Les Lanternes rouges dans la révolte des Boxers

Illustration : une des très rares photos d’une membre des « Lanternes rouges » (reproduite dans China Unbound. Evolving Perspectives on the Chinese Past de Paul A. Cohen)

En guise d’introduction nous reproduisons ici le résumé succin de la révolte des Boxers donné par Jean Chesneaux dans Le mouvement paysan chinois 1840-1949 : 

« Le soulèvement des Boxers (1897-1900) est l’aboutissement de toutes ces tendances : hostilité des paysans au christianisme par conviction religieuse, proto-nationalisme populaire, intervention des sociétés secrètes, résistance luddite à la technologie moderne, conjonction avec la politique anti-occidentale et traditionaliste de la gentry locale.

Le point de départ du mouvement se trouve dans une société secrète paysanne le Yihetuan (« Corps de Justice et d’Équité »), organisée dans les provinces du Zhili et du Shandong, et qui était sans doute une filiale du Lotus blanc. A cette époque, la paysannerie de la Chine du Nord souffrait de graves calamités agricoles ( famines de 1896 et 1897, inondations du fleuve Jaune en 1898). Les progrès de la navigation à vapeur avaient ruiné les bateliers du Grand Canal. Les concessions obtenues par les étrangers à l’occasion du break-up, après la défaite de la Chine par le Japon, irritaient l’opinion, en particulier l’installation de l’Allemagne dans la province du Shandong, qui lui avait été reconnue comme « zone d’influence ». A son point de départ, le mouvement était à la fois anti-étranger ( des missions furent aussi attaquées) et anti-dynastique ( on invoquait le nom des Ming, dans la tradition du Lotus blanc).

La révolte avait une base religieuse : les Boxers pratiquaient les ordalies, la boxe magique, l’usage des amulettes d’invulnérabilité et des médiums ; ils se réclamaient d’un millénarisme primitif qui annonçait la venue imminente des « dix calamités ». Mais ce mouvement était surtout d’ordre politique, et s’inspirait d’un nationalisme élémentaire ; « exterminons les étrangers » (mie yang) était inscrit sur tous leurs fanions. Les aspects économiques n’étaient pas non plus négligeables : les Boxers attaquaient les voies ferrées en construction, les lignes télégraphiques en construction, etc.

Le mouvement ne possédait guère de direction centralisée, mais seulement des unités de bases ( « autels », tan) par village ou groupe de villages. Il disposait de groupes spécialisés recrutés d’une part chez les jeunes garçonnets ( qui étaient parmi les plus fanatiques) et d’autre part chez les femmes. Celles-ci étaient réunies en « lanternes vertes » et en « lanternes rouges ». L’existence de sociétés secrètes particulières aux femmes est un signe, sans doute, de la crise sociale aigüe qui secoue alors les campagnes chinoises. Les unités féminines des Boxers ne sont pas un exemple isolé. On connaît à cette époque, en Chine du Sud, des associations clandestines de femmes célibataires et voleuses. Ce fait était lié à la dislocation croissante de la famille traditionnelle, même dans les campagnes. »

Les femmes dans la rébellion boxer étaient organisées en différents groupes selon leur âge. Les Lanternes rouges (Hongdeng zhao) regroupaient les jeunes femmes entre 12 et 18 ans, vierges et aux pieds non bandés. Les Lanternes bleues (Landeng zhao) regroupaient les femmes d’âge moyen, les Lanternes noires ( Heideng zhao) les femmes âgées et les Lanternes vertes, les veuves. Un témoin de l’époque, dont les souvenirs furent recueillis dans les années 60 par des universitaires chinois du Shandong, décrit l’allure de ces Lanternes rouges : «  Toutes ces grandes filles étaient habillées de rouge de pied en cap. Leurs parures de pieds étaient rouges, leurs chaussettes étaient rouges, leurs chaussures étaient rouges, leurs pantalons étaient rouges, leurs chemises étaient rouges et elles portaient des chignons rouges. Elles portaient également des lanternes rouges et des éventails rouges. Parfois elles s’entrainaient la journée, parfois la nuit. C’étaient toutes des filles de familles pauvres. Certaines n’avaient pas de quoi s’acheter des vêtements rouges, donc elles déchiraient des franges de draps et les teignaient pour faire leurs costumes. » L’entrainement suivi semble avoir été intensif : «  Chaque jour les jeunes femmes s’entrainaient avec des sabres et éventails. Tous les dix jours, elles formaient des bandes et tournaient dans les villages, courant et brandissant leurs sabres comme une forme d’avertissement démonstratif. Elles appelaient cela « marcher dans la ville » (caicheng), c’était un procédé similaire à la « marche dans les rues » des boxers. » ( Ono Kazuko Chinese Women in a Century of Revolution)

Les sources concernant  les Lanternes rouges  étant très rares, ainsi la plupart des récits de la rébellion ne les mentionne même pas, on est en réduit en général à quelques bribes de poèmes ( « Toutes habillées de rouge, portant une petite lanterne rouge, hop avec un coup d’éventail, elles s’envolent vers le ciel ») et à une série de légendes concernant leurs « pouvoirs magiques », quoiqu’on ignore si elles ont effectivement participé aux combats. Ces légendes sont notamment résumées par Paul A. Cohen : «  Ces filles et jeunes femmes étaient capables de protéger les boxers pendant le combat. Elles pouvaient envoyer des sabres dans les airs et couper les têtes des ennemis à distance. Elles étaient aussi capables de lancer des boulons en feu et grâce à leur pouvoir magique, de défaire ainsi les vis et écrous de l’artillerie des occidentaux. Quand les lanternes rouges se tenaient droites et sans bouger, leurs âmes les quittaient et s’engageaient dans la bataille. Elles n’étaient impressionnées par aucunes armes. Les armes étrangères étaient paralysées en leur présence. Elles avaient également de formidables pouvoirs pour soigner et amener un prompt rétablissement aux combattants blessés. Une ancienne lanterne rouge de la région de Tianjin se souvenait qu’une dirigeante des lanternes rouges quand elle se mettait en transe n’avait qu’à frapper ses deux mains en direction d’une personne malade pour que celle-ci soit soignée. » ( China Unbound. Evolving Perspectives on the Chinese Past)

On évoque aussi leur capacité à voler, à contrôler les vents grâce à leurs éventails et donc à déclencher et attiser des incendies, ainsi dans cet épisode relayé par la légende : « A Tianjin, se trouvaient des bâtiments étrangers bien fortifiés que même les armées Qing désespéraient de pouvoir faire tomber un jour. Les Lanternes rouges, toutes de rouge vêtues, apparurent près de ces bâtiments, chacune portant leurs précieux éventails de la main droite et une corbeille de fleurs dans la main gauche. Les rumeurs disaient qu’avec les corbeilles de fleurs les femmes attrapaient les balles des fusils des étrangers et qu’avec le mouvement de leurs éventails elles pouvaient déclencher des incendies. Les soldats français et les japonais tremblaient dans leur petite enclave, tandis que les lanternes rouges se rassemblaient toujours plus nombreuses. « brûle, brûle » criaient-elles d’une voix tonitruante. De chaque endroit que les lanternes rouges  traversaient s’élevaient immédiatement des flammes. » ( Ono Kazuko op.cit.)

Sur cette gravure qui représente le siège de la cathédrale de Pékin, la Lanterne rouge située à gauche ( elle tient une lanterne à la main) a jeté une corde magique entre les deux camps pour protéger les combattants chinois pris entre deux-feux.

Ces « pouvoirs magiques » attribués aux Lanternes rouges reflétait la puissance des sentiments millénaristes qui animaient les Boxers : « Du point de vue des Boxers, la lutte dans laquelle ils étaient engagés à l’été 1900, ne pouvait pas se comprendre comme un conflit militaire au sens conventionnel du terme. Beaucoup plus fondamentalement, cette lutte était conçue comme la compétition pour déterminer qui auraient les pouvoirs magiques – et par extension, quel Dieu ou dieux- les plus puissants. » (Paul A. Cohen) Or, paradoxalement, si l’on prêtait donc beaucoup de ces pouvoirs aux Lanternes rouges, les boxers avaient tendance dans le même temps à expliquer leurs échecs militaires par la perturbation « polluante » induite par la présence de femmes, alors qu’à l’image des Taipings, ils appliquaient une ségrégation stricte des sexes. Plusieurs défaites cuisantes furent notamment expliquées par l’apparition, sous diverses formes, de femmes nues sur les murailles de villes assiégées. En conséquence, les boxers interdirent, sous peine de mort, aux femmes de Tianjin de sortir de chez elles pendant toute la durée des combats, afin qu’elles ne risquent pas de les priver de leurs pouvoirs magiques.

Comme le rappelle Emily M. Ahern dans son article « The Power and Pollution of Chinese Women » : « Dans la société chinoise, les femmes étaient regardés à la fois comme rituellement impures et dangereusement puissantes et on leur interdisait d’exercer certaines activités du fait du tort qu’elles pourraient causer aux autres. » Ainsi, on considérait généralement que la présence d’une femme « polluée » ( c’est à dire ayant ses règles ou ayant accouchée depuis moins d’un mois) empêchait de rentrer en contact avec les dieux, voire risquait de provoquer leur courroux et de nombreux rituels étaient observés pour conjurer les effets éventuels de cette « pollution » sur la maisonnée. Dans le même temps, Ahern souligne bien que toute ce discours sur la « pollution » était indissociable d’un système de parenté centré sur le lignage masculin où la femme était tout à la fois un acteur central et une intrus. Les craintes des Boxers reflétaient donc les angoisses courantes de la société traditionnelle de l’époque. Précisons que si les lanternes rouges étaient composées majoritairement de jeunes filles pauvres et étaient dirigées par une ancienne prostituée, Lotus jaune, de son vrai nom Lin Heier,  qu’on disait dotée d’un pouvoir de guérison exceptionnel, il n’y a rien qui semble indiquer qu’elles se soient d’une manière ou d’une autre révoltées contre l’ordre confucéen.

Néanmoins, quand, après un long oubli, les Lanternes rouges furent remises à l’honneur pendant la révolution culturelle par la femme de Mao, Jian Qing ( ainsi que plus anecdotiquement par le groupe de radicaux américains d’origine asiatique I Wor Kuen au début des années 70) elles furent présentées comme des modèles de combattantes rebelles, anti-impérialistes ( voir l’illustration ci jointe), refusant d’être subordonnées aux hommes.

Contre le harcèlement sexuel chez Foxconn et ailleurs

Le 23 janvier dernier, une ouvrière anonyme de Foxconn , le sous-traitant taïwanais d’Apple, a publié sur le site de défense des droits des travailleuses « Jianjiaobuluo », un article dénonçant le harcèlement sexuel dans son usine et l’inactivité de la compagnie face à ce problème. Nous publions ici une traduction de son texte à partir de la version en anglais parue sur le site Supchina.

« Je suis une ouvrière de Foxconn et je demande la mise en place d’un système pour lutter contre le harcèlement sexuel

« Jolies fesses ! »

« J’étais en train de travailler quand un collègue masculin m’a dit ça en passant. Je me suis retourné et lui ait envoyé un regard furieux, mais ça n’a servi qu’à provoquer une explosion de rires chez ceux qui m’entouraient.

Je suis une travailleuse à la chaine lambda de Foxconn, et ce genre de scène n’est pas seulement courante là où je travaille, mais aussi pour beaucoup de mes collègues femmes.

Dire bien fort des blagues salaces, ridiculiser les collègues femmes à propos de leur look ou de leur allure, utiliser l’excuse de « donner des instructions » pour les toucher.. dans les usines, ce type de culture de harcèlement sexuel est dominant ( le harcèlement sexuel des femmes non mariées est particulièrement important), et beaucoup de monde s’y est habitué. Si une femme harcelée sexuellement proteste, elle sera très probablement accusée d’ « être trop sensible » ou de « manquer d’humour ».

Le fait que l’administration n’ait mis en place aucun dispositif à ce sujet est une raison majeure de cette prédominance du harcèlement sexuel dans les usines.

Un jour, un collègue masculin m’a délibérément touché : je lui ait dit que c’était du harcèlement sexuel et il m’a répondu, en me provoquant et en me touchant à nouveau, « oui je t’ai harcelé, mais qu’est ce que tu peux faire contre moi ? »

Je ne savais pas quoi lui rétorquer puisqu’il était clair pour moi que si je me plaignais, l’affaire ne serait pas correctement traitée.

En parler au chef d’équipe ? Si vous avez la chance d’avoir un chef responsable, au mieux il va évaluer la situation et dire quelques mots pour réprimander le harceleur. Ce sera tout. Rien ne changera dans l’environnement de travail, et la victime sera peut-être ridiculisée par ses collègues qui lui reprocheront de « faire beaucoup de bruit pour rien ».

Néanmoins dans la plupart des cas, le chef d’équipe ou de ligne ne prendra pas la plainte au sérieux. Pire, il y aussi ces chefs qui abusent de leur pouvoir pour harceler ou agresser sexuellement les travailleuses sous leur direction.

Travaillant dans un tel environnement, je me sens terriblement mal. Je ne suis pas seulement en colère contre ceux qui me harcèlent, mais je me sens aussi impuissante car je ne peux pas riposter de façon effective.

Bien sûr, ce n’est pas comme si je ne savais pas comment résister. Je réprimande les collègues masculins quand ils m’enlacent et me pelotent et je réponds à ceux qui font des blagues salaces à mes dépends. Mais est-ce comme ça que je peux résoudre le problème fondamental ? Certainement pas. Il faut que je prenne sur moi toutes les insultes et la pression tandis que mes harceleurs ne subissent aucune conséquence. Ils pensent même peut-être que leur comportement n’a rien de répréhensible.

Mais alors, quand est-il des ouvrières qui ne protestent pas ? Certaines ont honte, certaines ont peur qu’on leur fasse des reproches et certaines pensent que rien ne changera si elles s’expriment, et donc au bout du compte, elles choisissent d’endurer en silence. Ont elles commis quelque chose de mal ? Qui peut les accuser d’être si faibles qu’elles méritent d’être harcelées ? Ce dont nous avons besoin, ce n’est pas que chacune soit assez « dur à cuire » pour supporter le harcèlement mais des mécanismes appropriés pour nous soutenir.

C’est seulement après avoir demandé à quelques camarades autour de moi que je me suis aperçu que tout le monde rencontre les mêmes problèmes. Je pense que nous devrions faire quelque chose pour changer le statu-quo.

Plus tard, nous avons vu sur internet que Luo Qianqian, une ancienne étudiante de l’université Beihang, a accusé son professeur harcèlement sexuel. Sur le compte publique Wechat de Feminist Voices, nous avons vu que la féministe Zhang Leilei et d’autres activistes avaient proposé d’établir des systèmes de prévention du harcèlement sexuel dans différentes universités. En voyant de plus en plus de gens se dresser contre le harcèlement sexuel des femmes et s’opposer à ce système injuste et intenable, nous nous sommes senties encouragées et plus résolues à agir.

Nous faisons donc ces suggestions à Foxconn ;

1 Placer des slogans anti-harcèlement dans des endroits bien visibles du campus et de l’usine

2 Donner des cours de prévention du harcèlement à chaque manager.

3 Rajouter des éléments contre le harcèlement dans toutes les formations initiales des nouveaux employés

4 Mettre en place un canal spécial pour recevoir les plaintes concernant le harcèlement, incluant une adresse postale, un e-mail, un numéro de téléphone, etc. Chaque nouvel employé devra être informé de son existence.

5 Désigner un département spécifiquement responsable du traitement des plaintes pour harcèlement, et indiquer un point de contact direct avec celui-ci. (…)

Nous savons que nous ne pourrons pas éliminer les inégalités de genre en un jour, et nous savons que ces suggestions sont loin d’être suffisantes pour éliminer le harcèlement sexuel. Mais ce n’est qu’un début. Rien ne changera si nous n’agissons pas.

Notre prochaine étape sera d’envoyer cette série de suggestion à la direction de l’usine, et d’autres initiatives suivront.

Nous espérons que d’autres travailleurs nous rejoindront et nous soutiendront. Au-delà des ouvrières, nous accueillons aussi des ouvriers. Nous avons quelques ouvriers avec nous qui défendent l’égalité de genre et protestent contre le harcèlement sexuel. Nous appelons à ce que les hommes fassent plus attention à la situation de leurs camarades femmes. S’opposer aux inégalité de pouvoir et établir un environnement de travail amical et bienveillant est bénéfique à tous.

Après tout, nous venons ici pour travailler, pas pour nous faire exploiter ou harceler ( sic ! NDT) »

Ce texte (qui certes ne satisfera certainement pas les consommateurs de radicalité !) est presque unique dans son genre puisque les témoignages directs des ouvrières chinoises sur le harcèlement sexuel au travail sont très rares. Pourtant depuis le début des années 2000, ce sont des initiatives relativement isolées de ce type qui ont permis de faire progresser la législation. Ainsi, c’est à cause d’affaires individuelles médiatisées du fait de l’acharnement des plaignantes que le pouvoir s’est décidé à inscrire l’interdiction du harcèlement dans la loi en 2005, puis a reconnu la responsabilité de l’employeur dans sa prévention et sa suppression en 2012. Ces affaires impliquaient en général des cadres ou des professeurs d’université alors que le harcèlement est visiblement massif dans les usines. Ainsi selon une enquête menée auprès de 134 ouvrières de Guangzhou par le Sunflower Women Workers Centre en 2013 ( traduit en anglais par le China Labor Bulletin) : « 70% des ouvrières interrogées avaient à un moment ou un autre de leur vie professionnelle fait face à des formes de harcèlement (…) Le problème est si sérieux que 15% des ouvrières affirmaient avoir dû quitter un emploi du fait du harcèlement. Ces femmes étaient incapables de faire face à ce harcèlement et sentaient qu’elles n’avaient d’autres options que démissionner, même si cela pouvait signifier perdre leur mois de salaire. La majorité des ouvrières essayent de se débrouiller seules face au harcèlement. Certaines s’y soumettent simplement sans protester, certaines trouvent un moyen de riposter et d’autres quittent simplement leur emploi. Aucune des ouvrières interrogées n’a cherché à demander l’aide du syndicat ou de la fédération des femmes. »

Comme le notait déjà Tang Can dans un article de 1993 sur le sujet ( une version différente existe en français) : « La fréquence du harcèlement sexuel a brusquement augmentée à la suite des bouleversements des rapports sociaux en Chine, puisque le pouvoir personnel des dirigeants et administrateurs d’entreprise s’est accru et que les avantages personnels des employés est devenu de plus en plus dépendant de telles relations de pouvoir. » De plus, dans des structures géantes comme Foxconn ( où la part des hommes dans le personnel est toutefois passée de 59 à 64 % entre 2009 et 2012), qui ont bâti leur succès sur l’exploitation des jeunes migrantes et migrants, la pression croissante mise par les donneurs d’ordre comme Apple tend de surcroît considérablement les rapports dans l’entreprise et entre employés.

Si le harcèlement sexuel n’est pas plus courant ou moins réprimé en Chine que dans les pays occidentaux, on pourrait dire qu’il intervient en bout de chaîne de toute une série de développements cruciaux dans l’essor du pays. Dans Made in China. Woman Factory Workers in a Global Workplace, Pun Ngai rappelle ainsi : « Le travail peu cher et les prix bas des terrains ne sont pas les seules raisons expliquant l’implantation du capital transnational en Chine. Des femmes chinoises éduquées, consciencieuses qui sont prêtes à travailler d’arrache-pied pendant 12 heures chaque jour, qui sont adaptées à la production globale à flux tendu et qui sont de potentielles consommatrices des produits globaux sont autant d’autres facteurs expliquant cette implantation. » Si cette figure de la jeune chinoise docile et laborieuse a été battue en brèche par les nombreuses luttes de ces dernières années, il n’en reste pas moins qu’une grande partie de ces travailleuses migrantes sont d’autant plus vulnérables qu’elles sont prises entre le marteau de l’exploitation au service des multinationales et l’enclume du pouvoir et de la famille traditionnelle. Comme le résume Pun Ngai : «La famille patriarcale chinoise, quoi qu’ayant rapidement changée depuis l’ère des réformes, contraint toujours sérieusement la vie des femmes rurales, spécialement en termes d’éducation, de partage des tâches domestiques, de travail salarié et de timing de mariage. La majorité des travailleuses migrantes, dont la plupart sont jeunes et célibataires, doivent toujours lutter pour prendre leurs propres décisions concernant le travail et le mariage (…)  Une courte période de travail salarié fait partie du cycle de vie pré-marital de la plupart des filles des villages. Quitter ensuite ce travail pour se marier et retourner à la vie à la campagne constitue toujours un trait commun pour beaucoup de jeunes travailleuse migrantes, quoique ce sort commun ne soit pas toujours accepté sans résistance. » Si on rajoute à cela le bouleversement des représentations genrées qui ont caractérisées « le post-socialisme » en Chine, le harcèlement sexuel n’apparaît plus, là comme ailleurs, comme un phénomène plus ou moins isolé mais comme le résultat de tout un système d’exploitation et de domination qui s’est spécifiquement construit contre les ouvrières chinoises.

Quelques « 8 mars » dans l’histoire des femmes en Chine

Si la journée internationale des femmes (JIF) a connu un certain regain de popularité militante en Occident, dans les pays «socialistes » ou anciennement socialistes où elle était massivement célébrée depuis des décennies, elle tend à se « trivialiser » sérieusement. Ainsi en Chine, plusieurs articles déplorent que cette journée soit devenue, ces dernières années, un alibi pour de nombreuses initiatives plus ou moins douteuses, voire sexistes. 2018 ne semble pas avoir fait exception pour ce qui est de l’opportunisme consumériste, le quotidien en Anglais du Parti Communiste Global Times se contentant, quant à lui, de célébrer l’apport du travail des femmes au PIB chinois ainsi qu’une nouvelle génération d’entrepreneur(e)s. Les censeurs n’ont, par contre, pas manqué d’à-propos, puisque c’est le jour qu’ils ont choisi pour suspendre les compte Weibo des féministes (@feministvoices) qui était suivi par plus de 180 000 internautes (voir le communiqué sur leur page Facebook).

Au-delà de ces récentes péripéties, le 8 mars constitue un jalon utile pour retracer l’histoire de quelques évolutions majeures du rapport entre le parti puis le pouvoir « communiste » et les luttes des femmes…

Le 8 mars 1924

Louise Edwards dans son article « International Women’s Day in China: Feminism Meets Militarised Nationalism and Competing Political Party Programs. » rappelle que la première célébration de la JIF a eu lieue à Canton en 1924, où elle était organisée de façon concertée par le Kuomintang et le Parti Communiste, à l’instigation de la chef du département des femmes du parti nationaliste He Xiangning, à qui l’idée aurait été suggérée par Tanya Borodin la femme du représentant du Komintern en Chine qui chaperonnait les deux partis. Si le slogan officiel de la réunion faisait la synthèse ( « Libérons la Chine du semi-colonialisme, à bas les impérialistes étrangers ! Libérons les femmes de l’oppression capitaliste! »), selon Edwards de nombreux sujets, i-compris ceux chers aux non -socialistes, furent abordés tels que l’abolition de la prostitution, du concubinage et du mariage des enfants mais aussi l’égalité des salaires et dans l’accès à l’éducation. Ces débuts de la JIF signalent l’importance des revendications féministes dans le programme et l’activité du jeune parti communiste mais aussi du parti nationaliste Kuomintang. Christina Kelly Gilmartin dans son livre Engedering the Chinese Revolution décrit cette période comme « l’age d’or » de l’influence des thèmes et thèses féministes chez les révolutionnaires chinois : « La révolution chinoise de la moitié des années 20, a, de toutes les révolutions chinoises du XXème siècle, représenté l’effort le plus important de changement des rapports de genre et pour en finir avec la subordination des femmes (…) Les objectifs féministes ont pris une importance inhabituelle dans la propagande de masse et le programme de mobilisation sociale du parti communiste naissant car sa fondation coïncidait avec une période de fermentation politique et sociale extraordinaire en Chine, symbolisée notamment par le développement du mouvement féministe. » Les événements organisés les 8 mars 1925 et 1926 virent apparaître des slogans et revendications plus radicaux encore, demandant la fin du système de mariages arrangés et l’autorisation du divorce. Si les premières festivités avaient réunis plus de trois mille personnes, on compta plus de dix mille participants en 1926 et vingt cinq mille en 1927. De plus , la presse militante des deux partis couvrait très largement l’événement, inaugurant une « tradition » de foisonnement de publications sur la situation des femmes à cette période de l’année en Chine.

Christina K. Gilmartin dans son article Gender, Political Culture and Women’s mobilization in The Chinese nationalist Revolution1 remarque également, qu’à l’époque, la figure de Rosa Luxembourg est omniprésente tant dans la presse que dans les commémorations du 8 mars, ce qui témoigne d’un internationalisme vibrant (Luxembourg devint même à l’époque un symbole de la lutte violente, invoquée quand les conflits sociaux se durcissaient), mais aussi de l’occultation du rôle d’une figure révolutionnaire chinoise, tout aussi héroïque et tragique, Qiu Jin, qui tombait dans un oubli relatif du fait de vieilles rancunes partidaires au sein du camp nationaliste.

Les deux 8 mars des années 1930

La rupture du front uni Kuomintang /Parti communiste en 1927 va marquer bien évidemment un tournant majeur et notamment pour la place que prendront désormais les luttes pour les droits des femmes, comme le note Gilmartin : « Après 1927, le soutien aux revendications féministes s’estompa car aucun parti ne voulait ré-éditer l’assaut lancé contre le contrôle patriarcal des femmes lancé dans les années 20. » ( Engedering the Chinese Revolution) Ce reflux se refléta dans des célébrations du 8 mars désormais distinctes mais témoignant chacune d’une plus grande cooptation politique et nationaliste de la cause féministe.

Du côté du Kuomintang, devenu parti-État après une répression sanglante durant laquelle des atrocités spécifiques visèrent les femmes soupçonnées d’être membres du PCC, la JIF continua d’être célébrée mais de plus en plus selon des mots d’ordre (« Défendons la race chinoise ») et un décorum fascisant. Cette journée internationale servant désormais à promouvoir la mystique féminine du « nouveau mouvement pour la vie » initié par Tchang Kaï-chek, que plusieurs auteurs ont rapproché, et spécifiquement pour ce qui rapporte aux femmes, de la propagande nazie en Allemagne1. Ce tournant réactionnaire et néo-confucianiste, qu’accompagnent pourtant plusieurs réformes législatives étonnement progressistes sur le droit à l’héritage ou au divorce, se reflètera d’ailleurs ensuite longtemps dans la politique et la vie sociale taïwanaise.

Du côté du Parti Communiste, la JIF devint un moyen de reconstituer le parti en remobilisant les femmes, cette fois-ci sous l’égide du modèle de la travailleuse soviétique. Suite à la condamnation, lors du congrès du PCC tenu à Moscou en juin 1928, du « féminisme bourgeois » et des associations de femmes indépendantes et du fait aussi du repli dans les campagnes, la propagande tendait en effet à mettre beaucoup plus l’accent sur l’implication des femmes dans la production et donc leur émancipation par le travail que sur d’autres revendications remettant en cause la famille et l’ordre social traditionnels. Ainsi la JIF dans le soviet du Jianxi des années 30 venait pour ainsi dire « couronner » et célébrer tout un travail d’encadrement d’une femme nouvelle incarnant l’État en gestation dans tous les aspects de sa vie2. Louise Edwards souligne néanmoins que « si la JIF était cooptée par le parti pour faciliter sa reconstruction, les cadres féminins du parti surent s’en servir pour maintenir vivantes les revendications des femmes. » Avec l’invasion japonaise et le second front uni entre le Kuomintang et le PCC, les célébrations du 8 mars continueront selon ces modalités différentes dans les deux camps, le Kuomintang mettant l’accent sur la nécessité suprême de sauver « la race-nation », les cérémonies étant présidées par la première dame, Soong May-ling, présentée comme la mère de la nation, le PCC insistant quant à lui sur la nécessité pour les femmes de participer à l’effort productif afin de soulager les troupes.

Le 8 mars 1942

C’est dans cette période de mobilisation générale et de ferveur nationaliste pourtant peu propice à l’expression de revendications féministes, que la communiste Ting Ling choisit, à l’occasion du 8 mars 1942, de prendre la plume pour critiquer le comportement vis à vis des femmes au sein du PCC. Ecrites dans un style très éloigné de la vulgate marxiste-léniniste classique, ces Réflexions sur le 8 Mars, pointent tout d’abord le caractère stéréotypée de la manifestation et des discours qui y sont tenus, surtout si ils sont mis en rapport avec les contradictions insolubles auxquelles sont confrontées les femmes dans un parti communiste qui veut à la fois qu’elles s’engagent et qu’elles perpétuent la famille traditionnelle. Ainsi, si les femmes non mariés sont moquées et soupçonnées de mœurs légères, on reproche souvent à celles qui sont mariées de délaisser le foyer pour s’occuper de politique alors même que l’« arriération politique » est devenu l’argument commode de beaucoup de cadres pour divorcer d’avec leurs femmes devenues âgées. Ting Ling en appelle donc à « ne pas séparer théorie et pratique » et à une plus grande solidarité féminine mais elle conclut de façon prémonitoire dans un postscriptum : « Je sens que certaines choses que j’ai dite, si elles l’avaient été par un leader devant un large public, auraient été approuvées. Mais quand elles sont écrites par une femme, elles ont plus de chances d’être démolies. »

Et effectivement, la réponse ne se fit pas attendre comme le retrace Kay Ann Johnson dans Women, the Family and Peasant Revolution in China : « Après la publication de l’article des hauts membres du parti, notamment Ts’ai Ch’ang la seule femme membre du comité central et la directrice du département des femmes depuis 1938, critiquèrent sévèrement Ting Ling pour avoir adopté une perspective féministe. Pour eux, Ting Ling et ceux qui étaient d’accord avec elle, avaient forgés leurs convictions dans la société centrée autour de l’homme de la Chine ancienne. Ces convictions étaient désormais « dépassées », « nuisibles à l’unité » et inutiles dans le Yenan contrôlé par les communistes puisque « la plus complète égalité entre les sexes y avait été établie. » Ting Ling fut suspendue de ses responsabilités politiques pour deux ans. Comme les leaders du parti avaient décidé de mettre de côté les questions de réforme de la famille et de l’inégalité politique et sociale entre hommes et femmes, la dissidence d’autres défenseurs des droits des femmes fut considérée comme suffisamment menaçante pour que le Parti décide d’une réponse ferme. Un an plus tard une directive du comité central sur le travail auprès des femmes refléta cette nouvelle politique. Dans un discours le 8 mars 1943, accueillant avec enthousiasme cette nouvelle directive, Ts’ai Ch’ang continua l’attaque contre les cadres féminins d’accords avec Ting Ling. Elle les qualifia d’intellectuels coupés des masses, qui exprimaient un « féminisme unilatéral » et « poursuivent un travail auprès des femmes tendant à s’autonomiser par rapport au parti. » 

Christina Kelley Gilmartin note a ce sujet : « Cette réponse révélait de façon pénétrante non seulement le fossé qui s’était ouvert entre la pratique et la rhétorique communiste sur les questions concernant les femmes mais encore l’aliénation croissante entre les communistes et le mouvement féministe indépendant. De fait, à partir des années 20, les communistes en étaient venus de plus en plus à considérer le féminisme et celles qui le défendaient comme des fourriers de l’hégémonie occidentale. » ( Engedering The Chinese Revolution p216). Méfiance qui s’épanouira après la victoire de 1949, malgré un court interlude conquérant.

Le 8 mars 1951

A partir de la prise de pouvoir et jusqu’à aujourd’hui, l’organisation de la JIF fut entièrement confiée à la Fédération Nationale des Femmes de Chine (FNFC) qui venait d’être crée. Celle-ci connut une sorte d’age d’or dans les débuts du régime, où elle put mener de nombreuses campagnes de sensibilisation et accompagner la mise en place de la loi sur le mariage de 1950. Le défilé organisé par la section de Shanghai de la fédération, le 8 mars 1851, racontée par Whang Zheng dans son livre Finding Women in the State. A Socialist Feminist Revolution in the People’s Republic of China, 1949–1964 illustre l’enthousiasme de l’époque : « En 1951, le comité municipal de Shanghai demanda à la fédération locale des femmes de mobiliser ces dernières sur les divers causes du moment : la campagne patriotique contre l’intervention impérialiste américaine en Corée, l’élimination des contre-révolutionnaires, la hausse de la production et l’amélioration des finances publiques. Une directive municipale appela à un rassemblement de masse le 8 mars contre le ré-armement du Japon par les USA, rassemblement auquel la fédération des femmes parvint à faire venir plus de 300 000 femmes dont 250 000 « femmes au foyer ». Les rapports internes révèlent que beaucoup de femmes se joignirent spontanément au défilé. (…) Les autorités pensaient que 5000 femmes se présenteraient et non des dizaines de millier. Parmi celles-ci, il y avait des éléments aux parcours compliqués comme des prostitués ou des serveuses, qui créèrent la sensation parmi les spectateurs. Quoiqu’il ait été décidé de ne pas demander aux femmes âgés de participer, il y avait de nombreuses sexagénaires, septuagénaires et octogénaires dans le défilé. Certaines femmes défilèrent avec leurs enfants. (…) Quoique le thème du défilé ait été le patriotisme et l’anti-impérialisme, les rapports soulignent de façon significative son effet sur le sentiment de force des femmes. « Les participantes au défilé ont toutes ressenties que les femmes ont désormais du pouvoir et un statut. Mêmes les hommes disent que les femmes sont devenues puissantes. »(…) Il est clair que le défilé avait une connotation de genre que tout autant les hommes que les femmes percevaient. Si le PCC comptait utiliser les femmes pour démontrer le soutien populaire à sa politique, les femmes saisirent aussi rapidement l’occasion donnée par le nouveau pouvoir pour franchir les barrières de genre et de classe. Défilant dans l’espace public, les femmes au foyer et les femmes des divers groupes subalternes exprimaient symboliquement leur position légitime dans le nouvel ordre politique. Un défilé patriotique soigneusement préparé par le PCC fut donc ré-approprié par les femmes de divers backgrounds sociaux pour produire un sens politique important pour elles. »

Cette embellie ne dura toutefois pas, les déboires qui accompagnèrent l’application de la loi sur le mariage et le repli prudent sur ces thèmes opérés par le parti après 1953, firent que le vent tourna rapidement pour la FNFC. Craignant d’être catalogués comme « droitiers » ses dirigeants abandonnent leurs précédentes velléités en 19573 et dès lors, il ne fut plus question que de vanter la mise au travail des ouvrières et paysannes chinoises au service de l’accumulation socialiste. Ainsi lors du « Grand Bond en Avant », la presse des organisations féminines célébrait sans relâche les exploits productifs de diverses « brigades du 8 mars » composées uniquement de femmes.

Le féminisme « traditionnel » ne faisait bien sûr pas bon ménage avec le productivisme et l’autarcie, comme le résume Louise Edwards dans son article « Chinese feminism in a transnational frame. Between internationalism and xenophobia »4 : « Dans ce processus, le féminisme fut caractérisé comme un concept étranger, coupé de la réalité chinoise. On nia la longue histoire des rapports des femmes chinoises avec le mouvement féministe global, ses théories, pratiques et institutions, qui furent occultées et oubliées. La République populaire avança une nouvelle conception des femmes comme actrices politiques dans laquelle après avoir été les victimes passives de l’oppression féodale avant 1949, elles devenaient les bénéficiaires reconnaissantes des politiques éclairées du PCC après la libération (…) Le récit donné par le PCC présente les femmes chinoises comme différentes des autres femmes de par le monde- niant de fait le principe de la communauté d’intérêts défendu par les mouvements féministes transnationaux. Pour les femmes dans la république populaire le féminisme était inapproprié car étranger et inutile car l’égalité avec les hommes avait été instaurée. » Le roll-back s’aggravera avec la révolution culturelle, puisque la fédération nationale des femmes de Chine disparaîtra corps et bien jusqu’aux années 70.

Le 8 mars : « funü’s dead end ?

Au début du récit évoquant sa jeunesse « Call me « Qingnian » but not « funü ». A maoist Youth in retrospect »5 la chercheuse et féministe Whang Zheng se souvient que quelques jours avant le 8 mars 1978, ses camarades de dortoir et elle avaient reçus des tickets pour une séance de cinéma organisée pour l’occasion. «  Tenant le ticket dans sa main, Qiao, la plus jeune d’entre nous protesta «  Yuck ! Voilà maintenant qu’ils nous comptent comme femmes (funü) ? C’est affreux ! » Sa vive réaction nous amusa. Mais nous étions toutes d’accords sur le fait que nous n’aimions pas être catégorisées comme femmes. Pour nous, le terme contemporain pour femme, funü, évoquait l’image d’une femme mariée entourée de plats et poêles à frire, cousant, tricotant et se promenant dans le voisinage pour cancaner. Son monde était rempli de choses tellement triviales et son esprit était nécessairement étroit et arriéré. Nous n’étions certainement pas des femmes. Nous étions des jeunes ( qingnian) ou si vous préférez des jeunes femmes. » Il semblerait que le problème n’ait pas tellement changé puisqu’un article récent sur le déclin des commémorations du 8 mars en Chine, l’attribue notamment à sa dénomination, funüjie, que les jeunes associent toujours à la femme d’âge mûr mariée.

Ce terme funü semble avoir une signification plus profonde quant à l’histoire du rapport entre le PCC et les femmes, que Tani E. Barlow a étudié dans plusieurs textes6 Selon elle, funü peut s’interpréter comme signifiant « le sujet femme dans le discours maoïste ». Cette notion connut un « revival » concomitant à celui de la fédération des femmes à l’orée des réformes : « À la fin des années 70 et au début des années 80, le Parti Communiste Chinois a cherché à restaurer sa structure de contrôle antérieure à la révolution culturelle. Institutionnellement, cela signifiait revitaliser des organisations de masse telle que Fulian, la fédération des femmes. Les autorités assignèrent à celle-ci la mission de « protéger résolument les intérêts des masses qu’elle représente » tout en réduisant tacitement son champ d’action à ce que le comité central comprenait comme constituant « la femme ». Le travail de Fulian en d’autres termes, était de représenter funü.(…) Comme émanation du gouvernement, Fulian suivait l’appel du comité central à rétablir funü, un vieux sujet idéologique, comme l’agent de la modernisation post-maoiste. » (Politics and protocols) Toutefois les nouvelles conditions créées par la libéralisation ne facilitait pas la mise en œuvre des vieilles recettes  : « La privatisation des relations domestiques, la renonciation à la justice sociale, l’approbation tacite des croyances rétrogrades sur l’infériorité intellectuelle des femmes et la collusion avec ceux qui voulaient tenir les femmes à l’écart de la politique ( une tentative crument masculiniste de forcer les femmes à retourner la servitude domestique non payée, ce qu’on appelé « le retour à la cuisine »), tout cela constituait des effets de la réforme qui pouvaient potentiellement démoraliser les femmes puisque cela verrouillait l’accès à l’État même pour la réparation des torts les plus simples. » (ibid)

Des campagnes contre les excès de la politique de l’enfant unique et pour la défense des droits des femmes et des enfants furent toutefois menées et plus généralement une attention nouvelle fut portée par le pouvoir et les médias à des problèmes liés aux réformes et affectant plus spécifiquement les femmes, qu’il s’agisse du divorce ( en hausse avec la nouvelle mobilité entre ville et campagne) des conditions de travail (le fin du « bol de fer » signifiait aussi la fin de l’égalité salariale homme-femme qui était appliquée dans les grands groupes d’État) ou des violences sexistes. La fédération parvint à parachever son rétablissement lorsqu’elle obtint que le secrétaire général du comité central du PCC, Jiang Zemin lut publiquement le 8 mars 1990, un discours rédigé par des cadres de la FNFC intitulé « Le parti et la société toute entière doivent établir la théorie marxiste des femmes »7. Cette « théorie marxiste des femmes » défendant bien évidemment la rôle dirigeant du PCC et de la FNFC semble surtout avoir servie à cette dernière à s’imposer comme interlocutrice incontournable et seule représentante des femmes dans l’appareil d’État. Au vu de son site, elle ne semble d’ailleurs plus n’être désormais qu’une chambre d’écho de la propagande du Parti communiste, organisant un gala tous les 8 mars.

Ce monopole n’a pourtant cessé d’être battu en brèche, tout d’abord par des chercheuses qui dès les années 80 ont déconstruit le dispositif idéologique funü, puis par diverses associations féministes autonomes ( voir le très bon résumé critique donné par Whang Zheng dans son article « Le militantisme féministe dans la Chine contemporaine », paru dans Travail, genre et sociétés en 2010) et enfin dernièrement par une nouvelle génération d’activistes qui, en essayant de se ré-approprier le 8 mars, se sont attirées les foudres de l’État.

1Publié dans le recueil Engedering China. Women, Culture and the State

1 Voir Norma Diamond Women under Kuomintang Rule. Variations on the Feminine Mystique. p13 et suivantes

2 Voir l’article de Tani Barlow Theorising Women (…) dans le recueil Body, Subject and Power and China p270 et 283

3Voir à ce sujet Wang Zheng Dilemnas of Inside Agitators : Chinese State Feminists in 1957

4Paru dans le recueil Women’s Movements in Asia. Feminism and transnational activism

5 Publié dans le recueil Some of Us . Chinese women growing Up in the Mao era

6Nous nous appuyons ici sur deux de ses articles Politics and Protocols of Funü :(Un)making the National Woman paru dans le recueil Engendering China et Theorizing Woman : Funü, Guojia, Jiaiting paru dans le recueil Body, subject and Power in China

7Sur ce sujet voir l’article de Wang Zheng « Maoism, Feminism and the UN Conference on Women »

«Doit-on partager les femmes ou les rationner ? »

Nous publions une traduction ( depuis la version anglaise parue sur le site Chuang) de l’article de Zheng Churan alias Datu ( Lapin géant), l’une des « feminist five » qui intervenait salutairement dans les (délirants) débats concernant le problème du déficit de femmes en Chine.

L’économiste chinois Xie Zuoshi a annoncé récemment que le nombre d’hommes célibataires dans le pays allait bientôt atteindre les 30 millions. Lire la suite « «Doit-on partager les femmes ou les rationner ? » »

Quand l’autoritarisme patriarcal chinois tombe le masque

L’élimination de la limite de deux mandats, instaurée par Deng Xiaoping dans les années 80, pour la présidence et la vice-présidence qui va bientôt être adoptée par le Congrès National du Peuple chinois, devrait permettre à Xi Jinping de rester indéfiniment au pouvoir. Cette modification reflète probablement une certaine inquiétude du Parti Communiste quant au maintien de la stabilité. En effet la restructuration économique et les réforme promises quand Xi a pris le contrôle du parti en 2012 n’ont été que parcellaires ou ont eu des résultats décevants. La hausse de l’endettement qu’il s’agisse de celui des régions, des banques, des entreprises privées et d’État préoccupent tout autant les institutions financières internationales que les leaders chinois. De plus la jeune génération est notoirement moins impressionnée par l’appareil de répression, comme en témoignent les difficultés des censeurs a suivre le rythme des critiques émises sur les réseaux sociaux. Difficultés illustrées par certaines mesures prises ces derniers jours comme l’interdiction temporaire de la lettre « n » et des images de Winnie l’ourson, associé en Chine à Xi Jinping.

Sur ce sujet, nous souhaitons signaler des interventions récentes de la chercheuse Leta Hong Fincher. Auteur du livre Leftover women : The Resurgence of Gender inequality in China dans lequel un chapitre est consacré aux activistes féministes, elle publiera en septembre prochain Betraying Big Brother : The Feminist Awakening in China. Dans son article Xi Jinping authoritarian rise has been powered by sexism publié hier 1er mars dans le Washington Post, elle rappelle « Qu’il est impossible de comprendre la longévité du parti communiste chinois sans reconnaître le fondement patriarcal de son autoritarisme. En bref, l’homme fort de la Chine, comme d’autres autocrates de par le monde, considère l’autoritarisme patriarcal comme essentiel à la survie du PCC. » Elle décrit notamment toute la propagande orchestrée autour de la personnalité du leader, surnommé XI Dada, à la fois père et mari idéal de la nation et dont la célébration de « l’hypermasculinité » a même du être freinée un peu par les autorités. Plus généralement, Leta Hong Fincher constate que face à l’épuisement de la dynamique économique, du vieillissement de la population et de la crise démographique la propagande a remis au goût du jour certains antiennes du confucianisme telle que la notion selon laquelle la famille patriarcale traditionnelle est la base d’un gouvernement stable : « Le parti communiste perpétue de façon agressive les normes traditionnelles de genre et réduit les femmes à leurs rôles d’instruments reproductifs au service de l’État, d’épouses dévouées, de mères au foyer et ce afin de réduire les risques de troubles sociaux et de donner naissance à une nouvelle génération de travailleurs qualifiés. Le parti mène aussi une campagne de répression sans précédent contre les activistes féministes car la direction, entièrement masculine, du parti semble penser que l’ensemble de l’appareil de sécurité et l’État menaceraient de s’écrouler si on en venait à mettre en cause l’asservissement des femmes. »

Dans une interview donnée quelques jours auparavant au magazine en ligne The beijinger elle revenait plus longuement sur l’importance prise par la répression du petit mouvement féministe chinois : « Je pense que ce conflit entre un activisme féministe ascendant et la détermination de la part du gouvernement chinois à éradiquer le mouvement féministe va se développer et jouer un rôle très important dans les années à venir. (…) La raison pour laquelle le gouvernement chinois réprime le mouvement féministe n’est pas seulement parce qu’il représenterait un activisme politique organisé mais aussi parce que le pouvoir veut pousser ces femmes éduquées à se marier et à faire des enfants. C’est le même objectif, la même dynamique que je décrivais dans mon premier livre. Dans celui-ci je décrivais la campagne de propagande qui stigmatisait ces femmes, les qualifiant d’inutiles, cherchant à les forcer par la peur à se marier. Maintenant ils ont une politique officielle de deux enfants par famille, il s’agit désormais d’une politique nataliste, explicitement assumée comme telle. Le gouvernement vise particulièrement les femmes urbaines et éduquées pour qu’elles se marient et enfantent au plus tôt. Pour l’instant je ne vois aucun signe montrant que cela fonctionne, donc il risque d’y avoir un conflit majeur entre le gouvernement et les femmes éduquées en particulier. Avec tous les problèmes démographiques que rencontre la Chine, où la population vieillit, où le taux de natalité baisse et ou la population active se réduit, il n’est pas surprenant que le pouvoir mette une grosse pression sur les femmes pour qu’elles fassent des bébés mais cette pression ne donne pas les résultats escomptés. »

Leta Hong Fincher revenait également sur ce point dans l’article China Dropped Its One-Child Policy.So Why Aren’t Chinese Women Having More Babies? paru dans le New York Times le 20 février. Citant les derniers chiffres de la natalité qui indiquaient une baisse du nombre de premières naissances de 3,5% en 2017, elle constatait l’échec de la propagande visant les gao suzhi ou « femmes de haute qualité ». Elle soulignait que, par contre, la même campagne cherchait à dissuader les naissances chez les femmes non mariés et les minorités ethniques, indiquant par là la mise en place d’une véritable politique eugéniste. La présidence désormais perpétuelle de Xi Jinping, augure donc d’évolutions tout aussi inquiétantes dans ce domaine…

Féminisme et utopie chez trois figures de la « Réforme des cent jours » de 1898 (3) : Tan Sitong

Figure la plus radicale et la plus tragique de la « Réforme des cent jours », Tan Sitong est né dans le Hunan en 1865. Après de longues études et de nombreux voyages dans toute la Chine, il se rapproche de Kang Youwei et de ses idées et participe activement aux débuts de la « réforme » dans sa région d’origine. Celle-ci prit rapidement un tour qui finit par inquiéter les vieilles élites, jusque là plutôt bienveillantes. Lire la suite « Féminisme et utopie chez trois figures de la « Réforme des cent jours » de 1898 (3) : Tan Sitong »

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