Féminisme et utopie chez trois figures de la « Réforme des cent jours » de 1898 (3) : Tan Sitong

Figure la plus radicale et la plus tragique de la « Réforme des cent jours », Tan Sitong est né dans le Hunan en 1865. Après de longues études et de nombreux voyages dans toute la Chine, il se rapproche de Kang Youwei et de ses idées et participe activement aux débuts de la « réforme » dans sa région d’origine. Celle-ci prit rapidement un tour qui finit par inquiéter les vieilles élites, jusque là plutôt bienveillantes. Comme le retrace Liyan Liu dans son chapitre consacré à la réforme dans le Hunan de son livre Red Genesis: The Hunan First Normal School and the Creation of Chinese Communism, 1903–1921 : « De nouvelles associations avec des objectifs plus spécifiques prônaient une réforme du mariage, une interdiction du bandage des pieds et une forme de programme de libération des femmes. Les jeunes réformateurs mettaient en cause les normes sociales de base et le style de vie même de la gentry. (…) Quoique les jeunes réformateurs aient cherché intensément dans l’histoire chinoise des précédents de réforme, certaines de leurs théories et idées radicales commencèrent à alarmer les membres les plus puissants et les plus orthodoxes de l’élite hunanaise. Si, à l’origine, ils soutenaient la réforme, quand ils réalisèrent comment les idées de Kang Youwei et des jeunes réformateurs menaçaient leurs valeurs et les institutions centrales de l’ordre social, ils finirent par s’y opposer. Selon ces critiques, les réformes et les idées des radicaux ne visaient pas à un renforcement défensif de la Chine, mais subvertissaient de façon agressive les traditions chinoises et ouvraient la voie à des changements révolutionnaires dans l’ordre social. »

La réforme s’étant, du fait de ces oppositions, enlisée dans le Hunan, Tan Sitong rejoint alors Kang Youwei and Liang Qichao à Pékin. Lors du coup d’État qui renverse les réformateurs, il refuse de prendre la fuite et se laisse arrêter. Comme le rapporte Liang Qichao dans l’article qu’il lui a consacré, Tan déclara alors : « Dans aucun pays une réforme n’a été achevée sans effusion de sang. En Chine jusqu’ici personne n’a versé son sang pour la cause de la réforme et c’est pourquoi cette nation ne prospère pas. Commençons avec moi. » Il fut décapité le 28 septembre 1898 avec cinq autres « gentlemen des cent jours », à l’âge de trente trois ans. Sa femme Li Run, apprenant la nouvelle se jeta dans une rivière, secourue elle s’enfonça un poignard dans le cou dès qu’elle eut repris ses esprits et mourut de ses blessures peu après, reproduisant paradoxalement la geste des veuves préférant suivre leurs maris dans la mort, tant vantée par la tradition, alors même que, selon Ono Kazuko, elle avait animé un groupe d’éducation des femmes.

Avant de s’impliquer dans l’action politique, Tan Sitong avait rédigé en 1897 un livre Renxue ( le livre de la bienveillance, certains auteurs traduisent livre de l’humanité) qui allait avoir une grande influence par la suite. Xiaosui Xiao dans son article « From the hierarchical ren to egalitarianism: A case of crosscultural rhetorical mediation » indique ainsi : « C’est une des œuvres qui a le plus circulé parmi les réformateurs radicaux et les révolutionnaires au tournant du XXème siècle. Ce traité eut une influence directe sur les activités révolutionnaires qui menèrent au renversement de l’Empire en 1911 et à la proclamation de la République. On l’a aussi qualifié de précurseur de la culture iconoclaste de l’ère du 4 mai (1915-1925) (…) D’une certaine manière, même les communistes chinois subirent l’influence de la pensée de Tan. »

Si on retrouve le même démarche que chez Kang Youwei, c’est à dire le recours à certains concepts centraux du confucianisme, l’influence du bouddhisme et du christianisme, Renxue se distingue par les nombreuses références à la science moderne que Tan Sitong avait étudié de très près. On retrouve ainsi cette superposition d’influences dans la description du principe du monde que donne Tan Sitong au début de son livre : « A travers l’espace, la vie et le dharmadhatu ( mot sanskrit désignant dans le Bouddhisme Mahayana la réalité ultime) il y a une chose qui est infiniment grande et infiniment subtile, pénétrant, connectant, adhérant à et emplissant tout. Elle n’a pas de couleur, ne fait pas de bruit, n’a pas d’odeur ni de goût, et n’a donc pas de nom ou alors on l’appelle simplement l’éther. Pour ce qui est de son expression pratique, Confucius l’appelle ren, yuan et xing, Mozi l’appelle jian’ai, le bouddhisme l’appelle xinghai et cibei ; le christianisme l’appelle l’âme ou « aime ton prochain comme toi même » (…) ; les scientifiques l’appellent attraction et gravitation. Ils se réfèrent tous à la même chose. » Pour Tan Sitong le principe crucial c’est l’interconnexion (tong) de tout, principe de l’unité générale qui se manifeste dans l’égalité de tous : « L’égalité signifie l’unité. Quand il y a unité, il y a interconnexion. Quand il y a interconnexion, il y a humanité. ». Comme le résume David Wright dans son article « Tan Sitong and the Ether Reconsidered » : « En soulignant l’unité de toutes choses, Tan pouvait démontrer que le système monarchique avec son organisation hiérarchique de la société, son insistance sur l’État-nation, allait à l’encontre de la vraie nature des choses, qui est « qu’il n’y a pas de barrière entre soi et les autres ». En reconnaissant la vraie nature du monde, le ren, la « bienveillance » qui nous lie tous (…) pourra devenir la base d’une nouvelle société d’individus qui ne seront plus divisés selon les fausses catégories des noms « utilisés par les dirigeants pour contrôler leurs sujets, par les bureaucrates pour contrôler le peuple, par les pères pour réprimer leurs fils et les maris pour opprimer leurs femmes ou que les frères et les amis se choisissent pour s’opposer les uns aux autres. » (Ren xue) »Toutes les limites qui entravent les individus, qu’il s’agisse du genre, de la nation ou de la classe doivent donc être rejetés. On retrouve chez Tan Sitong les mêmes accents utopiques que chez Kang Youwei : « Si il n’y avait pas d’États, les guerres cesseraient, les jalousies s’éteindraient, les conspirations seraient abandonnées, les distinctions de personnes seraient supprimées, l’égalité (pingdeng) prévaudrait. (…) Si les monarques étaient abolis, l’égalité sociale serait instaurée ; avec le triomphe des principes universels, la richesse serait distribuée également entre tous. Peu importe la taille qu’un territoire pouvait avoir, toutes les personnes appartiendront à une même famille et serons comme une seule et même personne. Chacun considérera sa famille comme une sorte d’hôtel et tous les autres comme des jumeaux. »

Tan Sitong s’en prend notamment au principe fondateur du confucianisme c’est à dire les trois dépendances, celles qui lient le sujet à son souverain, la femme à son mari, le fils à son père : « Pour Tan les deux dépendances familiales du père et du fils et de la femme et du mari étaient aussi corruptrices et répressives que la relation politique entre le sujet et le souverain.(…) Il appelait donc à mettre à bas le système des trois dépendances et par là à détruire de l’ordre politique et social traditionnel chinois. » ( Hao chang Intellectual Change and the Reform Movement in Cambridge History of China) De même, des cinq relations qui organisent la société dans le confucianisme ( Souverain / Sujet ; Père / fils ; Époux /Épouse ; Frère aîné / Frère cadet ; Ami / Ami ), Tan Sitong ne veut garder que la dernière, l’amitié, la seule qui permette l’égalité. L’amitié avait effectivement un statut particulier dans la pensée traditionnelle car comme le rappelle Norman Kutchner dans « The Fifth Relationship: Dangerous Friendships in the Confucian Context » « l’amitié était un cas à part. Les autres relations (…) servaient ouvertement au maintien de la Chine comme guojia, littéralement « un État-famille », un État modelé sur le principe de l’organisation familiale. Elles soulignaient les dépendances hiérarchiques et les obligations de dévotion mutuelle qui formaient le cadre des relations sociales confucéennes et devaient permettre une soumission parallèle à la famille et à l’État. (…) L’amitié était différente. Ce n’était pas un lien familial, ni un lien à l’État et elle restait donc à l’écart du réseau de dévotions parallèles qui liait ces relations. De plus elle était volontaire. » Et de fait : « Le schéma confucéen des rapports sociaux était tellement centré autour des besoins hiérarchiques de l’État-famille que l’égalité dans l’amitié était potentiellement subversive. » Là encore, sous prétexte d’opérer un sauvetage de la tradition et de moderniser le pays, se dessine en fait un programme tout à fait original, radical et novateur : « Au lieu de construire une société civile du type promu par beaucoup d’écrivains européens du XVIIIème, Tan Sitong soutenait qu’il fallait défier et surmonter l’État, la famille et même l’égo pour parvenir à l’égalité et à l’amitié universelle. » (Jeng-Guo Chen « Friendship and Equality in Tan Sitong’s Concept of Pingdeng »)

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