Parmi les personnes « arrêtées » les 9 et 11 novembre, il y a Sun Min, une diplômée de l’université de Pékin investie depuis de nombreuses années dans les luttes féministes et le soutien aux travailleurs. Nous publions ici la traduction ( depuis celle donnée sur le site du China Digital Times) d’un texte écrit à son sujet par Zheng Churan, l’une des « Feminist Five ».
Mon idole a disparu.
J’ai bien du mal à écrire ces quelques lignes. Il est assez simple de dire à tous que Sun Min est mon idole, mais d’expliquer pourquoi elle manque, cela nécessite que je me plonge dans mon ancienne vie. Je ne sais vraiment pas quel type de langage est à la hauteur de la tâche de décrire ce qu’on ressent quand quelqu’un que l’on aime vient juste de disparaître. C’est comme lorsque j’ai moi même disparue ( lors de l’arrestation des « Feminist Five » en 2015 ndt). Mes camarades ont d’abord dû laisser couler leurs larmes avant de passer aux mots.
J’ai consacré Sun Min comme mon idole bien avant de la rencontrer réellement. C’était un jour de l’hiver 2012. Je m’étais rendue dans une zone industrielle pour une discussion sur le féminisme avec des travailleurs. A l’époque je ne comprenais rien aux classes et au travail. La discussion a porté sur l’activité de mon groupe de défense des droits des femmes: nous avons parlé de la lutte contre la violence domestique et de discrimination sexuelle.
Une « grande soeur », ayant repéré notre groupe de travailleurs, avait saisi mon épaule gauche avec enthousiasme et dit d’une voix joyeuse : « Sun Min tu es de retour ? » Je me suis retournée, embarrassée, et ai demandé « Qui est Sun Min ? »
La grande soeur eut un hoquet de surprise « Je pensais que tu étais Sun Min ! Tu es son portrait craché, vraiment ! »
Nous avons bien ri à ce sujet. Je me suis dit que ma jumelle Sun Min devait être bien populaire tant la « grande soeur » semblait heureuse de la voir. Après avoir écouté la discussion sur la violence domestique et la discrimination sexuelle, un travailleur a levé la main pour poser une question.
J’en ai assez des spectateurs masculins qui font des problèmes et posent des questions biaisées. Je deviens toujours un peu apathique quand on en vient aux déclarations des hommes. Mais à ma grande surprise, le gars a posé une question très profonde concernant le féminisme. Il a en effet demandé quelles améliorations de la «Loi sur la protection du personnel féminin» il fallait défendre. Il a poursuivi en soulevant les problèmes qu’il avait rencontré pour faire face à la violence domestique dans son entourage et les obstructions qu’il avait connu pour l’empêcher de signaler des incidents dues à celles-ci…
« He bien ! Ces hommes sont vraiment évolués ! » me suis-je dit. A l’époque je ne pouvais pas comprendre que des hommes conscients des questions de genre pouvaient exister dans ces zones industrielles glauques. D’ou venaient-ils ? Avaient-ils été transplantés là ? Il y avait-il des graines d’une telle attitude ?
J’ai fait part de cette découverte à une amie, ouvrière dans le coin. J’ai poussé un soupir d’étonnement : « le terrain local doit être très bon ! »Elle m’a regardé comme si j’étais une idiote: « Tu penses vraiment que ces gars pourraient se préoccuper des questions de genre naturellement. ? Tout cela c’est grâce à l’influence de Sun Min. »
Cette Sun Min, après avoir obtenu son diplôme de deuxième cycle en études des femmes à l’université de Pékin, s’était constamment tenue aux côté des ouvriers des zones industrielle. Puisque la proportion d’hommes dans cette zone était élevée, elle interpellait chaque jour des ouvriers, s’accroupissait à côté des stands de nourriture et en buvant de la bière les sensibilisait méticuleusement et par petites touches à l’égalité des sexes et au droit du travail. C’est pourquoi des années plus tard, je voyais des hommes aussi éclairés, soutenant le droit des femmes dans la zone industrielle.
C’était très difficile pour une misanthrope telle que moi, d’imaginer comment Sun Min pouvait, années après années, jour après jour, aller discuter de classe et de genre avec chaque ouvrier, un par un. C’était un travail exigeant, la conquête consciencieuse des coeurs et des esprits. Cela supposait vraisemblablement beaucoup de patience et de ferveur.
C’est ainsi que j’en suis venu à considérer Sun Min comme l’une de mes idoles. J’espérais égaler sa force et son assiduité à défendre l’idéal féministe.
Je l’ai finalement rencontré, tout à fait par accident. Bien sûr, ses lunettes à monture rouge étaient pareilles aux miennes. Tout le monde a dit qu’on se ressemblait. La différence était qu’elle s’habillait de façon très banale, comme si elle ne s’était jamais préoccupée de faire correspondre les habits et qu’elle avait simplement mis un t-shirt sur pantalon de randonnée à séchage rapide acheté dans un magasin de fournitures de plein air. Ses cheveux courts, légèrement dorés étaient coupés courts de façon à révéler ses oreilles et son front. Ses yeux scrupuleux vous regardaient avec une grande concentration. Sur un ton sérieux, elle a dit « Salut Datu, moi aussi je suis féministe ! »
Nous avons tout de suite discuté comme si nous étions des amis proches qui ne s’étaient pas vus depuis des centaines d’années. Peut-être que d’autres ne pouvaient pas nous comprendre alors que nous parlions et rions comme des cochons. Sun Min n’était pas le genre de fille coquette. Elle passait son temps à étudier et à agir. Encore étudiante en première année à l’Université des femmes de Chine, elle a rejoint les trois groupes sur le campus qui s’occupaient des questions rurales. Chaque semaine, ils se rendaient dans un village du périmètre de Pékin pour donner des cours aux enfants des travailleurs migrants, dans le cadre d’un programme éducatif pour les zones sous-développées. Dans le vaste Pékin, ces allers-retours prenaient au moins deux heures, mais Sun Min ne pouvait pas oublier à quel point les enfants étaient mignons. Beaucoup de parents ouvriers étaient trop occupés à soutenir leurs familles pour prendre soin de leurs enfants. Cela désolait particulièrement Sun Min. Elle passait beaucoup de temps sur ces questions.
Ses recherches sur les femmes ont porté sur les travailleuses migrantes. Les ouvrières qu’elle rencontrait sur le terrain, sortant du lycée pour aller directement travailler en usine, lui rappelait ses amis proches: forcées de mettre fin à leurs études, obligées de travailler dans des usines et d’envoyer de l’argent à la maison. Elle nous a raconté une fois un incident dont elle a été témoin lors d’une réunion matinale dans une usine. Le patron a hurlé toute sorte d’insultes à ses travailleurs, sa bouche dilatée comme un anus pulvérisant des excréments. Mais les gens ne pouvaient que baisser la tête. Ils ne pouvaient pas répliquer, ils devaient simplement endurer ces violences verbales . Sun Min nous a dit qu’elle était tellement en colère qu’elle a pleuré. Elle ne pouvait pas s’arrêter à la recherche. Elle devait faire quelque chose pour remédier à ces injustices.
Sun Min était tellement pleine d’une ardeur vertueuse que j’avais parfois l’impression qu’elle était comme ces héroïnes modèles des opéras de l’époque de la révolution culturelle. Mais j’ai surtout trouvé Sun Min particulièrement humaine et intéressante, et, de plus, son style de féminisme était unique. Par exemple, elle m’a raconté le moment où sa classe était sur le point de partir en excursion, et les garçons avaient une destination en tête. Elle était en désaccord, affirmant qu’elle ne voulait pas y aller. Elle a senti que les garçons étaient trop autoritaires, n’écoutant pas les souhaits de leurs camarades de classe. Elle a donc convaincu tout le monde de se passer du voyage et laisser les garçons jouer seuls. Il y eut un départ en mauvais termes, mais, me dit-elle soudainement et sérieusement, à la fin tout fut pour le mieux: la destination initiale a été le lieu d’une inondation ou d’un tremblement de terre. Étonnamment, le méprisable chauvinisme masculin leur avait sauvé la vie. Nous avons tous les deux ri. Cette interprétation des événements était tout à fait politiquement incorrecte, mais aussi très vraie.
Elle racontait toujours des blagues incroyables d’un point de vue matérialiste. Pendant ses années dans la zone industrielle, elle avait souvent des problèmes d’estomac. Discutant avec travailleurs, elle sautait souvent les repas. Le temps libre des travailleurs étant souvent très restreint, elle devait donc souvent debout tard. Petit à petit, sa santé s’est détériorée. Elle portait un maigre cardigan, même en été, pour ne pas attraper un rhume. Tout le monde la pressait de faire attention à sa santé et de pas mourir prématurément. Mais elle répondait en se moquant elle-même: «Vivre jusqu’à cinquante ou soixante serait très bien. L’important est la valeur de la vie. «
J’ai toujours imaginé que si elle avait vécu à l’époque révolutionnaire, elle aurait sûrement été une héroïne, portant une épée et prête à tout pour débarrasser le peuple d’un fléau. Elle aimait Qiu Jin, le révolutionnaire anti-Qing. Lors d’un festival de printemps, afin d’éviter que les sollicitations répétées de sa famille pour qu’elle se marrie, elle s’est enfuie. Le jour de l’An, elle était à Hangzhou, sur une rive du lac ouest. Sur la tombe de Qiu Jin, elle a chanté «Luttons pour le droit des femmes » . ”Nous aimons la liberté, nous buvons une coupe de vin pour la liberté. Et elle brandissait une épée, en disant librement et naturellement: «n’aime pas les habits rouges du mariage rouge, aime les armes militaires . »
Bien sûr, aux yeux de beaucoup de gens, des personnes comme elle, débordants d’idéalisme et de ferveur, sont toujours un peu bizarres ou naïfs: quand elle ne pouvait pas dormir, elle chantait vigoureusement «Che Guevara. « Elle adorait photographier des paysages qui s’harmonisaient avec les mots du président Mao. «Attendez que les fleurs de montagne brillantes soient en pleine floraison». Quand elle lisait quelque chose d’excitant, elle le partagerait avec vous sur WeChat, des choses comme «La liberté a des attributs de classe»… Ce genre de passion semble dépassée, inadaptée au courant dominant, mais elle est pourtant rare et précieuse. Quelqu’un qui pouvait être si naturel et si débridée, tout en faisant toujours ce travail méticuleux de plaidoyer pour l’égalité des sexes et les droits des femmes, doit sûrement être dans son cœur plein de bonne volonté envers l’humanité quelqu’un qui ne pourrait jamais perdre espoir dans l’avenir.
Si proche du peuple, cette héroïne a pourtant récemment disparu. Selon les informations qui circulent c’est à cause de son soutien aux droits des travailleurs et aux causes étudiantes que la police l’a emmené. Mais pour l’instant, nous ne savons pas où elle a été emmenée ni ce dont elle a été accusée. De nombreux étudiants impliqués dans les luttes pour les droits des travailleurs ont disparus. J’ignore à quel type de traitement terrible ils vont être confrontés. Il est difficile de comprendre ceux qui les ont arrêtés (ou peut-être délibérément, ne veulent-ils pas être compris ?). Ces étudiants poursuivent des idéaux de justice et d’équité. Ils ne peuvent être perçu par les autorités que comme très stupides ou naïfs, ou alors peut-être désœuvrés et prêts à semer le trouble. On leur demandera peut-être: cela ne suffit pas de bien vivre sa propre vie? Pourquoi diable défendre les droits des autres?
Mais bien sûr si ils se mêlent des affaires des autres c’est parce qu’ils sont comme l’héroïne Qiu Jin, doté de la même force intérieure, possédant le même espoir d’une époque de « fleurs de montagne lumineuses en pleine floraison. » Ils veulent que toute l’humanité soit libre et fraternelle. Ils ne pourraient jamais se contenter de mener une vie centrée sur leur seule satisfaction personnelle.
Si ces paroles sont criminelles, veuillez arrêter tous ceux qui espèrent un changement et un monde meilleur (plutôt que pire). Qu’en dites vous, vous qui ne pouvez tolérer les gens éclairées, la bonté ou le courage.
Où sont-ils maintenant, ces gens courageux et naïfs? Sont-ils sains et saufs? Quand mon idole reviendra-t-elle pour que nous puissions chanter et boire, et nous réjouir de cette vie brève ? Il fait froid désormais. Est-ce qu’elle porte assez de vêtements chauds? Est-ce qu’elle mange régulièrement? Est-ce qu’elle dort suffisamment? Sera-t-elle faussement accusée? Traitée injustement? Humiliée? Battue? Découragée par un tel acharnement ? Indépendamment de tout ce que je sais ou pourrais savoir, je ne peux pas oublier Sun Min. Je ne peux pas oublier regard sérieux, sa manière décontractée, dépareillée, modeste, ses cheveux coupés pour gagner du temps, quelqu’un qui au cours des 6 dernières années a parlé pour les femmes, pour leur donner plus de pouvoir, avec chaque mot qu’elle a prononcé.
J’espère que tu es saine et sauve.
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