Femmes et féminisme avant et pendant la révolution de 1911  : la presse féminine

La couverture qui illustre ce texte est celle du premier numéro du journal Nüzo Shijie (Le Monde des Femmes) paru en janvier 1904 à Shanghai. Les chercheurs de l’université de Heidelberg qui ont entamé un travail de scanérisation des journaux féminins chinois du début du XX ème siècle donne cette description de la trajectoire significative de la revue   : «  Avec un total de 18 numéros publiés de 1904 à 1907, Nüzo Shijie a l’honneur d’être de loin celui qui a connu la plus grande longévité parmi la vingtaine de journaux féminins qui apparurent dans la dernière décennie de l’ère Qing. Plusieurs de ses contributeurs réguliers devinrent des figures importantes du monde culturel après la chute de la dynastie. On y comptait notamment les poètes Gao Xie ( 1879-1958), Gao Xu ( 1877-1925) et Liu Yazi ( 1887-1958), les deux derniers étant les co-fondateurs de Nanshe, la société républicaine de poésie (1909-1923). Bien que le comité de rédaction ait été contrôlé par des hommes, comme la plupart des journaux de la fin des Qing et des débuts de la période républicaine, Nüzo Shijie fut le troisième journal à émerger au tournant du siècle qui visait spécifiquement les femmes comme lectorat, suivant en cela les traces de deux journaux édités par des femmes Nüxuebao 女學報 and 女報 . Nüzo Shijie publiait régulièrement des appels à contribution dans tous les styles – essais, poèmes, chansons, programmes scolaires de même que d’autres documents concernant l’éducation des femmes et des photos de classe. Les étudiantes et les professeurs des nouvelles écoles d’un peu partout en Chine répondirent régulièrement à ces appels à contribution.  »
Même lorsqu’ils étaient dirigés par des hommes, ces journaux contribuèrent effectivement au «  désenclavement  » social et psychologique des femmes chinoises, comme le souligne Charlotte E. Beahan  :  «  Les nouveaux journaux pour les femmes s’adressaient à celles-ci comme étant partie intégrante de la société, leur donnant des informations sur le monde par delà les barrières des quartiers des femmes, favorisant un sentiment d’identification collective et fournissant de nouvelles alternatives à la vie de confinement physique et intellectuel dictée par la tradition.  »
D’ailleurs leurs promoteurs ne manquaient pas d’ambitions, ainsi Chen Xie-fen, la première femme à fonder et en partie rédiger elle même une revue, Nüxue bao ( Journal des études féminines) – et qui fut par ailleurs une des administratrices de l’école patriotique pour filles de Shanghai- indiquait en avril 1903  : «  J’écris pour exhorter mes 200 millions de sœurs… J’espère sincèrement que vous pourrez toutes me lire et agir en conséquence.  » Bien entendu l’analphabétisme dominant dans la majeure du pays et la diffusion très restreinte ( quelques milliers d’exemplaires au mieux) réduisaient l’audience de cette presse au monde urbain et aisé. Néanmoins, couplé au développement de l’éducation et plus ouvertes que leurs prédécesseurs, exclusivement contrôlés et rédigés par des hommes, à l’expression directe des femmes, ces revues de la première décennie du vingtième siècle jouèrent un rôle non négligeable dans l’émergence d’une conscience féministe autonome.
Et, si à ses débuts, cette presse relaie encore principalement le discours nationaliste mâtiné de préoccupations pour les droits des femmes qui dominait à l’époque, elle va progressivement se radicaliser. Ainsi Chen Xie-fen, très influencée au départ par les thèses de Liang Qichao ( voir post à ce sujet sur ce blog), change de ton une fois qu’elle est obligée de s’exiler au Japon et qu’elle prône désormais, avec des accents parfois clairement xénophobes, le renversement de la «  dynastie Mandchoue  »,   : «  Les femmes chinoises vivent à dans une époque de révolution, si elles unissent leurs esprits et saisissent l’opportunité, développent leur force et remplissent leur cœur de haine venimeuse, détruisant et organisant, alors celles qui ont fait verser le sang, qui ont accomplies leur mission, doivent devenir les égales des hommes. Si dans une période de changement, elles assument leurs responsabilités à l’égale des hommes, alors leurs droits devront être égaux aussi.  »
De même, on trouve dans une autre revue fameuse de l’époque, Le monde des femmes fondée par Ding Chu-o, un appel original à la «  révolution familiale  », que résume Charlotte E. Beahan  :
«  Le monde des femmes appelait à une révolution familiale contre l’autocratie domestique comme nécessaire au bien-être national, qui dépendait lui même d’une révolution contre l’autocratie politique  :
«  Hélas, qu’est ce qu’une révolution  ? C’est le prix à payer pour avoir des droits, l’opposé de l’esclavage… de fait ceux qui ne connaissent pas l’oppression de l’autocratie n’ont pas besoin de croire à la révolution, ceux qui ne vivent pas sous les nombreuses couches d’oppression autocratique n’ont pas besoin de croire à la révolution féminine de la famille… Pour construire un pays, construisez d’abord la famille, pour produire des citoyens, produisez d’abord des femmes.  »
Ding Chu-o était consciente du rapport entre l’autocratie politique et celle du pater familias chinois  :
«  La révolution politique émerge directement de l’oppression des lois monarchiques, tandis que la révolution de la famille émerge indirectement de celles-ci… car regardez la prétention du chef de famille, il tient indirectement son pouvoir tel un second prince.  » La révolution de la famille devait se diriger contre les multiples couches d’oppression telles qu’exercées par les pères, les frères, les beaux-parents et le mari. La première étape serait la liberté du mariage, suivie ensuite de l’éducation, de l’activité sociale et économique. Mais il n’était pas mentionné comment ces changements devaient être initiés si ce n’est que la révolution familiale n’aurait pas besoin d’être violente, contrairement à la révolution politique qui lui succéderait. La famille en tant que telle serait gardée, mais reformée d’une façon qui n’était pas précisée. L’action individuelle serait la clé.
«  Si vous voulez la révolution nationale, il faut d’abord la révolution familiale  ; si vous voulez la révolution familiale, il faut d’abord une révolution personnelle.  » (Feminism and Nationalism in the Chinese Women’s Press, 1902-1911 p 19-20 )
On pourrait enfin citer également Le journal de la femme chinoise fondé par Qiu Jin ou le quotidien Le journal de la femme de Pékin à la direction totalement féminine, toutes ces publications partageant sensiblement les mêmes thèmes et inclinaisons ( nationalisme, critique modérée du confucianisme mais aussi fascination pour les femmes terroristes de la Russie de l’époque).
Dans ce paysage, c’est bien évidemment Tianyi ( Les Principes Naturels) publié à partir de 1907 par He-Yin Zhen et ses camarades depuis le Japon, qui paraît et de très loin, la plus en pointe. He-Yin Zhen refuse de subordonner la lutte des femmes à la lutte nationale, de même qu’elle ne place pas non plus ses espoirs dans l’émergence d’un capitalisme modernisateur autochtone calqué sur les modèles japonais ou occidentaux. Sa critique systématique du système confucéen est une des toutes premières de l’histoire chinoise et préfigure toutes celles qui écloront dans les années 10 et 20. Et plutôt que de prôner égalité des droits ou meilleure intégration, c’est la destruction de toute forme de domination qu’elle défend  : «  Selon mon point de vue, l’objectif ultime de la libération des femmes est de libérer le monde de la domination des hommes et des femmes.  » Si sa voix est probablement resté très marginale à l’époque, les thèmes qu’elle développe deviendront par contre dominants dans la presse féminine et intellectuelle des décennies suivantes…

Sources  :

Charlotte E. Beahan «  Feminism and Nationalism in the Chinese Women’s Press, 1902-1911  » Modern China Vol. 1 N°4, 1975
Elisabeth Croll Feminism and Socialism in China. Schoken Books
Catherine Gipoulon Qiu Jin. Pierres de l’oiseau Jingwei. Femme et révolutionnaire en Chine au XIXe siècle, des femmes
He-Yin Zhen La revanche des femmes, Éditions de l’Asymétrie
Ono Kazuko Chinese Women in a Century of Revolution. 1850-1950, Stanford University Press
Jacqueline Nivard. «  L’évolution de la presse féminine chinoise de 1898 a 1949.  » Etudes Chinoises, Association Francaise d’études chinoises, 1986, Vol. 5 N° 1-2
Rong Tiesheng «  The Women’s Movement In China Before and After The 1911 Revolution  » Chinese Studies in History Vol. 16, N° 3-4, (1983)

Femmes et féminisme avant et pendant la révolution de 1911  : «  Révolution par le haut  » et début de l’éducation des femmes

Petite précision liminaire  : comme pour tous les posts sur ce blog, dès lors qu’il existe des matériaux en français, nous évitons aux éventuels lecteurs une redite inutile. Ainsi nous n’évoquerons pas dans cette série de textes sur les prolégomènes, le déroulement et les suites de la révolution de 1911-1912, la figure de Qiu Jin, sur laquelle plusieurs livres sont disponibles, notamment l’indispensable Qiu Jin, Pierres de l’oiseau Jingwei publié par Catherine Gipoulon chez des femmes en 1976.

Après l’écrasement de la révolte des Boxers, de nouvelles velléités de réforme se firent jour dans la haute administration de la dynastie Qing. S’inspirant de la tentative de 1898 mais aussi surtout de la synthèse japonaise de l’ère Meiji entre conservatisme et modernité, un plan ambitieux intitulé Xinzheng ( Nouvelle politique) fut lancé en 1901qui visait à restructurer tout autant l’économie, l’administration, que l’armée et l’éducation (Bergère). C’est dans ce dernier domaine que cette «  révolution par le haut  » (Strauss) aura le plus laissé sa marque, à travers notamment l’abolition, en 1905, du système d’examen qui, depuis des siècles, permettait de recruter les fonctionnaires de l’empire. La mesure, prise abruptement après une guerre russo-japonaise qui avait une fois de plus souligné la faiblesse de la Chine et son statut de proie des divers impérialismes, a constitué un tournant décisif dans l’histoire de l’État mais aussi de la société chinoise. En effet, elle minait deux piliers interdépendants du régime  : la mobilité sociale par l’accession à la fonction publique et l’emprise confucéenne. Ainsi, comme le remarque Lucien Blanco : «  le système des examens, en réservant tous les postes administratifs aux lettrés qui avaient reçus une formation traditionnelle, était un des plus sûrs remparts institutionnels du confucianisme. Privé de son assise sociologique, ou en voie de l’être, celui-ci est ouvertement contesté sur le plan des idées.  » Dans un autre registre, Hu Hanmin, un des principaux dirigeants du Kuomintang déclarera en 1912  :  «  Si les examens n’avaient pas été abolis, qui aurait rejoint la révolution  ?  ». De surcroit, en fragilisant cette clé de voute bureaucratique, le régime allait accompagner sans le vouloir l’essor du premier féminisme chinois.
En effet, si la mesure n’eut dans un premier temps qu’un effet symbolique (Strauss), elle était néanmoins précédée et associée à une modernisation d’ensemble du système éducatif, dont l’une des manifestations les plus spectaculaires fut l’éclosion puis l’essor de l’éducation des filles et des femmes en Chine. Jusqu’à l’orée du 20ème siècle, la seule tentative de création d’une école pour filles avait été celle de missionnaires chrétiens dans le port ouvert de Ningbo en 1844 et ce, sans grand succès, puisque, pour la population locale, ces écoles représentaient des «  antres de sorcellerie  » ( Bailey). Ce n’est qu’avec la poussée réformiste de la toute fin du siècle que se constitua un mouvement indépendant et autochtone, la Société pour l’étude des femmes qui tint son premier congrès en décembre 1897.
L’année suivante, cette association fonda, dans l’enthousiasme qui accompagnait la réforme des cent jours, sa première école à Shanghai et, très vite, la création d’école pour filles et jeunes femmes devint la cause favorite de nombreux philanthropes et modernistes. Face à l’ampleur du phénomène, le gouvernement n’eut bientôt d’autre choix, que d’opérer, en 1907, une légalisation après coup et de décréter le droit à l’éducation publique des filles. Si elles ne concernaient bien évidemment qu’une infime minorité de l’élite, puisque, en 1909, selon certaines estimations ( Edwards), seules 0,1% des filles du pays étaient «  scolarisées  », ces écoles n’en constituaient pas moins une petite révolution, d’autant que le cursus qu’elles offraient était des plus modernes. Ainsi, Rong Tiesheng donne l’exemple de l’école patriotique ( Ai-Kuo) pour femmes dont le programme «  d’arts libéraux  » comprenait l’étude «  de l’éthique, de la psychologie, des langues étrangères, de la littérature chinoise, des mathématiques, de l’histoire, de la géographie, de l’économie domestique, de la pédagogie, du chant, de la peinture et de la gymnastique.  » En effet, ces écoles, qui permettaient en plus de l’accès à la culture, l’accès à divers modes d’expression et au sport devinrent rapidemment un relai important du mouvement de lutte contre le bandage des pieds. Plus généralement encore, la très ancienne réclusion des femmes et la sacro-sainte séparation entre les domaines intérieur/ extérieur étaient mises à mal.
Le débat autour de l’éducation des femmes s’étant intensifié depuis la fin du dix-neuvième notamment via l’article de Liang Qichao sur le sujet, deux courants distincts se dégageaient désormais au sein de l’élite. Paul J. Bailey dans son livre Gender and education in China décrit ainsi un «  conservatisme modernisateur  » qui acceptait d’accompagner le mouvement en faveur de l’éducation des femmes mais, dans un but précis  :  «  le conservatisme modernisateur représentait à la fois la reconnaissance de la modernisation comme un moyen effectif de renforcer le pays économiquement et politiquement et une ambivalence certaine quant à ses possibles conséquences. Pour les fonctionnaires, éducateurs, réformateurs et même les révolutionnaires, l’éducation publique pour les filles était principalement envisagée en terme de reconfiguration des vertus et qualifications traditionnelles mises au service de l’harmonie familiale, de l’ordre social, de la richesse et de la puissance nationale.  » Bailey souligne également que cet essor de l’éducation était contemporain du développement du travail des femmes dans les usines textiles de Shanghai et que, comme au Japon, l’apologie d’une femme au foyer «  manager domestique dotée d’un savoir moderne  » reflétait le compromis inquiet que les élites traditionnelles tentaient d’établir avec le capitalisme industriel naissant.
D’un autre côté Mary Backus Rankin décrit, au début de son article « The Emergence of Women at the End of the Ch’ing », une toute autre approche  :  «  durant les dernières années de la dynastie Qing, le féminisme moderne trouva ses premiers partisans parmi des membres de l’élite urbaine influencés par l’occident et le mouvement de réforme de 1898. Les femmes fondèrent des associations contre le bandage des pieds, des écoles de filles et des journaux. Dans cette période d’incertitude et de changement, les femmes éduquées bénéficiaient de l’essor de nouvelles professions et groupes politiques, dans lesquels les rôles n’étaient pas aussi strictement définis qu’ils l’étaient dans la bureaucratie exclusivement masculine. Les nouvelles attitudes vis à vis des femmes et les nouvelles opportunités qui leur étaient offertes constituaient les preuves les plus évidentes qu’un changement réel quoique limité était en train d’avoir lieu dans l’élite chinoise. Bien que la totalité du mouvement féministe avant la révolution de 1911 ait été issu de l’élite, il était néanmoins potentiellement radical parce qu’il mettait sérieusement en cause le système dominant des relations sociales confucéennes.  » Louise Edwards va dans le même sens dans son livre Gender, Politics and Democracy. Women’s suffrage in China  :  «  En Chine, la citoyenneté pleine et égale supposait l’accès plein et égal à l’éducation. Le lien entre l’accès au pouvoir politique et l’éducation/préparation aux examens impériaux a soutenu la structure de gouvernance pendant des siècles puisque les bureaucrates étaient sélectionnés à travers cette série d’épreuves. L’éducation des femmes, contrairement à celle de leurs frères, se faisait à la maison et n’incluait pas la participation aux examens, les femmes étaient donc institutionnellement exclues du pouvoir politique. Les activistes féministes radicales des premières décennies du 20ème siècle percevaient leur exclusion explicite de l’école comme un obstacle majeur à leur aspirations politiques. Pour surmonter ce problème, elles défendaient le droit à l’accès égal à l’éducation, selon le principe qu’avec des opportunités égales, la différence d’accès au pouvoir selon les sexes pourrait être éradiquée. En 1903, une féministe Fang Junji écrivait sur ce lien entre l’éducation et les droits  :
«  Il y a plusieurs milliers d’années, les femmes chinoises ont perdu leurs droits et en ont été réduites à percer leurs oreilles et à bander leurs pieds. Elles ne quittaient pas la maison et ne lisaient pas de livres ni de poèmes. Leurs vies était étroites et superficielles…elles dépendaient complètement des autres…Les femmes chinoises n’ont pas accès à leurs droits parce qu’elles n’ont pas accès à l’éducation et elles n’ont pas accès à l’éducation parce qu’elles n’ont pas accès à leurs droits. Donc, si nous voulons promouvoir les droits des femmes, nous devons d’abord promouvoir leur éducation.  »

Cette remise en cause féministe semble encore plus radicale quand on rappelle la définition que donne Etienne Balazs de cette « bureaucratie céleste  » qui régnait sur la Chine depuis des siècles  : « La classe des lettrés-fonctionnaires (ou mandarins) – couche infime quant à son nombre, omnipotente quant à sa force, son influence, sa position, son prestige  – est le seul détenteur du pouvoir, le plus grand propriétaire ; elle possède tous les privilèges, et d’abord celui de se reproduire : elle détient le monopole de l’éducation… Cette élite improductive tire sa force de sa fonction socialement nécessaire et indispensable, de coordonner, surveiller, diriger, encadrer le travail productif des autres, de faire marcher tout l’organisme social. Ils ne connaissent qu’un seul métier : celui de gouverner. Un célèbre passage de Mencius exprime bien l’idéal des fonctionnaires-lettrés : “les occupations des hommes de qualité ne sont pas celles des gens de peu. Les uns se livrent aux travaux de l’intelligence, gouvernent les autres ; ceux qui travaillent de leur force sont gouvernés par les autres ; ceux qui gouvernent sont entretenus par les autres.“ » Ainsi, la fin du système monopolistique de cooptation, en érodant la prégnance du confucianisme, idéologie de la domination du mandarinat, allait, malgré les tentatives d’accommodations du «  conservatisme modernisateur  », miner définitivement le vieil ordre patriarcal chinois.

Sources  :
– Paul J. Bailey Gender and Education in China. Gender discourses and women’s schooling in the early twentieth century
– Etienne Balazs La bureaucratie céleste : recherches sur l’économie et la société de la Chine traditionnelle
– Marie Claude Bergère Capitalisme et capitalistes en Chine. Des origines à nos jours
– Lucien Bianco Les origines de la révolution Chinoise. 1915-1949
– Louise Edwards Gender, Politics and Democracy. Women’s suffrage in China
– Mary Backus Rankin «  The Emergence of Women at the End of the Ch’ing  : The Case of Ch’iu Chin  » in Women in Chinese Society Margery Wolf (sldr)
– Julia C. Strauss «  Creating ‘Virtuous and Talented’ Officials for the Twentieth Century: Discourse and Practice in Xinzheng China  » Modern Asian Studies, Vol. 37, No. 4 (Oct., 2003),
– Rong Tiesheng «  The Women’s Movement In China Before and After The 1911 Revolution  » Chinese Studies in History Vol. 16, N° 3-4, (1983)

A suivre  : la presse féminine et l’activisme anti-impérial en exil

Inégalités et discriminations de genre « aux caractéristiques chinoises » ? ( I )  les restrictions au travail des femmes

La question des législations restreignant l’accès des femmes à certaines professions est mal connue, alors qu’elle constitue un enjeu global (voir l’annexe 1) et qu’elle a parfois fait l’objet de débats passionnés dans l’histoire du mouvement féministe (voir l’annexe 2).

Elle est un enjeu d’autant plus particulier en Chine quand on se souvient du fameux slogan de la révolution culturelle : «  Ce qu’un homme peut faire, une femme le peut aussi». Si on est certes désormais loin de l’effacement militant des distinctions de genre de l’époque et de ce que certain ont même appelé une « androgynie socialiste », la mise en place dans les années 90 de mesures de « protections spécifiques » des femmes dans la loi chinoise1 a été considérée par plusieurs chercheurs comme un tournant significatif.

Ainsi Charles J. Ogletree et Rangita de Silva-de Alwis dans leur article « When Gender Differences Become a Trap: The Impact of China’s Labor Law on Women » soulignent l’ambiguité de telles dispositions législatives alors « que les femmes ont été les premières victimes des restructurations institutionnelles qui ont accompagné l’ouverture de l’économie. Pendant les périodes de crise, les lois chinoises permettent une discrimination par le genre et l’âge afin d’accompagner les changements économiques. On a demandé aux femmes et en particulier aux femmes âgées travaillant dans des industries en réorganisation de sacrifier leur emploi pour le bien commun. » De plus, « en se concentrant sur la différence biologique d’une façon qui exclut les hommes de la responsabilité des soins à apporter aux enfants après la naissance, les lois chinoises font reposer l’entière responsabilité de la garde et de l’éducation des enfants sur les femmes. »

Margaret Y. K. Woo dans deux articles ( « Biology and equality : challenge for feminism in the socialist and the liberal state » (1) et « Chinese Women Workers : The Delicate Balance between Protection and Equality » (2) paru dans le recueil Engendering China. Women, Culture and the State) est tout aussi sévère : « Vue cyniquement, la législation protectrice est une forme de « biologisation » des femmes, qui peut être considérée comme un effort pour les pousser hors de la force de travail durant une ère d’excédent de celle-ci. L’attention à la biologie des femmes renforce la rhétorique les encourageant à retourner à la maison pour devenir des mères socialistes. » (2) Ce qui, dans le même temps, comme le souligne Woo, va à l’encontre des politiques de restriction des naissances. Plus généralement, selon cet auteur, « l’état socialiste chinois définit le rôle des femmes dans la société et la conception appropriée de l’égalité par rapport à ce que l’État conçoit comme étant les besoins de la collectivité. » (1) Ce qui, en période de réformes donne un mélange particulier : « à la fois dans le ton et l’objectif, les régulations ( protectrices NDT) trouvent leur origine dans les idéaux socialistes et dans les traditions confucéennes. Elles sont confucéennes dans l’attention portée au collectif et à la communauté, et socialistes dans le rôle dominant qu’elles assignent à l’État pour définir la place des femmes dans la force de travail. » (ibid)

Il faut toutefois préciser que certaines restrictions au travail des femmes ( concernant le travail dans les mines, les industries métallurgiques ou à certaines altitudes) existaient déjà du temps des « zones libérées » contrôlées par le PCC dans les années 30 (voir Delia Davin Woman Work p.31) et que dans les années 50 c’est la fédération des femmes qui menait des campagnes d’information indiquant selon Elisabeth Croll : «  quoique les femmes étaient encouragées à entrer dans la production au côté des hommes et à s’engager dans un grand nombre d’activités, on leur rappelait aussi qu’il ne fallait pas confondre égalité et similarité. Les femmes étaient les égales des hommes mais différentes physiologiquement et à cause de leur fonctions spéciales, elles avaient droit à certains privilèges. » ( Feminism and Socialism p.263) Le même auteur note que «  si les politiques de protection du travail visaient à aider à accommoder et compenser les fonctions biologiques des femmes, beaucoup de brigades utilisaient ces mesures pour justifier les fait d’affecter les femmes à des travaux réservés au « sexe faible ». (…) De même c’est aux femmes qu’étaient données des périodes de repos spécifiques pour s’occuper des tâches domestiques. » ( ibid. p287)

Cette constante a effectivement pris un sens nouveau avec la liberté d’embauche donnée à certaines unités de production dés 1978, et qui déboucha très vite, selon Honig et Herstatter dans Personal Voices. Chinese Women in the 80’s, sur un chômage féminin urbain très important, amenant ainsi les autorités à « encourager les femmes à prendre avantage de leur force particulière pour résoudre leurs problèmes d’emploi. La première force des femmes, selon les autorités, c’était la dextérité manuelle. » Se profile donc déjà la « préférence genrée » qui présidera et préside encore à l’embauche dans les ateliers d’assemblage des Zones Economiques Spéciales. Comme le résume justement quoique de façon lapidaire Pun Ngai dans Made in China : « La Chine maoïste ne visait qu’à produire un sujet asexué ; un sujet unifié, englobé dans la même volonté que la production de l’État socialiste. Pas de classe, pas de genre. Cependant dans le cadre d’un projet mondial du capital, la Chine des réformes montre son intérêt à resexualiser le sujet, particulièrement un nouveau sujet dagong adapté aux nouvelles exigences de la Division Internationale du Travail. » Il en est de même dans les services où, de plus en plus, les « jeunes travailleuses s’appuient sur le « bol de riz de la jeunesse » en convertissant leur jeunesse et leur beauté en opportunités d’emploi. » ( Amy Hansen « The Gendered Rice Bowl ») et où, comme le constate Eileen M. Otisdans dans son article «  Gender and generationnal Inequality in a Beijing Hotel » : « le genre et la génération deviennent des équivalents des qualifications, attributs et dispositions qui sont en fait acquis dans le travail. Comme les frontières dans le travail sont soutenues par l’activité quotidienne, elles deviennent une partie de l’identité et de la dignité des travailleurs. Ceux-ci gagnent un avantage en construisant et défendant les frontières de genre et de génération qui les encadrent au travail, même si ces frontières les condamnent à des statuts moins élevés. »

Plus largement, la « biologisation législative » n’aura donc été qu’un moment d’une « re-naturalisation » du genre décrite par Lisa Rofel Other Modernities.. Gendered Yearnings in China After Socialism : «il y a eu une explosion de la discussion publique en Chine sur la démarcation, la définition et le vécu des identités féminines et masculines. Ces discussions se sont doublées d’un débat sur l’État socialiste, les moyens et modes pour atteindre la modernité. La naturalisation du genre forme le motif central de ce que j’appelle l’allégorie post-socialiste de la modernité. Cette allégorie raconte comment le communisme a réprimé la nature humaine. Comment cette répression, comme toutes les répressions, produit les mêmes obsessions, perversions et fétichisations qu’elle espère prévenir ; le communisme a échoué. Le maoïsme a retardé l’accession de la Chine à la modernité en empêchant, toujours selon cette allégorie, les chinois d’exprimer leur humanité naturelle. Bien sûr, dans cette allégorie cette humanité naturelle est genrée. Et de fait il devient évident que les notions maoïstes de libération de la femme via les transgressions de la division genrée du travail constituaient une tentative contre-nature de changer la féminité innée. »

Annexe 1 : Les restrictions au travail des femmes dans le monde

Les restrictions à l’emploi des femmes sont une question mondiale comme l’illustre cette carte ( tirée du numéro du 26/05 de The Economist), nous traduisons l’article qui l’accompagnait et qui offre un bon panorama global .

« Alors même que les pays riches cherchent à éradiquer les biais de genre des lieux de travail, dans beaucoup de pays en développement des discriminations restent explicites. Selon la Banque Mondiale, il est interdit aux femmes d’exercer certaines professions dans 104 pays.

(..) Certains pays publient des listes d’emplois considérés comme trop dangereux pour les femmes ( Les 456 interdictions russes concernent notamment la conduite de train ou le pilotage de bateau). D’autres interdisent aux femmes de travailler dans des secteurs entiers, la nuit ou dans des activités « moralement inappropriées » ( au Kazakhstan les femmes ne peuvent pas saigner ou étourdir le bétail, les porcs ou les petits ruminants). Dans quatre pays, les femmes ne peuvent pas créer une entreprise. Dans 18 autres, le mari peut empêcher sa femme de travailler.

Le but est souvent de protéger « le sexe faible ». Certaines lois mettent les femmes dans la même catégorie que les enfants : cela concerne les emplois vus comme très durs physiquement, dans les mines, le bâtiment ou l’industrie. D’autres répondent à des craintes de sécurité plus larges. A Mumbai par exemple, les tenancières de boutique et de magasin ne peuvent pas travailler aussi tard que les hommes. D’autres lois visent à protéger la capacité procréative des femmes ; «  de telles politiques ont souvent des motivations démographiques, particulièrement dans les pays où le taux de natalité est bas », selon Sarah Iqbal de la Banque Mondiale.

Les restrictions sur le travail de nuit datent de la Révolution industrielle en Angleterre. Elles étaient basées sur l’idée que les femmes n’étaient pas seulement plus faibles et plus vulnérables à l’exploitation que les hommes mais qu’elles n’avaient pas les compétences pour faire les bons choix. En 1948, l’Organisation Internationale du Travail promouvait toujours de bannir les femmes des mines et du travail industriel de nuit. L’Espagne n’a levé ses interdictions sur le travail des femmes dans les mines, l’électricité et le bâtiment qu’en 1995. Certaines restrictions, existant encore dans d’anciennes colonies, sont des vestiges du Code civil espagnol, du Code napoléon, ou des lois du Commonwealth.

Certaines lois sont au contraire surprennament récentes : l’interdiction faite aux femmes de conduire des tracteurs de plus de cinquante chevaux a été mise en place en 2013 au Vietnam. Mais dans l’ensemble, la tendance est à la libéralisation. Ces dernières années la Bulgarie, Kiribati et la Pologne ont supprimé toutes les restrictions existantes ; la Colombie et le Congo en ont supprimé certaines. Certains pays ont changé leurs lois au regard des évolutions technologiques qui ont rendu beaucoup d’activités plus sûres ou moins dépendantes de la force brute ; parfois ce sont des tribunaux qui ont demandé ces suppressions pour cause de discrimination.

La pénurie de main d’oeuvre peut aussi parfois mener au changement. Quand beaucoup de mineurs hommes ont quitté Marmato en Colombie pour de meilleurs salaires ailleurs, leur remplacement par des femmes a été toléré, même si les embaucher signifiait enfreindre la loi. De même, dans les pays de l’est de l’Europe qui ont rejoint l’union Européenne, quand les chauffeurs de camions sont partis à l’ouest, la pression pour laisser les femmes les remplacer s’est accrue. Et la fin de l’interdiction du travail de nuit des femmes au Philippines a été accueilli avec enthousiasme par les centres d’appel.

Certaines protections spécifiques sont justifiées particulièrement pour les femmes enceintes ou qui allaitent, notamment dans le maniement de produits chimiques ( ces restrictions ne sont pas comptabilisées par la Banque Mondiale). Mais comme le conclut l’OIT, ces interdictions protectrices sont de plus en plus obsolètes. »

Annexe 2 : Bref aperçu des débats au sujet des « législations protectrices » dans le féminisme américain.

Comme l’illustre la situation actuelle, le destin des restrictions à l’emploi des femmes se décide au croisement de la mobilité de la main d’oeuvre, des besoins du capital et des politiques démographiques ou, plus généralement encore, au fil des évolutions selon les histoires nationales et les niveaux de développement, de l’articulation entre patriarcat et capitalisme.

Il est toutefois utile de rappeler qu’elles ont été aussi un temps un enjeu de débats passionnés dans le féminisme américain notamment autour de l’arrêt Muller vs Oregon de la Cour suprême. En septembre 1905, une blanchisseuse de Portland nommée Emma Gotcher porta plainte contre son patron Curt Muller, au motif qu’il la faisait travailler plus que les 10 heures par jour prévues pour les femmes par la loi de l’Oregon. Gotcher était une militante ouvrière mariée au leader du syndicat de la blanchisserie. Le tribunal jugea Muller coupable et le condamna à une amende de 10 $. Il refusa de payer et en appela à la cour suprême, son avocat mettant en avant un argument féministe : les limites sur les heures de travail des femmes constituaient une discrimination à leur égard. Mais en janvier 1908, comme le résume le site Women Working 1800-1930  de la librairie de l’université d’Harvard  : « dans son arrêt Muller contre l’État de l’Oregon, la cour statua que l’intérêt du gouvernement à protéger la valeur procréative des femmes surpassait le droit des femmes à la liberté contractuelle et soutenait qu’une loi de l’Oregon limitant le nombre d’heures travaillées par les femmes dans les usines et les laveries était légitime. Le verdict de l’affaire Muller indiquait que l’intérêt du gouvernement à protéger le bien-être social passait avant la liberté des contrats et posait ainsi les bases des protections mises en place lors du New-Deal et qui culminèrent avec le Fair Labor Standards Act de 1938. (…)Cette affaire révéla une ironie fondamentale dans le progressisme. Tandis que les protections obtenues par les progressistes étaient celles que demandaient les travailleurs, elles furent obtenues en s’appuyant sur des idéologies patriarcales. Le protectionnisme juridique soulignait les fissures qui parcouraient le mouvement de réforme. » Et, de fait, cette décision fut l’objet d’une longue controverse entre les deux principaux mouvements féministes de l’époque, la National Consumers League qui défendait l’arrêt de la cour suprême et la particularisation des femmes pour permettre l’amélioration des conditions de travail et le National Womens Party qui voulait, avant tout, privilégier l’égalité devant la loi. Le débat s’est poursuivi dans les années 20, 30 et jusqu’aux années 70 avec des syndicats américains pris pour ainsi dire entre deux feux, oscillant entre neutralité et défense de l’emploi masculin, par exemple lors de l’entrée en masse des femmes, pendant les premières et seconde guerres mondiales, dans certains secteurs où elles étaient jusqu’ici absentes.

On trouve un récit et une analyse détaillées de ces épisodes dans le livre de Susan Lehrer Origins of Protective Labor Legislation for Women, 1905-1925. Pour cet auteur ces lois de protection, « tentaient d’arbitrer la contradiction capitaliste entre le besoin de reproduire la force de travail et le désir du capital d’utiliser le travail des femmes jusqu’aux limites de l’endurance humaine et ce, sans qualification et à bas coût puisque la structure salariale pour les femmes était basée sur le principe qu’elles n’étaient pas les principales pourvoyeuses de revenus du ménage. Le capital dépendait de la famille pour l’entretien et la reproduction de la force de travail et d’un autre côté tendait à la détruire en particulier par l’exploitation des travailleuses. » Les lois de protection constituaient ainsi, selon Lehrer, un juste milieu permettant de subordonner la position des femmes sur le marché, à leur rôle dans la famille et ainsi de renforcer tout à la fois les formes de travail payés et non payés qu’elles subissaient, le tout dans un contexte de restructuration de la production et d’introduction du taylorisme qui se faisaient au détriment du travailleur qualifié « classique » et qui tendaient à rendre absolument substituables les travailleurs, hommes comme femmes. Toutefois, comme le souligne justement Reva Siegel dans une longue recension du livre, réduire ces législations protectrices à une simple émanation du capital suppose de faire l’impasse sur l’écheveau un peu plus compliqué de l’affrontement entre les différentes organisations de femmes et le rôle ambigü joué par le mouvement ouvrier organisé.

1 Ainsi l’article 26 de la loi sur la protection des droits des femmes : « Toutes les unités de production doivent, selon les caractéristiques des femmes et selon la loi, protéger la sécurité et la santé des femmes pendant le travail et ne devrait pas leur confier des taches physiques non adaptés aux femmes.

Les femmes doivent être particulièrement protégées pendant leurs règles, quand elles sont enceintes,et après l’accouchement. »

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