La chute de l’Empire et la République de Chine
Jacques Gernet écrit dans le troisième tome du Monde Chinois : « L’ancien régime s’effondre sans que le groupe hétéroclite des révolutionnaires républicains y ait véritablement contribué, sinon comme force d’appoint relativement négligeable. La « révolution » de 1911 n’est pas, comme on l’a prétendu afin de l’insérer dans le schéma d’une évolution historique dont le modèle a été fourni par l’Europe ou par la théorie marxiste des cinq stades de l’humanité (…) une révolution « bourgeoise » mais un simple intermède dans la décomposition du pouvoir politique en Chine. »
Pourtant, la période extrêmement troublée qui précède la victoire communiste de 1949 a vu des évolutions majeures pour les droits des femmes. Si les initiatives du mouvement pour le suffrage des femmes au tout début de la révolution ( sur lesquelles nous reviendrons dans un autre post) se sont révélées infructueuses; lorsque le Guomindang revient au pouvoir en 1927 après l’intermède de la dictature de Yuan Shikai et de la partition du pays entre divers zones contrôlées par des « seigneurs de guerre », le parti de Sun Yat-Sen et Chiang Kai-shek a mis à son programme l’égalité des hommes et des femmes. Le code civil qui est promulgué en 1930 par le nouveau pouvoir constitue ainsi un tournant radical puisqu’il introduit le droit des femmes à l’héritage. Kathryn Bernhardt dans Women and Property in China. 960-1949 résume le bouleversement engagé : « Pour les législateurs du Guomindang, il y avait trois grands obstacles aux droits à l’héritage des femmes – la succession patrilinéaire, la famille patrilinéaire et le concept de propriété comme propriété familiale. Ils dissocièrent donc l’héritage de la succession patrilinéaire, égalisèrent les rapports de parenté et séparèrent la propriété de l’économie domestique. Ils adoptèrent les concepts occidentaux de propriété individuelle et d’héritage post-mortem. (…) L’égalité de genre complète était désormais inscrite dans la loi. » De même, le nouveau régime adopte des lois sur le divorce, inspirées de celles existant en Suisse et en Allemagne et très libérales pour l’époque. Toutefois, comme le constate Susan L. Mann dans Gender and Sexuality in Modern Chinese History : « Bien que les nouvelles opportunités de divorce ouvertes par la loi républicaine amenèrent un nombre sans précédent de femmes à saisir les tribunaux, la stigmatisation sociale, les problèmes économiques laissés inchangés par la loi ( comme la difficulté à se remarier) continuèrent à rendre difficile aux femmes de prendre avantage des nouvelles options juridiques. Même à Shanghai, le taux de divorce resta globalement bas – moins d’un divorce pour 1000 personnes dans les années 30. Dans le même temps les veuves continuaient de subir la stigmatisation confucéenne liée au remariage, qui n’avait jamais été remise en cause par les réformes juridiques des républicains. La chasteté des veuves restait la norme. » Il en était d’ailleurs de même pour les droits de propriété : « Le nouvel ordre juridique basé sur la propriété individuelle et l’égalité des sexes, opérait dans un climat social où les principes et les pratiques de la succession patrilinéaire et de la propriété familiale restaient prédominants. Quand ce nouvel ordre juridique et ces pratiques coutumières se rencontraient au tribunal, le sort des droits à l’héritage de la femme ou de la fille dépendaient du degré de disjonction entre les deux. » ( Kathryn Bernhardt) Les juges se contentant la plupart du temps d’arbitrer entre la nouvelle législation moderniste et les traditions patriarcales.
Pour ce qui est de la loi pénale, les réformes visèrent principalement à aggraver les peines en cas de rébellion ou de subversion, l’accession au pouvoir du Guomindang étant inséparable de l’écrasement du mouvement ouvrier comme l’avait démontré la commune de Shanghai. Le code pénal de 1928 définit, à l’article 221 du chapitre consacré aux délits commis contre la moralité , le viol comme : « comme un acte par lequel un homme engage une relation sexuelle avec une femme par la force, la menace de la force, la drogue, l’hypnotisation ou tout autre moyen d’empêcher la femme de résister à ses avances sexuelles. » Mais comme le constate Chih-Chieh Lin dans son article« Failing to Achieve the Goal: A Feminist Perspective on Why Rape Law Reform in Taiwan Has been Unsuccessful » « La loi ne criminalisait pas le viol à moins que le violeur n’ait eu recours à un haut niveau de violence. Les mises en accusation étaient rares car il était difficile de prouver que le niveau de force engagé était suffisant pour prouver que la victime n’avait pas pu résister. » On en restait donc sur le papier au régime précédent, d’autant plus que les tensions politiques aidant, le parti nationaliste va vite revenir à une conception plus traditionnelle du rôle de la femme. Comme le rappelle Judith Stacey dans Patriarchy and Socialist Revolution in China: « Le Guomindang chercha rapidement à reformuler le féminisme pour faire des femmes une division auxiliaire de l’effort national de redressement. Ce féminisme révisionniste réaffirmait le genre comme un principe régulateur de base et incitait les femmes à assumer leur position « complémentaire » et définitivement subordonnée dans les sphères de la maternité, du service social volontaire et de l’édification morale. Finalement dans les années 30, le Guomindang formula officiellement son recul quant au féminisme en introduisant sa réponse la plus spécifique et la plus futile à la crise du confucianisme – le mouvement de la vie nouvelle. Cet initiative volontariste cherchait à rétablir l’ordre moral et social en restaurant les valeurs confucéennes, désormais matinée de Christianisme. » Mouvement de la vie nouvelle que les exactions des fameuses « chemises bleues » affiliées au parti se chargèrent de discréditer.
Les viols de masse sous la domination des seigneurs de guerre et dans la guerre civile
Quoiqu’il en ait été des velléités modernisatrices des nationalistes, la massification du viol dans les affrontements militaires de cette période (nous n’évoquerons pas ici les atrocités commises par les armées d’occupation japonaises) auraient suffit à les rendre dérisoires pour une grande partie de la population des provinces. Ainsi Edward A. McCord dans le chapitre « Burn, Kill, Rape, and Rob: Military Atrocities, Warlordism, and Anti-Warlordism in Republican China » qu’il a rédigé pour le recueil Scars of War. The Impact of Warfare on Modern China,décrit longuement de nombreux épisodes d’exactions menées par les troupes de tel ou tel seigneur de guerre, pour qui cela représentait au bout du compte un moyen pratique de payer leurs troupes. L’ampleur de ces atrocités, d’une échelle selon McCord « bien supérieure à celle commise en générale par des soldats dans une guerre », eurent un effet majeur sur la suite du conflit. « La publicité données aux atrocités commises par les armées des seigneurs de guerre renforça « l’anti-warlordisme » (sic ! NDT) comme but politique central de l’époque et à la fois les partis nationalistes et communistes définirent l’élimination des seigneurs de guerre comme un de leurs principaux objectifs. L’importance donnée aux exactions militaires dans la critique des seigneurs de guerre, signifiait aussi que ces partis seraient jugés au final sur leur aptitude non seulement à réunifier le pays mais aussi à mettre fin à la violence militaire contre les populations civiles. De fait, face aux atrocités des armées des seigneurs de guerre, la création d’une armée disciplinée qui pourrait regagner la confiance du peuple devint un objectif stratégique, tant pour les pouvoirs politiques que militaires. » (Edward A. McCord)
C’est visiblement une leçon que les troupes nationalistes oublièrent rapidement, notamment en ce qui concerne le viol comme le souligne Judith Stacey : « Au lieu d’aider les familles paysannes, l’armée blanche (du Guomindang), les dévalisait le plus souvent. Les militaires réquisitionnaient les rares récoltes des villages. Si les combattants de l’armée rouge se battaient souvent depuis leur localité d’origine, les armées du Guomindang venaient de l’extérieur et n’avaient en général aucune sympathie pour les populations locales. La discipline et la rectitude de l’armée rouge contrastait fortement avec les violations de la propriété, de la sexualité et de la vie commises par les armées blanches. Le pillage, le viol et les agressions étaient endémiques chez ces dernières. Le viol de leurs femmes étant ce qui provoquait l’hostilité la plus grande de la part des locaux. » (Patriarchy and Socialist Revolution) Jack Belden dans son récit de la guerre civile, China Shakes the World, raconte ainsi cette anecdote : « J’ai même trouvé un propriétaire terrien gagné à la cause communiste du fait de la différence entre le Guomindang et la 8eme armée de Route ( communiste). Lorsque je l’ai rencontré dans un village, sa terre avait été divisée et redistribuée et il haïssait l’armée rouge pour cela. Mais quand le Guomindang a provisoirement repris le contrôle de la zone, sa fille, qui était la plus jolie du village, fut forcée de coucher avec le commandant de l’armée blanche. Par conséquent, et malgré la perte de sa propriété, le propriétaire terrien préférait grandement l’armée rouge. »
On sait que « Ne prenez pas de libertés avec les femmes » faisait parti des fameuses recommandations de discipline émises dés 1929 par Mao ( elles sont reproduites dans le Petit livre rouge). Pourtant dans un de ses textes les plus fameux, le « Rapport sur l’enquête menée dans le Hunan à propos du mouvement paysan », celui-ci semblait montrer plus de tolérance pour le « viol de classe » : «Le peuple pénètre comme un essaim dans la maison des tyrans locaux et de l’ignoble gentry qui sont contre les associations paysannes, ils égorgent leurs porcs et mangent leurs céréales. Ils se prélassent même pour une minute ou deux sur les lits incrustés d’ivoire appartenant aux filles de la maisonnée… » Plusieurs épisodes de ce type obligèrent en tout cas le parti communiste a prendre très tôt des mesures sévères contre ce type d’excès.
La République Populaire de Chine
Une des premières mesures phares du nouveau régime fut la promulgation en 1950 d’une loi sur la famille, effectivement révolutionnaire par certains de ses aspects quoique centralement traditionaliste, puisque les nouveaux droits des femmes n’étaient compris que dans le contexte du mariage et de la reproduction, bref de la famille. Cette loi reflétait et reflétera dans ses évolutions, les évolutions et tiraillements du Parti Communiste Chinois sur le sujet depuis les premières mesures audacieuses prises dans les années 30 dans le Soviet du Jiangxi jusqu’à la politique, plus mitigée que le veut bien le mythe, menée ultérieurement ( nous reviendrons sur cette trajectoire dans un prochain post).
Pour ce qui est plus spécifiquement des lois sur le viol et les violences sexuelles, il est difficile de se faire une idée exacte de ce que prévoyait le code pénal puisque la promulgation de celui-ci fut repoussée à plusieurs reprises sous l’ère maoïste. Ainsi, une première version qui devait être approuvée en 1957 entra en collision avec « le mouvement anti-droitiers » initié par Mao, de même une nouvelle version soumise en 1963 fut bientôt renvoyée aux calendes grecques par le comité politique du fait de la révolution culturelle (sur le sujet voir Jian Fu Chen Chinese Law : Context and Transformation). Bref, le premier code pénal chinois moderne ne fut mis en place qu’en 1979, après la mort du Grand Timonier.
Ce code, assez largement inspiré du code soviétique, n’indiquait que les peines prévues ( par exemple : « Quiconque par la violence et la coercition ou par d’autres moyens, viole une femme doit être condamné à pas moins de trois ans et pas plus de dix ans d’emprisonnement » Article 139) mais ne donnait pas de véritable définition de ce qui constituait un viol. Suite à de nombreux débats et à plusieurs condamnations abusives, une déclaration commune, en avril 1984, de la Cour suprême du Peuple et du ministère de la sécurité publique mit les choses au clair en définissant le viol comme «l’emploi de la violence, de la coercition ou d’autres moyens pour forcer une femme à des relations sexuelles contre sa volonté. » Il y est clairement indiqué qu’une réputation de « promiscuité sexuelle » et « la présence ou l’absence de signes de résistance » ne pouvaient être pris en compte dans la condamnation d’un homme accusé de viol. La suite du document détaillait précisément le large spectre des moyens de coercition désormais reconnu par la loi ( sur le sujet voir l’article Chinese Rape Law in Comparative Perspective de Harold Tanner ).
La particularité de cette nouvelle législation, c’est qu’elle fut très vite massivement utilisée lors d’une campagne contre le « hooliganisme » dans les villes, menée à partir d’aout 1983 . Quoiqu’il n’y ait pas eu à l’époque de hausse particulière du nombre de viols recensés, ni même de la criminalité en générale, il fallait pour les officiels mettre fin au désordre urbain et redonner confiance en la police. Parmi les sept chefs d’accusation rendus prioritaires par la campagne figuraient ceux de viol et de hooliganisme, qui étaient souvent confondus en une même accusation puisque la cible principale de l’opération c’était les jeunes chômeurs venus de la campagne. Comme le résumait Christina Kelley Gilmartin dans son chapitre Violence against Women in Contemporary China du livre Violence in China. Essays in culture and counter-culture : « L’ère post-maoïste de réformes économiques avait amené à la fois des changements radicaux dans les structures politiques et économiques et créée de nouveaux problèmes et tensions sociales. Avec le démantèlement des structures communes dans les zones rurales par exemple, les mesures de contrôle étaient bousculées, la mobilité était encouragée afin de stimuler l’économie rurale, de plus en plus d’hommes avaient un travail à l’extérieur et les femmes ne travaillaient plus en grands groupes dans les champs. Pour la première fois depuis 1949 également, un grand nombre de jeunes gens se retrouvaient sans emploi dans les villes et ce plusieurs années après avoir eu leurs diplômes. Les résidents urbains chinois qualifiaient ces jeunes désoeuvrés de Hooligans ( liumang) et les considérait comme une source de problèmes sociaux. De plus, ces jeunes qui décidaient de créer de petits business étaient plutôt mobiles et largement hors d’atteinte de la supervision des vieilles générations. Dans le même temps, l’emprise des stricts mœurs confucéennes et du code sexuel communiste puritain qui avait été déjà affaiblie pendant la révolution culturelle, le fut encore plus par l’ouverture de la Chine au monde extérieur. »
Durant les six premiers mois de cette campagne plus de 563 000 personnes furent arrêtées et le chiffre atteint plus d’un million au bout d’un an, 24 000 personnes étant condamnés à mort. L’un des effets paradoxaux de cette opération c’est d’avoir mis la question du viol au premier plan, notamment dans les médias avant de mieux la remettre sous le tapis, une fois que les statistiques artificiellement élevées d’agression sexuelles soient artificiellement redescendues pour illustrer la réussite de la campagne qui ,selon Christina Gilmartin, n’a rien changé de fondamental à la situation des femmes à l’époque : « Clairement, la vision selon laquelle les traits culturels traditionnels ont persisté malgré les efforts du gouvernement pour les éradiquer est fausse. Au contraire, les politiques de l’État ont renforcé l’ordre patriarcal et systématisé beaucoup de discriminations vis à vis des femmes. En agissant ainsi, ils ont contribué à pérenniser un environnement social dans lequel la violence contre les femmes a servi à la fois à perpétuer l’ordre patriarcal et à retarder le changement social. »
La question du viol ne sera plus débattue socialement jusqu’aux récentes lois, notamment celle sur sur la violence domestique et aussi bien sûr grâce aux luttes des féministes…