Addenda à « He-Yin Zhen , éléments biographiques »

Peu après réception des livres imprimés, le préfacier du livre et historien du mouvement anarchiste chinois, Jean Jacques Gandini nous a demandé des précisions sur notre citation un peu lapidaire de Ono Kazuko qui, dans une note de son ouvrage Chinese Women in a Century of Revolution, mentionne que « Liu Shipei et sa femme He Zhen furent achetés par le gouvernement mandchou, devinrent espions et trahirent la révolution ».

Nous avons effectivement un peu abruptement (mais avec des pincettes), cité Ono Kazuko alors que nous n’ignorions pas que, quoique son livre Chinese Women in a Century of Revolution soit, à notre humble avis, indispensable pour quiconque s’intéresse à l’histoire moderne des femmes en Chine, elle était également une maoïste illuminée probablement intéressée donc à calomnier les anarchistes.

Cette petite maladresse va toutefois nous permettre de faire le point sur ce qu’on sait de la fin de parcours de He Yin Zhen et de son mari Liu Shipei.

Dans le seul livre presque entièrement consacré à He Yin Zhen paru à ce jour, The Birth of Chinese Feminism (édité par Lydia H. Liu, Rebecca E. Karl et Dorothy Ko), les auteurs indiquent dans la courte notice biographique : 

« La dispute du couple avec le fameux lettré Zhang Taiyan et d’autres révolutionnaires nationalistes en 1908 qui les accusaient de collusion avec le régime Mandchou mena à leur ostracisme après le renversement de la dynastie des Qing en 1911. Suite à la mort de son mari en 1919, à l’age de trente cinq ans, He Yin Zhen serait, selon les rumeurs, rentrée dans un ordre de nonnes bouddhistes et aurait été ordonnée sous le nom de Xiao QI; d’autres hypothèses avancent qu’elle serait morte de chagrin et à cause de troubles psychiques peu de temps après. Personne n’a trouvé d’informations fiables sur la fin de sa vie. »

Les auteurs ne donnent en l’occurrence aucunes références à l’appui des deux hypothèses (pas très glorieuses non plus, soit dit en passant) que nous n’avons croisé nulle part ailleurs dans la littérature à ce sujet, mais passent pour le moins rapidement sur la « collusion » avec le régime mandchou.

En effet, si on considère les destins de He Yin Zhen et de Liu Shipei comme indissociables jusqu’à la mort de ce dernier, ce que rien ne semble démentir, alors il faut reconnaître qu’il y a eu un tournant radical dans la vie de ces deux personnages en 1908-1909, après que leur journal Tianyi ait cessé de paraître et qu’ils soient rentrés en Chine.

Comme le résume le chercheur français Wang Xiaoling dans son article Liu Shipei et son concept de contrat social chinois :

«  S’éloignant de plus en plus de ses amis et de ses collègues de la Ligue jurée ( Tongmenghui), après des querelles avec Zhang Binglin (autre nom de Zhang Taiyan), Tao Chengzhang, etc., Liu Shipei changea brusquement d’attitude politique, il finit par trahir ses camarades révolutionnaires en devenant secrétaire particulier de Duanfang (1861-1911), gouverneur du Jiangnan et du Jiangxi.

Au cours de la troisième période, qui s’étend de 1908 à 1919, Liu passa les deux dernières années du régime impérial au service des autorités mandchoues, puis auprès du gouvernement de Yuan Shikai. Il fut l’un des six membres de la Société du projet de paix (Chou’an hui), qui lança officiellement en 1915 la campagne pour couronner Yuan Shikai empereur. Après la mort de ce dernier en 1916, Liu se retira à Tianjin. Sur l’invitation de Cai Yuanpei, le doyen de l’Université de Pékin, Liu rejoignit cette faculté en 1917 et y resta jusqu’à la fin de sa vie. Il mourut de tuberculose en 1919 à l’âge de 35 ans .

Durant la dernière décennie de sa vie (1909-1919), il prend le contrepied de tout ce qu’il a défendu auparavant en soutenant le régime monarchique et la restauration du passé.

Si le changement d’attitude politique de Liu Shipei, du révolutionnaire au réactionnaire, nous paraît brutal et incohérent, une chose chez lui ne semble pas avoir vraiment changé, c’est son attachement profond à la culture chinoise : il n’a cessé de militer pour préserver l’essence nationale (guocui). »

Si, tous les auteurs s’accordent sur la dernière partie de la vie de Liu Shipei (où He Zhen n’est jamais mentionnée, ce qui oblige à relativiser sa participation éventuelle à telle ou telle action prêtée à Liu Shipei), des divergences persistent sur les modalités de son changement de cap et l’ampleur de sa trahison.

Arif Dirlik dans son classique Anarchism in the Chinese Revolution indique brièvement : « Après son retour en Chine en 1908, Liu Shipei servit apparemment d’agent provocateur pour la monarchie et devint après 1911, l’un des figures conservatrices les plus importantes de Chine. »

Dans un autre classique, The Chinese Anarchist Movement, Robert Scalapino and George T. Yu donnent une version plus détaillée :

« En 1908, Liu Shipei rompit avec Zhang Binglin, et la même année, les journaux anarchistes reçurent l’ordre de cesser leur publication. Liu et sa femme retournèrent à Shanghai. On apprit bientôt qu’ils servaient d’informateurs à la police et étaient entrés au service de l’officiel mandchou Duanfang.  Liu informa la police de la concession internationale de Shanghai de la tenue d’un meeting secret du Tongmenghui, ce qui entraina l’arrestation d’un militant. Les pressions ou conditions précises qui menèrent à ce tournant ne sont pas claires. Selon la rumeur, He Zhen fut impliquée dans un projet d’assasinat (Wang Kung-ch’a) et un accord fut peut-être passé pour la sauver. »

Mr Gandini nous a fait remarquer à ce sujet : « Cette thèse d’un complot d’assassinat, même s’il est bien précisé qu’il s’agit d’une « rumeur », est en soi tout à fait plausible puisque c’est pratiquement à la même date (1906) que la principale figure de l’anarchisme de cette époque, à savoir Liu Shifu, est l’auteur d’un attentat contre le commandant des forces navales de Canton qui lui coûte sa main gauche. Le « terrorisme » prôné par les narodnikis russes fait en effet des émules à cette époque chez certains anarchistes (‘Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier international : la Chine’ 1985 p. 422). Passer « un marché » dans ces conditions n’a pas la même connotation que celle de « traître » ou de « vendu »… »

Pour Scalapino et Yu, le revirement de Liu Shipei s’expliquerait aussi par son positionnement théorique antérieur : «  Liu avait probablement toujours été plus proche du traditionalisme chinois que la plupart de ses camarades. Nous avons noté son usage extensif de la pensée traditionnelle pour justifier l’anarchisme. Et cela illustre un point très important. Tant que le traditionalisme chinois était sélectivement enrôlé au service du radicalisme occidental, tant que le radicalisme pouvait être soutenu par des références au passé chinois, la pendule politique pour certains radicaux pouvait toujours, sous certaines conditions, repartir en arrière, les faisant revenir à l’orthodoxie. La force persistante du traditionalisme chinois ne s’est jamais aussi bien illustrée que dans ces circonstances. »

On trouve au bout du compte le résumé le plus complet de cette évolution de Liu Shipei dans le livre de Peter Zarrow Anarchism and Chinese Political Culture :

« Liu resta moins de deux ans au Japon, retournant en Chine et trahissant la révolution en se mettant au service du gouverneur général mandchou Duanfang à l’hiver 1908. Duanfang, qui avait servi de gouverneur général au Hunan, Hubei et Jiangxi, était un membre de l’élite gouvernementale enclin à la réforme, mais qui pourchassait néanmoins sans pitié les révolutionnaires. Cai Yuanpei blâma He Zhen pour avoir fomenté les querelles entre Liu et Zhang Binglin qui menèrent à la défection de Liu, mais on ne sait pas sur quoi il s’appuie pour avancer cette hypothèse. Cai n’explique pas plus pourquoi une querelle avec Zhang pouvait mener Liu à abandonner toute lutte anti-mandchou. Feng Ziyou, qui était plus proche du Tongmenghui, suggère fortement que Duanfang soudoya He Zhen et Wang Gongquan pour qu’ils incitent Liu a quitter le Tongmenghui avec l’excuse que l’organisation avait rejeté les efforts de réorganisation proposés par Liu. Il semble plus sûr de dire que Liu était désabusé par le comportement de ses camarades et dégouté par les luttes fratricides et ce qu’il percevait comme de l’égoïsme et de la corruption. Il considéra que les « principes universels » n’étaient pas mis en pratique à Tokyo.

Apparemment certains révolutionnaires durent fuir Shanghai à cause des informations que Liu donna à Duanfang, mais le plus grand mal que Liu fit à la cause révolutionnaire ne réside probablement pas dans telle ou telle information spécifique qu’il fut en mesure de donner à Duanfang, mais dans l’effet sur les révolutionnaires de voir un jeune aussi vaillant abandonner le mouvement. Par cet acte, Liu ajoutait au grand désarroi qui régnait parmi les révolutionnaires. »

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