tout le monde rencontre les mêmes problèmes. Je pense que nous devrions faire quelque chose pour changer le statu-quo.

Plus tard, nous avons vu sur internet que Luo Qianqian, une ancienne étudiante de l’université Beihang, a accusé son professeur harcèlement sexuel. Sur le compte publique Wechat de Feminist Voices, nous avons vu que la féministe Zhang Leilei et d’autres activistes avaient proposé d’établir des systèmes de prévention du harcèlement sexuel dans différentes universités. En voyant de plus en plus de gens se dresser contre le harcèlement sexuel des femmes et s’opposer à ce système injuste et intenable, nous nous sommes senties encouragées et plus résolues à agir.

Nous faisons donc ces suggestions à Foxconn ;

1 Placer des slogans anti-harcèlement dans des endroits bien visibles du campus et de l’usine

2 Donner des cours de prévention du harcèlement à chaque manager.

3 Rajouter des éléments contre le harcèlement dans toutes les formations initiales des nouveaux employés

4 Mettre en place un canal spécial pour recevoir les plaintes concernant le harcèlement, incluant une adresse postale, un e-mail, un numéro de téléphone, etc. Chaque nouvel employé devra être informé de son existence.

5 Désigner un département spécifiquement responsable du traitement des plaintes pour harcèlement, et indiquer un point de contact direct avec celui-ci. (…)

Nous savons que nous ne pourrons pas éliminer les inégalités de genre en un jour, et nous savons que ces suggestions sont loin d’être suffisantes pour éliminer le harcèlement sexuel. Mais ce n’est qu’un début. Rien ne changera si nous n’agissons pas.

Notre prochaine étape sera d’envoyer cette série de suggestion à la direction de l’usine, et d’autres initiatives suivront.

Nous espérons que d’autres travailleurs nous rejoindront et nous soutiendront. Au-delà des ouvrières, nous accueillons aussi des ouvriers. Nous avons quelques ouvriers avec nous qui défendent l’égalité de genre et protestent contre le harcèlement sexuel. Nous appelons à ce que les hommes fassent plus attention à la situation de leurs camarades femmes. S’opposer aux inégalité de pouvoir et établir un environnement de travail amical et bienveillant est bénéfique à tous.

Après tout, nous venons ici pour travailler, pas pour nous faire exploiter ou harceler ( sic ! NDT) »

Ce texte (qui certes ne satisfera certainement pas les consommateurs de radicalité !) est presque unique dans son genre puisque les témoignages directs des ouvrières chinoises sur le harcèlement sexuel au travail sont très rares. Pourtant depuis le début des années 2000, ce sont des initiatives relativement isolées de ce type qui ont permis de faire progresser la législation. Ainsi, c’est à cause d’affaires individuelles médiatisées du fait de l’acharnement des plaignantes que le pouvoir s’est décidé à inscrire l’interdiction du harcèlement dans la loi en 2005, puis a reconnu la responsabilité de l’employeur dans sa prévention et sa suppression en 2012. Ces affaires impliquaient en général des cadres ou des professeurs d’université alors que le harcèlement est visiblement massif dans les usines. Ainsi selon une enquête menée auprès de 134 ouvrières de Guangzhou par le Sunflower Women Workers Centre en 2013 ( traduit en anglais par le China Labor Bulletin) : « 70% des ouvrières interrogées avaient à un moment ou un autre de leur vie professionnelle fait face à des formes de harcèlement (…) Le problème est si sérieux que 15% des ouvrières affirmaient avoir dû quitter un emploi du fait du harcèlement. Ces femmes étaient incapables de faire face à ce harcèlement et sentaient qu’elles n’avaient d’autres options que démissionner, même si cela pouvait signifier perdre leur mois de salaire. La majorité des ouvrières essayent de se débrouiller seules face au harcèlement. Certaines s’y soumettent simplement sans protester, certaines trouvent un moyen de riposter et d’autres quittent simplement leur emploi. Aucune des ouvrières interrogées n’a cherché à demander l’aide du syndicat ou de la fédération des femmes. »

Comme le notait déjà Tang Can dans un article de 1993 sur le sujet ( une version différente existe en français) : « La fréquence du harcèlement sexuel a brusquement augmentée à la suite des bouleversements des rapports sociaux en Chine, puisque le pouvoir personnel des dirigeants et administrateurs d’entreprise s’est accru et que les avantages personnels des employés est devenu de plus en plus dépendant de telles relations de pouvoir. » De plus, dans des structures géantes comme Foxconn ( où la part des hommes dans le personnel est toutefois passée de 59 à 64 % entre 2009 et 2012), qui ont bâti leur succès sur l’exploitation des jeunes migrantes et migrants, la pression croissante mise par les donneurs d’ordre comme Apple tend de surcroît considérablement les rapports dans l’entreprise et entre employés.

Si le harcèlement sexuel n’est pas plus courant ou moins réprimé en Chine que dans les pays occidentaux, on pourrait dire qu’il intervient en bout de chaîne de toute une série de développements cruciaux dans l’essor du pays. Dans Made in China. Woman Factory Workers in a Global Workplace, Pun Ngai rappelle ainsi : « Le travail peu cher et les prix bas des terrains ne sont pas les seules raisons expliquant l’implantation du capital transnational en Chine. Des femmes chinoises éduquées, consciencieuses qui sont prêtes à travailler d’arrache-pied pendant 12 heures chaque jour, qui sont adaptées à la production globale à flux tendu et qui sont de potentielles consommatrices des produits globaux sont autant d’autres facteurs expliquant cette implantation. » Si cette figure de la jeune chinoise docile et laborieuse a été battue en brèche par les nombreuses luttes de ces dernières années, il n’en reste pas moins qu’une grande partie de ces travailleuses migrantes sont d’autant plus vulnérables qu’elles sont prises entre le marteau de l’exploitation au service des multinationales et l’enclume du pouvoir et de la famille traditionnelle. Comme le résume Pun Ngai : «La famille patriarcale chinoise, quoi qu’ayant rapidement changée depuis l’ère des réformes, contraint toujours sérieusement la vie des femmes rurales, spécialement en termes d’éducation, de partage des tâches domestiques, de travail salarié et de timing de mariage. La majorité des travailleuses migrantes, dont la plupart sont jeunes et célibataires, doivent toujours lutter pour prendre leurs propres décisions concernant le travail et le mariage (…)  Une courte période de travail salarié fait partie du cycle de vie pré-marital de la plupart des filles des villages. Quitter ensuite ce travail pour se marier et retourner à la vie à la campagne constitue toujours un trait commun pour beaucoup de jeunes travailleuse migrantes, quoique ce sort commun ne soit pas toujours accepté sans résistance. » Si on rajoute à cela le bouleversement des représentations genrées qui ont caractérisées « le post-socialisme » en Chine, le harcèlement sexuel n’apparaît plus, là comme ailleurs, comme un phénomène plus ou moins isolé mais comme le résultat de tout un système d’exploitation et de domination qui s’est spécifiquement construit contre les ouvrières chinoises.

Quelques « 8 mars » dans l’histoire des femmes en Chine

Si la journée internationale des femmes (JIF) a connu un certain regain de popularité militante en Occident, dans les pays «socialistes » ou anciennement socialistes où elle était massivement célébrée depuis des décennies, elle tend à se « trivialiser » sérieusement. Ainsi en Chine, plusieurs articles déplorent que cette journée soit devenue, ces dernières années, un alibi pour de nombreuses initiatives plus ou moins douteuses, voire sexistes. 2018 ne semble pas avoir fait exception pour ce qui est de l’opportunisme consumériste, le quotidien en Anglais du Parti Communiste Global Times se contentant, quant à lui, de célébrer l’apport du travail des femmes au PIB chinois ainsi qu’une nouvelle génération d’entrepreneur(e)s. Les censeurs n’ont, par contre, pas manqué d’à-propos, puisque c’est le jour qu’ils ont choisi pour suspendre les compte Weibo des féministes (@feministvoices) qui était suivi par plus de 180 000 internautes (voir le communiqué sur leur page Facebook).

Au-delà de ces récentes péripéties, le 8 mars constitue un jalon utile pour retracer l’histoire de quelques évolutions majeures du rapport entre le parti puis le pouvoir « communiste » et les luttes des femmes…

Le 8 mars 1924

Louise Edwards dans son article « International Women’s Day in China: Feminism Meets Militarised Nationalism and Competing Political Party Programs. » rappelle que la première célébration de la JIF a eu lieue à Canton en 1924, où elle était organisée de façon concertée par le Kuomintang et le Parti Communiste, à l’instigation de la chef du département des femmes du parti nationaliste He Xiangning, à qui l’idée aurait été suggérée par Tanya Borodin la femme du représentant du Komintern en Chine qui chaperonnait les deux partis. Si le slogan officiel de la réunion faisait la synthèse ( « Libérons la Chine du semi-colonialisme, à bas les impérialistes étrangers ! Libérons les femmes de l’oppression capitaliste! »), selon Edwards de nombreux sujets, i-compris ceux chers aux non -socialistes, furent abordés tels que l’abolition de la prostitution, du concubinage et du mariage des enfants mais aussi l’égalité des salaires et dans l’accès à l’éducation. Ces débuts de la JIF signalent l’importance des revendications féministes dans le programme et l’activité du jeune parti communiste mais aussi du parti nationaliste Kuomintang. Christina Kelly Gilmartin dans son livre Engedering the Chinese Revolution décrit cette période comme « l’age d’or » de l’influence des thèmes et thèses féministes chez les révolutionnaires chinois : « La révolution chinoise de la moitié des années 20, a, de toutes les révolutions chinoises du XXème siècle, représenté l’effort le plus important de changement des rapports de genre et pour en finir avec la subordination des femmes (…) Les objectifs féministes ont pris une importance inhabituelle dans la propagande de masse et le programme de mobilisation sociale du parti communiste naissant car sa fondation coïncidait avec une période de fermentation politique et sociale extraordinaire en Chine, symbolisée notamment par le développement du mouvement féministe. » Les événements organisés les 8 mars 1925 et 1926 virent apparaître des slogans et revendications plus radicaux encore, demandant la fin du système de mariages arrangés et l’autorisation du divorce. Si les premières festivités avaient réunis plus de trois mille personnes, on compta plus de dix mille participants en 1926 et vingt cinq mille en 1927. De plus , la presse militante des deux partis couvrait très largement l’événement, inaugurant une « tradition » de foisonnement de publications sur la situation des femmes à cette période de l’année en Chine.

Christina K. Gilmartin dans son article Gender, Political Culture and Women’s mobilization in The Chinese nationalist Revolution1 remarque également, qu’à l’époque, la figure de Rosa Luxembourg est omniprésente tant dans la presse que dans les commémorations du 8 mars, ce qui témoigne d’un internationalisme vibrant (Luxembourg devint même à l’époque un symbole de la lutte violente, invoquée quand les conflits sociaux se durcissaient), mais aussi de l’occultation du rôle d’une figure révolutionnaire chinoise, tout aussi héroïque et tragique, Qiu Jin, qui tombait dans un oubli relatif du fait de vieilles rancunes partidaires au sein du camp nationaliste.

Les deux 8 mars des années 1930

La rupture du front uni Kuomintang /Parti communiste en 1927 va marquer bien évidemment un tournant majeur et notamment pour la place que prendront désormais les luttes pour les droits des femmes, comme le note Gilmartin : « Après 1927, le soutien aux revendications féministes s’estompa car aucun parti ne voulait ré-éditer l’assaut lancé contre le contrôle patriarcal des femmes lancé dans les années 20. » ( Engedering the Chinese Revolution) Ce reflux se refléta dans des célébrations du 8 mars désormais distinctes mais témoignant chacune d’une plus grande cooptation politique et nationaliste de la cause féministe.

Du côté du Kuomintang, devenu parti-État après une répression sanglante durant laquelle des atrocités spécifiques visèrent les femmes soupçonnées d’être membres du PCC, la JIF continua d’être célébrée mais de plus en plus selon des mots d’ordre (« Défendons la race chinoise ») et un décorum fascisant. Cette journée internationale servant désormais à promouvoir la mystique féminine du « nouveau mouvement pour la vie » initié par Tchang Kaï-chek, que plusieurs auteurs ont rapproché, et spécifiquement pour ce qui rapporte aux femmes, de la propagande nazie en Allemagne1. Ce tournant réactionnaire et néo-confucianiste, qu’accompagnent pourtant plusieurs réformes législatives étonnement progressistes sur le droit à l’héritage ou au divorce, se reflètera d’ailleurs ensuite longtemps dans la politique et la vie sociale taïwanaise.

Du côté du Parti Communiste, la JIF devint un moyen de reconstituer le parti en remobilisant les femmes, cette fois-ci sous l’égide du modèle de la travailleuse soviétique. Suite à la condamnation, lors du congrès du PCC tenu à Moscou en juin 1928, du « féminisme bourgeois » et des associations de femmes indépendantes et du fait aussi du repli dans les campagnes, la propagande tendait en effet à mettre beaucoup plus l’accent sur l’implication des femmes dans la production et donc leur émancipation par le travail que sur d’autres revendications remettant en cause la famille et l’ordre social traditionnels. Ainsi la JIF dans le soviet du Jianxi des années 30 venait pour ainsi dire « couronner » et célébrer tout un travail d’encadrement d’une femme nouvelle incarnant l’État en gestation dans tous les aspects de sa vie2. Louise Edwards souligne néanmoins que « si la JIF était cooptée par le parti pour faciliter sa reconstruction, les cadres féminins du parti surent s’en servir pour maintenir vivantes les revendications des femmes. » Avec l’invasion japonaise et le second front uni entre le Kuomintang et le PCC, les célébrations du 8 mars continueront selon ces modalités différentes dans les deux camps, le Kuomintang mettant l’accent sur la nécessité suprême de sauver « la race-nation », les cérémonies étant présidées par la première dame, Soong May-ling, présentée comme la mère de la nation, le PCC insistant quant à lui sur la nécessité pour les femmes de participer à l’effort productif afin de soulager les troupes.

Le 8 mars 1942

C’est dans cette période de mobilisation générale et de ferveur nationaliste pourtant peu propice à l’expression de revendications féministes, que la communiste Ting Ling choisit, à l’occasion du 8 mars 1942, de prendre la plume pour critiquer le comportement vis à vis des femmes au sein du PCC. Ecrites dans un style très éloigné de la vulgate marxiste-léniniste classique, ces Réflexions sur le 8 Mars, pointent tout d’abord le caractère stéréotypée de la manifestation et des discours qui y sont tenus, surtout si ils sont mis en rapport avec les contradictions insolubles auxquelles sont confrontées les femmes dans un parti communiste qui veut à la fois qu’elles s’engagent et qu’elles perpétuent la famille traditionnelle. Ainsi, si les femmes non mariés sont moquées et soupçonnées de mœurs légères, on reproche souvent à celles qui sont mariées de délaisser le foyer pour s’occuper de politique alors même que l’« arriération politique » est devenu l’argument commode de beaucoup de cadres pour divorcer d’avec leurs femmes devenues âgées. Ting Ling en appelle donc à « ne pas séparer théorie et pratique » et à une plus grande solidarité féminine mais elle conclut de façon prémonitoire dans un postscriptum : « Je sens que certaines choses que j’ai dite, si elles l’avaient été par un leader devant un large public, auraient été approuvées. Mais quand elles sont écrites par une femme, elles ont plus de chances d’être démolies. »

Et effectivement, la réponse ne se fit pas attendre comme le retrace Kay Ann Johnson dans Women, the Family and Peasant Revolution in China : « Après la publication de l’article des hauts membres du parti, notamment Ts’ai Ch’ang la seule femme membre du comité central et la directrice du département des femmes depuis 1938, critiquèrent sévèrement Ting Ling pour avoir adopté une perspective féministe. Pour eux, Ting Ling et ceux qui étaient d’accord avec elle, avaient forgés leurs convictions dans la société centrée autour de l’homme de la Chine ancienne. Ces convictions étaient désormais « dépassées », « nuisibles à l’unité » et inutiles dans le Yenan contrôlé par les communistes puisque « la plus complète égalité entre les sexes y avait été établie. » Ting Ling fut suspendue de ses responsabilités politiques pour deux ans. Comme les leaders du parti avaient décidé de mettre de côté les questions de réforme de la famille et de l’inégalité politique et sociale entre hommes et femmes, la dissidence d’autres défenseurs des droits des femmes fut considérée comme suffisamment menaçante pour que le Parti décide d’une réponse ferme. Un an plus tard une directive du comité central sur le travail auprès des femmes refléta cette nouvelle politique. Dans un discours le 8 mars 1943, accueillant avec enthousiasme cette nouvelle directive, Ts’ai Ch’ang continua l’attaque contre les cadres féminins d’accords avec Ting Ling. Elle les qualifia d’intellectuels coupés des masses, qui exprimaient un « féminisme unilatéral » et « poursuivent un travail auprès des femmes tendant à s’autonomiser par rapport au parti. » 

Christina Kelley Gilmartin note a ce sujet : « Cette réponse révélait de façon pénétrante non seulement le fossé qui s’était ouvert entre la pratique et la rhétorique communiste sur les questions concernant les femmes mais encore l’aliénation croissante entre les communistes et le mouvement féministe indépendant. De fait, à partir des années 20, les communistes en étaient venus de plus en plus à considérer le féminisme et celles qui le défendaient comme des fourriers de l’hégémonie occidentale. » ( Engedering The Chinese Revolution p216). Méfiance qui s’épanouira après la victoire de 1949, malgré un court interlude conquérant.

Le 8 mars 1951

A partir de la prise de pouvoir et jusqu’à aujourd’hui, l’organisation de la JIF fut entièrement confiée à la Fédération Nationale des Femmes de Chine (FNFC) qui venait d’être crée. Celle-ci connut une sorte d’age d’or dans les débuts du régime, où elle put mener de nombreuses campagnes de sensibilisation et accompagner la mise en place de la loi sur le mariage de 1950. Le défilé organisé par la section de Shanghai de la fédération, le 8 mars 1851, racontée par Whang Zheng dans son livre Finding Women in the State. A Socialist Feminist Revolution in the People’s Republic of China, 1949–1964 illustre l’enthousiasme de l’époque : « En 1951, le comité municipal de Shanghai demanda à la fédération locale des femmes de mobiliser ces dernières sur les divers causes du moment : la campagne patriotique contre l’intervention impérialiste américaine en Corée, l’élimination des contre-révolutionnaires, la hausse de la production et l’amélioration des finances publiques. Une directive municipale appela à un rassemblement de masse le 8 mars contre le ré-armement du Japon par les USA, rassemblement auquel la fédération des femmes parvint à faire venir plus de 300 000 femmes dont 250 000 « femmes au foyer ». Les rapports internes révèlent que beaucoup de femmes se joignirent spontanément au défilé. (…) Les autorités pensaient que 5000 femmes se présenteraient et non des dizaines de millier. Parmi celles-ci, il y avait des éléments aux parcours compliqués comme des prostitués ou des serveuses, qui créèrent la sensation parmi les spectateurs. Quoiqu’il ait été décidé de ne pas demander aux femmes âgés de participer, il y avait de nombreuses sexagénaires, septuagénaires et octogénaires dans le défilé. Certaines femmes défilèrent avec leurs enfants. (…) Quoique le thème du défilé ait été le patriotisme et l’anti-impérialisme, les rapports soulignent de façon significative son effet sur le sentiment de force des femmes. « Les participantes au défilé ont toutes ressenties que les femmes ont désormais du pouvoir et un statut. Mêmes les hommes disent que les femmes sont devenues puissantes. »(…) Il est clair que le défilé avait une connotation de genre que tout autant les hommes que les femmes percevaient. Si le PCC comptait utiliser les femmes pour démontrer le soutien populaire à sa politique, les femmes saisirent aussi rapidement l’occasion donnée par le nouveau pouvoir pour franchir les barrières de genre et de classe. Défilant dans l’espace public, les femmes au foyer et les femmes des divers groupes subalternes exprimaient symboliquement leur position légitime dans le nouvel ordre politique. Un défilé patriotique soigneusement préparé par le PCC fut donc ré-approprié par les femmes de divers backgrounds sociaux pour produire un sens politique important pour elles. »

Cette embellie ne dura toutefois pas, les déboires qui accompagnèrent l’application de la loi sur le mariage et le repli prudent sur ces thèmes opérés par le parti après 1953, firent que le vent tourna rapidement pour la FNFC. Craignant d’être catalogués comme « droitiers » ses dirigeants abandonnent leurs précédentes velléités en 19573 et dès lors, il ne fut plus question que de vanter la mise au travail des ouvrières et paysannes chinoises au service de l’accumulation socialiste. Ainsi lors du « Grand Bond en Avant », la presse des organisations féminines célébrait sans relâche les exploits productifs de diverses « brigades du 8 mars » composées uniquement de femmes.

Le féminisme « traditionnel » ne faisait bien sûr pas bon ménage avec le productivisme et l’autarcie, comme le résume Louise Edwards dans son article « Chinese feminism in a transnational frame. Between internationalism and xenophobia »4 : « Dans ce processus, le féminisme fut caractérisé comme un concept étranger, coupé de la réalité chinoise. On nia la longue histoire des rapports des femmes chinoises avec le mouvement féministe global, ses théories, pratiques et institutions, qui furent occultées et oubliées. La République populaire avança une nouvelle conception des femmes comme actrices politiques dans laquelle après avoir été les victimes passives de l’oppression féodale avant 1949, elles devenaient les bénéficiaires reconnaissantes des politiques éclairées du PCC après la libération (…) Le récit donné par le PCC présente les femmes chinoises comme différentes des autres femmes de par le monde- niant de fait le principe de la communauté d’intérêts défendu par les mouvements féministes transnationaux. Pour les femmes dans la république populaire le féminisme était inapproprié car étranger et inutile car l’égalité avec les hommes avait été instaurée. » Le roll-back s’aggravera avec la révolution culturelle, puisque la fédération nationale des femmes de Chine disparaîtra corps et bien jusqu’aux années 70.

Le 8 mars : « funü’s dead end ?

Au début du récit évoquant sa jeunesse « Call me « Qingnian » but not « funü ». A maoist Youth in retrospect »5 la chercheuse et féministe Whang Zheng se souvient que quelques jours avant le 8 mars 1978, ses camarades de dortoir et elle avaient reçus des tickets pour une séance de cinéma organisée pour l’occasion. «  Tenant le ticket dans sa main, Qiao, la plus jeune d’entre nous protesta «  Yuck ! Voilà maintenant qu’ils nous comptent comme femmes (funü) ? C’est affreux ! » Sa vive réaction nous amusa. Mais nous étions toutes d’accords sur le fait que nous n’aimions pas être catégorisées comme femmes. Pour nous, le terme contemporain pour femme, funü, évoquait l’image d’une femme mariée entourée de plats et poêles à frire, cousant, tricotant et se promenant dans le voisinage pour cancaner. Son monde était rempli de choses tellement triviales et son esprit était nécessairement étroit et arriéré. Nous n’étions certainement pas des femmes. Nous étions des jeunes ( qingnian) ou si vous préférez des jeunes femmes. » Il semblerait que le problème n’ait pas tellement changé puisqu’un article récent sur le déclin des commémorations du 8 mars en Chine, l’attribue notamment à sa dénomination, funüjie, que les jeunes associent toujours à la femme d’âge mûr mariée.

Ce terme funü semble avoir une signification plus profonde quant à l’histoire du rapport entre le PCC et les femmes, que Tani E. Barlow a étudié dans plusieurs textes6 Selon elle, funü peut s’interpréter comme signifiant « le sujet femme dans le discours maoïste ». Cette notion connut un « revival » concomitant à celui de la fédération des femmes à l’orée des réformes : « À la fin des années 70 et au début des années 80, le Parti Communiste Chinois a cherché à restaurer sa structure de contrôle antérieure à la révolution culturelle. Institutionnellement, cela signifiait revitaliser des organisations de masse telle que Fulian, la fédération des femmes. Les autorités assignèrent à celle-ci la mission de « protéger résolument les intérêts des masses qu’elle représente » tout en réduisant tacitement son champ d’action à ce que le comité central comprenait comme constituant « la femme ». Le travail de Fulian en d’autres termes, était de représenter funü.(…) Comme émanation du gouvernement, Fulian suivait l’appel du comité central à rétablir funü, un vieux sujet idéologique, comme l’agent de la modernisation post-maoiste. » (Politics and protocols) Toutefois les nouvelles conditions créées par la libéralisation ne facilitait pas la mise en œuvre des vieilles recettes  : « La privatisation des relations domestiques, la renonciation à la justice sociale, l’approbation tacite des croyances rétrogrades sur l’infériorité intellectuelle des femmes et la collusion avec ceux qui voulaient tenir les femmes à l’écart de la politique ( une tentative crument masculiniste de forcer les femmes à retourner la servitude domestique non payée, ce qu’on appelé « le retour à la cuisine »), tout cela constituait des effets de la réforme qui pouvaient potentiellement démoraliser les femmes puisque cela verrouillait l’accès à l’État même pour la réparation des torts les plus simples. » (ibid)

Des campagnes contre les excès de la politique de l’enfant unique et pour la défense des droits des femmes et des enfants furent toutefois menées et plus généralement une attention nouvelle fut portée par le pouvoir et les médias à des problèmes liés aux réformes et affectant plus spécifiquement les femmes, qu’il s’agisse du divorce ( en hausse avec la nouvelle mobilité entre ville et campagne) des conditions de travail (le fin du « bol de fer » signifiait aussi la fin de l’égalité salariale homme-femme qui était appliquée dans les grands groupes d’État) ou des violences sexistes. La fédération parvint à parachever son rétablissement lorsqu’elle obtint que le secrétaire général du comité central du PCC, Jiang Zemin lut publiquement le 8 mars 1990, un discours rédigé par des cadres de la FNFC intitulé « Le parti et la société toute entière doivent établir la théorie marxiste des femmes »7. Cette « théorie marxiste des femmes » défendant bien évidemment la rôle dirigeant du PCC et de la FNFC semble surtout avoir servie à cette dernière à s’imposer comme interlocutrice incontournable et seule représentante des femmes dans l’appareil d’État. Au vu de son site, elle ne semble d’ailleurs plus n’être désormais qu’une chambre d’écho de la propagande du Parti communiste, organisant un gala tous les 8 mars.

Ce monopole n’a pourtant cessé d’être battu en brèche, tout d’abord par des chercheuses qui dès les années 80 ont déconstruit le dispositif idéologique funü, puis par diverses associations féministes autonomes ( voir le très bon résumé critique donné par Whang Zheng dans son article « Le militantisme féministe dans la Chine contemporaine », paru dans Travail, genre et sociétés en 2010) et enfin dernièrement par une nouvelle génération d’activistes qui, en essayant de se ré-approprier le 8 mars, se sont attirées les foudres de l’État.

1Publié dans le recueil Engedering China. Women, Culture and the State

1 Voir Norma Diamond Women under Kuomintang Rule. Variations on the Feminine Mystique. p13 et suivantes

2 Voir l’article de Tani Barlow Theorising Women (…) dans le recueil Body, Subject and Power and China p270 et 283

3Voir à ce sujet Wang Zheng Dilemnas of Inside Agitators : Chinese State Feminists in 1957

4Paru dans le recueil Women’s Movements in Asia. Feminism and transnational activism

5 Publié dans le recueil Some of Us . Chinese women growing Up in the Mao era

6Nous nous appuyons ici sur deux de ses articles Politics and Protocols of Funü :(Un)making the National Woman paru dans le recueil Engendering China et Theorizing Woman : Funü, Guojia, Jiaiting paru dans le recueil Body, subject and Power in China

7Sur ce sujet voir l’article de Wang Zheng « Maoism, Feminism and the UN Conference on Women »

«Doit-on partager les femmes ou les rationner ? »

Nous publions une traduction ( depuis la version anglaise parue sur le site Chuang) de l’article de Zheng Churan alias Datu ( Lapin géant), l’une des « feminist five » qui intervenait salutairement dans les (délirants) débats concernant le problème du déficit de femmes en Chine.

L’économiste chinois Xie Zuoshi a annoncé récemment que le nombre d’hommes célibataires dans le pays allait bientôt atteindre les 30 millions. Lire la suite « «Doit-on partager les femmes ou les rationner ? » »

Quand l’autoritarisme patriarcal chinois tombe le masque

L’élimination de la limite de deux mandats, instaurée par Deng Xiaoping dans les années 80, pour la présidence et la vice-présidence qui va bientôt être adoptée par le Congrès National du Peuple chinois, devrait permettre à Xi Jinping de rester indéfiniment au pouvoir. Cette modification reflète probablement une certaine inquiétude du Parti Communiste quant au maintien de la stabilité. En effet la restructuration économique et les réforme promises quand Xi a pris le contrôle du parti en 2012 n’ont été que parcellaires ou ont eu des résultats décevants. La hausse de l’endettement qu’il s’agisse de celui des régions, des banques, des entreprises privées et d’État préoccupent tout autant les institutions financières internationales que les leaders chinois. De plus la jeune génération est notoirement moins impressionnée par l’appareil de répression, comme en témoignent les difficultés des censeurs a suivre le rythme des critiques émises sur les réseaux sociaux. Difficultés illustrées par certaines mesures prises ces derniers jours comme l’interdiction temporaire de la lettre « n » et des images de Winnie l’ourson, associé en Chine à Xi Jinping.

Sur ce sujet, nous souhaitons signaler des interventions récentes de la chercheuse Leta Hong Fincher. Auteur du livre Leftover women : The Resurgence of Gender inequality in China dans lequel un chapitre est consacré aux activistes féministes, elle publiera en septembre prochain Betraying Big Brother : The Feminist Awakening in China. Dans son article Xi Jinping authoritarian rise has been powered by sexism publié hier 1er mars dans le Washington Post, elle rappelle « Qu’il est impossible de comprendre la longévité du parti communiste chinois sans reconnaître le fondement patriarcal de son autoritarisme. En bref, l’homme fort de la Chine, comme d’autres autocrates de par le monde, considère l’autoritarisme patriarcal comme essentiel à la survie du PCC. » Elle décrit notamment toute la propagande orchestrée autour de la personnalité du leader, surnommé XI Dada, à la fois père et mari idéal de la nation et dont la célébration de « l’hypermasculinité » a même du être freinée un peu par les autorités. Plus généralement, Leta Hong Fincher constate que face à l’épuisement de la dynamique économique, du vieillissement de la population et de la crise démographique la propagande a remis au goût du jour certains antiennes du confucianisme telle que la notion selon laquelle la famille patriarcale traditionnelle est la base d’un gouvernement stable : « Le parti communiste perpétue de façon agressive les normes traditionnelles de genre et réduit les femmes à leurs rôles d’instruments reproductifs au service de l’État, d’épouses dévouées, de mères au foyer et ce afin de réduire les risques de troubles sociaux et de donner naissance à une nouvelle génération de travailleurs qualifiés. Le parti mène aussi une campagne de répression sans précédent contre les activistes féministes car la direction, entièrement masculine, du parti semble penser que l’ensemble de l’appareil de sécurité et l’État menaceraient de s’écrouler si on en venait à mettre en cause l’asservissement des femmes. »

Dans une interview donnée quelques jours auparavant au magazine en ligne The beijinger elle revenait plus longuement sur l’importance prise par la répression du petit mouvement féministe chinois : « Je pense que ce conflit entre un activisme féministe ascendant et la détermination de la part du gouvernement chinois à éradiquer le mouvement féministe va se développer et jouer un rôle très important dans les années à venir. (…) La raison pour laquelle le gouvernement chinois réprime le mouvement féministe n’est pas seulement parce qu’il représenterait un activisme politique organisé mais aussi parce que le pouvoir veut pousser ces femmes éduquées à se marier et à faire des enfants. C’est le même objectif, la même dynamique que je décrivais dans mon premier livre. Dans celui-ci je décrivais la campagne de propagande qui stigmatisait ces femmes, les qualifiant d’inutiles, cherchant à les forcer par la peur à se marier. Maintenant ils ont une politique officielle de deux enfants par famille, il s’agit désormais d’une politique nataliste, explicitement assumée comme telle. Le gouvernement vise particulièrement les femmes urbaines et éduquées pour qu’elles se marient et enfantent au plus tôt. Pour l’instant je ne vois aucun signe montrant que cela fonctionne, donc il risque d’y avoir un conflit majeur entre le gouvernement et les femmes éduquées en particulier. Avec tous les problèmes démographiques que rencontre la Chine, où la population vieillit, où le taux de natalité baisse et ou la population active se réduit, il n’est pas surprenant que le pouvoir mette une grosse pression sur les femmes pour qu’elles fassent des bébés mais cette pression ne donne pas les résultats escomptés. »

Leta Hong Fincher revenait également sur ce point dans l’article China Dropped Its One-Child Policy.So Why Aren’t Chinese Women Having More Babies? paru dans le New York Times le 20 février. Citant les derniers chiffres de la natalité qui indiquaient une baisse du nombre de premières naissances de 3,5% en 2017, elle constatait l’échec de la propagande visant les gao suzhi ou « femmes de haute qualité ». Elle soulignait que, par contre, la même campagne cherchait à dissuader les naissances chez les femmes non mariés et les minorités ethniques, indiquant par là la mise en place d’une véritable politique eugéniste. La présidence désormais perpétuelle de Xi Jinping, augure donc d’évolutions tout aussi inquiétantes dans ce domaine…

Féminisme et utopie chez trois figures de la « Réforme des cent jours » de 1898 (3) : Tan Sitong

Figure la plus radicale et la plus tragique de la « Réforme des cent jours », Tan Sitong est né dans le Hunan en 1865. Après de longues études et de nombreux voyages dans toute la Chine, il se rapproche de Kang Youwei et de ses idées et participe activement aux débuts de la « réforme » dans sa région d’origine. Celle-ci prit rapidement un tour qui finit par inquiéter les vieilles élites, jusque là plutôt bienveillantes. Lire la suite « Féminisme et utopie chez trois figures de la « Réforme des cent jours » de 1898 (3) : Tan Sitong »

Action directe, mobilisation sociale et rejet du défaitisme. Le mouvement des « femmes-sandwich » contre le harcèlement sexuel

Texte de Zheng Churan ( Da Tu) paru sur la page Facebook « Free Chinese Feminists » le 18 janvier dernier.

Depuis 2012, mes amis activistes féministes et moi avons été impliquées dans de nombreuses campagnes prônant un changement de politique et une éducation publique sur des thèmes comme le combat contre les violences sexuelles et les discriminations au travail et la défense les droits des femmes et des enfants à accéder à l’éducation et à l’espace public. De 2012 à 2014, ces activités ont été largement couvertes par les principaux médias. Grace à cette couverture médiatique et à la pression de nos actions en justice , les services gouvernementaux n’ont eu d’autres choix que de commencer à améliorer certaines politiques publiques. Lire la suite « Action directe, mobilisation sociale et rejet du défaitisme. Le mouvement des « femmes-sandwich » contre le harcèlement sexuel »

Féminisme et utopie chez trois figures de la « Réforme des cent jours » de 1898 (2) : Kang Youwei

Illustration : Xu Beihong Kang Youwei et sa famille 1917

Kang Youwei, l’harmonie universelle et l’abolition de la famille

Si Kang Youwei a été le principal initiateur puis animateur de la « réforme des cent jours », au travers notamment du Manifeste à l’Empereur adressé par les candidats au doctorat ( Traduit en Français en 2016, voir aussi la très éclairante interview du traducteur sur le site de la librairie Guillaume Budé), on ne peut résumer sa trajectoire et sa pensée à ce court épisode. Lire la suite « Féminisme et utopie chez trois figures de la « Réforme des cent jours » de 1898 (2) : Kang Youwei »

Féminisme et utopie chez trois figures de la « Réforme des cent jours » de 1898 (1) : Liang Qichao

La période qui court de l’écrasement définitif de la révolte des Taiping en 1864, jusqu’à la guerre sino-japonaise de 1895 peut être décrite comme une série d’humiliations diplomatiques et militaires pour l’empire et de famines (notamment en 1876-1879) et de révoltes écrasées par le pouvoir pour la population. Les éditrices du volume The Birth of Chinese Feminism en résume une des conséquences« Le sentiment d’accumulation de crises atteint alors un climax. Lire la suite « Féminisme et utopie chez trois figures de la « Réforme des cent jours » de 1898 (1) : Liang Qichao »

Genre et technologie dans la Chine impériale

Technology and Gender. Fabrics of Power in Late Imperial China. De Francesca Bray University of California Press 1997 420 pages

Ce livre déjà relativement ancien, et d’ailleurs remanié il y a quelques années par son auteur, constitue selon nous un jalon important dans la recherche contemporaine sur l’histoire des femmes en Chine, mais aussi, au-delà, dans la réflexion sur l’interaction entre développement technique et rapports sociaux. Lire la suite « Genre et technologie dans la Chine impériale »

Guerre autour du genre et stabilité sociale dans la Chine de Xi Jinping : Interview d’une amie des « Feminist Five »

Nous publions ici la traduction de la première partie de l’interview ( la seconde porte sur les conditions plus spécifiques des arrestations et des procédures engagées) un peu ancienne (mars 2015) mais plus éclairante que bien d’autres, publiée sur le site Chuang en chinois et en anglais. 

Présentation par Chuang : Plusieurs amis et associés des cinq féministes arrêtées le 7 mars se cachent toujours, mais l’une d’entre elles a bien voulu nous rencontrer pour une interview le 16 mars. Elle pense que le mieux qu’on puisse faire pour aider les prisonniers et leur cause est d’attirer l’attention sur leur situation en Chine et ailleurs. Leur arrestation a été largement relayée par la presse internationale et les autorités américaines et européennes ont fait des déclarations officielles à ce sujet, mais jusqu’ici peu d’analyses ont été proposées, donc cette interview se penche plus particulièrement sur des questions telles que : « en quoi cette affaire est exceptionnelle ? » « pourquoi ces individus furent-ils visés ? » « pourquoi dans le cours de l’offensive du régime de Xi contre la société civile, le féminisme semble-t-il plus particulièrement visé ? »

Chuang : Tu dis que chaque année durant les deux sessions ( il s’agit des sessions du Congrès National du Peuple et de la Conférence consultative politique du peuple ), des personnes sont arrêtées, mais tu ne t’attendais pas à ce que cela leur arrive à elles. Parce que l’action qu’elles avaient prévue d’organiser ( des distributions de tracts dans les transports en commun contre le harcèlement) ne semblait pas très menaçante ?

Anonyme : Je pense en effet que ce n’est même pas lié à l’action en tant que telle. Chaque année durant les deux sessions… c’est comme si le gouvernement cherchait à exprimer sa volonté en arrêtant des gens. Cela ne vise pas particulièrement une action faite à ce moment là, mais une combinaison d’autres actions faites à d’autres moments qui attirent l’attention et laissent penser aux autorités qu’ils faut interpeller ces gens. Mais ces cinq personnes font à la base du travail sur l’égalité de genre. A côté de certaines autres choses – par exemple Wang Man s’intéresse à la pauvreté et Wei Tingting s’intéresse à la bisexualité.. Mais ce qu’elles défendent principalement c’est l’égalité de genre. En Chine, « l’égalité homme-femme » est une priorité politique nationale. Tout le long, elles ont qualifié leur travail de « popularisation de la loi » «  Notre pays a cette lois, voyez les détails ici, n’importe qui peut utiliser cette loi pour se protéger.. » Elles n’ont jamais dit qu’elles allaient s’opposer à une loi ou une autre ou quelque chose d’équivalent. Et leurs actions ont toujours été plutôt modérées. Elles organisent rarement des actions. Ce qu’elles font le plus souvent c’est organiser des ateliers de formation pour les femmes, les groupes LGBT, etc. Ou, elles vont dans la rue pour faire des performances artistiques. Que des choses plutôt inoffensives. Il est donc difficile de croire que ce sont elles qui ont été arrêtées. J’ai toujours pensé que ceux qui sont actifs autour des questions relatives au HIV seraient arrêtées avant les activistes pour l’égalité de genre.

C : Une des explications c’est que ce serait lié à la pétition féministe qui demandait l’annulation du gala du festival de printemps à la télévision ( CCTV- campagne menée sur internet par les féministes contre une émission sexiste de la télévision officielle et qui a rencontré un grand écho ). Qu’en penses tu ?

An : Il y a clairement un rapport, mais pas aussi important que certains l’imaginent. Je me suis déjà dit que des activistes pour l’égalité de genre serait arrêtés durant la gouvernance de XI Jinping. Car en 2013, quand Xi venait juste d’arriver au pouvoir, j’ étais à Guangzhou avec certaines de celles qui ont été récemment arrêtées et nous voulions organiser un atelier de formation pour des étudiants, qui aurait aussi porté sur l’égalité de genre. C’est l’atlier le plus difficile que j’ai jamais eu à organiser. Nous avions prévu de le tenir dans un hôtel. Il y avait une trentaine de personnes et à peine avons nous essayé de rentrer qu’on nous a fichu à la porte. Nous avons essayé trois autres hôtels. Personne ne voulait nous laisser rentrer….Et c’était très semblable à la situation actuelle : tous les étudiants du Guangdong ont reçu un appel de leur fudaoyuan ( littéralement « conseiller politique », tuteur nommé par la faculté pour surveiller les étudiants et leur donner des conseils personnels et politiques) leur disant de ne pas participer au séminaire, et cinq ou six ont effectivement décidé de ne pas participer mais l’école a néanmoins continué à les harceler après. Et pendant ce temps la Gubao ( la police secrète) nous a tourné autour toute la journée… Donc déjà à cette époque, il m’est apparu que l’arrivée de Xi au pouvoir pourrait être un désastre pour l’égalité de genre.

G : A l’époque, j’avais questionné quelqu’un à ce sujet, elle m’avait dit qu’elle pensait que les autorités ne visaient pas particulièrement les luttes pour l’égalité de genre mais que cela faisait partie d’une répression plus générale de la société civile. Tu n’es pas d’accord ?

An : Depuis de nombreuses années, l’ONG qui avait organisé cet atelier, organisait plus de 10 séminaires et ateliers par an, et c’est celui-là que les autorités ont choisi d’interdire. Les activités liées aux LGBT ont été aussi visées, particulièrement à Pékin. L’année dernière autour du 4 juin ( jour anniversaire du massacre de Tiananmen ), au moins 20 événements liés au mouvement LGBT ont dû être annulés… Mêmes les projections étaient interdites.

G: Ces événements étaient tous organisés par les mêmes personnes ?

An : Non ( elle donne la liste de différents groupes) ; désormais dans les milieux des ONG, les gens disent «  Ah tu travailles sur les questions LGBT, c’est une question politique sensible ( sous-entendu tu prends des risques » Ça fait peur…

G: Donc tu penses que la répression de l’administration Xi contre la société civile vise particulièrement les activités LGBT et féministes ?

An : Oui. Depuis qu’il est arrivé au pouvoir, Xi n’a pas cessé de mettre l’accent sur les « valeurs traditionnelles chinoises ». Ainsi on peut voir sa femme Peng Liyuan, qui était une artiste ayant eu beaucoup de succès, apparaître comme une mère de foyer modèle dans les médias. C’est la même chose pour le Gala du festival de Printemps sur CCTV qui valorisait constamment la famille et encore la famille.

C: J’ai entendu dire que juste après être arrivé au pouvoir, Xi a donné un discours où il faisait l’apologie de la féminité traditionnelle ou quelque chose comme ça.. (…) Quels en étaient les grandes lignes ?

An : Basiquement,que nous devions soutenir la culture chinoise traditionnelle, que les femmes devaient exercer leur travail naturel à la maison, amener leur valeur ajouté.

C : C’est quoi le « travail naturel » d’une femme ?

An : le travail domestique bien sûr ! (rires)

C : il a utilisé ce terme ?

An : oui !

C : C’est intéressant, parce que cela lie immédiatement le genre au travail. Une des analyses de la résurgence du patriarcat ces dernières années, des efforts renouvelés pour renvoyer les femmes à la maison, relie ce phénomène à la crise capitaliste : le capital ne plus absorber autant de travail qu’avant via le salariat donc il essaie de se débarrasser de la « population excédentaire » en renvoyant les gens vers des formes de travail non salarié, comme le travail domestique. Tu penses que cela vaut pour la Chine ?

An : Je ne suis pas sûr… Je pense qu’on ne peut pas analyser ce phénomène sans mentionner la « crise des garçons » dont tout le monde parle ces dernières années. Ils pensent que la progression des femmes à l’école, dans le travail, etc.. constitue une « crise » pour les garçons.

C : Car ils pensent que si les femmes veulent poursuivre leur propre carrière plutôt que de se marier, cela sera plus difficile pour les hommes de se trouver une épouse ?

An : C’est un des aspects. Ils pensent aussi tout simplement que ce n’est pas normal pour une femme de mieux réussir qu’un homme. Par exemple, pour les examens d’entrée à l’université : désormais les filles représentent 51% des entrants à l’université, les filles représentent 51%. Dès la minute où la ligne des 50% a été franchie, beaucoup d’administrations de l’éducation ont commencé à dire non. Cela veut dire que notre système éducatif a un problème. Nous sommes trop gentils avec les filles.. Et pendant ce temps dans la Conférence consultative politique du peuple chinois il n’y a jusqu’à aujourd’hui pas une seule femme. Dans le congrès national du peuple, les femmes ne représentent que 20% des membres. Et pourtant ils commencent à dire qu’il y a trop de femmes en politique.

C: Qui dit cela ?

AN : il suffit de regarder les infos. Beaucoup de membres de la conférence consultative ont publiquement dit que c’était un problème. De même, en 2013 ou 2014, un membre du CPPCC, surnommé Luo, a dit que les femmes ne devraient pas faire d’études supérieures. Et il est lui même professeur d’université ! C’est terrifiant.

C : Quel était son argument ?

An : Il pense que si les femmes font des études, les hommes ne voudront plus d’elles. Qu’elles ne pourront pas se marier.

C: Cela ressemble plus aux propos d’un patriarche à l’ancienne qu’à ceux d’un professeur ou d’un politicien.

An : En Chine tout le monde s’inquiète que des filles ne se marient pas. Tout le monde est inquiet de savoir si les hommes vont pouvoir trouver des épouses. Peu importe de savoir si les femmes veulent se marier ou non.

C : Donc ça n’a rien à voir avec des facteurs économiques ? Y-a-t-il la question de la concurrence que les femmes pourrait faire aux hommes sur le marché du travail ? C’est un sujet sur lequel les femmes dans d’autres pays sont souvent attaquées.

An : Je pense qu’il y a une différence. Tout d’abord, la Chine n’a jamais découragé les femmes de travailler en dehors de la maison, car le gouvernement ne permet jamais qu’on gâche de la force de travail. La Chine essaie de maintenir une croissance économique rapide, elle a besoin de toute la force de travail disponible, donc elle ne dit jamais aux femmes qu’elle ne doivent pas travailler hors du foyer.

C : Donc on leur dit de travailler à la fois dans et en dehors du foyer.

An : oui et que leurs salaires seront plus bas que ceux des hommes.

C: Pourquoi les officiels se préoccupent ils de cela ?

An : Hé bien.. Si le statut de la femme se hisse au dessus de celui de l’homme, où les hommes pourront ils évacuer leur aigreur ? Quand, en dehors du foyer, un homme vit un stress important, il a besoin de pouvoir se soulager, sinon il va commencer à penser «  je veux la réforme politique, je veux la révolution, je veux renverser le gouvernement, etc ( rires) Si ce n’est pas le cas, alors il a besoin d’un autre débouché. Et pour l’instant le débouché c’est de confier tout le travail domestique à la femme. Et si vous vous fâchez, vous pouvez exercer une violence domestique. Si vous battez votre femme, pas de problème, personne ne vous punira…C’est un moyen de maintenir la stabilité sociale. (…) Il est plus difficile aux femmes d’organiser une émeute. Si vous voulez éviter les émeutes, contentez vous de rediriger le stress des hommes vers les femmes. C’est un moyen facile pour un État de maintenir un semblant de stabilité.

Quelques jalons de l’histoire des législations sur le viol en Chine (suite)

La chute de l’Empire et la République de Chine

Jacques Gernet écrit dans le troisième tome du Monde Chinois : « L’ancien régime s’effondre sans que le groupe hétéroclite des révolutionnaires républicains y ait véritablement contribué, sinon comme force d’appoint relativement négligeable. La « révolution » de 1911 n’est pas, comme on l’a prétendu afin de l’insérer dans le schéma d’une évolution historique dont le modèle a été fourni par l’Europe ou par la théorie marxiste des cinq stades de l’humanité (…) une révolution « bourgeoise » mais un simple intermède dans la décomposition du pouvoir politique en Chine. » Lire la suite « Quelques jalons de l’histoire des législations sur le viol en Chine (suite) »

Quelques jalons de l’histoire des législations sur le viol en Chine

«  Le viol est entré dans la loi par la porte de derrière, comme un forme de crime contre la propriété d’un homme commis par un autre homme. La femme étant vue, bien évidemment, comme une propriété. » Susan Brownmiller Against our Will. Men, Women and Rape

Suivre l’évolution des lois réprimant (quoiqu’en Chine comme partout ailleurs jusqu’à la fin du XX ème, le terme « encadrer » semble plus juste) le viol permet d’éclairer certains aspects spécifiques du « système patriarcal » chinois et de ses évolutions. Nous donnons ici quelques jalons. Lire la suite « Quelques jalons de l’histoire des législations sur le viol en Chine »

«Les barbares aux longs pieds » du « Royaume céleste de la grande Paix »  Les femmes dans la rébellion Taiping

Le grand soulèvement millénariste dit des « Taiping » qui secoua la Chine de 1850 à 1863 et dont la répression fit, selon certaines estimations, près de 20 millions de morts, a constitué un jalon non négligeable dans l’histoire des luttes d’émancipation des femmes en Chine. Nous donnons ici un aperçu de quelques uns de ces aspects.

Les Hakka

Le mouvement naquit dans un village du Guangxi à l’instigation de Hong Xiuquan qui affirma avoir eu la révélation en rêve qu’il était le frère cadet de Jesus et qu’il devait libérer la Chine de l’oppression mandchoue et occidentale. Hong, ainsi que la plupart des dirigeants et plus généralement des participants à l’insurrection, était un Hakka, des chinois Han arrivés dans sud suite à diverses migrations successives depuis le Henan, le Shandong et le Hubei. Ces « migrants » avaient du finalement s’installer sur des terres montagneuses et peu fertiles. De ce fait les hommes furent obligés d’aller chercher du travail à l’extérieur, laissant les femmes cultiver la terre. Comme le décrit Ono Kazuko dans Chinese Woman in a Century of Revolution : «  Dans ces familles ne possédant presque rien, les hommes n’avaient aucune raison de dominer les femmes, et, de même, les femmes n’avaient aucune raison de dépendre des hommes. Les femmes Hakka n’avaient pas non plus les pieds bandés, le symbole de la « femme cultivé ». Avec leurs pieds nus, elles consacraient leurs journées au dur labeur agricole, parfois avec les hommes, parfois à leur place quand ces derniers partaient chercher du travail loin de leurs villages. » Ces femmes étaient notamment connues pour leurs chansons d’amour, parfois dialoguées entre hommes et femmes, qui pouvaient durer plus d’une heure et dont Kazuko dit : « Le grand nombre chansons passionnées des Hakka suggèrent que les relations entre les hommes et les femmes qui travaillaient dans les collines étaient extrêmement naturelles et ouvertes. Ayant atteint un statut égal aux hommes par leur participation au travail, les femmes Hakka n’étaient pas contraintes par les normes confucéennes traditionnelles et pouvaient résolument exprimer leur amour. »

Au-delà de l’insurrection Taiping, les Hakka ont joué un rôle majeur dans toute l’histoire moderne de la Chine comme le rappelle Mary S. Erbaugh dans son article « The Secret History of the Hakkas:The Chinese Revolution as a Hakka Enterprise » : « La révolution socialiste s’est bien accordée avec la tradition Hakka de contestation militante, si bien que 3% de la population du continent a eu trois plus de probabilité que les autres Han de parvenir à de hauts postes de direction. Six des neuf bases de guérilla « soviétiques »  se trouvaient dans des territoires Hakka, la route de la longue marche passait de villages Hakka en villages Hakka. En 1984, la moitié des membres du comité permanent du politburo étaient des Hakka et la République Populaire et Singapour avaient tous deux des leaders Hakka, Deng Xiaoping et Lee Kwan Yew qui furent rejoint par un autre Hakka, Lee-Teng-Hui qui prit la tête de Taiwan en 1988.(…) La solidarité Hakka souligne comment un sous-groupe ethnique peut prendre une grande importance si l’opportunité historique se présente. Au début du XX ème siècle, la pauvreté Hakka faisait de la réforme agraire un objectif pour lequel il valait la peine de se battre et ce, au moment précis où les activistes socialistes avaient désespérément besoin des forces traditionnelles Hakka : la mobilité, l’habileté militaire, des femmes fortes et un langage commun (le Hakka) utile stratégiquement. » Erbaugh fait bien sûr le parallèle, toutes proportions gardées, avec le rôle joué par les juifs dans les mouvements révolutionnaires d’Europe centrale et de Russie.

Le statut des femmes Hakka constituait bien sûr un facteur important : « Les femmes Hakka s’adaptèrent à leurs difficiles conditions d’existence grâce à leur force physique et leur indépendance. A l’exception de quelques membres des classes supérieures, elles n’avaient jamais bandé leurs pieds. Les femmes gardaient traditionnellement des réserves importantes d’argent tirées de leur dot, allaitaient elles-mêmes leurs enfants et travaillaient à l’extérieur pour gagner de l’argent. (…) La tradition Hakka encourageait fortement la monogamie et décourageait la vente des filles, le recours aux concubines et la prostitution. La pauvreté forçait souvent les hommes a partir au loin, les femmes labouraient donc souvent leur champ et géraient l’argent du ménage. L’indépendance des femmes favorisait également une relative liberté dans les rapports entre les sexes comme l’illustre les chants d’amour. » (Erbaugh) Nous allons voir que ces traditions Hakka n’ont pas manqué de se refléter dans la pratique des Taiping.

La révolution Taiping

L’idéologie millénariste qui animait le soulèvement était un mélange pour le moins détonnant d’influences protestantes et de conceptions traditionnelles chinoises (« le terme de Grande Paix, Tai-ping, évoque un vieux thème politico-religieux chinois, un rêve très ancien » J. Chesneaux) mais aussi d’utopies paysannes, de nationalisme anti-mandchou et de velléités modernisatrices, ce qui ne manqua pas de dérouter les contemporains et même un observateur aussi perspicace que Marx. Après la prise de Nankin en 1853, les Taiping entreprirent en tout cas de mettre en œuvre une partie de leur programme « communiste », notamment concernant la libération des femmes.

Augustus F. Lindley qui fut un témoin direct, raconte dans son livre Ti Ping Tien Kwoh : The History of the Ti-ping Revolution : « Durant mes rapports avec les Taiping, si il y a un aspect de leur système et de leur organisation qui m’est apparu le plus admirable, c’est bien la façon dont ils ont amélioré la position des femmes, dont le statut s’est élevé ainsi d’un régime asiatique dégradant à celui d’une nation civilisée. » Il note notamment que les Taiping interdirent le bandage des pieds et que « tous les enfants nés depuis la rébellion avaient des pieds normaux ». Les rebelles n’hésitaient d’ailleurs pas à arracher le bandage aux pieds des femmes dans les villes et régions nouvellement conquises. La prostitution et le recours aux concubines étaient également interdits et l’égalité entre hommes et femmes était proclamée et plus ou moins appliquée dans la répartition des terres, la division du travail et l’éducation.

Femmes au combat…

Dès le début du soulèvement, la présence des femmes au combat fut importante et ne passa pas inaperçu comme le relate Ono Kazuko qui cite la description donnée par un partisan de l’empire : « Parmi ces bandits, il y a des femmes soldats, toutes sont des proches des rois Taiping. Venant de minorités misérables telle les Yao et les Zhuang, elles ont grandi dans les caves et se promènent pieds nus et avec des turbans sur la tête. Elles peuvent escalader des falaises abruptes avec aisance et leur courage surpasse celui des hommes. Sur le champ de bataille elles portent des armes et se battent en première ligne. Les troupes gouvernementales ont été défaites par de telles adversaires dans les récentes batailles. » Kazuko poursuit la description : « Puisqu’elles étaient si actives elles préféraient porter des pantalons plutôt que des jupes. Leur apparence singulière – de grands pieds, des turbans rouges sur la tête et des pantalons- amenait probablement les personnes « civilisées » de l’empire chinois à les regarder comme une race inférieure largement étrangère aux Han chinois, une race situé entre le singe et l’homme sur l’échelle de l’évolution. Mais c’est précisément ces femmes qui se battaient encore plus courageusement que les hommes. Les Taiping virent ainsi émerger plusieurs femmes générales. » Les autorités ne s’y trompèrent pas qui prônaient une répression impitoyable contre ces femmes combattantes, tel cet espion Qing envoyant son rapport depuis Nankin «  Dès que nous aurons repris la ville, tous les femmes du Guangxi devront être exécutées. Nous ne devrons montrer aucune pitié et aucune indulgence envers elles. Car elles ont été aussi courageuses et féroces que les soldats hommes qui ont défendu la ville. » Les unités de femmes furent toutefois peu à peu de plus en plus affectées aux grands travaux, du fait notamment qu’elles devaient intégrer dans leurs rangs de nombreuses femmes aux pieds bandés, souvent inaptes au combat.

…et puritanisme

La particularité de l’armée Taiping c’est en effet qu’elle fut dés le départ organisée sur une séparation stricte des sexes. Comme l’explique Franz Michael dans The Taiping Rebellion. History and Documents : « En plus d’organiser leurs partisans selon les règles militaires, les leaders Taiping séparèrent les hommes et les femmes en différentes unités. Les femmes étaient organisées dans le même type d’unité, sous les ordres de leurs propres officiers qui avaient les mêmes titres que leurs homologues masculins. Les unités pour hommes et les unités pour femmes se trouvaient dans des camps séparés et aucun contact n’étaient permis. La mise en place de cette séparation entre les sexes était d’une importance évidente pour maintenir la discipline dans une force mobile. Cette mesure fut toutefois établie sur la base de la doctrine religieuse. Les hommes et les femmes étaient des frères et sœurs, les relations sexuels constituaient un péché et la chasteté était un commandement de Dieu. Même les couples mariés n’avaient pas le droit d’avoir des relations sexuelles. Ceux qui désobéissaient étaient décapités. »

Cette interdiction fut étendue pendant un temps aux villes tenues par l’insurrection, où hommes et femmes devaient vivre dans des communautés séparées et où même les couples mariés n’avaient pas le droit de vivre ensemble ou d’avoir des relations sexuelles. Un système de contrôle très strict fut mis en place comme le retrace Lindley : « Chaque femme du royaume Taiping devait soit être mariée, membre d’une famille ou être logée dans une des institutions pour les femmes sans protection qui existaient dans les principales villes et étaient supervisées par des administrateurs spécialisés ; les femmes seules n’étaient pas autorisées sur le territoire autrement. Cette loi visait à prévenir la prostitution, qui était punie de mort, et a été remarquablement efficace puisque le phénomène avait totalement disparu des villes contrôlées par les Taiping. » Dans son article Taiping Pipe Dreams: Women’s Roles in the Taiping Rebellion, Adrienne Johnson rapporte que « les Taiping n’étaient pas à peine arrivés dans une ville qu’ils construisaient ce type de refuges pour jeunes femmes. Ces maisons étaient réservées uniquement aux femmes et ce principe était maintenu avec la plus grande sévérité. Les hommes étaient avertis de ne pas pénétrer dans ces maisons par de nombreux panneaux comme celui-ci qui disait «  Cet endroit pour les jeunes filles est sacré ; quiconque à l’audace de franchir ce seuil avec de mauvaises intentions sera décapité. » L’obsession de la monogamie et plus encore de la chasteté ne s’appliquait toutefois pas aux hauts dirigeants puisque Hong Xiuquan disposait quant à lui d’un harem de 36 femmes et que des épouses étaient régulièrement offertes aux combattants les plus valeureux. Cette ségrégation prit en tout cas fin dans les villes en mars 1855, quand protestations et désertions indiquèrent aux dirigeants Taiping les limites de ce puritanisme qui fit probablement beaucoup pour le succès militaire initial mais aussi le déclin ultérieur du soulèvement.

 

Les féministes contre le harcèlement sexuel en Chine (3)

Nous continuons la publication de traductions de textes féministes chinoises au sujet du harcèlement sexuel. Ce texte, toujours tiré du site Chuang, est précédé ici d’une présentation par un des animateurs du site :  

« Nous avons décidé de traduire ce texte du chinois pour plusieurs raisons. Depuis que les « cinq féministes » ont été incarcérées pendant 37 jours au début de 2015, le harcèlement sexuel dans les transports publics est devenu un enjeu central pour les féministes et d’autres activistes en Chine. Comme cela a été raconté dans l’article de Peng X « Nous devrions tous être féministes ? La répression, la récupération et les nouveaux métros réservés aux femmes en Chine », l’année dernière les féministes du Guangdong ont levé des fonds et conçu des affiches pour attirer l’attention sur ce problème, mais toutes leurs propositions furent rejetées par les autorités des transports publics. Les activistes ont répondu en portant elles-mêmes les affiches dans une campagne intitulée #jesuisuneaffichequimarche, campagne qui leur a valu la visite de la police et même l’expulsion de leur logement. Dans le même temps, l’État a tacitement essayé d’apaiser les préoccupations montantes concernant ce problème que reflétait l’activisme féministe, en introduisant des « wagons prioritaires pour les femmes » dans deux villes et des bus réservés aux femmes dans une autre- quoique les médias aient expliqué que cela s’adressait en priorité aux femmes enceintes et aux mères de famille. Comme le soulignait sardoniquement une féministe « leur principale préoccupation ce n’est pas nous mais nos enfants, ceux que nous portons dans notre ventre, ou que nous aurons dans le futur. »

Les féministes ont répondu aux nouveaux wagons de deux manières différentes qui reflètent une division entre celles qui défendent une extension de l’État de droit et celles qui se concentrent sur la défense de l’action directe comme moyen de « construire une société en accord avec les objectifs de libération des femmes »- comme le résume le texte traduit ci dessus. Une des « cinq féministes » a écrit une critique des wagons réservés aux femmes pour Tootopia, une plate-forme gauchiste populaire qui s’adresse prioritairement aux étudiants. Elle y écrit que cette politique montre que l’État se préoccupe du droit des femmes, mais que cette préoccupation devrait se porter sur l’amélioration des lois et des mesures de maintien de l’ordre, notamment un plus grand usage des caméras de surveillance. Au contraire, l’article qui suit (publié sur une autre plate-forme appelée Jianjiao, qui s’adresse aux travailleuses migrantes) avance que cette politique semble au mieux exprimer des préoccupations non pour les femmes mais pour leurs enfants, et au pire vise à renforcer les rôles traditionnels de genre tandis que l’État, de l’ autre côté, harcèle chez elles les féministes.

Cet article est nouvel exemple de cette approche plus critique et radicale du féminisme en Chine aujourd’hui. Non seulement il appelle à l’action directe comme moyen d’intervention sociale et il fournit des suggestions spécifiques pour l’auto-défense des femmes (recommandant le Wing Chun –un art martial chinois traditionnel, originaire du Sud de la Chine, destiné au combat rapproché, incluant des techniques à mains nues et le maniement d’armes- comme particulièrement approprié à cet effet).

Il fournit aussi un aperçu de la vision du monde de beaucoup de jeunes de gauche, citant le jeune Mao Zedong en même temps que les YPJ de Rojava. Cet article est aussi un bon exemple des façons dont la gauche contemporaine en Chine opère sous l’hégémonie d’un maoïsme latent (quoique relativement défini). Dans ce climat politique, les termes et anecdotes de l’ère révolutionnaire servent toujours de « lingua franca » parmi les activistes à travers tout le spectre politique. Dans ce cas précis, le style de l’original imite beaucoup d’aspects des écrits de l’ère socialiste ce qui rend la traduction difficile.        Peng X

Étudiez le coup de pied dans les xxxxxx et utilisez le pour vous défendre contre le harcèlement sexuel !

Il y a quelques jours, je suis tombé par hasard sur un article de journal intitulé « Une jeune femme voyageant dans le métro attaquée par surprise par un pervers (Selang en chinois), poste un selfie prouvant que sa tenue était décente. (Voir les illustrations et vidéos de l’article d’origine sur le site de Chuang). Après avoir été agressées ainsi, les victimes doivent elles poster des selfies attestant de leur pudeur ?

Cela revient au même que de dire que les ouvriers exploités par leur patron devraient méticuleusement rendre compte de leurs heures et de leur expérience au travail, pour prouver qu’ils s’adaptent pleinement aux exigences de l’esclavage salarié capitaliste. Cela montrerait qu’ils travaillent effectivement comme de bons esclaves mais que leur propriétaire particulier est juste plus détestable que le négrier habituel et qu’ils n’ont donc d’autre choix que de défendre leurs maigres droits.

Quelle blague ridicule ! Corsetées dans un environnement social qui présuppose le consentement tacite, toutes les victimes de harcèlement sexuel vont automatiquement mettre en cause leur propre absence de pudeur. Mais même si la victime peut se prouver « pure », il y aura toujours des gens pour dire : « Elle ne fait ça que pour attirer l’attention. »

Des gens comme cela ont dévoilé chez moi une violence bien enfouit que j’ignorais moi-même ! Et il y a tant de ces salopards ! Juste ce qu’il faut pour s’entraîner à la boxe !

La meilleure méthode pour faire face aux hommes qui harcèlent les femmes ainsi c’est Certainement, de les battre jusqu’à la lisière de la mort !

Dans la vraie vie néanmoins, beaucoup de femmes manquent d’expérience en terme de combat. De plus, les hommes qui les harcèlent ont l’avantage en termes de constitution et de force physique. Sans compétence dans le domaine du combat, toute tentative de résister à la force par la force ne pourra se faire qu’à notre détriment.

Mais le développement de toute chose est dialectique. Xu Laofeng, un des scénaristes de film de Yip Man The Grandmaster, a dit une fois que durant les compétitions d’arts martiaux de l’ère pré-moderne, les maîtres de boxe avaient peur de voir les femmes participer à la compétition. C’était parce qu’ayant un désavantage physique, les femmes chercheraient des méthodes pour attraper par surprise leur adversaire, cherchant à tuer avec le moindre geste.

Soeurs, si vous croisez un selang, votre rage doit être inébranlable. Mais souvenez-vous : quand vous les frappez, ne visez pas le visage. Ce n’est pas pour leur permettre de sauver la face, mais plutôt car frapper au visage ne confère qu’un avantage psychologique, sans faire beaucoup de mal.

Dans l’image ci dessus, dès que cette femme est attaquée, elle engage bravement une contre-attaque. Mais elle commet aussi l’erreur la plus courante des personnes prises dans un combat : elle utilise le chapeau du selang pour le gifler. Non seulement ça ne lui fait aucun mal, mais elle laisse passer l’occasion de l’attaquer par surprise, ce qui permet au harceleur de préparer sa réponse.

Quand on se confronte à ces gens, la première règle c’est d’être aussi vif que l’éclair. Vous devez rapidement, implacablement et avec précision vous concentrer sur ces objectifs : les yeux ! Le nez ! La gorge ! Les parties génitales ! Quand tout échoue même piétiner le gros orteil de votre agresseur vous donnera l’avantage.

Pour un exemple,, regardez cette vidéo sud-coréenne sur l’auto-défense face au harcèlement. Peu importe que vous ne puissiez pas lire les sous-titres, le principe est simplement de prendre avantage du moment où le selang sera pris au dépourvu, attaquer l’entrejambe, frapper le nez et la gorge et saisir ensuite l’opportunité de fuir.

Bien sûr, en réalité le selang peut avoir une expérience en matière d’auto-défense. Dans ces situations, à part l’attaque des cibles vitales, nous devons avoir une technique supérieure, empêcher l’assaillant de garder son centre de gravité et protéger nos propres points faibles. (…)

Vu que les selang commettent le plus souvent leur agression dans les transports publics nous recommandons à nos sœurs d’étudier l’art élégant du Wing Chun et la vitesse et souplesse qu’il permet.

Dans les transports publics, l’espace est relativement restreint et le selang prend avantage de la foule pour couvrir leurs crimes. Dans un tel environnement, les avantages du corps masculin sont amoindris. Quand une lutte se déclenche, il devient difficile de jouer des coudes ou de balancer un grand coup, alors que c’est souvent le premier recours des hommes. L’attaque selon les méthodes du Wing Chun produit d’excellents résultats dans un tel espace bondé.

Pourquoi entraîner son corps ? Le corps est le moyen de la révolution !

Pour se défendre contre le harcèlement sexuel, prôner seulement que les femmes fasse de l’entrainement physique n’est pas une solution réaliste. Dans le même temps comme l’a dit le président Mao : « Civilisez votre esprit, mais rendez sauvage votre corps ! »

A ses débuts, le président Mao se baignait dans les eaux glacées et voyageait à pied à travers le Hunan. D’un côté, cela lui donna une expérience de première main et accrue son savoir. De l’autre, il testa la résilience de sa volonté. Cela lui procura des informations substantielles qui justifièrent par la suite la ligne du parti «  d’encerclement des villes par les campagnes », tout en consolidant la confiance qui sera nécessaire à l’armée rouge pour survivre à la longue marche.

L’entraînement physique n’est pas du tout en contradiction avec un mouvement de libération des femmes et de destruction du patriarcat. Le harcèlement sexuel lui même n’est simplement qu’une expression de la position supérieure qu’occupe les hommes par rapport aux femmes à la fois socialement et individuellement.

(…) Dans la sphère privée, les femmes ont longtemps été découragées de participer à des activités physiques. Au contraire, elles devaient se comporter comme des « filles », c’est à dire qu’elles devaient être douces, calmes et obéissantes. Dans de telles conditions, il est évident que le fossé entre les aptitudes physiques des hommes et de femmes ne pouvait que se creuser.

Défendre uniquement l’entrainement physique des femmes tout en ignorant leurs droits sociaux est bien évidemment inacceptable. Mais inversement, se concentrer uniquement sur la lutte pour les droits sociaux en négligeant de développer la capacité de combat des femmes, quoique probablement « politiquement correct », les rendra néanmoins incapables défendre les acquis de la lutte.

La vidéo ci-dessous (ibid) montre les Unités de Défense de Rojava au nord de la Syrie. Ces femmes sont un des piliers qui soutiennent la Fédération Démocratique du nord de la Syrie. Tous les droits qu’elles ont obtenues, l’ont été grâce à une capacité de combat pratique. Et les ennemis patriarcaux les plus communs que ces femmes ont affronté n’étaient pas des hommes grossiers dans les transports publics mais des terroristes de l’État Islamique armés jusqu’au dent.

Comme elles, en menant nos propres batailles nous devrons démontrer notre force car comme l’a écrit Simone de Beauvoir « On ne nait pas femme, on le devient ».

Mais à Rojava, le but des luttes des femmes n’est pas d’obtenir de nouveaux droits, d’avoir plus de dirigeants femmes ou d’élire une femme présidente. Non, ces femmes détiennent elle même le pouvoir et ont donc l’opportunité de construire une société nouvelle qui soit effectivement en accord avec les buts de la libération de la femme.

La propre capacité de combat des femmes est extrêmement importante. Si nous ne pouvons pas mettre fin aux agissements de quelques selangs, comment pouvons nous espérer détruire le patriarcat qui domine le monde depuis des millénaires ?

Sur le même thème, on peut notamment utilement se reporter à :

From Kung Fu to Hip Hop. Globalization, Revolution, and Popular Culture de M.T.Kato

Everybody Was Kung Fu Fighting. Afro-Asian Connections and the Myth of Cultural Purity de Vijay Prashad

Entre déni et répression : les féministes contre le harcèlement sexuel en Chine (2)

Guettés avec une certaine fébrilité par les journaux occidentaux, les premiers signes d’un mouvement de type #meetoo (WoYeshi en chinois) en Chine ont fini par apparaître. Chez les journalistes, où le témoignage de Sophia Huang Xueqin, agressée quand elle était stagiaire, a libéré la parole de 250 de ses consoeurs et dans les universités où de nombreux témoignages et une lettre ouverte circulent et où une première démission de professeur impliqué a eu lieue.

Mais ce qu’on manquera peut-être de mentionner, ce sont les militantes qui furent à l’avant-garde de ce renouveau de la lutte contre le harcèlement. Ainsi les cinq militantes féministes, arrêtées en mars 2015 pour avoir collé des affiches dans le métro contre le harcèlement de rue. Ces activistes avaient auparavant mis en œuvre diverses formes d’agit-prop, une flash-mob dans le métro notamment, sur le même sujet et avaient rencontré pour cela une répression, certes relativement mesurée, mais immédiate. Lire la suite « Entre déni et répression : les féministes contre le harcèlement sexuel en Chine (2) »

Entre déni et répression : les féministes contre le harcèlement sexuel en Chine (1)

Dans un éditorial, supprimé par la suite, le quotidien officiel en langue anglaise The China Daily expliquait au mois d’octobre 2017, que contrairement à partout ailleurs, les cas de harcèlement sexuel seraient rares en Chine car « On a appris aux hommes chinois à protéger leurs femmes. Se comporter de façon inappropriée vis à vis d’une femme, i-compris la harceler sexuellement, est en contradiction avec toutes les valeurs et coutumes traditionnelles chinoises. » Ce genre de discours n’étonne pas quand on connaît la restauration idéologique tout azimut entamée sous l’égide de « l’harmonie sociale » et du « rêve chinois » par le Parti Communiste.

La levée de boucliers provoquée par cet éditorial du China Daily explique probablement le ton à la fois plus circonspect mais aussi plus menaçant de celui publié sur le même sujet par le plus austère Global Times début janvier : « Les mouvements sociaux ne peuvent jouer qu’un rôle limité dans la réduction du harcèlement sexuel. Avec le développement du pays, les résidents chinois ont une plus grande conscience de leurs droits et cela nécessite une amélioration correspondante du système légal et de la gestion de ces problèmes par les autorités concernées. Les campagnes sociales ne constituent qu’une partie d’une approche chinoise globale. Certains médias occidentaux utilisent les cas d’agressions sexuelles en Chine pour insinuer que le système juridique chinois est responsable de ce problème, comme si tous les problèmes que leurs pays ne parviennent pas à résoudre tenaient uniquement de lacunes juridiques. »

L’attitude des médias et du pouvoir chinois vis à vis du harcèlement n’a pas toujours été aussi erratique comme le rappelle Diana Fu dans l’étude qu’elle a consacrée à ce sujet : « China’s Paradox Passage into Modernity: A Study on the Portrayal of Sexual Harassment in Chinese Media ».

En effet le thème était très à la mode au début des années 1990 : « Ce déluge de reportage (sur le harcèlement) est intéressant à plusieurs titres. Tout d’abord le terme chinois pour nommer le harcèlement sexuel, xing sao rao, est une notion étrangère qui a été importé en Chine dans la dernière décennie du XX ème siècle et était contemporain des réformes de Deng Xiaoping et du retour du pays sur la scène mondiale. Ensuite, le gouvernement chinois et les médias se concentrent sur le harcèlement alors que la pays est touché par d’autres maux sociaux tout aussi atroces tel que le trafic de femmes, l’infanticide, la pauvreté, etc. Le fait que les médias abordent le sujet avec une rhétorique juridique laisse aussi perplexe, quand on connaît le rejet par les autorités des critiques sur le respect des droits de l’homme. Enfin les informations qui sont relayées sur le harcèlement ne portent quasi exclusivement qu’autour de jeunes professionnelles urbaines, marginalisant en cela des secteurs entiers de la population salariée : notamment les travailleuses migrantes qui sont les plus démunies et désavantagées des victimes de harcèlement sexuel. »

Fu souligne que les autorités cherchaient en soulignant le problème à le rendre exclusivement concomitant de la modernisation et de l’essor économique (et ne visant que les « femmes chinoises modernes »), comme si il n’avait pas existé dans la Chine maoïste, pour pouvoir démontrer qu’en prenant le problème à bras le corps (sic!) le pays se situait au même niveau d’exigence juridique que les pays occidentaux très développés tout en continuant l’ « œuvre socialiste » d’émancipation des femmes commencée en 1949.

Pourtant, malgré toutes ces bonnes intentions le problème persiste, i-compris au niveau juridique malgré une nouvelle loi en 2015 puisque sur les lieux de travail, où selon une étude citée par le China Labor bulletin, 80% des travailleuses chinoises connaissent à un moment ou à un autre un épisode de harcèlement, rien n’a été effectivement prévu pour protéger les plaignantes contre les chantages et autres coups de pression. Ce qui a changé par contre c’est qu’un mouvement féministe non institutionnel s’est saisi de ces problèmes ce qui lui valu immédiatement des ennuis avec les autorités, comme nous allons le voir dans la suite de ce post… On comprend en tout cas qu’entre persistance et résistance les médias aient changé de ton…

Addenda à « He-Yin Zhen , éléments biographiques »

Peu après réception des livres imprimés, le préfacier du livre et historien du mouvement anarchiste chinois, Jean Jacques Gandini nous a demandé des précisions sur notre citation un peu lapidaire de Ono Kazuko qui, dans une note de son ouvrage Chinese Women in a Century of Revolution, mentionne que « Liu Shipei et sa femme He Zhen furent achetés par le gouvernement mandchou, devinrent espions et trahirent la révolution ».

Nous avons effectivement un peu abruptement (mais avec des pincettes), cité Ono Kazuko alors que nous n’ignorions pas que, quoique son livre Chinese Women in a Century of Revolution soit, à notre humble avis, indispensable pour quiconque s’intéresse à l’histoire moderne des femmes en Chine, elle était également une maoïste illuminée probablement intéressée donc à calomnier les anarchistes.

Cette petite maladresse va toutefois nous permettre de faire le point sur ce qu’on sait de la fin de parcours de He Yin Zhen et de son mari Liu Shipei. Lire la suite « Addenda à « He-Yin Zhen , éléments biographiques » »

La revanche des femmes

Nous publions ici la partie de l’article La revanche des femmes non reproduite dans notre livre.  Traduction de Pascale Vacher.

LA REVANCHE DES FEMMES – page 681

Hélas, les trois formes d’autocratie imposée aux femmes par les hommes que nous avons décrites montrent clairement que les femmes sont piétinées depuis longtemps. Elles ont été tellement méprisées qu’on leur a volé tous leurs droits. Les trois principaux sont le droit de porter les armes et de commander les armées, le droit d’exercer un pouvoir politique et celui d’être éduquées. Lire la suite « La revanche des femmes »

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