Féminisme et utopie chez trois figures de la « Réforme des cent jours » de 1898 (2) : Kang Youwei

Illustration : Xu Beihong Kang Youwei et sa famille 1917

Kang Youwei, l’harmonie universelle et l’abolition de la famille

Si Kang Youwei a été le principal initiateur puis animateur de la « réforme des cent jours », au travers notamment du Manifeste à l’Empereur adressé par les candidats au doctorat ( Traduit en Français en 2016, voir aussi la très éclairante interview du traducteur sur le site de la librairie Guillaume Budé), on ne peut résumer sa trajectoire et sa pensée à ce court épisode.

Ainsi, il avait créé, dès 1883, la première société chinoise contre le bandage des pieds ( le combat étant jusque là principalement mené par les missionnaires étrangers), qui servit de modèle à la Bu chanzu hui, fondée en 1895 par son jeune frère, Kang Guangren, et qui devint la plus influente organisation de lutte contre cette coutume. Kang Youwei, qui refusa de bander les pieds de ses filles, un acte courageux à l’époque, écrivait à ce sujet dans un Mémoire demandant une interdiction du bandage des pieds des femmes publié en 1898 : « Du point de vue de la direction de l’État, cela punit des femmes innocentes sans motif. Du point de vue de l’attention et de l’amour de la famille, c’est une injure à la tendresse et à l’amour parental. Du point de vue de la santé humaine, cela provoque d’inutiles maladies. Du point de vue de l’accroissement de la puissance militaire, cela affaiblit de façon héréditaire la race. Du point de vue de la beauté de nos coutumes, cela invite à nous diffamer en nous assimilant aux autres nations barbares. » ( Cité par Ono Kazuko dans Chinese Women in a Century of Revolution) On retrouve ici la même tonalité d’arguments nationalistes et militaristes que chez Liang Qichao qui fut lui aussi très investi dans ce combat que l’échec des « cent jours » allait pour un temps freiner.

Ayant pris la route de l’exil, Kang Youwei se consacra désormais à son maître ouvrage Datong Shu, le livre de la grande harmonie, sur lequel il avait commencé à travailler à la fin des années 1880, et qui fut publié à titre posthume, d’abord sous forme d’extraits en 1913, puis intégralement en 1935 ( on trouve sur le site internet archive une traduction en anglais). Il ne s’agissait plus cette fois-ci de recommandations réformatrices mais d’un véritable programme utopique où la libération des femmes tenait un rôle central. Cette « grande harmonie » s’inscrivait dans un schéma linéaire de développement, puisque Kang Youwei emprunte à la tradition confucéenne la théorie des « trois âges » successifs de la civilisation humaine, le désordre, la paix ascendante et la grande paix. Comme le note Frederico Brusadelli dans A Tale of Two Utopias : « L’âge de l’harmonie n’est pas présenté comme une étape idéal de développement placée en dehors de l’histoire mais comme la conclusion naturelle des mêmes dynamiques historiques qui sont à l’oeuvre dans le présent. » Wei Leong TAY dans « Kang Youwei, The Martin Luther of Confucianism and his Vision of Confucian Modernity and Nation » rappelle que, pour Kang Youwei, la clé de voute de la pensée de Confucius c’est le ren,qu’on peut traduire par bienveillance ou empathie, auquel il prête une signification à la fois cosmique et historique : « Comme l’Esprit dans la philosophie hégelienne, le ren évolue et murit progressivement jusqu’à une étape supérieure de développement historique. Avec la théorie des trois âges, Kang considérait l’histoire comme progrès, depuis l’âge du désordre jusqu’à l’âge de la paix ascendante, avec pour finir, l’âge de la paix universelle. Dans sa progression historique vers l’âge de la paix universelle, le ren abolit, lentement mais progressivement les barrières qui empêchaient les humains d’atteindre l’harmonie, telles que la classe, le sexe, la race et la nationalité. » Le sommaire de Datong Shu, que nous traduisons depuis la version anglaise, égrène justement ces barrières successives :

« I Entrer dans le monde et voir la souffrance universelle

II Abolir les barrières nationales et unifier le monde

III Abolir les barrières de classe et rendre tous les gens égaux

IV Abolir les barrières raciales et amalgamer les races

V Abolir les barrières de sexe et préserver l’indépendance individuelle

VI Abolir les barrières familiales et devenir le peuple du ciel

VII Abolir les barrières de richesse et créer un système de propriété publique

VIII Abolir les barrières administratives et créer un Age de grande Paix

IX Abolir les barrières d’espèces et protéger avec amour chaque chose vivante

X Abolir les barrières de la souffrance et atteindre le grand bonheur. »

C’est une véritable place nette que préconise Kang Youwei : « Non seulement les États devraient être abolis afin qu’il n’y ait plus de luttes entre le fort et le faible ; on devrait aussi se débarrasser de la famille, afin qu’il n’y ait plus d’inégalité d’amour et d’affection ; et enfin on devrait bannir l’égoïsme, afin que les biens et services ne soient pas utilisés aux seuls bénéfices de quelques privilégiés.. la seule façon d’arriver à cela étant de tout partager. »

La cinquième partie, qui porte sur le sort fait aux femmes, débute par ce vibrant réquisitoire: «  Si on regarde les dizaines de milliers d’années d’histoire passées (et qu’on prend) les nations de la terre entière dans leur ensemble, il y a eu un nombre incalculable et inconcevable de personnes qui avaient toutes la même forme humaine, qui avaient la même intelligence humaine ; plus encore, tous les hommes partageaient avec elles leur intimité, c’est elles qu’ils aimaient le plus. Et pourtant ( les hommes) les ont impitoyablement et sans scrupules réprimées, restreintes, dupées, enfermées, attachées, les ont empêchées d’être indépendantes, leur ont interdit d’obtenir un poste publique, d’être des citoyennes, de pouvoir participer à des réunions publiques, pire encore ( les hommes les ont empêchées) d’étudier, de tenir des discussions, d’avoir des loisirs, de se promener ou de quitter la maison ; pire encore ( les hommes) ont sculpté et bandé leur taille, voilé leur face, comprimé leurs pieds, tatoué leur corps, oppressant et punissant universellement l’innocente. C’est pire que la pire des immoralités. Et pourtant, à travers le monde, hier et aujourd’hui, depuis des milliers d’années, ceux qu’on appelle d’honnêtes hommes, hommes justes, ont été habitués à la vue (de telles choses), les ont considéré comme normales et n’ont pas demandé justice. C’est la chose la plus choquante, la plus injuste et la plus inexplicable théorie sur terre.

J’ai maintenant une chose à faire : de crier les revendications naturelles du nombre incalculable de femmes du passé. J’ai maintenant un grand souhait : de sauver les 800 millions de femmes de mon époque de la noyade dans un océan de souffrance. J’ai maintenant un grand désir : d’apporter au nombre incalculable de femmes du futur le bonheur de l’égalité, de l’unité complète et de l’indépendance. » Suivent une série de propositions parfois classiques, parfois plus surprenantes comme de transformer le mariage en contrat de « relations intimes » de un mois à un an renouvelable par accord mutuel ou d’imposer l’uniformisation des tenues entre hommes et femmes.

La sixième partie qui porte sur la famille est tout aussi radicale  : « La famille est une nécessité dans les âges du désordre et dans la voie de la paix et de l’égalité mais c’est la chose la plus néfaste pour atteindre la complète paix et égalité. Avoir la famille et vouloir dans le même temps atteindre la complète paix et l’égalité, c’est comme d’être dans un port fermé et vouloir quand même rejoindre la grande mer. Vouloir atteindre la paix et l’égalité complètes tout en gardant la famille, c’est comme ajouter du bois pour éteindre un feu ; plus vous le faites, plus vous l’empêchez. Donc, si nous voulons atteindre la beauté de la complète égalité, de l’indépendance et de la perfection de la nature humaine, cela ne peut être fait qu’en abolissant l’État et en abolissant la famille. » Pour Kang, la famille est le berceau de l’égoïsme, de l’inégalité dans l’amour et l’affection, et le meilleur support de la propriété privée. Après avoir donc prôné son abolition, il dresse le vaste tableau d’une organisation sociale dans laquelle les besoins des individus seraient socialisés du berceau à la tombe, donnant des précisions sur la décoration des nurseries ou sur les rites funéraires à observer. Cette défense de l’abolition de la famille est d’autant plus importante que Kang Youwei cherchait, comme d’autres lettrés de l’époque, à sauver une tradition confucéenne menacée par la modernisation induite par la pénétration impérialiste en Chine. Pendant la période des cent jours, il avait ainsi suggéré de faire du confucianisme une religion d’État et d’ouvrir des églises confucéennes dans tout le pays. Or, comme le souligne Ha Chang dans son article Intellectual change and the reform movement 1890-1898 du second volume de la Cambridge History of China : « Le concept même de « grande harmonie » était emprunté par Kang à l’utopie confucéenne. Son contenu ressemblait beaucoup à l’idéal confucéen du ren (…) Pourtant, le radicalisme social et moral de Kang allait au-delà des limites acceptées par le confucianisme. La famille, par exemple, occupait une place si centrale dans le confucianisme, que de la réalisation ultime du ren résulterait une communauté (« gemeinschaft ») morale qui était vue comme une extension plutôt qu’une transcendance de la famille. Dans la mesure où l’idéal de la grande harmonie supposait une transcendance de la famille, l’utopie sociale de Kang s’inspirait tout autant du bouddhisme et du christianisme. »

Si ce syncrétisme est évident, les historiens du parti communiste chinois rangèrent toutefois sa pensée dans la catégorie du socialisme utopique, et, effectivement le parallèle avec Charles Fourier est pertinent, comme le souligne Frederico Brusadelli : « La pensée de Fourier a de nombreux points communs avec celle de Kang : la vision de l’histoire comme une évolution du chaos vers l’harmonie ; la lutte pour l’abolition de la propriété privée ; la défense de l’égalité homme-femme avec une dénonciation concomitante de la famille traditionnelle et une apologie de la liberté sexuelle. Parmi les penseurs européens modernes, Fourier semble le plus proche de la vision de Kang du développement historique et social. »

On peut remarquer pour finir que la pensée de Kang Youwei s’inscrit pleinement dans ce croisement spécifique à la Chine entre nationalisme, utopie et politique révolutionnaire que Arif Dirlik décrit dans le second chapitre de Anarchism in the Chinese Revolution : « La condition même qui rendait nécessaire la redéfinition de la Chine comme une nation dans un monde de nations induisait aussi son contrepoint dialectique, une vision nouvelle d’un monde dans lequel les nations disparaîtraient et où l’humanité découvrirait un monde unitaire. (…) Cette utopie indiquait le malaise vis à vis de l’idée de nation comme but en soi : c’était ce malaise qui était révolutionnaire car il permettait de voir au delà de la réalisation des buts nationalistes et d’envisager une transformation globale. » Ce fond utopique étant une des raisons pour lesquelles l’anarchisme trouva au départ un tel écho chez les intellectuels chinois. Et, si au bout du compte pour Kang Youwei, l’âge de la grande harmonie se situant assez loin dans l’histoire, il fallait pour la Chine en passer par l’étape de la paix et de l’égalité ascendantes et de la monarchie constitutionnelle, ce que ne manqua pas de lui reprocher Mao Zedong, sa critique radicale de la famille et de l’oppression des femmes permet certainement de le compter au côté d’He-Yin Zhen parmi les précurseurs d’un féminisme chinois radical.

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