Les Lanternes rouges dans la révolte des Boxers

Illustration : une des très rares photos d’une membre des « Lanternes rouges » (reproduite dans China Unbound. Evolving Perspectives on the Chinese Past de Paul A. Cohen)

En guise d’introduction nous reproduisons ici le résumé succin de la révolte des Boxers donné par Jean Chesneaux dans Le mouvement paysan chinois 1840-1949 : 

« Le soulèvement des Boxers (1897-1900) est l’aboutissement de toutes ces tendances : hostilité des paysans au christianisme par conviction religieuse, proto-nationalisme populaire, intervention des sociétés secrètes, résistance luddite à la technologie moderne, conjonction avec la politique anti-occidentale et traditionaliste de la gentry locale.

Le point de départ du mouvement se trouve dans une société secrète paysanne le Yihetuan (« Corps de Justice et d’Équité »), organisée dans les provinces du Zhili et du Shandong, et qui était sans doute une filiale du Lotus blanc. A cette époque, la paysannerie de la Chine du Nord souffrait de graves calamités agricoles ( famines de 1896 et 1897, inondations du fleuve Jaune en 1898). Les progrès de la navigation à vapeur avaient ruiné les bateliers du Grand Canal. Les concessions obtenues par les étrangers à l’occasion du break-up, après la défaite de la Chine par le Japon, irritaient l’opinion, en particulier l’installation de l’Allemagne dans la province du Shandong, qui lui avait été reconnue comme « zone d’influence ». A son point de départ, le mouvement était à la fois anti-étranger ( des missions furent aussi attaquées) et anti-dynastique ( on invoquait le nom des Ming, dans la tradition du Lotus blanc).

La révolte avait une base religieuse : les Boxers pratiquaient les ordalies, la boxe magique, l’usage des amulettes d’invulnérabilité et des médiums ; ils se réclamaient d’un millénarisme primitif qui annonçait la venue imminente des « dix calamités ». Mais ce mouvement était surtout d’ordre politique, et s’inspirait d’un nationalisme élémentaire ; « exterminons les étrangers » (mie yang) était inscrit sur tous leurs fanions. Les aspects économiques n’étaient pas non plus négligeables : les Boxers attaquaient les voies ferrées en construction, les lignes télégraphiques en construction, etc.

Le mouvement ne possédait guère de direction centralisée, mais seulement des unités de bases ( « autels », tan) par village ou groupe de villages. Il disposait de groupes spécialisés recrutés d’une part chez les jeunes garçonnets ( qui étaient parmi les plus fanatiques) et d’autre part chez les femmes. Celles-ci étaient réunies en « lanternes vertes » et en « lanternes rouges ». L’existence de sociétés secrètes particulières aux femmes est un signe, sans doute, de la crise sociale aigüe qui secoue alors les campagnes chinoises. Les unités féminines des Boxers ne sont pas un exemple isolé. On connaît à cette époque, en Chine du Sud, des associations clandestines de femmes célibataires et voleuses. Ce fait était lié à la dislocation croissante de la famille traditionnelle, même dans les campagnes. »

Les femmes dans la rébellion boxer étaient organisées en différents groupes selon leur âge. Les Lanternes rouges (Hongdeng zhao) regroupaient les jeunes femmes entre 12 et 18 ans, vierges et aux pieds non bandés. Les Lanternes bleues (Landeng zhao) regroupaient les femmes d’âge moyen, les Lanternes noires ( Heideng zhao) les femmes âgées et les Lanternes vertes, les veuves. Un témoin de l’époque, dont les souvenirs furent recueillis dans les années 60 par des universitaires chinois du Shandong, décrit l’allure de ces Lanternes rouges : «  Toutes ces grandes filles étaient habillées de rouge de pied en cap. Leurs parures de pieds étaient rouges, leurs chaussettes étaient rouges, leurs chaussures étaient rouges, leurs pantalons étaient rouges, leurs chemises étaient rouges et elles portaient des chignons rouges. Elles portaient également des lanternes rouges et des éventails rouges. Parfois elles s’entrainaient la journée, parfois la nuit. C’étaient toutes des filles de familles pauvres. Certaines n’avaient pas de quoi s’acheter des vêtements rouges, donc elles déchiraient des franges de draps et les teignaient pour faire leurs costumes. » L’entrainement suivi semble avoir été intensif : «  Chaque jour les jeunes femmes s’entrainaient avec des sabres et éventails. Tous les dix jours, elles formaient des bandes et tournaient dans les villages, courant et brandissant leurs sabres comme une forme d’avertissement démonstratif. Elles appelaient cela « marcher dans la ville » (caicheng), c’était un procédé similaire à la « marche dans les rues » des boxers. » ( Ono Kazuko Chinese Women in a Century of Revolution)

Les sources concernant  les Lanternes rouges  étant très rares, ainsi la plupart des récits de la rébellion ne les mentionne même pas, on est en réduit en général à quelques bribes de poèmes ( « Toutes habillées de rouge, portant une petite lanterne rouge, hop avec un coup d’éventail, elles s’envolent vers le ciel ») et à une série de légendes concernant leurs « pouvoirs magiques », quoiqu’on ignore si elles ont effectivement participé aux combats. Ces légendes sont notamment résumées par Paul A. Cohen : «  Ces filles et jeunes femmes étaient capables de protéger les boxers pendant le combat. Elles pouvaient envoyer des sabres dans les airs et couper les têtes des ennemis à distance. Elles étaient aussi capables de lancer des boulons en feu et grâce à leur pouvoir magique, de défaire ainsi les vis et écrous de l’artillerie des occidentaux. Quand les lanternes rouges se tenaient droites et sans bouger, leurs âmes les quittaient et s’engageaient dans la bataille. Elles n’étaient impressionnées par aucunes armes. Les armes étrangères étaient paralysées en leur présence. Elles avaient également de formidables pouvoirs pour soigner et amener un prompt rétablissement aux combattants blessés. Une ancienne lanterne rouge de la région de Tianjin se souvenait qu’une dirigeante des lanternes rouges quand elle se mettait en transe n’avait qu’à frapper ses deux mains en direction d’une personne malade pour que celle-ci soit soignée. » ( China Unbound. Evolving Perspectives on the Chinese Past)

On évoque aussi leur capacité à voler, à contrôler les vents grâce à leurs éventails et donc à déclencher et attiser des incendies, ainsi dans cet épisode relayé par la légende : « A Tianjin, se trouvaient des bâtiments étrangers bien fortifiés que même les armées Qing désespéraient de pouvoir faire tomber un jour. Les Lanternes rouges, toutes de rouge vêtues, apparurent près de ces bâtiments, chacune portant leurs précieux éventails de la main droite et une corbeille de fleurs dans la main gauche. Les rumeurs disaient qu’avec les corbeilles de fleurs les femmes attrapaient les balles des fusils des étrangers et qu’avec le mouvement de leurs éventails elles pouvaient déclencher des incendies. Les soldats français et les japonais tremblaient dans leur petite enclave, tandis que les lanternes rouges se rassemblaient toujours plus nombreuses. « brûle, brûle » criaient-elles d’une voix tonitruante. De chaque endroit que les lanternes rouges  traversaient s’élevaient immédiatement des flammes. » ( Ono Kazuko op.cit.)

Sur cette gravure qui représente le siège de la cathédrale de Pékin, la Lanterne rouge située à gauche ( elle tient une lanterne à la main) a jeté une corde magique entre les deux camps pour protéger les combattants chinois pris entre deux-feux.

Ces « pouvoirs magiques » attribués aux Lanternes rouges reflétait la puissance des sentiments millénaristes qui animaient les Boxers : « Du point de vue des Boxers, la lutte dans laquelle ils étaient engagés à l’été 1900, ne pouvait pas se comprendre comme un conflit militaire au sens conventionnel du terme. Beaucoup plus fondamentalement, cette lutte était conçue comme la compétition pour déterminer qui auraient les pouvoirs magiques – et par extension, quel Dieu ou dieux- les plus puissants. » (Paul A. Cohen) Or, paradoxalement, si l’on prêtait donc beaucoup de ces pouvoirs aux Lanternes rouges, les boxers avaient tendance dans le même temps à expliquer leurs échecs militaires par la perturbation « polluante » induite par la présence de femmes, alors qu’à l’image des Taipings, ils appliquaient une ségrégation stricte des sexes. Plusieurs défaites cuisantes furent notamment expliquées par l’apparition, sous diverses formes, de femmes nues sur les murailles de villes assiégées. En conséquence, les boxers interdirent, sous peine de mort, aux femmes de Tianjin de sortir de chez elles pendant toute la durée des combats, afin qu’elles ne risquent pas de les priver de leurs pouvoirs magiques.

Comme le rappelle Emily M. Ahern dans son article « The Power and Pollution of Chinese Women » : « Dans la société chinoise, les femmes étaient regardés à la fois comme rituellement impures et dangereusement puissantes et on leur interdisait d’exercer certaines activités du fait du tort qu’elles pourraient causer aux autres. » Ainsi, on considérait généralement que la présence d’une femme « polluée » ( c’est à dire ayant ses règles ou ayant accouchée depuis moins d’un mois) empêchait de rentrer en contact avec les dieux, voire risquait de provoquer leur courroux et de nombreux rituels étaient observés pour conjurer les effets éventuels de cette « pollution » sur la maisonnée. Dans le même temps, Ahern souligne bien que toute ce discours sur la « pollution » était indissociable d’un système de parenté centré sur le lignage masculin où la femme était tout à la fois un acteur central et une intrus. Les craintes des Boxers reflétaient donc les angoisses courantes de la société traditionnelle de l’époque. Précisons que si les lanternes rouges étaient composées majoritairement de jeunes filles pauvres et étaient dirigées par une ancienne prostituée, Lotus jaune, de son vrai nom Lin Heier,  qu’on disait dotée d’un pouvoir de guérison exceptionnel, il n’y a rien qui semble indiquer qu’elles se soient d’une manière ou d’une autre révoltées contre l’ordre confucéen.

Néanmoins, quand, après un long oubli, les Lanternes rouges furent remises à l’honneur pendant la révolution culturelle par la femme de Mao, Jian Qing ( ainsi que plus anecdotiquement par le groupe de radicaux américains d’origine asiatique I Wor Kuen au début des années 70) elles furent présentées comme des modèles de combattantes rebelles, anti-impérialistes ( voir l’illustration ci jointe), refusant d’être subordonnées aux hommes.

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