Technology and Gender. Fabrics of Power in Late Imperial China. De Francesca Bray University of California Press 1997 420 pages
Ce livre déjà relativement ancien, et d’ailleurs remanié il y a quelques années par son auteur, constitue selon nous un jalon important dans la recherche contemporaine sur l’histoire des femmes en Chine, mais aussi, au-delà, dans la réflexion sur l’interaction entre développement technique et rapports sociaux. En effet comme le souligne d’emblée l’auteur, « Les technologies sont spécifiques aux sociétés dans lesquelles elles se déploient, elles incarnent leurs visions du monde et les luttes quant à l’ordre social qui les traversent. Dans ce sens, la plus grande fonction des technologies est de produire les gens : les créateurs sont forgés par leurs créations et les utilisateurs par leurs usages. » L’ouvrage s’organise plus précisément autour de la notion (en anglais) de « Gynotechnics » c’est à dire « un système technique qui produit des idées au sujet des femmes et, de là, au sujet du système de genre et des relations hiérarchiques en général. » Si l’étude de ces « techniques genrées » est particulièrement appropriée pour la Chine, c’est que pour Bray elle offre « la possibilité unique de transcender les différences de classe pour identifier les pratiques « genrées » communes à ces classes et dans le même temps d’explorer comment les inégalités entre femmes, de même qu’entre hommes et femmes, s’expriment matériellement. ». Précisons que si le livre ne peut bien évidemment tenir toutes les promesses théoriques d’une mise en rapport de ces deux grands « impensés » qu’était encore récemment le genre et qu’est encore trop souvent la technique, il offre néanmoins aussi un panorama complet de la situation des femmes dans la dernière phase de l’ère impériale et notamment du rôle joué par l’idéologie néo-confucéenne et, plus généralement, par l’intervention de l’État dans la perpétuation des rapports patriarcaux.
Dans sa première partie « Bâtir une tradition. La construction de l’espace social Chinois. », Francesca Bray s’intéresse à l’habitat, aux règles strictes de l’« architecture magico-cosmologique », qui présidait à la construction des maisons et leurs effets : « Quand une enfant grandissait et apprenait les pratiques de la maisonnée, elle apprenait à reconnaître sa place dans la société, elle intériorisait les hiérarchies de genre, de génération et de rang qui étaient signalées par les murs et les escaliers et pratiquées via les règles et protocoles de réception des invités, d’accomplissement des rites de passage ou des activités quotidiennes. » L’habitat était, plus spécifiquement, tout entier organisé autour du confinement des femmes, qu’on qualifiait communément, comme les lecteurs de La revanche des femmes ne l’ignorent pas, de « personnes de l’intérieur ».
Un des aspects plus spécifique que souligne bien Bray, c’est la centralité du continuum entre la famille et l’État, garantie de la pérennité du système impérial : « Pour les confucianistes, l’éthique et le principe de la direction de l’État sont les mêmes que ceux de la direction de la famille : la maison familiale n’était pas un univers privé, un abri par rapport à l’État mais un microcosme de l’État. » Et plus encore que l’emprise de certains principes, Bray décrit une véritable standardisation de l’habitat du haut jusqu’en bas de l’échelle sociale au point que « la maison du paysan pauvre était un module, une version dépouillée du palais impérial, construite selon les principes des mêmes architectures invisibles et faisant appel au même éventail d’expertise technique. » L’ordre néo-confucéen codifié et mis en place par une nouvelle élite recrutée par concours, et dont la réussite « méritocratique » inclinait à privilégier l’inclusion sociale pour garantir la stabilité du pouvoir, offrait ainsi « aux personnes en bas de l’échelle sociale et sans éducation, l’opportunité d’exercer leur autorité domestique selon les mêmes termes que leurs « supérieurs sociaux », au travers d’un système patriarcal de rang et hiérarchie entremêlées qui opérait dans chaque famille. »1
Comme elle le précise dans l’introduction, Bray appartient toutefois à un nouveau courant d’étude de l’histoire des femmes dans la Chine impériale, qui cherche à s’extraire de la vision classique, « orientaliste » va jusqu’à dire l’auteur, de femmes réduites à de pures victimes d’un système « barbare et rétrograde » (nous y reviendrons dans une prochaine note de lecture). Ainsi dans son analyse de la ségrégation des femmes et de la séparation nette des domaines respectifs dans la maison, Bray souligne que « paradoxalement, l’ordre patriarcal cherchait à contrôler les femmes en les confinant, mais dans ce processus il créa des espaces privés qui servirent de bases à la résistance à son contrôle. »
La seconde partie du livre qui porte sur le travail des femmes est tirées en partie d’un article qui a été traduit en français dans la revue des Annales en 1994 sous le titre : « Le travail féminin dans la Chine impériale. L’élaboration de nouveaux motifs dans le tissu social » (disponible sur Persée.fr). Bray y rappelle la validité de l’ancienne expression chinoise « les femmes tissent, les hommes labourent » puisque les travaux textiles constituaient le cœur des « Gynotechnics » et de la contribution des femmes à l’économie du foyer, puisque ces vêtements, dans la même mesure que les produits de l’activité agricole du mari, étaient soumis à la taxation impériale : « Le système fiscal imposait une division du travail genrée dans laquelle les femmes de toutes les classes produisaient des vêtements à l’intérieur des maisons. » Là encore, Bray souligne que le confinement pouvait être synonyme aussi d’une marge d’autonomie : « Ce n’est pas seulement que la force de travail était féminine : la production textile rurale était le domaine des femmes, dans lequel la connaissance technique, de même que la responsabilité de la production était contrôlées et gérées par les femmes. » Pourtant, avec le développement de l’économie marchande et de la production de coton qui venait se substituer à la soie, les femmes chinoises connurent entre la dynastie des Song et celle des Qing, ce qu’on est bien obligé d’appeler une restructuration radicale de leurs activités traditionnelles qui aura des conséquences décisives sur leur situation ultérieure.
Cette « transformation de l’industrie textile n’impliqua aucune invention particulière ou amélioration radicale des techniques ; comme dans beaucoup de cas de proto-industrialisation, des changements dans le secteur marchand, dans les politiques d’investissement et dans l’organisation du travail jouèrent un rôle beaucoup plus important que l’innovation technique. » Néanmoins ces changements « écartèrent les femmes des activités textiles, les qualifications des femmes et leur contribution à la production furent marginalisées et subsumées dans une production domestique contrôlée par les hommes. » Il découla bien évidemment de cette évolution une reconfiguration des rapports de genre s’exprimant notamment dans les changements des régimes de filiation, d’héritage et de propriété. De même, avec ce déclin de la production textile des femmes, « la réclusion dans la maisonnée prit un sens nouveau », non pas plus d’autonomie mais plus de dépendance et de séparation. Cette évolution n’était bien sûr pas la bienvenue pour tout le monde, notamment les confucianistes qui firent « tout leur possible pour maintenir le « mode de production tributaire » qui déterminait la vie quotidienne des gens. », cet affrontement entre le mode précédent de production et le nouveau émergent étant un facteur central de l’histoire de la dernière phase de l’ère impériale et des rapports patriarcaux (voir Hill Gates « The Commodization of Chinese Women »).
La troisième partie du livre « Les significations de la maternité. Les technologies reproductives et leurs usages. » commence par cette précision utile : « aucune reproduction humaine n’est « naturelle » : dans chaque société les gens font des efforts immenses pour déterminer et contrôler leurs processus de reproduction (…) chaque société a ses technologie reproductives, dans lesquelles la compréhension de la fertilité et des rapports de parenté se traduisent en techniques qui sont appliquées en vue d’atteindre des buts reproductifs spécifiques. » Ainsi Bray démontre qu’il existait des formes de contrôle des naissances bien plus sophistiquées en Chine qu’en Europe à l’époque, avec, en conséquence, un taux de fertilité bien plus bas. Étant, par ailleurs, historienne du riz et des modes de production qui lui sont associés, elle souligne l’étroite corrélation entre l’évolution de cette production agricole et celle de la démographie. Toutefois, c’est en abordant ces technologies reproductives que Bray se concentre plus spécifiquement sur l’interaction entre genre et classe puisque les méthodes de contraception était en priorité réservées aux femmes de l’élite et l’adoption et la polygynie (recours à plusieurs épouses) permettait, dans une société où la succession patrilinéaire était un facteur primordial, aux famille riches d’exploiter les familles pauvres en déléguant et ainsi assurant la reproduction via la marchandisation des femmes pauvres.
Dans sa conclusion, Bray résume sa démarche : « 2 thèses sont au cœur de ce livre. La première c’est que la technologie est une forme d’expression culturelle, et de ce fait joue un rôle central dans la création et la transmission de l’idéologie. La seconde c’est que les technologies qui définissent la place et le rôle des femmes ne sont par marginales mais primordiales dans ces processus historiques. » Bref, plus encore que d’analyser simplement, comme cela a été fait pour l’univers domestique moderne, comment les technologies « incarnent des valeurs et des croyances, lient les gens à une idéologie dans toutes leurs pratiques quotidiennes », il faut pouvoir les analyser comme un moment central de l’interaction entre classe et genre, hier dans la Chine impériale comme aujourd’hui.
Prochaine note de lecture : Retour sur les pieds bandés.
1Bray revient sur cet aspect central, et qui n’est pas sans rappeler Norbert Élias, dans sa conclusion : « La flexibilité sociale des stratégies d’inclusion sociale développées par la nouvelle élite méritocratique de la dynastie des Song était si englobante que la grande majorité des classes de la société y adhéraient : même un homme pauvre avait désormais des ancêtres, sa femme partageait les mêmes pratiques spatiales associées àla dignité féminine que le seigneur local et en théorie, même le fils d’un laboureur, si il travaillait suffisamment pouvait devenir homme d’État. L’intériorisation des valeurs était si puissante que les empereurs pouvait espérer propager leurs politique via l’instruction plutôt que la coercition. »