«Les barbares aux longs pieds » du « Royaume céleste de la grande Paix »  Les femmes dans la rébellion Taiping

Le grand soulèvement millénariste dit des « Taiping » qui secoua la Chine de 1850 à 1863 et dont la répression fit, selon certaines estimations, près de 20 millions de morts, a constitué un jalon non négligeable dans l’histoire des luttes d’émancipation des femmes en Chine. Nous donnons ici un aperçu de quelques uns de ces aspects.

Les Hakka

Le mouvement naquit dans un village du Guangxi à l’instigation de Hong Xiuquan qui affirma avoir eu la révélation en rêve qu’il était le frère cadet de Jesus et qu’il devait libérer la Chine de l’oppression mandchoue et occidentale. Hong, ainsi que la plupart des dirigeants et plus généralement des participants à l’insurrection, était un Hakka, des chinois Han arrivés dans sud suite à diverses migrations successives depuis le Henan, le Shandong et le Hubei. Ces « migrants » avaient du finalement s’installer sur des terres montagneuses et peu fertiles. De ce fait les hommes furent obligés d’aller chercher du travail à l’extérieur, laissant les femmes cultiver la terre. Comme le décrit Ono Kazuko dans Chinese Woman in a Century of Revolution : «  Dans ces familles ne possédant presque rien, les hommes n’avaient aucune raison de dominer les femmes, et, de même, les femmes n’avaient aucune raison de dépendre des hommes. Les femmes Hakka n’avaient pas non plus les pieds bandés, le symbole de la « femme cultivé ». Avec leurs pieds nus, elles consacraient leurs journées au dur labeur agricole, parfois avec les hommes, parfois à leur place quand ces derniers partaient chercher du travail loin de leurs villages. » Ces femmes étaient notamment connues pour leurs chansons d’amour, parfois dialoguées entre hommes et femmes, qui pouvaient durer plus d’une heure et dont Kazuko dit : « Le grand nombre chansons passionnées des Hakka suggèrent que les relations entre les hommes et les femmes qui travaillaient dans les collines étaient extrêmement naturelles et ouvertes. Ayant atteint un statut égal aux hommes par leur participation au travail, les femmes Hakka n’étaient pas contraintes par les normes confucéennes traditionnelles et pouvaient résolument exprimer leur amour. »

Au-delà de l’insurrection Taiping, les Hakka ont joué un rôle majeur dans toute l’histoire moderne de la Chine comme le rappelle Mary S. Erbaugh dans son article « The Secret History of the Hakkas:The Chinese Revolution as a Hakka Enterprise » : « La révolution socialiste s’est bien accordée avec la tradition Hakka de contestation militante, si bien que 3% de la population du continent a eu trois plus de probabilité que les autres Han de parvenir à de hauts postes de direction. Six des neuf bases de guérilla « soviétiques »  se trouvaient dans des territoires Hakka, la route de la longue marche passait de villages Hakka en villages Hakka. En 1984, la moitié des membres du comité permanent du politburo étaient des Hakka et la République Populaire et Singapour avaient tous deux des leaders Hakka, Deng Xiaoping et Lee Kwan Yew qui furent rejoint par un autre Hakka, Lee-Teng-Hui qui prit la tête de Taiwan en 1988.(…) La solidarité Hakka souligne comment un sous-groupe ethnique peut prendre une grande importance si l’opportunité historique se présente. Au début du XX ème siècle, la pauvreté Hakka faisait de la réforme agraire un objectif pour lequel il valait la peine de se battre et ce, au moment précis où les activistes socialistes avaient désespérément besoin des forces traditionnelles Hakka : la mobilité, l’habileté militaire, des femmes fortes et un langage commun (le Hakka) utile stratégiquement. » Erbaugh fait bien sûr le parallèle, toutes proportions gardées, avec le rôle joué par les juifs dans les mouvements révolutionnaires d’Europe centrale et de Russie.

Le statut des femmes Hakka constituait bien sûr un facteur important : « Les femmes Hakka s’adaptèrent à leurs difficiles conditions d’existence grâce à leur force physique et leur indépendance. A l’exception de quelques membres des classes supérieures, elles n’avaient jamais bandé leurs pieds. Les femmes gardaient traditionnellement des réserves importantes d’argent tirées de leur dot, allaitaient elles-mêmes leurs enfants et travaillaient à l’extérieur pour gagner de l’argent. (…) La tradition Hakka encourageait fortement la monogamie et décourageait la vente des filles, le recours aux concubines et la prostitution. La pauvreté forçait souvent les hommes a partir au loin, les femmes labouraient donc souvent leur champ et géraient l’argent du ménage. L’indépendance des femmes favorisait également une relative liberté dans les rapports entre les sexes comme l’illustre les chants d’amour. » (Erbaugh) Nous allons voir que ces traditions Hakka n’ont pas manqué de se refléter dans la pratique des Taiping.

La révolution Taiping

L’idéologie millénariste qui animait le soulèvement était un mélange pour le moins détonnant d’influences protestantes et de conceptions traditionnelles chinoises (« le terme de Grande Paix, Tai-ping, évoque un vieux thème politico-religieux chinois, un rêve très ancien » J. Chesneaux) mais aussi d’utopies paysannes, de nationalisme anti-mandchou et de velléités modernisatrices, ce qui ne manqua pas de dérouter les contemporains et même un observateur aussi perspicace que Marx. Après la prise de Nankin en 1853, les Taiping entreprirent en tout cas de mettre en œuvre une partie de leur programme « communiste », notamment concernant la libération des femmes.

Augustus F. Lindley qui fut un témoin direct, raconte dans son livre Ti Ping Tien Kwoh : The History of the Ti-ping Revolution : « Durant mes rapports avec les Taiping, si il y a un aspect de leur système et de leur organisation qui m’est apparu le plus admirable, c’est bien la façon dont ils ont amélioré la position des femmes, dont le statut s’est élevé ainsi d’un régime asiatique dégradant à celui d’une nation civilisée. » Il note notamment que les Taiping interdirent le bandage des pieds et que « tous les enfants nés depuis la rébellion avaient des pieds normaux ». Les rebelles n’hésitaient d’ailleurs pas à arracher le bandage aux pieds des femmes dans les villes et régions nouvellement conquises. La prostitution et le recours aux concubines étaient également interdits et l’égalité entre hommes et femmes était proclamée et plus ou moins appliquée dans la répartition des terres, la division du travail et l’éducation.

Femmes au combat…

Dès le début du soulèvement, la présence des femmes au combat fut importante et ne passa pas inaperçu comme le relate Ono Kazuko qui cite la description donnée par un partisan de l’empire : « Parmi ces bandits, il y a des femmes soldats, toutes sont des proches des rois Taiping. Venant de minorités misérables telle les Yao et les Zhuang, elles ont grandi dans les caves et se promènent pieds nus et avec des turbans sur la tête. Elles peuvent escalader des falaises abruptes avec aisance et leur courage surpasse celui des hommes. Sur le champ de bataille elles portent des armes et se battent en première ligne. Les troupes gouvernementales ont été défaites par de telles adversaires dans les récentes batailles. » Kazuko poursuit la description : « Puisqu’elles étaient si actives elles préféraient porter des pantalons plutôt que des jupes. Leur apparence singulière – de grands pieds, des turbans rouges sur la tête et des pantalons- amenait probablement les personnes « civilisées » de l’empire chinois à les regarder comme une race inférieure largement étrangère aux Han chinois, une race situé entre le singe et l’homme sur l’échelle de l’évolution. Mais c’est précisément ces femmes qui se battaient encore plus courageusement que les hommes. Les Taiping virent ainsi émerger plusieurs femmes générales. » Les autorités ne s’y trompèrent pas qui prônaient une répression impitoyable contre ces femmes combattantes, tel cet espion Qing envoyant son rapport depuis Nankin «  Dès que nous aurons repris la ville, tous les femmes du Guangxi devront être exécutées. Nous ne devrons montrer aucune pitié et aucune indulgence envers elles. Car elles ont été aussi courageuses et féroces que les soldats hommes qui ont défendu la ville. » Les unités de femmes furent toutefois peu à peu de plus en plus affectées aux grands travaux, du fait notamment qu’elles devaient intégrer dans leurs rangs de nombreuses femmes aux pieds bandés, souvent inaptes au combat.

…et puritanisme

La particularité de l’armée Taiping c’est en effet qu’elle fut dés le départ organisée sur une séparation stricte des sexes. Comme l’explique Franz Michael dans The Taiping Rebellion. History and Documents : « En plus d’organiser leurs partisans selon les règles militaires, les leaders Taiping séparèrent les hommes et les femmes en différentes unités. Les femmes étaient organisées dans le même type d’unité, sous les ordres de leurs propres officiers qui avaient les mêmes titres que leurs homologues masculins. Les unités pour hommes et les unités pour femmes se trouvaient dans des camps séparés et aucun contact n’étaient permis. La mise en place de cette séparation entre les sexes était d’une importance évidente pour maintenir la discipline dans une force mobile. Cette mesure fut toutefois établie sur la base de la doctrine religieuse. Les hommes et les femmes étaient des frères et sœurs, les relations sexuels constituaient un péché et la chasteté était un commandement de Dieu. Même les couples mariés n’avaient pas le droit d’avoir des relations sexuelles. Ceux qui désobéissaient étaient décapités. »

Cette interdiction fut étendue pendant un temps aux villes tenues par l’insurrection, où hommes et femmes devaient vivre dans des communautés séparées et où même les couples mariés n’avaient pas le droit de vivre ensemble ou d’avoir des relations sexuelles. Un système de contrôle très strict fut mis en place comme le retrace Lindley : « Chaque femme du royaume Taiping devait soit être mariée, membre d’une famille ou être logée dans une des institutions pour les femmes sans protection qui existaient dans les principales villes et étaient supervisées par des administrateurs spécialisés ; les femmes seules n’étaient pas autorisées sur le territoire autrement. Cette loi visait à prévenir la prostitution, qui était punie de mort, et a été remarquablement efficace puisque le phénomène avait totalement disparu des villes contrôlées par les Taiping. » Dans son article Taiping Pipe Dreams: Women’s Roles in the Taiping Rebellion, Adrienne Johnson rapporte que « les Taiping n’étaient pas à peine arrivés dans une ville qu’ils construisaient ce type de refuges pour jeunes femmes. Ces maisons étaient réservées uniquement aux femmes et ce principe était maintenu avec la plus grande sévérité. Les hommes étaient avertis de ne pas pénétrer dans ces maisons par de nombreux panneaux comme celui-ci qui disait «  Cet endroit pour les jeunes filles est sacré ; quiconque à l’audace de franchir ce seuil avec de mauvaises intentions sera décapité. » L’obsession de la monogamie et plus encore de la chasteté ne s’appliquait toutefois pas aux hauts dirigeants puisque Hong Xiuquan disposait quant à lui d’un harem de 36 femmes et que des épouses étaient régulièrement offertes aux combattants les plus valeureux. Cette ségrégation prit en tout cas fin dans les villes en mars 1855, quand protestations et désertions indiquèrent aux dirigeants Taiping les limites de ce puritanisme qui fit probablement beaucoup pour le succès militaire initial mais aussi le déclin ultérieur du soulèvement.

 

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