Classe et caste… et division du travail

Peinture d’Agathe Rousset tirée de sa série « Flux, Reflux, Superflus »

Étrangement, dans les foisonnants débats sur les rapports entre caste et classe, les quelques analyses éparses de Marx sur le sujet sont rarement évoquées. Probablement parce qu’elles sollicitent une notion au destin pour le moins ambigüe dans le marxisme, la division du travail. Nous nous proposons ici de revenir brièvement tant sur ces analyses de Marx, sur la réalité des rapports entre caste et division du travail aujourd’hui en Inde, sur la trajectoire de ce concept et sur sa validité pour penser la restructuration capitaliste entamée dans les année 70 et ses effets sur les classes dans le pays métropolitains.

Comme il existait une utile ( quoique par bien des moments lourdement mécaniste et orthodoxe) synthèse des analyses de Marx sur les castes de la théoricienne marxiste et féministe indienne Ranganayakamma, nous nous permettons de traduire directement son texte, qui constitue par ailleurs en soi un document sur une certaine prose marxiste indienne (version originale disponible ici)

Ranganayakamma : Marx sur les castes

Marx n’a pas écrit de traité spécifique sur la « caste » comme il a pu en écrire un sur le capitalisme sous le titre de « Capital ». Néanmoins, dans ses écrits, il a donné quelques observations sur le système des castes en Inde et sur certains systèmes d’organisation semblables dans d’autres pays. Grace à ces remarques, il nous est possible de comprendre sa conception des castes et la solution qu’il envisageait à ce sujet.

Il y a des gens en Inde, comme partout ailleurs dans le monde, qui s’opposent à la théorie de Marx ( en connaissance, méconnaissance ou connaissance partielle des choses). Ces critique indiens expriment deux types d’opinions sur la théorie de Marx : 1) La théorie de Marx était valable pour l’Europe du XIXe siècle mais elle n’est désormais même plus pertinente pour analyser ces pays 2) La théorie de Marx est peut-être valable pour d’autres pays mais n’est pas pertinente concernant l’Inde car y existe le système des castes et que celui-ci ne rentre pas dans le champ de cette théorie.

Ce sont les deux critiques de la théorie de Marx. Toutes deux sont complètement fausses. Puisque la théorie de Marx parle de « rapports de production », elle s’applique à toutes les aspects de toutes les sociétés, à tous les rapports sociaux. Toutes les sociétés se développent en termes de « rapports de production ». La nature d’une société correspond à la nature de ses rapports de production.

Marx analysait ces rapports de production. Il analysait « l’exploitation du travail » qui a lieu depuis des centaines et des milliers d’années dans le cadre de ces rapports de production. Il a analysé les différents types de problèmes qui surgissaient du fait de l’exploitation du travail. Il a indiqué la solution à ces problèmes. C’est donc notre responsabilité de comprendre nos problèmes. Tout d’abord nous devons établir si il y a exploitation du travail aujourd’hui en Inde. Nous devons également établir si la question de la caste s’inscrit dans la sphère des rapports de production. Si nous établissons qu’il y a une connexion entre caste et travail, alors nous pouvons sans aucun doute parvenir à la conclusion que la théorie de Marx s’applique aussi à l’Inde.

Tous les problèmes des sociétés humaines sont liés aux rapports de production. Puisque la caste est une interaction humaine, elle rentre dans le champ d’une théorie qui analyse les rapports de production. La théorie de Marx s’applique à tous les pays, y compris l’Inde, qui sont fondés sur l’exploitation du travail et le classes, puisque c’est la seule théorie qui a découvert et expliqué l’exploitation du travail.

De plus, cette théorie explique pourquoi les rapports humains devraient être établis sur la base de la valeur d’usage et quels types de problèmes surgissent si ce n’est pas le cas. Cette théorie sera donc un guide utile pour organiser la société dans le futur, quand l’exploitation du travail aura été abolie.

Bien que le système des castes constitue un problème spécifique de l’Inde, nous pouvons saisir comment la théorie de Marx reste pertinente si nous comprenons le rapport de ce système au travail. Si nous observons les castes -même superficiellement- nous découvrons certaines distinctions évidentes parmi celles-ci : il y a de hautes et de basses castes. Comment établit-on cette distinction entre haut et bas ? En règle générale, les hautes castes sont celles qui possèdent la terre, le capital et l’argent; ce sont elles qui sont hégémoniques et dirigent l’organisation sociale et l’administration. De même, toujours en règle général, toutes les basses castes ne possèdent rien, elles sont composées de travailleurs et de serviteurs, elles subissent l’hégémonie et la domination des hautes castes et vivent dans la plus abjecte pauvreté et la plus grande infériorisation sociale.

Les hautes castes vivent sans travailler. Et si elles travaillent, ils s’agit d’une activité intellectuelle et « pure ». La situation des basses castes se situe absolument à l’opposé. Il est impensable pour les basses castes d’imaginer vivre sans travailler. Le type de travaux qu’elles accomplissent se trouvent au plus bas de l’échelle du travail manuel. Tous les types de travaux liés au nettoyage, et qui sont nécessaires à cette société, sont de la responsabilité de ces castes.

Selon les lois de l’économie, le travail intellectuel possède une plus grande valeur que le travail manuel. Cela s’appuie sur la loi naturelle de formation de la valeur. Les valeurs des différends types de travaux se forment différemment selon les ressources que l’on doit acquérir pour accomplir telle ou telle tâche. Il n’y a rien de « mauvais ou de faux » dans tout cela. Comme le travail intellectuel possède plus de valeur que le travail manuel, une personne qui accomplit des tâches intellectuelles reçoit un revenu plus important que celle qui accomplit des tâches manuelles. Les sociétés basées sur l’exploitation accroissent le fossé naturel entre les valeurs des différents types de travaux. Donc ces sociétés et leurs conventions payent le travail intellectuel au dessus de sa valeur et le travail manuel en deçà de la valeur qu’il possède fondamentalement. Les sociétés basées sur l’exploitation exploitent plus intensément le travail manuel, et en particulier celui situé au plus bas de l’échelle. Si nous considérons un docteur et travailleur agricole dans une société fondée sur l’exploitation, nous voyons des différences inimaginables entre leurs revenus et leurs modes de vie, bien que tout deux travaillent.

Dans ce système, qui a cours depuis très longtemps, une classe qui a fait de tous les moyens de production sa propriété, vit de l’exploitation du travail en extorquant une rente du sol, intérêt et profit du capital au nom des droits de propriété, sans accomplir aucun travail. La division du travail qui a émergé de ces rapports d’exploitation attache toujours les populations laborieuses à un type de travail. Un travailleur manuel doit se languir dans le même type de tâche toute sa vie. Il ne peut pas s’attendre à ce qu’on lui demande d’accomplir un quelconque travail intellectuel ou qu’on lui donne l’éducation que ce dernier suppose. Les travailleurs intellectuels comme les docteurs, les ingénieurs et les scientifiques n’ont jamais besoin d’accomplir de tâches manuelles. Ils n’ont même pas besoin de se sentir responsables de nettoyer leurs propres saletés.

Le fait qu’une section de la population dans une société donnée vive sans travailler suppose que c’est l’autre partie de la population qui doit tout faire. C’est ce qui arrive en Inde comme partout ailleurs. Le fait que les hautes castes de l’Inde mènent leur existence sans accomplir de tâches manuelles ou « polluantes » suppose qu’elles rejettent ce fardeau sur les basses castes. Tout cela est lié à la question de la division du travail. C’est une question de division du travail si une classe ne travaille pas et vit du travail des autres. De plus c’est une question de division du travail, si une personne est attachée exclusivement à un seul type de tâche. La formation des castes ne s’est pas faite sans rapport avec le travail et les rapports de production. Les rapports de caste sont l’un des nombreux problèmes qui ont surgis du fait de rapports sociaux déséquilibrés. C’est un problème qui est imbriqué à celui de la nature des rapports de production, sa loi de la valeur, sa division du travail et ses droits de propriété.

Ce n’est donc qu’au travers des catégories économiques et conceptuelles du marxisme – c’est à dire la valeur d’usage, le travail intellectuel, le travail manuel, la valeur travail, la valeur de la force de travail, les rapports de propriété, etc- que nous devons saisir la question des castes.

Marx ( avec Engels) a évoqué pour la première fois les castes en Inde dans L’idéologie Allemande. Il a donné quelques observations et offert des explications sur les castes à six ou sept occasions notamment dans Le Capital. Grâce à ces remarques et au Capital, nous pouvons comprendre la question des castes et saisir sa solution. Selon la théorie de Marx, ce sont les rapports matériels qui sont le moteur de l’histoire. Si cela est vrai ces rapports matériels prennent la forme des rapports de production. Pourtant depuis des temps immémoriaux règne chez les philosophes en ce qui concerne l’évolution historique une conception idéaliste. C’est une conception selon laquelle le moteur de l’histoire c’est la volonté de dieu ou des rois qui l’incarnent, ou des leaders religieux ou de quelque force supranaturelle. Il y a idéalisme si on est incapable de saisir la base matérielle d’un problème.

Critiquant les conceptions fausses du procès historique en général et la conception idéaliste des post-hégéliens allemands en particulier, Marx faisait cette remarque sur la caste dans L’idéologie allemande :

« Si la forme rudimentaire sous laquelle se présente la division du travail chez les Indiens et chez les Égyptiens suscite chez ces peuples un régime de castes dans leur État et dans leur religion, l’historien croit que le régime des castes est la puissance qui a engendré cette forme sociale rudimentaire. »

La question est de savoir si c’est la division du travail qui donne naissance aux castes ou si c’est les castes qui donnent naissance à la division du travail. Selon Marx c’est la division du travail qui est primordiale. C’est ainsi que se sont formées les occupations spécifiques de caste dans l’époque suivante. Pourtant les historiens ont considéré la caste comme primordiale et ayant débouché sur cette division du travail. D’où la critique de Marx.

Comment les castes ont-elles émergées dans la société ? Il doit bien avoir une cause à cette émergence. Et cette cause constitue un trait fondamentale de la société. Différents types d’activités sont nécessaires pour assurer la perpétuation de l’espèce. Et quand différents types d’activité se développent, des divisions en leur sein vont émerger. Si nous laissons de côté la question « comment une telle division du travail s’est transformée », la base de départ essentielle c’est l’existence de différents types d’activité.

Quand on observe ce que font les castes, nous constatons que les castes accomplissent différents types de travaux. Des temps anciens jusqu’à aujourd’hui, il y a eu une connexion entre les castes et ces différents types de travaux. En suivant un simple raisonnement logique, nous pouvons saisir que la divisions entre différents types de travaux s’est elle-même transformée en castes. Toutefois la division du travail existe dans tous les pays et les sociétés. Pourquoi la division du travail s’est-elle en Inde transformée en castes ?

Tous ceux qui ont conduit des recherches considérables sur ce sujet n’ont pas offert de réponse à cette question. Les chercheurs n’ont pas été en mesure d’aller plus loin que le constat : « On ne trouve pas de castes partout, elles n’existent qu’en Inde. » Notre objectif reste donc de trouver une réponse à cette question des castes. Afin de trouver cette réponse, nous devons établir si « la division du travail a donné naissance aux castes ou si ce sont les castes qui ont donné naissance à la division du travail. » Si nous ne pouvons établir ce qu’il en est nous ne pouvons pas avancer vers une solution plus générale.

Nous avons vu que selon Marx, la division du travail est primordiale et que c’est elle qui s’est cristallisée en système des castes. La solution pour en finir avec le système des castes c’est donc de transformer la division du travail qui a créé le problème. Le premier changement doit être d’intégrer dans le processus de production la classe qui ne travaille pas mais vit de l’exploitation. La classe laborieuse ( ci-après la classe ouvrière) qui subit l’exploitation doit mener cette lutte. Cette lutte de classe a commencé dès l’époque de l’esclavage.

Tous les basses caste qui accomplissent des tâches manuelles font partie de la classe ouvrière. Cette classe doit réaliser que l’abolition des rapports d’exploitation du travail est son but. De plus, elle doit changer la division du travail dans le cours de sa lutte. Ce changement devrait être tel que chaque individu accomplira tout autant certaines tâches intellectuelles que certaines tâches manuelles au lieu de la séparation entre travail intellectuel et manuel existant aujourd’hui. Tout le monde doit travailler. Tout le monde doit pouvoir accomplir un vaste spectre de tâches. Nous devons établir et développer ces rapports de travail graduellement à travers diverses expérimentations. C’est la seule voie de libération pour les basses castes qui subissent le travail manuel et la servitude depuis plusieurs milliers d’années. Et cette libération n’est possible qu’à travers les luttes de classe.

En décembre 1846, un intellectuel russe, Annenkov, demanda son avis à Marx sur le livre de Proudhon La philosophie de la misère. Répondant à la lettre d’Annenkov, Marx remarque que Proudhon ne saisit pas la nature exacte de la division du travail qu’il considère comme identique à travers les époques. Marx écrit ainsi à Annenkov :

« Mais le régime des castes n’était-il pas une certaine division du travail ? Et le régime des corporations n’était-il pas une autre division du travail ? Et la division du travail du régime manufacturier, qui commence au milieu du xviie siècle et finit dans la dernière partie du xviiie siècle en Angleterre, n’est-elle pas aussi totalement distincte de la division du travail de la grande industrie, de l’industrie moderne ? »

En 1847 Marx publia une critique de Proudhon, Misère de la philosophie, dans laquelle on lisait :

« Sous le régime patriarcal, sous le régime des castes, sous le régime féodal et corporatif, il y avait division du travail dans la société tout entière selon des règles fixes. Ces règles ont-elles été établies par un législateur ? Non. Nées primitivement des conditions de la production matérielle,elles n’ont été érigées en lois que bien plus tard. C’est ainsi que ces diverses formes de la division du travail devinrent autant de bases d’organisation sociale. Quant à la division du travail dans l’atelier, elle était très peu développée dans toutes ces formes de la société. »

En commentant comment « les économistes capitalistes ne saisissent pas le rapport entre production et distribution », Marx fait , dans sa Contribution à l’économie politique de 1859, cette référence aux castes :

« Ou bien un peuple, par la révolution, brise la grande propriété et la morcelle ; il donne donc ainsi par cette nouvelle distribution un nouveau caractère à la production. Ou bien enfin la législation perpétue la propriété foncière dans certaines familles, ou fait du travail un privilège héréditaire et lui imprime ainsi un caractère de caste. Dans tous ces cas, et tous sont historiques, la distribution ne semble pas être organisée et déterminée par la production, mais inversement la production semble l’être par la distribution. »

Dans son article de 1853 « Les conséquences futures de la domination britannique aux Indes », Marx donnait son point de vue sur les castes et la division du travail ;

« L’industrie moderne, résultant du système ferroviaire, va dissoudre les divisions héréditaires du travail, sur lesquelles reposent les castes indiennes, ces obstacles décisifs au progrès et à la puissance indienne. (..) Tout ce que la bourgeoisie anglaise sera obligée de faire n’entraînera ni la libération de la masse du peuple ni l’amélioration de sa situation sociale qui ne dépendent pas seulement du développement des forces productives, mais encore de leur appropriation par le peuple. Mais ce qu’ils ne vont pas manquer d’accomplir c’est de poser les bases matérielles pour ces deux processus. »

De ce que disait Marx ( que « l’industrie moderne va dissoudre les divisions héréditaires du travail ») nous pouvons déduire que cela transformait des aspects de la division du travail traditionnelle. Mais il dit que ces changements ne suffiront pas à libérer la classe ouvrière. Il dit aussi que la classe ouvrière doit mener des luttes contre les classes propriétaires pour pouvoir s’approprier les moyens de production. Ainsi les moyens qui permettent à la classe exploiteuse d’extorquer la rente foncière, les intérêts et profits au dépend de la classe ouvrière seront abolis. De là découle la nécessité pour cette classe de vivre de son propre travail. Quand tout le monde travaillera, le rapport maître-ouvrier se transformera en rapport de producteurs égaux entre eux. Nous devons transformer les rapports de travail partout où ils sont inégaux. Les changements dans la division du travail entre les castes, les changements dans la division du travail traditionnel entre les hommes et les femmes, tout cela participe de ce processus.

C’est seulement en suivant la voie des luttes de classe contre l’exploitation du travail qu’il est possible pour la classe ouvrière de transformer les formes variées de « rapports sociaux déséquilibrés » et de nous libérer de l’esclavage au service de la classe des maîtres. Si toutes les basses castes font partie de la classe ouvrière et si elles vivent selon une division du travail traditionnelle fondée sur l’exploitation, l’élimination de ces rapports de production sera donc la solution correcte pour libérer ces castes.

Voici les remarques de Marx sur les castes telles qu’elles apparaissent dans le premier volume du Capital paru en 1867 :

« La manufacture produit la virtuosité du travailleur de détail, en reproduisant et poussant jusqu’à l’extrême la séparation des métiers, telle qu’elle l’a trouvée dans les villes du moyen âge. D’autre part, sa tendance à transformer le travail parcelle en vocation exclusive d’un homme sa vie durant, répond à la propension des sociétés anciennes, à rendre les métiers héréditaires, à les pétrifier en castes, ou bien, lorsque des circonstances historiques particulières occasionnèrent une variabilité de l’individu, incompatible avec le régime des castes, à ossifier du moins en corporations les diverses branches d’industries. Ces castes et ces corporations se forment d’après la même loi naturelle qui règle la division des plantes et des animaux en espèces et en variétés, avec cette différence cependant, qu’un certain degré de développement une fois atteint, l’hérédité des castes et l’exclusivisme des corporations sont décrétés lois sociales. » ( Livre I Chapitre XIV section II)

A la suite de ce passage Marx citait un autre auteur dans ses notes de bas de page :

« « Les arts aussi… sont arrivés en Egypte à un haut degré de perfection. Car c’est le seul pays où les artisans n’interviennent jamais dans les affaires d’une autre classe de citoyens, forcés qu’ils sont par la loi de remplir leur unique vocation héréditaire. Il arrive chez d’autres peuples que les gens de métier dispersent leur attention sur un trop grand nombre d’objets. Tantôt ils essayent de l’agriculture, tantôt du commerce, ou bien ils s’adonnent à plusieurs arts à la fois. Dans les Etats libres, ils courent aux assemblées du peuple. En Egypte, au contraire, l’artisan encourt des peines sévères, s’il se mêle des affaires de l’Etat ou pratique plusieurs métiers. Rien ne peut donc troubler les travailleurs dans leur activité professionnelle. En outre, ayant hérité de leurs ancêtres une foule de procédés, ils sont jaloux d’en inventer de nouveaux. » (Diodorus Siculus Bibliothèque historique, 1.1, c. LXXIV.)

L’artisanat a atteint un tel niveau de développement en Egypte car une loi prévoyait que les artisans ne devaient effectuer qu’un seul type de tâche. Ils n’avaient pas le droit, sous peine de punition, de s’adonner à d’autres travaux. Chaque métier devint une occupation spécialisée. C’est aussi une question liée à la division du travail. De même que nous ignorons pourquoi les castes n’ont émergé qu’en Inde, nous ne savons pas pourquoi ces restrictions et les sévères punitions qui leur étaient associées n’existaient qu’en Egypte. Nous pouvons seulement constater que c’est cette forme qu’a prise la division du travail en ces temps et lieux.

Avec le développement du capitalisme, les formes de la division du travail à travers le monde sont en train de changer dans une certaine mesure. Ces changements se produisent en Inde également. Les règles encadrant les occupations héréditaires ont changé. Néanmoins ces changements ne sont pas d’une ampleur telle qu’ils pourraient mener à l’élimination de l’institution qu’est la caste. Les activités déterminées par la caste restent prévalentes pour la majorité de la population de basse caste. Leur situation économique leur interdit d’abandonner leurs activités déterminées par la caste et d’accéder au travail intellectuel.

Si on s’appuie sur les observations de Marx, on comprend que la base de la caste c’est la division du travail du passé. Il n’y a toutefois pas d’explication pourquoi cela ne s’est produit qu’en Inde. Le système des castes est un type de division du travail. Bien qu’il n’y ait pas de lois qui défendent les distinctions de caste, toutes les conditions sociales travaillent à leur persistance. (…)

Pourtant les intellectuels des basses castes n’ont pas encore ouvert les yeux sur cette réalité. Ils n’ont pas encore saisi la différence entre l’aumône des emplois réservés et des quotas que leur jette tactiquement la classe exploiteuse et la véritable libération. Satisfaits des opportunités offertes à une poignée de la population sous la forme des emplois réservés, ils considèrent le maintien permanent de leur position de basse caste comme une protection. Ils pensent que leur objectif est de s’immiscer dans le gouvernement existant de la classe exploiteuse.

Imaginez que se forme en Inde un gouvernement où les représentants des Scheduled Castes et tribus et des Backward Classes constituerait la majorité ! Que pourrait faire ce gouvernement pour éliminer la caste ? Quel serait leur programme dans ce domaine ? Comment abolirait-il les rapports de propriété et d’exploitation? Avec quel programme changera-t-il les conditions économiques des basses castes qui vivent en accomplissant toutes les tâches considérées comme impures ?

Au mieux, ce gouvernement promulguera des lois stipulant quelques recommandations brouillonnes du genre :  » N’observez pas les distinctions de caste ! » Que peut-il obtenir avec de telles lois ? Peut-il arranger un mariage entre une fille brahmane et un garçon chamar par le moyen de la loi ? Comment peut-il faciliter le mariage intercaste sans changer les conditions économiques ? Peut-il administrativement changer ne serait-ce qu’un seul aspect des rapports sociaux ? Qu’accomplira alors un gouvernement des basses castes quand il prendra les rênes du pouvoir ?

Voilà ce qu’il accomplira : Il organisera le partage du butin de l’exploitation du travail. Il mettra la bourgeoisie des basses castes à la remorque de la bourgeoisie des hautes castes. Il existe d’ores et déjà des gouvernements régionaux de basse caste. Leur seul but est de créer une bourgeoisie Dalit Bahujan. Savez-vous ce que cela signifie ? Rien de plus que l’exploitation de la masse des basses castes par la bourgeoisie issue de ses rangs ! Voilà ce qui sera l’oeuvre des gouvernements des basses castes.

Ranganayakamma ( Article de 2014)

Castes et division du travail aujourd’hui en Inde

C’est probablement sur ce point, plus qu’ailleurs, que le discours de la « modernisation inéluctable fossoyeuse des castes » s’est perpétué. Pas entièrement à tort en effet : beaucoup de métiers traditionnellement affectés à telle ou telle basse caste ont été largement marginalisés par l’arrivée de nouvelles technologies ou biens de consommation ( on pense ainsi aux castes de tailleurs, potiers, cordonniers, etc). De plus on s’accorde en général à considérer que tout le système d’obligations mutuelles qui soutenait cette division du travail traditionnelle, le « système jajmani », a en grande partie cessé de jouer dans la majorité du pays un quelconque rôle sous les coups de boutoirs de la monétarisation, de la réforme agraire et des migrations. Ces dernières, en ouvrant de nouveaux horizons professionnels et sociaux, étant censées venir achever une affectation héréditaire des tâches qui ne fut de toute façon jamais absolue et exclusive ( voir à ce sujet les précisions de Robert Deliège dans Les castes en Inde aujourd’hui p.168 et suivantes).

Pourtant on peut d’ores et déjà noter que, malgré son indéniable déclin en ville comme à la campagne, la notion de pollution rituelle continue de jouer un rôle non négligeable dans la distribution des emplois les plus dangereux et insalubres : ainsi la gestion des déchets, des égouts (avec les risques et conséquences tragiques que l’on sait), des carcasses d’animaux morts ( avec là aussi la menace de représailles des activistes de l’extrême droit hindoue), le travail du cuir réservés à divers groupes dalits sans que le statu-quo apparaisse parti pour changer, quoique politiciens et démagogues puissent en rajouter dans la compensation symbolique ( voir par exemple : « Casting the ‘Sweepers’: Local Politics of Sanskritisation, Caste and Labour » de Nicolas Jaoul). Ou encore, de façon plus folklorique, la vieille division rituelle du travail se maintient également dans l’arrière salle de bien des restaurants ( où seuls les brahmanes ont le droit de cuisiner, voir « What the signboard hides: Food, caste and employability in small South Indian eating places » de Vegard Iversen et P.S. Raghavendra). Les volées de statistiques plus ou moins fiables croisées au fil des textes ( 17,5% des hommes et 8,1% des femmes travaillent toujours dans le secteur traditionnel de leur caste, un paysan a en moyenne 3 fois plus de chances d’intégrer le métier traditionnel de sa caste que de trouver un emploi ailleurs, 91% des membres des conseils d’administration des grandes entreprises privées indiennes sont issus des hautes castes alors que celles-ci ne représentent que 5% de la population, etc ) viennent confirmer ce tableau très mitigé…

Comme toujours au sujet des castes, ce théorème de la modernisation grande niveleuse et émancipatrice est donc une fois plus assez largement démenti. D’où la prolifération d’une littérature académique franchement vaine recyclant sur l’Inde les analyses occidentales des « discriminations », de la mobilité sociale ou du rôle des identités sur le marché du travail ( Une perle tiré d’un texte parmi d’autres : « Le système des castes est une forme d’organisation économique qui empêche une allocation optimale des ressources »), ce qui permet à force de bons sentiments, d’équations et de doctes préconisations d’enterrer sous le jargon la véritable question centrale, celle de la continuité entre le système traditionnel et l’économie libéralisée.

A rebours de ces vaseuses mises au « gout du jour » universitaires, la chercheuse Barbara Harris-White propose dans ses nombreux travaux et notamment son livre India Working une analyse plus subtile et utile : « Le caste a une capacité déconcertante à se dissoudre, à mesure que les aptitudes prescrites cèdent la place à des aptitudes acquises (telles que les compétences, la conformité et la confiance, l’expérience et la compétence créative), et que le capital devient mobile. Mais en même temps, elle persiste et se transforme en tant que structure régulatrice de l’économie – et ce, parfois au même endroit. » Et plus concrètement : « Les théories de la modernisation supposaient une dissociation croissante des castes d’avec les assignations héréditaires de métier puisque les barrières à l’entrée de bien des professions disparaissaient et que de nouveaux biens, professions et technologies se diffusaient. Mais pourtant la caste continue de jouer un rôle majeur comme prescripteur social de l’activité professionnelle, même dans cette phase de diversification économique. On peut toujours observer des des clusters de caste même dans les secteurs les plus avancés et le rôle des liens de caste dans l’usage des technologies anciennes ou nouvelles, dans les rapports marchands et les services. » Selon Barris-White ce « retravail de la caste » dans la modernisation capitaliste aboutit à sa reconfiguration sous un mode « corporatiste » :  » La variété des façons apparemment lentes et non systémiques dont la caste est transformée tend en fait dans une direction principale : fournir un soutien au capital local pour assoir son hégémonie politique, culturelle et idéologique sur les sociétés locales. La forme de régulation économico-social qui émerge de la transformation et de la sécularisation de la caste est nettement corporatiste. »

A côté la persistance non négligeable des activités traditionnelles de caste, c’est donc une articulation nouvelle entre domination et exploitation de caste et de classe, principalement via la migration, qui aboutit à une nouvelle division du travail toujours centrée sur le confinement des dalits et des tribaux dans les activités les moins qualifiés et les plus difficiles. Pryankia Jain et Amrita Sharma constate ainsi dans « Super-exploitation of Adivasi Migrants (…) » : « L’industrie Textile au Gujarat est dominée par des entreprises ethniques, la chaîne de valeur présentant un haut niveau de segmentation selon des lignes de caste et de tribu et de lieu d’origine tant dans la propriété des moyens de production que dans l’embauche de main d’oeuvre. Au niveau de la propriété, l’ensemble de la chaîne de valeur (à l’exception du segment du fil) est dominée par des castes supérieures telles que les Patels, les Khatris, les Ranas, les Jains et les Rajputs. Le segment en aval des points de vente de saris est particulièrement dominé par les Jains et les Rajputs du Rajasthan, qui ont tendance à embaucher des migrants de leur propre communauté pour occuper des postes de superviseurs et d’aides de magasin. Ces communautés contrôlent également les intermédiaires entre les différents segments de l’industrie, comprenant un grand nombre de courtiers et de marchands qui font le lien entre l’offre et la demande. Tout au long de la chaîne de valeur de cette industrie, des millions de travailleurs migrants originaires d’Odisha, d’Uttar Pradesh, du Bihar et du Rajasthan sont employés, travaillent et vivent dans des conditions difficiles. Les Adivasis (tribaux) du sud du Rajasthan se retrouvent dans le segment le plus vulnérable de l’industrie, dans le travail marginal et sous-traité de la coupe, du pliage et de l’emballage des saris, qui exige un travail éreintant pour des salaires qui stagnent depuis des décennies. Ces unités appartiennent à de petits entrepreneurs qui emploient entre 5 et 20 travailleurs, principalement originaires du sud du Rajasthan. Ces unités de coupe de saris constituent le monde clandestin de l’arrière-cour du marché textile de Surat, présenté comme le plus grand du genre en Asie. »

Rien de bien nouveau si on pense à ce qui pratiquait déjà au début du XXeme siècle dans les grandes filatures de Bombay [ voir notre post sur le monde ouvrier dans la catégorie « Caste et classe »] mais la superposition pour le moins kaléidoscopique des formes anciennes et nouvelles d’exploitation donne toutefois à la structuration des rapports d’exploitation dans certains secteurs une allure on ne peut plus moderne. Toujours sur le textile et la division du travail, on trouvera de nombreux éléments dans deux textes Grace Carswell et Geert De Neve (« T-shirts and Tumblers: caste, dependency and industrial work in Tiruppur’s textile belt, Tamil Nadu » et « From field to factory: Tracing transformations in bonded labour in the Tiruppur region, Tamil Nadu« ) Analysant la persistance du « servage par dette » des basses castes par les hautes castes comme moyen de se garantir disponibilité et docilité de la main d’oeuvre, les deux auteurs soulignent néanmoins la nécessité d’une approche territoriale fine des rapports d’exploitation, y compris en ce qui concerne la division du travail. Ainsi, alors que dans la grande ville industrielle, Tiruppur, la caste ne semble plus jouer le même rôle et les dalits peuvent espérer accéder à différentes tâches dans l’entreprise et donc espérer monter dans l’échelle hiérarchique, chez les sous-traitants basés dans les villages alentours qui font tout pour restreindre la mobilité de leurs travailleurs ( leurs relais politiques ayant par exemple fait obstacle à la création d’une ligne de bus pouvant les relier à la grande ville), les tâches restent assignées à vie et aucune mobilité n’est envisageable, quoique la pénurie de main d’oeuvre semble peu à peu, là comme ailleurs et à d’autres époques, remplir sa vieille « mission civilisatrice ».

Ce large spectre de situations locales et les interactions constamment mouvantes, et travaillées par des conflits quotidiens, des modes traditionnels et modernes d’exploitation font qu’à défaut d’un impossible panorama de leur rapport actuel à l’échelle du sous-continent, on peut certes constater que l’implication réciproque entre système des castes et division du travail est loin d’être une dynamique dépassée ou en voie de l’être et ce ne sont pas les incantations académiques à l’optimum et autres recettes technocratiques qui y changeront grand chose…

Une centralité ambigüe ? : la division du travail dans le marxisme

Comme l’a noté n’importe quel lecteur attentif de Marx, la division du travail acquiert dans son oeuvre de jeunesse ( des manuscrits de 44 à L’idéologie Allemande) une centralité qu’elle perd par la suite. Plutôt que de se livrer à un de ces énièmes, et oh combien vains !, numéros d’exégèse tant à la mode de nos jours mieux vaut sur ce sujet citer longuement la section « Division du travail manuel et intellectuel » du Dictionnaire critique du marxisme où Balibar donne une analyse, presque involontairement pertinente par moment, de cette trajectoire : « Ces choix opérés par Marx paraissent liés à des difficultés très profondes. C’est d’abord le risque de construire une nouvelle philosophie de l’histoire universelle, dans laquelle le concept du communisme ne se distinguerait pas vraiment d’autres figures classiques de la fin de l’histoire. Plus profondément, c’est la difficulté de caractériser le sens de la tendance au communisme par rapport au travail, le contenu de la « libération » à laquelle aspire le prolétariat : soit libération par rapport au travail lui-même (non seulement en tant que travail exploité, mais en tant que contrainte naturelle, qu’il faudrait réduire au minimum, puisque « de toute façon le règne de la liberté ne commence que là où s’arrête la nécessité ») (K.); soit transformation, voire transmutation du travail, de façon qu’il devienne à son tour « le premier besoin de l’homme» (Gloses), et en ce sens non pas la négation mais la réalisation du désir humain (non pas l’opposé, mais l’équivalent du principe de plaisir : idée que Fourier avait illustrée de façon grandiose et surréaliste). De fait, on observe toujours aujourd’hui une profonde ambivalence des attitudes de la classe ouvrière envers le travail (tantôt objet de dégoût, tantôt moyen d’affirmer son individualité malgré l’exploitation et contre elle), qui interdit d’extrapoler tout simplement l’une des deux tendances contradictoires qu’elle unit. Enfin, la difficulté tient à la position même de « théoriciens » que Marx et Engels occupent à l’intérieur du mouvement ouvrier : il faudrait pouvoir analyser de façon elle-même critique les contradictions parfois aiguës du rapport entre l’intellectualité de la « théorie révolutionnaire» et les pratiques ouvrières, ce qui s’est avéré psychologiquement et historiquement difficile, pour ne pas dire impossible.
Dès lors, dans la majeure partie des textes marxistes classiques, le problème de la division TM/TI, perdant sa position centrale, ou bien se déplace, ou bien figure comme un simple horizon anthropologique, voire un point de fuite philosophique. Horizon du futur : référence au communisme comme fin de l’ « asservissante division du travail ». Horizon du passé, voire du préhistorique : tentative d’Engels de rattacher les commencements de la lutte des classes au rôle joué par le travail dans l’hominisation, dans une perspective évolutionniste (même si elle se démarque du « darwinisme social »). Dans Le Capital, la division TM/TI n’est plus fondatrice, mais subordonnée à la théorie économique de l’exploitation capitaliste : elle devient alors l’objet d’analyses concrètes plus précises mais plus limitées. Elle se coupe fondamentalement de toute visée d’histoire universelle. En contrepartie, ces analyses anticipent de plusieurs décennies sur la constitution d’une sociologie du travail industriel et la critique du taylorisme. » (Précisons qu’on lira également avec profit à ce sujet la brochure de Bruno Astarian « Division du travail, division de la propriété et valeur »)

Donc plutôt que d’aller sonder les reins du barbu nous souhaiterions aborder cette question du rapport du marxisme à la division du travail sur un angle plus « concret », et certes pas « psychologique » (cf Balibar), en émettant l’hypothèse qu’il signale bien à sa manière la façon dont l’évolution du mouvement ouvrier organisé s’est articulée, dans moult nuances, au déploiement progressif de la subordination réelle du travail au capital et à la seconde révolution industrielle. On sait que l’introduction du taylorisme, avant une première guerre mondiale qui fera tant pour son succès ultérieur, fit l’objet de fortes résistances de la part des ouvriers qualifiés ( ainsi en france les grèves chez Renault évoquées notamment par Bruno Astarian dans sa brochure sur « les origines de l’anti-travail« ). Or cette même époque voit la consolidation de l’emprise sur cette classe ouvrière des pays d’Europe occidentale d’un mouvement socialiste où règnent sans partage des intellectuels bourgeois qui ont fait de leur science marxiste et de ses pronostics contemplatifs la justification principale de leur pouvoir. Ainsi donc la révolution qui se prépare dans la division du travail, à savoir « l’expropriation du savoir ouvrier et sa confiscation par les directions d’entreprise » ( Coriat L’atelier et le chronomètre), trouve en quelque sorte son pendant dans l’émergence d’une représentation ouvrière qui s’oppose à la classe au nom même d’une théorie qui a justement pour horizon officiel l’abolition de la division du travail. L’accentuation de la séparation entre travail manuel et intellectuel dans la production et la bureaucratisation afférente à celle-ci est pour ainsi dire préparée puis accompagnée par l’approfondissement de ces deux mêmes phénomènes dans le mouvement ouvrier organisé. On comprendra aussi que dans ce contexte l’abolition évoquée plus haut ait été bien entendu, dans le jour le jour de la vie partidaire et théorique, renvoyée aux calendes grecques… Le réformisme plus ou moins assumé de ces partis socialistes à la sortie de la boucherie de 14-18 va rapidement clore un volet de ce compagnonnage embarrassé entre marxisme et division du travail qui va toutefois se perpétuer dans la contre-révolution bolchévique.

Il existe à ce sujet un plaidoyer presque comique dans son acharnement à défendre le dictateur russe : Lenine, les paysans et Taylor de Robert Linhart. Citons tout d’abord Lénine lui-même qui résumait parfaitement son programme, à savoir le parachèvement de la contre-révolution comme avènement du capitalisme d’État et plein déploiement de la seconde révolution industrielle : « […] toute la grande industrie mécanique, qui constitue justement la source et la base matérielle de production du socialisme, exige une unité de volonté rigoureuse, absolue, réglant le travail commun de centaines, de milliers et de dizaines de milliers d’hommes. Sur le plan technique, économique et historique, cette nécessité est évidente, et tous ceux qui ont médité sur le socialisme l’ont toujours reconnue comme une de ses conditions. Mais comment une rigoureuse unité de volonté peut-elle être assurée? Par la soumission de la volonté de milliers de gens à celle d’une seule personne.
[…] la soumission sans réserve à une volonté unique est absolument indispensable pour le succès d’un travail organisé sur le modèle de la grande industrie mécanique. Elle est deux fois et même trois fois plus indispensable dans les chemins de fer. Et c’est ce passage d’une tâche politique à une autre en apparence totalement différente de la première, qui constitue toute l’originalité du moment actuel. La révolution vient de briser les plus anciennes, les plus solides et les plus lourdes chaînes imposées aux masses par le régime de la trique. C’était hier. Mais aujourd’hui la même révolution exige […] justement dans l’intérêt du socialisme, que les masses obéissent sans réserve à la volonté unique des dirigeants du travail. Il est clair qu’une pareille transition ne se fait pas d’emblée. »

Après avoir cité de tels passages, Linhart parvient tout de même à cet ahurissant plaidoyer : on aurait là un paradoxe, l’introduction du taylorisme visait en fait, en permettant la baisse du nombre d’heures voire de jours de travail, à laisser plus de temps libre pour l’exercice du pouvoir dans les soviets, soviets dont on sait qu’ils ne sont dés la première année plus que des coquilles vides ( voir « The Bolsheviks and workers’ control: the state and counter-revolution » de Maurice Brinton). En effet pour Linhart « L’obsession de Lénine reste la même : permettre aux ouvriers de participer concrètement à la direction des affaires de l’État. » De même plus loin, Linhart tente, tout aussi piteusement, de faire justice à d’autres arguments en faveur de cette terreur taylorienne : la lutte contre la bureaucratie, alors qu’il admet lui même qu’elle découle comme de source de cette nouvelle organisation du travail, ou l’insupportable résistance des cheminots mencheviks et anarchistes : « Brisant l’autonomie ouvrière qui subsistait dans le procès de travail capitaliste, Taylor avait entrepris d’exproprier les monopoles et les fiefs ouvriers fondés sur le métier. Dans la logique léniniste, le prolétariat exproprie d’une façon en partie analogue, en la soumettant à une direction stricte, une fraction de lui-même qui s’est autonomisée jusqu’à entrer en contradiction avec les intérêts vitaux de l’ensemble de la classe. » (Pour en revenir un instant à la psychologie, on comprend mieux ici les divers déboires dans ce domaine de l’auteur de L’établi…)

Pour en finir sur l’aspect doctrinal de toute l’affaire, on pourrait dire que le léninisme, comme idéologie « extrémiste » de la seconde révolution industrielle, manifestait visiblement ce que la sanctification des forces productives dans le marxisme social-démocrate contenait essentiellement : la nécessité de la dictature des spécialistes. La concrétisation ( dictature contre-révolutionnaire) ou non ( accompagnement réformiste) de ce prémisse ayant dépendu des conjonctures et luttes de classe locales. Dans ce cadre il n’y a eu ni aberration périphérique, ni hasard de l’histoire : « Le mode de production léniniste est défini par un certain niveau de développement des forces productives, le parti construit sur le modèle de la fabrique capitaliste à des fins militaires et par des rapports de production établissant le monopole de la pensée supposée vraie et de la force légitime par les membres du parti. » (Dominique Colas Le léninisme, ouvrage qui fourmille d’incises très utiles sur ce point, on lira également avec profit Anson Rabonbach The Human Motor. Energy, Fatigue and the Origins of Modernity). Si donc « le léninisme est trivial : son idéal est celui du capital » (idem), il n’aura certes pourtant pas l’efficience de ce dernier et va, pour tout dire se retrouver au bout du compte piégé par cette question de la division du travail.

C’est Don Filtzer dans son article « Labor discipline and the decline of the soviet system » et dans son livre Soviet workers and Stalinist industrialization. The formation of modern Soviet production relations, 1928-1941, qui a le mieux analysé cette trajectoire. Nous nous permettons donc d’en traduire un long passage tiré de « Labor Discipline (..) » :

Contrôle sur le temps de travail

« L’utilisation du temps de travail en Union soviétique durant l’industrialisation stalinienne pourrait sembler s’inscrire dans le schéma classique des autres industrialisations. Mais le turnover et l’absentéisme étaient importants. La discipline dans la routine de travail était lâche, et les travailleurs gaspillaient énormément de temps à se promener dans les ateliers, à parler avec leurs collègues, à sortir s’en griller une, à partir en avance pour aller diner ou rentrer à la maison. Les ateliers de production se sont, disait-on alors, transformés en « boulevards et en salons ». Il y avait également d’autres différences avec les sociétés occidentales. Bien que la majeure partie de la force de travail était recrutée parmi des paysans qui subissaient un déplacement forcé massif ( et de ce fait amenaient avec eux un profond ressentiment vis à vis du régime), on trouvait aussi un noyau de vieux travailleurs qui n’étaient pas artisans, mais appartenaient à la classe ouvrière qui s’était formée durant la phase précédente d’industrialisation tsariste, durant la révolution prolétarienne triomphante et lors de la NEP. Un fort turnover couplé à une attitude extrêmement désinvolte vis à vis de l’usage du temps de travail, faisaient depuis longtemps partie de la culture de ces travailleurs.

Plus important encore, avant les années 30 beaucoup de ces travailleurs avaient joui d’un haut niveau de contrôle de l’intensité et de l’organisation de leur travail. Dans des industries, comme l’ingénierie et les textiles, les opérateurs qualifiés ( principalement masculins) décidaient eux-mêmes de l’organisation et de la séquence des travaux et accomplissaient, par eux-mêmes ou avec des équipes de travail qu’ils avaient eux-mêmes recruté toutes les opérations du processus de production, y compris la maintenance et la réparation des machines. De telles pratiques coutumières avaient permis de résister aux tentatives des années 20 d’imposer le taylorisme et les normes de rendement « scientifiques » dans l’industrie soviétique. Les nouveaux travailleurs venant des campagnes n’arrivaient pas dans un espace vide et vierge mais dans des usines et chantiers où les travailleurs étaient habitués à une très grande indépendance.

Sans surprise ces traditions étaient incompatibles avec les méthodes de contrôle autoritaires et hypercentralisées appliquées par l’élite stalinienne. On spécialisa et individualisa donc à l’extrême les processus de travail. Ce qui étaient jusque là des procès de production intégrés furent désormais décomposées en d’innombrables petites tâches, chaque travailleur n’accomplissant qu’une seule opération spécifique. Les économistes justifiaient cette politique par le fait que les millions de paysans inexpérimentés qui travaillaient désormais dans l’industrie ne pouvaient pas accomplir d’opérations plus complexes. Plus importants néanmoins étaient les buts politiques que cette restructuration servait. D’abord elle supprimait tout contrôle des travailleurs sur la conception des tâches, celle-ci devenant le domaine exclusif du management. Ensuite, c’était avec l’extrême individualisation des salaires et l’application du salaire au pièce, un instrument primordial d’atomisation de la force de travail et de neutralisation de toute résistance potentielle à l’autorité centrale. L’organisation du travail, comme diverses mesures incitatives, poussaient les travailleurs à ne se préoccuper que de leur propre mission étroite au sein de la production, plutôt que de cette dernière dans son ensemble. Cela bénéficiait au régime puisque cela sapait la solidarité entre les travailleurs mais pour un coût économique énorme. Les travailleurs étaient incités à dépasser leurs objectifs de production personnels, sans prêter attention au besoin de coordination entre les différentes phase de production. Si certains travailleurs allaient plus vite ou étaient plus productifs que les autres, cela ne débouchait pas sur une augmentation correspondante de la production de valeurs d’usage ; cela ne menait qu’à des stocks de surplus qu’on ne pouvait plus assembler pour aboutir au produit final. Dans la direction, la même logique s’appliquait : les managers d’atelier, dans leurs tentatives de surpasser les objectifs que leur avait fixé le plan se concentraient sur les pièces ou produits les plus faciles à produire, ignorant les éléments plus complexes ou couteux qui étaient pourtant tout aussi essentiels à l’assemblage final.

L’hyperindividualisation du travail créait d’innombrables opportunités par lesquelles les travailleurs pouvaient se réapproprier de larges portions de leur journée de travail. Ici il devient impossible de distinguer les violations délibérées de la discipline citées plus haut du temps perdu du fait du système bureaucratique. Les ouvriers pouvaient perdre plusieurs heures lors d’un changement de poste à la recherche d’une pièce ou d’un outil manquant, en passant à d’autres activités du fait d’un changement dans les priorités du plan, en attendant les ordres d’un contremaître ou qu’un régleur vienne ajuster un tour. La pratique consistant à prolonger les pauses déjeuner a souvent été rendue nécessaire par le besoin de partir tôt pour éviter les longues files d’attente, car les usines ne disposaient pas de réfectoires assez grands pour accueillir la totalité des travailleurs. De même les travailleurs devaient parfois partir plus tôt car les transports n’étaient pas coordonnés avec les horaires des changements d’équipe et qu’ils n’avaient pas d’autres solutions pour rejoindre leur domicile. De même, il est clair que les travailleurs pouvaient utiliser ces circonstances objectives comme prétextes pour voler du temps pour eux-mêmes.

Nous devons préciser, à ce point du textey que ces perturbations de la production et les pertes de temps de travail qui en découlaient ne signifiaient pas nécessairement une réduction dans l’intensité du travail. Tout d’abord les périodes creuses, en particulier celles causées par la pénurie de pièces, devaient être rattrapées par un usage massive des heures supplémentaires, y compris lors des jours de repos et lors des légendaires « prise d’assaut » quand un atelier ou une entreprise devait produire la plus grande partie de sa production mensuelle ou trimestrielles que lui avait assigné le plan avant la clôture du délai. Ensuite les arrêts de production ne réduisaient pas nécessairement les contraintes du travail. Les travailleurs soviétiques disaient eux-mêmes qu’il était fréquemment bien moins épuisant de travailler selon un rythme régulier, même élevé, que dans un rythme irrégulier d’arrêts et de redémarrages. Les travailleurs trouvaient également frustrant d’avoir à courir à travers l’usine pour chercher des outils ou des pièces manquantes, de déchiffrer ou de modifier des plans mal dessinés, ou d’adapter les process car les matériaux ( ainsi les lingots de métal) était trop dures, trop larges ou produit selon des spécifications erronées. Enfin ces arrêts pouvaient réduire significativement leurs revenus, bien que les ouvriers aient souvent été en mesure de négocier avec les managers pour que ces pertes soient compensées.

Néanmoins il est sûr qu’une bonne partie de la production était perdue du fait que les travailleurs étaient mesure de réduire délibérément l’intensité du travail. Durant la première décennie de l’industrialisation stalinienne on essaya toutes sortes de méthodes et de campagnes de mobilisation pour briser ce contrôle. En 1928 et 1929, on introduisit le système de production continue, les usines étant censées fonctionner à temps plein sur le modèle des trois 7 ou des quatre 6. Le système fut abandonné du fait de la charge trop importante demandée à la machinerie et le fait que les familles n’avaient plus de temps libre en commun. Dans les années 30 le régime devint obsédé par les études de temps et de mouvements – ce qu’on appelait des « photographies de la journée de travail »- qui étaient principalement utilisées pour identifier les zones de la journée ou le temps de travail était relaché afin de justifier l’imposition de normes plus strictes. Le summum de cette politique fut bien entendu atteint avec le stakhanovisme, qui utilisait des renforcements drastiques des normes et des baisses du coûts du travail pour forcer les travailleurs à intensifier leur usage du temps de travail pour sauvegarder leurs précieux revenus. Il faut bien dire que ces diverses campagnes échouèrent au bout du compte et ne parvinrent pas à avoir un impact réel sur la façon dont la production étaient organisée et accomplie. Bien au contraire puisqu’on voit qu’à la fin des années 30 les pratiques de travail du début de la décennie faisaient désormais partie de la coutume, des prérogatives auquel les travailleurs n’avaient pas l’intention de renoncer.

Les ouvriers continuaient à gaspiller un temps démesuré, parfois délibérément, parfois du fait de la désorganisation générale de l’industrie. A cause de la pénurie de travailleurs et de l’absence de sanctions contre le chômage, les managers étaient incapables de briser ce type de comportement. Il est vrai que ces pratiques disparurent largement lors de la guerre, mais elles réémergèrent comme un fait constitutif de l’organisation industrielle dés la période de Kroutchev.

Cela nous amène à une autre différence fondamentale entre l’industrialisation stalinienne et l’industrialisation occidentale. Si ces pays ont pu instiller une culture de la production appropriée aux besoins du capitalisme moderne, ce processus fut pour le moins inachevé en Union Soviétique. Si on regarde isolément les documents qui nous viennent des années 30, on peut très naturellement supposer que cela ne relevait pas d’une culture de la production spécifiquement soviétique, mais du comportement d’une force de travail paysanne dans les premières phases de son adaptation à la vie industrielle. On pourrait dire la même chose de l’utilisation laxiste du temps de travail dans les années 20, puisque même les travailleurs qualifiés n’avaient quitté le village que depuis deux ou trois générations et la plupart avaient encore des liens étroits avec la campagne et sa culture. Mais si on prend une approche plus large, on peut remettre cette thèse en question .

Dans les années 50 et 60, il n’y avait plus de paysans travailleurs mais une force de travail urbanisée. Dans les années 79 et 80, il s’agissait d’une classe ouvrière qui avait été employée dans l’industrie depuiis deux (ou plus) générations. Il y a donc une autre explication, c’est à dire que les conditions particulières de l’industrialisation stalinienne ont produit le gâchis de temps de travail comme phénomène spécifique à ce système particulier. Son origine réside dans une combinaison de facteurs conjoncturels : l’hostilité vis à vis du régime ressentie par les ouvriers et les anciens paysans, l’importation dans la vie industrielle d’habitudes et d’attitudes vis à vis du travail préexistantes, leur atomisation politique, la pénurie de main d’oeuvre, les dislocations causées par les méthodes bureaucratiques d’industrialisation et la vitesse délirante à laquelle elles ont été imposées. Tout cela pris ensemble contribua à donner aux travailleurs des opportunités significatives – et souvent les a forcé- à affirmer leur contrôle sur le processus de travail. Une fois établie ces pratiques de travail sont devenues un élément fondamental du mode de production. Elles étaient loin de disparaître alors que le système gagnait en maturité puisque ce dernier les reproduisait en permanence. »

On imagine qu’une certaine momie taylorolâtre a du bien des fois se retourner dans son mausolée ! En tout cas le rapport entre « pouvoir marxiste » et division du travail ne s’est pas arrêté là, pour les pays de l’est voir par exemple Salaire aux pièces. Ouvrier dans un pays de l’Est de Haraszti Miklos, surtout en Chine où il a pris un tournant pour le moins surprenant.

Classe et caste : en soi, pour soi

Illustration : En Creux, peinture à l’huile d‘Agathe Rousset tirée de sa série « Flux, Reflux, Superflus »

Autre formule percutante d’Ambedkar qu’on croise souvent dans la littérature académique ou militante : « La caste n’est pas juste une division du travail, c’est une division des travailleurs. » (On peut notamment se reporter à notre post sur le monde ouvrier dans la catégorie « Caste et classe » pour constater combien la formule était et reste pertinente…). Une façon plus théorique et assez courante d’aborder cette question consiste à l’articuler au fameux théorème de la classe en soi/ classe pour soi, la caste empêchant des travailleurs partageant la même condition et les mêmes problèmes ( classe en soi) de s’unir pour lutter contre le patron et la société en générale ( classe pour soi). Or si cet « en soi/pour soi » tient pour beaucoup de marxistes du lieux commun, il s’avère en fait être un serpent de mer assez révélateur de la trajectoire en forme de catastrophe ou d’aporie des théories « révolutionnaires » de la classe au XXe siècle.

Précisons tout d’abord que nous avons ici un bel exemple de « marxisme » puisque cette rengaine récurrente ne s’appuie directement dans l’oeuvre de Marx que sur ce passage de la Misère de la philosophie :

« La grande industrie agglomère dans un endroit une foule de gens inconnus les uns aux autres. La concurrence les divise d’intérêts. Mais le maintien du salaire, cet intérêt commun qu’ils ont contre leur maître, les réunit dans une même pensée de résistance – coalition. Ainsi la coalition a toujours un double but, celui de faire cesser entre eux la concurrence, pour pouvoir faire une concurrence générale au capitaliste. Si le premier but de résistance n’a été que le maintien des salaires, à mesure que les capitalistes à leur tour se réunissent dans une pensée de répression, les coalitions, d’abord isolées, se forment en groupes, et en face du capital toujours réuni, le maintien de l’association devient plus nécessaire pour eux que celui du salaire. Cela est tellement vrai, que les économistes anglais sont tout étonnés de voir les ouvriers sacrifier une bonne partie du salaire en faveur des associations qui, aux yeux de ces économistes, ne sont établies qu’en faveur du salaire. Dans cette lutte – véritable guerre civile – se réunissent et se développent tous les éléments nécessaires à une bataille à venir. Une fois arrivée à ce point-là, l’association prend un caractère politique.
Les conditions économiques avaient d’abord transformé la masse du pays en travailleurs. La domination du capital a créé à cette masse une situation commune, des intérêts communs. Ainsi cette masse est déjà une classe vis-à-vis du capital, mais pas encore pour elle-même. Dans la lutte, dont nous n’avons signalé que quelques phases, cette masse se réunit, elle se constitue en classe pour elle-même. Les intérêts qu’elle défend deviennent des intérêts de classe. Mais la lutte de classe à classe est une lutte politique. »

Certains auteurs signalent toutefois aussi ce passage fameux du 18 Brumaire sur la paysannerie :

« Les paysans parcellaires constituent une masse énorme dont les membres vivent tous dans la même situation, mais sans être unis les uns aux autres par des rapports variés. Leur mode de production les isole les des autres, au lieu de les amener à des relations réciproque. Cet isolement est encore aggravé par le mauvais état des moyens de communication en France et par la pauvreté des paysans. L’exploitation de la parcelle ne permet aucune division du travail, aucune utilisation des méthodes scientifiques, par conséquent, aucune diversité de développement, aucune variété de talents, aucune richesse de rapports sociaux. Chacune des familles paysannes se suffit presque complètement à elle-même, produit directement elle-même la plus grande partie de ce qu’elle consomme et se procure ainsi ses moyens de subsistance bien plus par un échange avec la nature que par un échange avec la société. La parcelle, le paysan et sa famille ; à côté, une autre parcelle, un autre paysan et une autre famille. Un certain nombre de ces familles forment un village et un certain nombre de villages un département. Ainsi, la grande masse de la nation française est constituée par une simple addition de grandeurs de même nom, à peu près de la même façon qu’un sac rempli de pommes de terre forme un sac de pommes de terre. Dans la mesure où des millions de familles paysannes vivent dans des conditions économiques qui les séparent les unes des autres et opposent leur genre de vie, leurs intérêts et leur culture à ceux des autres classes de la société, elles constituent une classe. Mais elles ne constituent pas une classe dans la mesure où il n’existe entre les paysans parcellaires qu’un lien local et où la similitude de leurs intérêts ne crée entre eux aucune communauté, aucune liaison nationale ni aucune organisation politique. C’est pourquoi ils sont incapables de défendre leurs intérêts de classe en leur propre nom, soit par l’intermédiaire d’un Parlement, soir par l’intermédiaire d’une Assemblée. Ils ne peuvent se représenter eux-mêmes, ils doivent être représentés. Leurs représentants doivent en même temps leur paraître comme leurs maîtres, comme une autorité supérieure, comme une puissance gouvernementale absolue, qui les protège contre les autres classes et leur envoie d’en haut la pluie et le beau temps. L’influence politique des paysans parcellaires trouve, par conséquent, son ultime expression dans la subordination de la société au pouvoir exécutif. »

La fortune ultérieure connue par cette reprise/détournement de Hegel, a été critiquée par plusieurs auteurs. Ainsi Poulantzas qui n’y voit qu’un résidu d’hégélianisme d’avant la « coupure épistémologique » ( dans Classe et pouvoir politique) ou Edward Andrew dans « Class in Itself and Class against Capital: Karl Marx and His Classifiers » qui dénonce une extrapolation douteuse d’intellectuels préoccupés de dicter à la classe ce qu’elle doit être ou faire. De fait, cette distinction ou du moins la nécessité d’un passage qualitatif pris littéralement, abstraitement et pour tout dire orthodoxisé a ouvert la voie à l’échafaudage d’une théorie au destin oh combien funeste, celle de la conscience importée. Tout d’abord chez Kautsky : « La conscience socialiste d’aujourd’hui ne peut surgir que sur la base d’une profonde connaissance scientifique. . . Or le porteur de la science n’est pas le prolétariat, mais les intellectuels bourgeois,. . . ainsi donc la conscience socialiste est un élément importé du dehors dans la lutte de classe du prolétariat et non quelque chose qui en surgit spontanément. » Puis chez Lénine son disciple fidèle :  » L’histoire de tous les pays atteste que, par ses seules forces, la classe ouvrière ne peut arriver qu’à la conscience trade-unioniste, c’est-à-dire à la conviction qu’il faut s’unir en syndicats, mener la lutte contre le patronat, réclamer du gouvernement telles ou telles lois nécessaires aux ouvriers, etc. […] La conscience socialiste est un élément importé du dehors dans la lutte de classe du prolétariat, et non quelque chose qui en surgit spontanément. […] Point ne serait besoin de le faire si cette conscience émanait naturellement de la lutte des classes. »

On serait tenté de dire que cette théorie a trouvé son point final dans le livre Théorie du matérialisme historique de Boukharine. En effet celui-ci rappelle tout d’abord que la « classe existe déjà, en tant qu’ensemble de gens jouant un rôle déterminé dans le processus de la production, mais n’existe pas encore comme classe consciente d’elle-même. La classe alors existe, mais elle « n’est pas encore consciente ». Elle existe, comme facteur de production ; elle existe, comme complexus déterminé de rapports de production. Mais elle n’existe pas encore comme force sociale indépendante, qui sait ce qu’elle veut, à quoi elle aspire, et qui a conscience de sa personnalité, de l’opposition de ses intérêts à ceux des autres classes, etc. » Il en déduit quelques pages plus loin : « Ainsi, quant à sa conscience de classe, c’est-à-dire par rapport à ses intérêts durables, généraux, non pas comparatifs, non pas de groupes, non pas grossièrement matériels, non pas personnels, mais à ses intérêts généraux de classe, la classe ouvrière est fractionnée en une série de groupes et de sous-groupes, tout comme une chaîne unique, composée d’une série de chaînons de solidité variable. C’est cette hétérogénéité de classe qui rend un parti indispensable. (…) La lutte de la classe ouvrière est inéluctable. Une direction est indispensable pour cette lutte. Elle est d’autant plus indispensable, que l’adversaire est fort, rusé, et que la lutte contre lui est une lutte cruelle. Qui doit diriger toute la classe ? Laquelle de ses parties ? C’est clair : la plus avancée, la plus éduquée et la plus unie.
C’est cette partie-là qui est le parti.
Le parti, ce n’est pas la classe, mais une partie de la classe, parfois une partie très restreinte. Mais le parti c’est la tête de la classe. Voilà pourquoi c’est le comble de l’absurdité que d’opposer le parti à la classe. Le parti de la classe ouvrière est ce qui exprime de la façon la meilleure ses intérêts de classe. On peut distinguer classe et parti, de même qu’on peut distinguer la tête de l’ensemble du corps. Les opposer est impossible, pas plus qu’il n’est possible de décapiter un homme sous prétexte de lui donner longue vie. [ Ce qui ne manque pas de piquant vu le sort ultérieur de l’auteur !]. » Et de là inévitablement : « Mais en fait, cette pleine homogénéité n’existe pas, même dans l’avant-garde. Et c’est là la cause fondamentale de l’absolue nécessité de groupements plus ou moins stables de personnages directeurs, désignés sous les noms de « chefs », « guides », « meneurs », etc.
Les bons chefs sont des chefs parce qu’ils expriment de la façon la meilleure les justes tendances du parti. Et de même que c’est un non-sens d’opposer le parti à la classe, de même c’est un non-sens d’opposer le parti à ses chefs. » Staline fut décidément un affreux ingrat…

Même si, bien sûr, on ne prouve rien en enquillant les citations, cette trajectoire qui mène du « jeune » Marx aux sinistres âneries de Boukharine démontre tout de même l’usage qui a été fait de ce distinguo en soi/pour soi pour penser et justifier la domination sur le prolétariat d’une intelligentsia puis d’une bureaucratie « armée de la science » et donc sachant mieux que lui ce qu’il est et ce qu’il doit devenir et faire. D’ailleurs, on laisse volontiers avec leurs « si », « mais » et autres finasseries théoriques ceux qui voudraient postuler que cette fraction de classe on ne peut plus « pour soi » ( ce qui n’interdit certes pas de s’entredévorer – voir tous les développements de Debord sur la bureaucratie dans La société du spectacle ) ne devait pas « en soi » agir comme elle l’a fait, la faiblesse de certaines bourgeoisies autochtones, la seconde révolution industrielle, la guerre et la socialisation rampante de l’économie entre autres, lui ouvrant littéralement un boulevard… Quoi qu’il en soit (sic), plusieurs auteurs fameux se sont élevés contre les usages léninistes de ce théorème au nom d’une position plus ou moins résolument « subjectiviste » ainsi E.P. Thompson et à sa suite, en le radicalisant presque, Bourdieu ( voir le résumé donné par Edward Andrew dans « In-itself for-itself: Towards second-generation neo-Marxist class theory » et la retranscription de l’allocation de Bourdieu « What Makes a Social Class? On The Theoretical and Practical Existence Of Groups »). C’est d’ailleurs étrangement, un universitaire, Adam Przeworski, qui dans un article sur la question, « Proletariat into a Class: The Process of Class Formation from Karl Kautsky’s The Class Struggle to Recent Controversies« , nous semble avoir proposé une des réfutations les plus simples de la séparation stricte de l’en soi et du pour soi :  » Les classes se forment sous les effets des luttes; en luttant en tant que classe elles transforment les conditions dans lesquelles se forment les classes. »

Il est intéressant de noter que cette question de l’être et du devoir être du prolétariat n’a pourtant pas hanté que les léninistes de tout poil puisqu’elle a été d’une certaine manière une récurrence des débats d’un courant supposé être l’un de leurs ennemis jurés, à savoir l’ultra-gauche. En effet, et ce peut-être en réaction tant à l’évolution de Socialisme ou Barbarie qu’à l’attentisme ouvriériste de l’un de ses successeurs, Informations et Correspondances Ouvrières ( ICO), la nouvelle génération de théoriciens de ce courant qui émerge après 68, et dont la plupart sont encore actifs aujourd’hui ( Gilles Dauvé, Bruno Astarian, Théorie Communiste, etc), posent d’une certaine manière le « pour soi » du prolétariat comme son auto-négation révolutionnaire immédiate en tant que classe. Ainsi Jean Barrot ( Gilles Dauvé) dans Communisme et question russe (1972) : « Le prolétariat est un rapport historique. Il n’est en permanence la destruction du vieux monde que potentiellement, et ne le devient réellement que dans un moment de tension sociale, contraint par le capital à se faire l’agent du communisme. Le prolétariat ne devient la subversion de la société établie qu’au moment où il s’unifie, où il se constitue en classe et s’organise, non pas pour se faire classe dominante comme la bourgeoisie en son temps, mais pour détruire la société de classes : il n’y a plus alors qu’un seul agent social, l’humanité. Mais, en dehors de ce moment de conflit, et de ceux qui les précèdent, le prolétariat est réduit au rang d’un élément du capital, d’un rouage de son mécanisme ( et c’est cet état dont le capital fait l’éloge). » Et Barrot-Dauvé de citer, en note de bas de page, Marx : « Les Individus isolés ne forment une classe que pour autant qu’ils doivent mener une lutte commune contre une autre classe; pour le reste, ils se retrouvent ennemis dans la concurrence. » ( L’idéologie Allemande).

Cette analyse de Barrot-Dauvé n’est pas sans faire penser à une autre citation célèbre de Marx :  » Il ne s’agit pas de savoir quel but tel ou tel prolétaire, ou même le prolétariat tout entier, se représente momentanément. Il s’agit de savoir ce que le prolétariat est et ce qu’il sera obligé de faire, conformément à cet être. » ( La Sainte Famille) Or c’est justement en s’appuyant sur cette « catastrophique formule » que Théorie Communiste critique désormais un certain essentialisme prolétarien qui caractérisait cette première ultra-gauche et d’autres courants aujourd’hui : « Cette catastrophique formule est le fondement, la justification de tous les activismes, de tous les militantismes, de toutes les avant-gardes. Tant que l’être ou la nature révolutionnaire du prolétariat ne sont pas critiqués et mis à bas, quelles que soient les dénégations proférées on demeure dans cette problématique et cette attitude militante. Car le militant ( même se refusant comme tel) demeure le représentant, ne serait-ce que théorique, de ce être et du « but final » qu’il porte en lui en passant par les vicissitudes des conjonctures historiques. La lutte des classes n’est pas un sport de montagne où l’on s’avance vers un sommet préexistant. » ( « Les classes en général, le prolétariat en particulier et quelques autres choses » in Theorie Communiste n°27, p.318)

Un peu plus tôt dans le même article TC donne cette mise au point importante sur sa critique : « Les classes ne sont pas des substances, elles n’ont pas d' »être », ni de nature. Dans le marasme actuel de la lutte des classes, il paraît « réconfortant » de faire de la révolution, même maintenant définie comme communisation, la manifestation, la réalisation, d’un être du prolétariat. La production théorique actuelle ( c’est à dire les théoriciens) a une forte propension à se conforter elle-même dans un nouveau dogmatisme. Temps Libre [ Revue québécoise dont TC critique les thèses dans son article] considère comme une tautologie inepte de définir les classes comme « pratiques de classes ». Présentée ainsi, la chose est évidemment inepte, mais elle ne l’est que dans la mesure où ils considèrent, après avoir renversé l’individu socialement construit en « sujet » de ce qu’il construit ( sans le voir comme la forme développée ultime de toutes les médiations), les pratiques comme relevant de l’extériorisation ( manifestation) d’un sujet. En revanche si nous considérons les classes comme fonctions du mode de production, ces fonctions sont des pratiques, celles des porteurs de ces fonctions, il n’y alors aucune absurdité à définir les classes comme des pratiques…des classes. Chez eux, les pratiques sont secondes : la manifestation d’un être. Mais, ne leur en déplaise et au Marx de La Sainte Famille, il n’y a pas ( ou il n’y a plus ?) de « nature révolutionnaire du prolétariat » décidant de ce qu’il est et de ce qu’il sera contraint de faire. Ce n’est que dans l’existence de la classe ouvrière comme fonction économique que peut s’enraciner celle du prolétariat comme étant cette fonction se retournant contre elle-même, car ce n’est qu’ainsi que l’on saisit la révolution dans sa détermination essentiellement historiques et conjoncturelle. C’est une dérive « naturelle » de la théorie que de considérer les classes comme des calques des rapports de production, en ce que par nature la théorie se doit de considérer la lutte des classes dans sa « finalité historique »: c’est sa raison d’être et sa limite. » ( Idem, p.293, on lira également avec profit sur ces questions le texte de Christian Charrier sur ce qu’il appelle le « Syllogisme marxien du prolétariat« )

Sans aller plus en avant dans ce débat, ni évoquer d’autres auteurs ( Luckàcs) ou démarches ( les analyses en terme de composition technique/politique de classe), on peut d’ores et déjà constater que cette question de l’en soi/pour soi, toujours ballottée entre le Charybde de l’instrumentalisation et le Scylla de l’essentialisation, n’est probablement que de peu de secours pour saisir l’écheveau complexe des luttes de classes actuelles au nord comme au sud car au bout du compte elle semble plus avoir à nous dire sur la théorie et les théoriciens que sur la réalité qu’ils prétendent analyser ou révolutionner…

Classe et caste : À propos d’endogamie

Illustration : Nature Morte, peinture à l’huile d‘Agathe Rousset tirée de sa série « Flux, Reflux, Superflus »

La centralité des pratiques endogames dans la perpétuation du système des castes avait amené, dés 1936, Ambedkar à ce pronostic : « Je suis convaincu que le seul véritable remède c’est le mariage mixte. La fusion des sangs peut seule créer le sentiment d’être parents, et à moins que ce sentiment de parenté ne devienne primordial, le sentiment séparatiste – le sentiment d’être étranger – créé par la caste ne disparaîtra pas. Lorsque la société est déjà bien soudée par d’autres liens, le mariage est un incident ordinaire de la vie. Mais là où la société est coupée en deux, le mariage, en tant que facteur de cohésion, devient une question de vie ou de mort. Le véritable remède pour briser la caste est l’intermariage. » (in Anihilation of Caste) Comme le montrent les deux cartes et le graphisme qui suivent ( tirés de l’article « Urban Indians still get married the way their grandparent did« ), dans un sens rien n’a changé de ce point de vue depuis qu’Ambedkar a écrit ces lignes…

Ou plutôt si l’on veut : tout change pour que rien ne change. Ainsi les applications de dating deviennent un moyen de cogestion des mariages arrangés entre parents et enfants ; malgré le développement d’une certaine mixité sociale et ethnique dans les universités et la vie sociale les jeunes affichent les mêmes préjugés concernant leurs collègues de basse caste que leurs parents ( voir « An Ethnography of Caste and Class at an Indian University: Creating Capital« ). Préjugés désormais mâtinés de considérations « génétiques », ce qui est pour le moins cocasse alors qu’on s’inquiète des conséquences de bientôt 2000 ans d’endogamie due aux système des castes ( voir « Genetic Evidence for Recent Population Mixture in India« ) avec notamment le développement de maladies héréditaires récessives chez plusieurs castes du sous continent.

Dans « Crossing Caste Boundaries in the Modern Indian Marriage Market« , Amit Ahuja et Susan Ostermann soulignent tout de même un impact relatif de rapports de classe plus mouvants sur le rapport des castes aux affaires matrimoniales, avec d’un côté une défense classique de la position acquise pour les groupes en déclin et de l’autre les espoirs de promotion sociale des groupes ascendants. Ainsi selon leur enquête : « Parmi les personnes des hautes castes interrogées, le statut socio-économique est inversement lié à l’intérêt manifesté pour des mariages inter-castes [ plus les personnes des hautes castes sont pauvres moins elles n’envisagent de mariage inter-caste], alors que l’opposé est vrai pour les personnes interrogées provenant des basses castes. » Les auteurs postulant « un déclin de la distance sociale entre les castes dans l’Inde urbaine » alors même qu’ils ne s’appuient que sur des déclarations d’intérêt éventuel ne prêtant aucunement à conséquence ! On trouve d’ailleurs la preuve la plus éclatante de cette résilience de l’endogamie dans la proportion de mariages de caste dans la diaspora (dont la migration est certes, comme par le passé, articulée à la caste. Voir par exemple « Transnational discrimination: the case of casteism and the Indian diaspora« ) où là aussi les sites de rencontre servent de nouveaux relais aux vieilles traditions ( voir par exemple « Do Caste Travel with the Gendered Body?: Reading Indian (Diaspora) Online Matrimonial Site » de Shilpi Gupta)…On aurait donc là donc une illustration saisissante d’une définition célèbre donnée par Ambedkar selon laquelle la caste est une « classe fermée » [Enclosed Class], or cette expression heureuse fait toutefois bon ménage du rapport pour le moins tortueux des classes aux pratiques endogames/homogames ( homogamie : « Mariage entre individus de même statut social ») dans les pays industriels et ce jusqu’à aujourd’hui.

On pourrait même avancer, à l’instar des rares chercheurs à s’être penchés sur le sujet, qu’un fort taux d’endogamie sociale signale la prévalence d’identités de classe fortes alors que sa baisse relative ces dernières années indiquerait au contraire leur recul ( c’est la thèse de Milan Bouchet-Valat, résumée dans son article « L’évolution du taux d’endogamie de classe sociale en France » et développée dans sa thèse intitulée « Les rouages de l’amour et du hasard« ). On aurait bien entendu ici un effet de la modernisation des sociétés occidentales de ces dernières décennies avec la massification scolaire, la hausse du taux d’activité des femmes et l’extension du salariat, le déclin des structures traditionnelles de contrôle social et les évolutions de la législation ( majorité à 18 ans, éducation obligatoire jusqu’à 16 ans), etc . D’ailleurs au vu de la profondeur de la révolution des rapports conjugaux ne serait-ce qu’en france ( multiplication par presque trois du nombre de divorces, nombre de mariages divisé par deux, etc) le relatif déclin documenté par Bouchet-Valat semble en fait presque anecdotique. D’autant qu’il est très probablement alimenté par le fait que les deux groupes sociaux parmi les plus enclins à l’endogamie, c’est à dire les paysans et les indépendants, où la famille était l’unité de production et donc la transmission des moyens de production supposait des stratégies matrimoniales spécifiques, ont été en grande partie balayés dans cette phase.

Donc plutôt que de célébrer une énième fois la marche inexorable de l’autonomie individuelle et du libre choix amoureux, on pourrait rappeler avec Alain Desrosières dans « Marché matrimonial et structure des classes sociales » : « Plus encore peut-être que l’insertion dans le marché du travail, l’entrée dans le marché matrimonial engage la totalité de la personne, c’est à dire un ensemble d’attributs, d’acquis qui caractérisent une classe ou une fraction : capital économique, éducation, manières d’être, relations sociales, gouts et conceptions du monde. » Tout le monde n’est pas obligé de gouter au « ur-déterminisme » des bourdieusiens, mais il faut reconnaître à ces derniers d’avoir effectivement souligné combien « les rapports de parenté participent de l’ensemble des rapports sociaux et l’alliance et la filiation sont les instruments de stratégies économiques, politiques et idéologiques qui les englobent. » ( Alban Bensa « L’exclu de la famille. La parenté selon Pierre Bourdieu« ). Et ce d’abord dans la classe capitaliste.

Dans leur article Le patronat, Bourdieu et Monique De Saint Martin évoquent ainsi l’exemple de la famille Michelin : « Il n’est pas de cas plus significatif que celui de la famille Michelin s’agissant d’observer comment stratégies matrimoniales et stratégies économiques s’imbriquent, comment alliances matrimoniales et liaisons financières se superposent, comment la réussite des stratégies matrimoniales contribue à la réussite des stratégies économiques et à l’expansion continue de la société. « Mariez-vous entre cousins afin que la dot reste dans la famille », recommandait André Michelin (mort en 1931). Le conseil a été entendu : l’endogamie , qui tend à assurer l’intégration du groupe, à lui permettre de sauvegarder le capital mais aussi le secret de ses affaires et le prestige de la famille, est une constante dans la famille. » Et s’ensuit une longue liste de mariages consanguins…

Au-delà de cet exemple caricatural, cet article ainsi que d’autres ( voir par exemple « Mariages assortis et logiques de l’entre-soi dans l’aristocratie et dans la haute bourgeoisie » de Anne Catherine Wagner), sans parler de toute la vaine littérature « Pinçon-Charlot », décrivent bien comment suite à la relative ouverture d’après-guerre marquée par l’ascension du patronat d’État issu de la technocratie, sont venues chez les classes dominantes se greffer aux stratégies matrimoniales classiques des stratégies de reproduction axées autour de l’éducation, le tout restant garanti par un strict entre-soi territorial/social. Et bien loin d’avoir régressée, on pourrait dire qu’avec la montée de la finance, la privatisation du parc industriel fordiste et de son haut personnel bref l’oligarchisation et la marginalisation d’une partie de la bourgeoisie classique réduite au salariat, l’endogamie s’est finalement probablement approfondie de ce côté là… Il est intéressant de noter que si la préservation du capital économique et la transmission du capital symbolique et du capital culturel dépendent donc chez les dominants de toute une sphère de l’entre-soi ( quartiers, écoles, lieux de socialisation, etc), ce fonctionnement a en quelque sorte un équivalent actualisé à l’autre bout de l’échelle sociale, ce que les universitaires appellent le capital d’autochtonie c’est à dire « l’ensemble des ressources que procure l’appartenance à des réseaux de relations localisées » (voir notre note à ce sujet en annexe). C’est notamment parce qu’elle permet d’appréhender cette articulation changeante entre reproduction des classes et logiques territoriales, qui fut par exemple au coeur du mouvement des gilets jaunes, que la notion d’endogamie semble encore pertinente.

Ainsi le double mouvement de dispersion de la production industrielle et d’accession à la propriété dans le péri-urbain qui caractérise particulièrement la restructuration dans l’hexagone n’a certes pas fini de produire ses effets sociaux et anthropologiques. Comme le rappelait au début des années 90 le recueil La Misère du monde : « La politique du logement, qui, à travers la fiscalité et les aides à la construction notamment, a opéré une véritable construction politique de l’espace dans la mesure où elle a favorisé la construction de groupes homogènes à base spatiale, cette politique est pour grande part responsable de ce que l’on peut observer dans les grands ensembles dégradés ou les cités désertées par l’État. »

On trouve une illustration de cette évolution dans Un peuplement au-dessus de tout soupçon ? » de Violaine Girard, une étude sur La Riboire, un « territoire situé à l’extrémité de la couronne périurbaine d’une grande agglomération régionale » : « Le lotissement communal garantit une priorité à l’installation pour les ménages insérés dans les réseaux d’interconnaissance locale. Les élus contribuent par-là à la reproduction d’un capital d’autochtonie qui représente une ressource majeure pour des ménages dont les conditions économiques sont par ailleurs de plus en plus contraintes. L’attachement à ces formes protectrices d’entre-soi ne peut se comprendre indépendamment des difficultés que rencontrent certains ménages d’actifs pour acquérir un terrain ou obtenir un crédit. Du point de vue des élus, ceux-ci ne devraient pas se voir refuser l’accès à la propriété du seul fait de leur niveau de revenu. Il est donc tout à fait légitime à leurs yeux d’aider ces ménages respectables, quand bien même cela s’accompagne de la mise à distance des fractions populaires plus précaires ou racisées.
Comme de nombreux territoires périurbains éloignés des centres-villes, la Riboire constitue un espace privilégié d’accès à la propriété pour des ménages blancs issus des fractions stables ou en ascension des classes populaires. Ces trajectoires résidentielles s’inscrivent dans un contexte plus général de dévalorisation des quartiers populaires de banlieue. À l’inverse, la promotion du statut de propriétaire, régulièrement réactivée par divers responsables politiques, contribue également à la stigmatisation de l’habitat social et des catégories qui lui sont associées. Mais si l’on sait que l’installation pavillonnaire s’accompagne de stratégies de distinction, on connaît moins les voies par lesquelles certains groupes populaires s’emploient à préserver la réputation de respectabilité associée à un tel type d’espace résidentiel. »

Ainsi la « fin », à part pour les riches évidemment, du très vieux compagnonnage entre reproduction économique et rapports de parenté n’a certes pas sonné le glas de l’endogamie sociale puisque celle-ci découle comme de source d’évolutions majeures de ces dernières décennies ( elle s’est donc notamment, et à l’initiative de l’État, réarticulée aux rapports de propriété, mais sous le mode du crédit à vie ! ). Le plateau atteint par le nombre de mariages mixtes depuis au moins le tournant du siècle signale d’ailleurs peut-être combien tout cela prend de surcroît un tour raciste chez certains pavillonnés et identitaire/religieux chez certains ségrégués… Alors qu’on pouvait autrefois la définir comme subie, l’endogamie est donc désormais, à l’image de ce qui s’est toujours pratiqué en haut de l’échelle sociale, très majoritairement voulue et pour tout dire défensive (le fameux « on est chez nous » : cri du coeur des angoisses patrimoniales des adeptes de l’entre-soi résidentiel ou villageois) même si bien heureusement la plus grande liberté accordée aux individus et l’élargissement de la sphère sociale éloignent le vieux spectre de la consanguinité…

ANNEXE : A propos de l’autochtonie ( Nous republions ici des notes prévues pour un recueil sur les Gilets Jaunes jamais paru)

Le mouvement des gilets jaunes est parvenu, à ses débuts, à mailler assez précisément le territoire, ce qui soulignait l’ampleur et la profondeur de la mobilisation et le rôle joué dans la préparation de celle-ci par les réseaux d’interconnaissance et de solidarités locales. C’est d’autant plus frappant que ces derniers ont été, comme on le sait, largement mis à mal ces dernières décennies particulièrement dans le monde rural et ce tant pour l’ex-paysannerie que pour les ouvriers. Une revue de littérature sur un concept devenu courant dans la sociologie française, le capital d’autochtonie, c’est à dire « l’ensemble des ressources que procure l’appartenance à des réseaux de relations localisées », permet d’aborder, pour le monde rural, au delà des banalités habituelles ce rapport entre ancrage local et identité de classe, et sa crise, dont cette révolte témoigne probablement à sa manière.

La chasse et les nouveaux venus

Si le terme d’autochtonie vient de la Grèce antique ( les autochtones sont ceux qui sont nés de la terre, c’est à dire les athéniens pure souche seuls aptes à gérer les affaires de la cité), c’est dans le cadre d’une étude des évolutions de la chasse en France que Jean-Paul Chamboredon a réactualisé le concept. Dans le contexte d’une dépaysanisation/ deruralisation qui s’accélère à partir des années 50, la pratique traditionnelle de la chasse et les usages du territoire qu’elle suppose sont mis à mal. Dans le conflit entre deux conceptions de la nature et du territoire, l’une moderne et urbaine et l’autre traditionnelle et paysanne, l’affirmation d’une autochtonie, de l’ancienneté de l’ancrage dans un territoire devient alors un moyen de se défendre contre les « étrangers », écologistes ou promeneurs, qui viennent remettre en cause les usages traditionnels de la nature. Chamboredon note d’ailleurs que la chasse devient même « un domaine d’expression de valeurs menacées dans les autres sphères de l’existence ». Bien des années plus tard, Julian Mischi constate également dans son article « Protester avec violence. Les actions militantes non conventionnelles des chasseurs » que « la chasse permet d’exprimer une relation particulière au terroir villageois comme compensation à la dépaysanisation. », « l’appropriation du territoire » devenant « l’envers de la dépossession sociale. ». On sait que la dislocation de la paysannerie, qui ne s’est pas faite sans douleur dans un pays où elle s’est si formidablement défendue depuis 1789, a mené à une dépossession bien particulière que Pierre Bourdieu résumait joliment dans La misère du monde : « Ils sont un peu dans la situation de kolkhoziens qui auraient financé leur propre kolkhoze. Les aléas des décisions politiques de l’État ou des instances communautaires, plus lointaines encore, commandent directement leurs revenues, parfois leurs décisions en matière d’investissement productifs de manière aussi brutale et imprévisible que le faisaient en d’autres temps (..) les aléas du climat et les calamités naturelles. » La définition par le même Bourdieu de la paysannerie comme « classe objet », « contrainte de former sa propre subjectivité à partir de son objectivation » prend une allure d’autant plus cruelle que la modernisation a supposé une reniement ( « Tout se passe comme si les fils des paysans ne pouvaient ou n’acceptaient de rester à la terre qu’à la condition de nier le statut de paysan et de renier les valeurs paysannes et leur appartenance au groupe villageois. » P. Champagne) qui n’est finalement payé en retour que par un « agribashing » « spirale dépréciative », dans laquelle la société est passée de « l’indifférence au dénigrement » ( Bertrand Valiorgue & Thomas Roulet « Malaise dans l’agriculture française »).

Et si la première « restructuration de l’espace villageois » décrite par Patrick Champagne dans son article éponyme, semble en tout cas achevée sous les coup de boutoir des agriculteurs eux-mêmes, de la désertification, de la mécanisation, de la fin des réseaux d’entraide et de leur remplacement par un nouveau régime de dépendance aux banques et aux marchés mondiaux, c’est toutefois un autre type de transition, aux effets encore inconnus qui se prépare, avec le repeuplement accéléré des campagnes tant par les classes moyennes que par des fractions paupérisées (dans les régions où le foncier est encore bon marché). « Pendant très longtemps, les agriculteurs ont occupé de manière majoritaire et dominante les territoires ruraux. Ils étaient maîtres du territoire et n’avaient pas à se soucier des conditions de frontières et de cohabitation avec les autres habitants. Ils dominaient. Les rapports sont désormais inversés ou en passent de l’être et les agriculteurs constituent des minorités banalisées dans ce qu’ils ont longtemps considéré comme des fiefs imprenables. » ( Valiorgue & Roulet)

L’effet de ces nouvelles interactions et de leur rythme – nous avons pu constater par nous mêmes que les remplacements des autochtones décédés par des nouveaux arrivants extérieurs à la région est parfois très rapide, même dans des coins isolés – a été assez justement évoqué par plusieurs sociologues dans un tribune parue dans le journal Le Monde intitulée « En Picardie, ces solitudes qui se tournent vers le Front national » : « Il faut ré-encastrer les votes frontistes dans leurs contextes sociaux : des contextes de raréfaction des pratiques collectives, de déstabilisation des entre-soi ruraux et de dévaluation des pratiques autochtones. S’effondrent tous les lieux qui garantissaient une sécurité et une prévisibilité des échanges sociaux, qui généraient l’estime de soi, la réputation locale et une définition solide de son identité propre. Au final, ne reste plus d’autre » identité positive » disponible que nationale : » être français « .(…) Parfois, ces ruraux abandonnés ont, en outre, à cœxister avec de nouveaux arrivants néo-ruraux mieux lotis : des cadres ou techniciens fuyant les villes, qui rachètent des pavillons ou des bâtiments de ferme pour leur » caractère » et leur prix. Le vote FN se nourrit aussi de cette proximité sociale neuve et du désenclavement culturel (partiel) qui s’engagent dans des inter-actions qui dévalorisent, et que » les gens d’ici » ne sont pas sûrs de maîtriser : ce que traduisent toutes les stratégies d’évitement des nouveaux résidents. Le » on est chez nous » exprime haut et fort cette insécurité. Ces votes Le Pen ne vont pas disparaître miraculeusement. » ( Willy Pelletier, Emmanuel Pierru et Sébastien Vignon, Le Monde 27/05/19)
Cet enjeu de la coexistence entre les classes pourrait sembler bien subsidiaire, il pourtant constamment sollicité pour expliquer les trajectoires résidentielles et ségrégatives en france comme ailleurs et il ne manque pas d’avoir des effets sur les questions de logement et de pouvoir local.

Le pouvoir local
Dans une très utile présentation de l’histoire du concept ( « Classes populaires et capital d’autochtonie. Génèses et usages d’une notion ») Nicolas Rehany souligne que l’autochtonie représente un « poids social permettant de se positionner sur différents marchés (politique, travail, matrimonial et associatif) ». Or c’est justement ces différents « marchés » qui ont vu des évolutions importantes ces dernières décennies. Ainsi pour le logement, selon Jean-Noël Retière : « Alors que l’accès au logement passait naguère fréquemment par la cooptation (capital d’autochtonie) et obéissait aux logiques de l’interconnaissance, le prix du marché a eu pour effet de monopoliser entre les mains des agences immobilières et des notaires la tractation qui, il y a peu de temps encore, pouvait échapper à l’anonymat du rapport d’argent. Ceci est une illustration de plus du processus d’obsolescence du capital d’autochtonie. » ( « Autour de l’autochtonie. Réflexions sur la notion de capital social populaire »). Ce constat doit tout à la fois être complété par l’essor des annonces immobilières par internet qui draine de nouvelles populations et être tempéré par le rôle important joué par les élus dans l’attribution des logements sociaux et des permis de construire voire des zones à bâtir. Ce qui permet le développement de logiques clientélaires, et donc le recours à un éventuel capital d’autochtonie, ainsi que d’éloigner les indésirables ( voir Violaine Girard « Un peuplement au-dessus de tout soupçon ? Le périurbain des classes populaires blanches. ») Or c’est du côté des élus qu’une mutation importante s’est produite. En 25 ans la proportion d’agriculteurs parmi les 500 000 élus locaux du pays a baissé de 57%, celle des commerçants de 50% celle des notaires et des médecins dans des proportions équivalentes, tandis qu’explosaient littéralement le nombre d’élus retraités ( +83%) et employés (+80%) et que la part des salariés de la fonction publique prenait une importance toujours plus croissante. On évoque souvent la plus grande « expertise » demandées aux élus municipaux, du fait notamment de la décentralisation (« La décentralisation devait, selon ses promoteurs, rapprocher les élus des citoyens. Elle n’a fait que les en éloigner socialement. » Michael Kobel « Les élus municipaux représentent-ils le peuple ? » Texte dont nous tirons les chiffres précédemment cités) et du développement de l’intercommunalité. Mais la déstructuration du groupe paysan, la disparition des quelques rares enclaves où les ouvriers étaient majoritaires dans le groupe municipal ont aussi ouvert la voie à ce que deux auteurs ont appelé l’accession au pouvoir de la petite bourgeoisie (Bruneau et Rehany « Une petite bourgeoisie au pouvoir. Sur le renouvellement des élus en milieu rural. » ). Celle-ci est en général datée de 1977 lorsque lors des élections municipales on assista à « une poussée très forte des fonctionnaires et agents publics parmi les nouveaux maires (7,35% en 71, 19,31% en 77) qu’ils améliorent en 83 et en 89 faisant plus que tripler leur position de 1971. » ( Marie-Françoise Souchon Zahn « Les nouveaux maires de petites communes. Quelques éléments d’évolution (1971-1989). »)

La fin d’un couple
Cette évolution est d’autant plus marquante que comme le rappelle Julian Mischi (« Ouvriers ruraux, pouvoir local, conflit de classe »), les ouvriers sont « le premier groupe social dans les campagnes françaises, (ils) sont aussi proportionnellement plus nombreux dans les territoires ruraux que dans les grandes villes. ». Pourtant sur les 500 000 élus locaux on ne compte que 803 ouvriers en 2008. Le déclin inexorable du « communisme municipal » y compris dans ses bastions ruraux ou semi-ruraux y est probablement pour beaucoup mais celui-ci est également à relier à « la progressive dissociation des scènes professionnelles et résidentielles » bien décrite dans l’ouvrage de Nicolas Rehany Les gars du coin. Enquête sur une jeunesse rurale. Les effets de cette dissociation ont été particulièrement importants là où un patronat paternaliste avait tout fait pour fidéliser et fixer la main d’oeuvre. Conséquence du départ des industries ou de leur réorganisation (précarisation, fin des avantages à l’embauche des locaux) « l’isolement géographique qui était loin de constituer un handicap pour des populations ouvrières disposant somme toute d’un capital d’autochtonie monnayable sur un marché de l’emploi stabilisé se transforme en isolement social lorsque l’économie se distend des réseaux localisés. » (Nicolas Rehany)

Cette fin relative du couple habitat/travail, qui est au centre de la « crise des gilets jaunes », d’une socialisation intimement associé au salariat ou a l’activité agricole si elle dévalue effectivement le capital d’autochtonie, aboutit toutefois à survaloriser cette dernière comme substitut aux identités ouvrières et paysannes démantibulées dans la restructuration, ouvrant ainsi la voie au « on est chez nous » lepéniste qui n’apparaît d’ailleurs que comme une déclinaison de plus d’un phénomène mondial bien décrit il y a presque vingt ans par Jean-François Bayart et Peter Geschiere: « Qu’y a-t-il de commun entre les îles Fidji et le Kosovo, la région des Grands Lacs en Afrique et le Caucase, la province indonésienne d’Aceh et la Corse, Jérusalem et Bruxelles, le Vlaams Blok de la Flandre belge et la Ligue du Nord italienne, le général ivoirien Robert Gueï et le tribun français Jean-Marie Le Pen ? Le recours à l’idée d’autochtonie et à l’argument d’antériorité de peuplement pour instituer et légitimer des droits politiques spécifiques à l’avantage de ceux qui se disent indigènes. Et pour exclure ceux que l’on étiquette comme allogènes, la parole de ces derniers important peu en l’occurrence. Les conflits – politiques, agraires, commerciaux, voire religieux ou culturels – s’énoncent alors non plus sur le mode du « ôte-toi de là que je m’y mette », comme dans les colonisations de peuplement classiques, mais sur celui du « ôte-toi de là que je m’y remette ». (« J’étais là avant » Problématiques politiques de l’autochtonie » )
Reste à voir dans quelle mesure le mouvement, ô combien cocardier, des gilets jaunes, a éventuellement permis de changer la donne en déstabilisant quelques piliers de cette autochtonie de substitution.

Caste et classe dans la littérature académique (III) : caste, classe et genre

Vu l’ampleur et l’enjeu du sujet, ces quelques notes bibliographiques ne sont, bien entendu, qu’une très modeste ébauche d’introduction….

Comme nous l’avons évoqué dans le post sur le mouvement dalit, la critique du patriarcat était indissociable de celle du système des castes tant chez Jyotirao et Savitribai Phule que chez Ambedkar comme le résument Urmila Pawar et Meenakshi Moon dans We Also Made History. Women in the Ambedkarite Movement :  « Ambedkar, comme Jyotirao Phule avant lui, était très clair sur le fait que l’assujettissement des femmes était central dans la reproduction et le maintien du système des castes et que l’émancipation de la femme, particulièrement celle située au plus bas de l’échelle des castes, était cruciale pour toute lutte contre la caste et l’intouchabilité. » Nous avons déjà retracé comment Ambedkar illustre ce long et profond compagnonnage entre patriarcat et caste via l’analyse de diverses coutumes comme le sati, le veuvage obligatoire et le mariage des enfants mais on pourrait également noter que la notion de pollution, si centrale autrefois dans les rituels de caste, était notamment très étroitement corrélée à cette universelle « phobie instrumentale » masculine de la menstruation qui est enfin en train trouver la place « qu’elle mérite » dans l’histoire. Deepthi Sukumar dans sa contribution  » Caste is my Period » au recueil The Palgrave Handbook of Critical Menstruation Studies note ainsi : « A la base, les tabous sur la menstruation servent à maintenir le système des castes et le patriarcat qui garantissent la domination des hommes des hautes castes. Pour préserver et maintenir la pureté de caste, les mariages sont arrangés au sein de la caste et on interdit aux femmes d’avoir des rapports sexuels avec des hommes des basses castes. Les tabous sur la menstruation qui posent les femmes comme impures et polluantes lorsqu’elles ont leurs règles contribuent aux systèmes de croyance qui considèrent la femme comme inférieure. Cette honte associée à la menstruation, qui fait du corps de la femme un objet impur et inférieur, a permis à l’homme de dominer et de contrôler les femmes et leur sexualité. Les femmes doivent porter le fardeau de la protection de la suprématie et de la pureté de l’homme et de sa caste grâce à des pratiques culturelles profondément ancrées telles que la ségrégation menstruelle, le jeûne rituel, et le fait de se couvrir la tête et le visage en présence d’un homme. »

Sur le même plan on peut également citer l’analyse que donne Ambedkar dans The Untouchables : Who Were they and Why they Became Intouchables ? : « La souillure telle qu’elle était conçue par la société primitive n’était que temporaire et se produisait dans des moments particuliers tels que l’accomplissement de fonctions naturelles, manger, boire, etc ou de crises naturelles dans la vie d’un individu tels que la naissance, la mort, la menstruation, etc. Après que la période de souillure ait pris fin et après les cérémonies de purification, la souillure disparaissait et l’individu redevenait pur et fréquentable. Mais l’impureté de 50 à 60 millions d’intouchables d’Inde, comme l’impureté produite par la naissance, la mort, etc est permanente. Les hindous qui les touchent et sont pollués doivent accomplir des cérémonies de purification pour redevenir purs. Mais il n’y a rien qui puissent rendre les intouchables purs. Ils sont nés impurs, ils vivent impurs et ils meurent de la mort des impurs. » Pour reprendre un schéma fatigué du marxisme si chers aux communistes indiens, misogynie et rituels de caste participent donc ainsi autant de la base ( l’organisation de la domination et de l’exploitation) que de la superstructure ( leur naturalisation). Plus généralement on pourrait, en schématisant très abusivement, énoncer que si la caste est le plus souvent la condition de la classe, le patriarcat est quant à lui la condition de la caste. Mais, comme nous le verrons ensuite, ces interactions se sont complexifiées ces dernières décennies….

Uma Chakravarti, dans son article « Caste, Class and Gender: The Historical Roots of Brahmanical Patriarchy » ( repris dans le recueil Gendering Caste through a Feminist Lens), propose un aperçu détaillé de la trajectoire historique de ces rapports entre caste, classe et genre sur le sous-continent, nous en donnons ici quelques étapes. Après les sociétés de chasseurs-cueilleurs égalitaires ce fut lors de la période védique que commença à émerger un patriarcat moderne :  » La stratification selon le genre existait selon deux axes – la classe et au sein du clan auquel appartenait la femme. Sa fonction de reproductrice était très largement signifiée même dans les rituels de mariage des textes védiques tardifs comme les Brahmanas et les Grihya Sutras ( environ 800 avant J.C.). Il ne s’agit pas d’une évolution soudaine et spectaculaire, même si la stratification croissante de la société a certainement entraîné des changements dans la nature du contrôle exercé sur la sexualité des femmes. De fait, certains chercheurs ont avancé que bien que n’étant qu’une société pastorale non productrice de surplus, la société du Rig Védique était déjà stratifiée selon des axes de lignée ; il y avait des lignées séniors et juniors et le chef de la tribu ne pouvait être issu que de la lignée sénior. L’existence d’une aristocratie conduisant des chars a été aussi suggérée et si les mariages ne pouvaient se produire qu’au sein de ces clans pour qu’ils se maintiennent comme groupes fermés, la sexualité des femmes a du être sujette à certaines contraintes en leur sein. » Évoquant ensuite The Power of Gender and the Gender of Power de Kumkum Roy, Chakravarti rappelle que  » Roy a démontré les liens entre la stratification le long de l’axe caste/classe et de genre à travers le même processus social. Utilisant les rituels comme matériaux de son étude, Roy montre comment la stratification varna, le contrôle sur la production et le contrôle sur la reproduction étaient légitimés par les rituels présentés dans les textes brahmanes et accomplis d’un côté par le roi et de l’autre par le yajamana – le chef du foyer. Tandis que les grands rituels de couronnement comme l’Asvamedha, la Vajapeya et la Rajasuya légitimaient le contrôle du roi sur les ressources productives et reproductives du royaume, les rituels domestiques légitimaient le contrôle du yajamana sur les ressources productives et reproductives du foyer. Donc au travers de deux processus parallèles le contrôle patriarcal sur la production et la reproduction et la subordination de quelques hommes et de toutes les femmes, à la fois comme êtres sociaux et économiques et comme êtres reproductifs, étaient établis puis consolidés par les rois et les hautes castes. »

Après avoir souligné les singularités de l’approche bouddhiste réfutant les castes ( « Il n’existe pas de division entre maîtres et serviteurs, fondée sur un statut inhérent, qui peut être acceptée comme une caractéristique de la société humaine selon le Bouddha. »), Chakravarti note néanmoins que celui-ci ne parvint pas réellement à constituer une alternative à l’idéologie brahmane émergente et à son articulation entre caste, classe et genre : « l’ensemble de l’ordre social tel qu’il est conceptualisé par les brahmanes ne pourrait survivre sans l’accomplissement de leurs « obligations » par les catégories laborieuses de la population. (…) les obligations de service elles-mêmes pourraient être mises en péril si la structure du pouvoir rituel, du savoir, du pouvoir politique, des divisions professionnelles, du contrôle des terres et du mandat sur les services de travail ne pouvait être perpétuée de manière « ordonnée » par le biais de groupes sociaux délimités. Un système matrimonial structuré était donc une condition préalable fondamentale de l’ordre social brahmanique. En même temps, la famille étant l’unité de base de la société, l’obligation de se marier et de perpétuer la famille était privilégiée dans la vision brahmanique du monde, contrairement aux systèmes bouddhiste, jaina et autres systèmes hétérodoxes qui n’avaient pas le même souci de la perpétuation sociale des varnas. Les rites et les obligations du maître de maison ont donc reçu une attention considérable dans tous les textes brahmaniques, y compris le Manu. (…) Le mariage représente le point de convergence des obligations par lesquelles le chef du foyer reproduit l’ordre social – la famille, la lignée, le système de propriété et l’ordre statutaire brahmane-« . Ainsi comme le conclut Chakravarti « une formation sociale particulièrement complexe commença à s’imposer dans de nombreuses parties du sous-continent indien. Les éléments clés de cette formation étaient les codes patriarcaux basés sur la caste qui étaient liés aux rapports de production d’une société principalement agraire avec le pouvoir d’État soutenant tout à la fois le système des castes et les pratiques patriarcales. »

On serait tenté de dire que c’est cette articulation précoce avec la classe et le genre qui ont assuré à la caste une telle longévité que manifestent la persistance de deux phénomènes opposés et pourtant complémentaires : les nombreuses petites annonces matrimoniales « de caste » dans les journaux indiens et le rôle central que jouent les violences sexuelles dans les rapports de caste à la campagne notamment lors que se commettent des atrocités anti-dalits. D’un côté s’affiche la pérennité des pratiques endogames, et donc un système familial toujours centré sur un contrôle strict de la sexualité des femmes, y compris dans les milieux urbains les plus modernes et dans la diaspora et de l’autre c’est l’affirmation quotidienne et lors d’atrocités, du privilège sexuel des hautes castes qui peuvent selon leur bon vouloir s’approprier le corps des femmes intouchables. Dans les deux cas c’est bien l’ordre patriarcal mais aussi les interactions parfois complexes avec les rapports de classe qui permettent de comprendre la dynamique des castes aujourd’hui. Padma Velaskar s’est penché théoriquement sur cet enjeu dans sa contribution « Theorising the interaction of caste, class and gender: A feminist sociological approach » dont nous allons donner quelques jalons qui nous ont semblé significatifs.

Comme elle l’annonce :  » L’approche sociologique féministe critique développée dans ce texte considère les rapports de pouvoir de genre, caste et classe comme des axes de différence, d’inégalité, de domination et de pouvoir profondément liés et inextricablement entrelacés (et se chevauchant) (..). La caste, la classe et le patriarcat doivent être reliés entre eux analytiquement et concrètement pour comprendre les différences structurelles entre les femmes ( et aussi entre les hommes). Une telle exploration aidera à identifier les forces sociales qui unissent/lient et divisent les femmes et révèlera les lignes de domination et de subordination, de pouvoir et d’impuissance qui émergent de ces structures. » S’inspirant des thèses de Gail Omvedt (qu’on retrouve dans le chapitre traduit sur ce site), Velaskar saisit la caste « comme à la fois une structure de rapports d’honneur et de prestige construite sur des bases religieuses et une structure de rapports de production de classe et de contrôle du travail dans une division du travail fondée sur l’exploitation. » Dans ce « système caste-classe » « les femmes et les hommes appartenant à différentes castes sont différemment imbriqués dans les rapports genrés de production et de reproduction de la vie. » Ainsi « Les femmes sont différemment impliquées, avec des femmes en haut de la hiérarchie qui sont exclues du travail productif et de l’accès aux ressources tandis qu’à l’autre bout de l’échelle sociale, les femmes des castes-classes laborieuses sont contraintes au travail forcé. »

Velaskar s’intéresse particulièrement au fait que les hiérarchies générées par le système des castes sont « intériorisées » :  » Les femmes manifestent le caractère distinctif de leur statut de caste à travers la pratique de modes de vie culturels et rituels spécifiques aux castes et l’observation des restrictions concernant les interactions sociales avec les autres. Elles participent au côté des hommes à l’effectuation sociale des idéologies et normes de caste intériorisées et au maintien de leurs structures. Donc dans ce système les différences de statut sont continuellement et activement construites dans les interactions caste-classe et inter-genre quotidiennes. (…) C’est l’identification positive que donne aux femmes des hautes castes la caste qui leur confère un plus grand prestige sociale et une plus grande confiance en soi. (…) Ainsi le statut caste-classe constitue un terrain culturel commun entre les hommes et les femmes. Les symboles de l’honneur mâle et familial sont profondément intériorisés. » Bien qu’elles en soient elles-mêmes victimes certaines femmes participent donc du pouvoir de caste : » Une telle perspective éclaire les spécificités de la situation des femmes et leur rôle comme oppresseur et oppressé. » Chakravarti dans l’introduction à son livre souligne elle aussi ce phénomène lorsqu’elle évoque le rôle joué par les femmes des hautes castes dans les protestations contre les préconisations de la commission Mandal, et notamment leur « intériorisation de l’idéologie du mariage endogame obligatoire » ( cf leur slogan de l’époque :  » Nous ne voulons pas épouser des chômeurs »)

La modernisation progressive a donc plus consisté en une restructuration relative de la triade caste/classe/genre qu’à un quelconque dépassement. Miriam Sharma dans son article « Caste, class, and gender: Production and Reproduction in North India » basé sur une étude de terrain à la campagne constate à la suite de Padma Velaskar :  » La position contradictoire de la femme dans les milieux ruraux découle de la nature de la division sexuelle du travail et de leur position subordonnée à différents niveaux d’intersection entre la classe et le genre. Il y a contradiction entre l’isolement domestique et la dépendance totale des femmes des hautes castes des foyers de propriétaires terriens et la participation active à la production et la plus grande indépendance socio-économique des femmes des basses castes. Entre les deux ont trouve les femmes des castes intermédiaires de paysans cultivateurs, qui travaillent aux côtés des hommes dans les fermes familiales. » Bref,  » La polarisation entre les sexes est clairement liée au processus général de polarisation des classes qui se déroule sous l’impact du développement du capitalisme agricole et de l’introduction des technologies de la révolution verte. (…) En dévaluant le travail des femmes et leur indépendance dans la production et en attribuant un plus haut statut à celles qui sont les plus dépendantes et confinées aux activités reproductives, l’idéologie et les rapports patriarcaux dans le cadre familial ont renforcé la subordination matérielle des femmes de toutes les classes dans le milieu rural. »

Dans Gendering Caste through a Feminist Lens, Uma Chakravarti donne une vision plus dynamique de la situation :  » Il s’agit d’une formation complexe visant à maintenir intact le contrôle sur la terre, le statut social et la sexualité des femmes. Le pouvoir social est donc situé à l’intersection du pouvoir matériel ou la classe, du pouvoir fondé sur le statut ou la caste et le pouvoir sur les femmes ou le patriarcat, puisque ceux ci fonctionnent de concert. (…) Il semble qu’alors que les normes du système de caste et son modèle de mariage sont de plus en plus bousculés par les changements sociaux – la mobilité ascendante, l’affirmation de caste, les changements dans les structures de propriété et de production et les évolutions politiques- la virulence avec laquelle s’affirme le contrôle sur la sexualité des femmes s’accroît. » On peut également citer Karin Kapadia qui à la fin de son livre Siva & Her Sisters. Gender, Caste and Class in Rural South India rappelle « Les hiérarchies de genre et de caste sont mouvantes à cause des changements dans le statut de classe des hommes et des femmes. » Et de fait selon elle, la mobilité et l’ascension sociale des hommes des hautes comme des basses castes se fait toujours au détriment des femmes, qu’elles se retrouvent donc recluses et coupées de l’activité productive ou au contraire avec une double charge de travail. Le phénomène n’épargnant certes pas les dalits…

C’est en tout cas la thèse défendue par plusieurs contributions au recueil Dalit Women. Vanguard of an Alternative Politics in India édité par S. Anandhi et Karin Kapadia. Ainsi Anand Teltumbde dans son avant-propos n’hésite pas, comme à son habitude, à prendre le lecteur à rebrousse-poil : « La tendance excessive de certains chercheurs subalternes à essayer de démontrer que la culture dalit est supérieure à la culture non dalit en ce qui concerne le traitement des femmes est tout à fait erronée et, pire encore, sent le castéisme. Si, à un certain niveau, chaque caste est une « classe fermée », pour reprendre la définition du Dr Ambedkar, et doit donc développer sa propre micro-culture, à un autre niveau, chaque caste partage la méta (ou macro) culture de caste avec toutes les autres. Les Dalits, bien que techniquement en dehors du système des varna, constituent malheureusement un microcosme parfait de la société de caste, reflétant sa hiérarchie essentielle en leur sein. » Dans sa contribution « Gendered negotiations of caste identity. Dalit women’s activism in rural Tamil Nadu », S. Anandhi souligne la même évolution que nous avons évoqué plus haut, ici concernant les adridravidar, la principale caste intouchable du Tamil Nadu : « Il semble qu’il y ait une relation inverse croissante entre le statut social de la caste et le statut social des femmes. tandis que le statut de la caste adridravidar – ou plus précisément des hommes adridravidar- s’améliore progressivement – le statut de genre des femmes adridravidar se dégrade dans une mesure égale. La conclusion de mon étude est que le désir d’ascension sociale de la caste dalit affecte négativement l’autonomie des femmes dalits. » De surcroit ce changement  » a mené à une forte augmentation de la violence domestique, puisque les femmes doivent désormais subir les évolutions dans les conceptions de l’honneur féminin, de la pureté sexuelle, de la fidélité conjugale, etc, des valeurs patriarcales des hautes castes qui sont désormais assimilées par les adidravidar dans leur processus d’ascension sociale. »

Dans sa contribution « Subsidising capitalism and male labour. The scandal of unfree Dalit female labour relations », Ishita Mehrotra se montre plus radicale encore : « L’argument de base de cet article c’est que 1) les travailleuses dalits sont confinées aux activités agricoles les plus dures et les moins payées 2) les hommes dalits demandent qu’elles maintiennent à flot les relations de patronage en les remplaçant dans les travaux gratuits obligatoires 3) ils demandent également qu’elle prenne virtuellement en charge toutes les responsabilités pour la reproduction du foyer, ce qui permet aux travailleurs dalits de trouver de meilleurs emplois et d’échapper à l’humiliation du travail servile. En d’autres termes, à travers la féminisation du travail servile traditionnel les travailleuses dalits doivent subventionner le travail masculin dalit et la nouvelle dignité acquise par les hommes dalits et faciliter par la même occasion l’accumulation capitaliste masculine. » Là encore elle souligne que  » Paradoxalement, l’immigration des hommes dalits a soumis la mobilité et le comportement social des femmes à de plus grands encore attention et contrôle publiques. » Bref  » Ces processus montrent clairement qu’en ce qui concerne les femmes dalits indiennes, l’accumulation capitaliste renforce et consolide à la fois le statut des hommes dalits et les contrôles patriarcaux de la classe supérieure en général. »

Ces dernières analyses évoquant les évolutions dans les castes intouchables signalent bien en tout cas combien la question de la caste et de la classe est donc absolument indissociable de celle du genre, hier dans une société relativement statique et surtout aujourd’hui alors qu’elle est en pleine mutation… Malgré tant de débats que nous n’avons certes que superficiellement relayé ici, les analyses d’un simple rapport binaire caste/ classe semblent irrémédiablement caduques car elles ne prennent pas en compte son articulation fondatrice et fondamentale au patriarcat. On serait même tenté de dire que c’est peut-être là le secret de la longévité et de la plasticité de rapports de caste que tant de professions de foi progressistes et téléologiques n’ont eu de cesse de vouer au « musée des antiquités » depuis plus d’un siècle…

Caste et classe dans la littérature académique (II) : cerner un champ de force nouveau

Photo : un manifestant s’immole par le feu lors des protestations contre l’adoption des réformes proposées par la commission Mandal en 1990 ( Source : The Hindu)

Depuis plusieurs décennies un des enjeux pour les chercheurs travaillant sur les rapports entre caste et classe est de tenter de cerner un champ de force social en constante évolution. Déjà en 1969 dans son ouvrage, devenu un classique, Caste, Class and Power. Changing Patterns of Stratification in a Tanjore Village, André Beteille constatait : « Dans la structure traditionnelle les clivages de caste, classe et pouvoir tendaient beaucoup plus qu’aujourd’hui à suivre le même sillon. Les brahmanes étaient les propriétaires de la terre et ils constituaient aussi l’élite traditionnelle. Ce n’est plus le cas à présent. Le système social a pris un caractère beaucoup plus complexe et dynamique et désormais les clivages ont tendance à s’entrecroiser [cleavages that cut across one another]. » Comme il le précise plus loin dans son livre, selon lui :  » Dans la société traditionnelle, et même il y a une cinquantaine d’années, il y avait une bien plus grande cohérence entre le système de classe et la structure de caste. On pourrait même dire, en risquant certes de trop simplifier, que le système de classe était largement subsumé sous la structure de caste. Cela signifie que la propriété et la non propriété de la terre, et les rapports dans le système de production, étaient beaucoup plus associés à la caste que ce n’est le cas aujourd’hui. (…) Le système de classe ne peut plus être considéré comme un simple aspect de la structure de caste. » Et dans le même temps paradoxalement « Les classes – comme catégories de personnes occupant une position similaire dans le système de production – ne sont pas politiquement organisées et ce pour un ensemble de raisons. La séparation entre les différentes classes n’est en réalité pas assez accentuée pour que se développe un sentiment d’identité construit sur l’opposition aux autres. Les individus occupent des positions multiples et leurs loyautés sont partagées. (…) Les conflits politiques semblent donc avoir suivi plus étroitement les clivages de caste que de classe. »

Cet entrecroisement des clivages pour reprendre l’expression de Beteille est bien entendu le fruit de plusieurs facteurs de long terme tant dans les campagnes ( fin relative du système zamindari, déclin de la petite tenure, révolution verte et essor des middle castes, recours croissant à la migration chez les intouchables, révoltes et lutte armée) que dans les villes ( ouverture et tertiarisation de l’économie, déclin progressif du Congrès, affirmation dalit et fondation de partis de caste, etc) mais c’est notamment autour des politiques dites de « reservation » ( l’affirmative action à l’indienne qui assure aux castes et tribus défavorisées un accès prioritaire à l’emploi public, l’éducation et prévoit des quotas dans plusieurs domaines) qu’il semble notamment s’être cristallisé, ce qui a aiguillé un tournant dans la recherche académique. C’est du moins la thèse de Ashok K. Pankaj dans son utile synthèse « Engaging with Discourse on Caste, Class and Politics in India« . Pankaj considère ainsi qu’il y a dans la recherche sur le rapport entre caste et classe une véritable césure avec les protestations qui ont accompagné, en 1990, l’adoption par le gouvernement indien des recommandations de la commission Mandal. Celle-ci préconisait d’étendre les quotas aux Other Backward Classes (les castes shudras) portant le taux d’emplois réservés à près de 50% dans la fonction publique, le chiffre étant équivalent pour l’accès à l’université. Ce qui provoqua des protestations spectaculaires des étudiants des hautes castes dont certains allèrent même jusqu’à s’immoler par le feu ( photo qui orne ce post).

Selon Pankaj « avant Mandal » le débat se déroulait principalement entre les tenants d’une opposition stricte entre tradition et modernité, ou pour être plus précis entre système des castes et modernité, et qui postulaient donc une différenciation complète entre caste et classe et ceux qui défendaient le croisement nécessaire de l’ancien et du nouveau et tendaient à supposer une fusion entre caste et classe. Or après Mandal, d’un côté la théorie de la modernisation absolue et inexorable était une fois de plus démentie et de l’autre  » La légitimité des institutions traditionnelles en tant que facilitateur de la modernisation est devenue discutable. » Bref tous les termes du débat précédent étaient rendus en partie caduques par la nouvelle configuration entre caste et classe qu’avaient notamment manifesté les protestations. Désormais  » la question centrale de la recherche est de savoir si la caste doit être acceptée comme une catégorie permanente et fixe pour identifier les classes défavorisées socialement et sur le plan éducatif ou si il faut aller au delà de la caste pour trouver un critère plus séculier et plus flexible. » Ce débat opposera notamment deux universitaires marxistes I.P. Desai ( ‘Should “Caste” be the Basis for Recognising Backwardness?’) qui est contre et Ghanshyam Shah ( « Caste, Class and Reservation« ) qui est pour, débat qui bien entendu se poursuit jusqu’à aujourd’hui.

C’est en effet à une véritable « Lutte de classement » comme l’écrit Roland Lardinois que l’on assiste depuis quelques décennies, où Les usages politiques de la caste ( Lardinois toujours, cette fois au sujet de la somme incontournable de Christian Jaffrelot : La démocratie par la caste ) sont démultipliés. Un des paradoxes les plus spectaculaires concerne les « castes-classes ascendantes » qui après avoir longtemps bataillé pour monter dans l’échelle de la varna ( une caste shudra demandant ainsi à devenir kshatrya) se mobilisent désormais pour être catégorisées « Other Backward Classes » ( voir par exemple les études de cas de Jaffrelot et A. Kalaiyarasan , « The Political Economy of the Jat Agitation for Other Backward Class Status« , « Caste as Social Power. Social Trajectory of an Intermediate Caste » de Satish Chennur et le livre From Hierarchy to Ethnicity. The Politics of Caste in Twentieth-Century India). Ce qui amène notamment à repenser un concept très sollicité dans l’analyse des castes, la « sanskritisation », qu’on appelle parfois brahmanisation, terme forgé par le sociologue M. N. Srinivas dans les années 60 pour décrire comment des basses castes recherchent une mobilité « ascendante » en imitant les rituels et les pratiques des castes dominantes.

Comme le résume Karin Kopadia dans son livre Siva And Her Sisters. Gender, Caste and Class in Rural South India : « Cette adoption par les basses castes des normes des castes dominantes est une tentative de s’approprier un style culturel prestigieux qui souligne leur changement en terme de statut de classe. Ils ne prétendent pas à un plus haut niveau dans l’échelle des castes, la brahmanisation a en fait plus à voir avec la mobilité de classe que la légitimation via un plus haut niveau de caste. » Et cela ne concerne pas que les « middle castes » comme le démontrent le livre de Vijay Prashad Untouchable Freedom A Social History of a Dalit Community et l’article de Nicolas Jaoul « Casting the ‘sweepers’. Local politics of sanskritisation, caste and labour« . Dans ce texte dense et fouillé sur la caste intouchable valmiki assignée au balayage dans les villes, Jaoul décrit un processus fort compliqué où s’entrecroisent caste et classe sur fond de sankritisation voulue par en haut (pour occulter les enjeux de l’intouchabilité et mieux contrôler la force de travail) et d’assentiment « tactique » par le bas :  » L’identité de caste a été habilement subvertie et réécrite d’une manière singulière qui signale le refus d’être patronné et l’aspiration dalit à la dignité et à l’émancipation. Tout en cherchant stratégiquement le patronage de leurs bienfaiteurs dans les élites locales, et acceptant donc le nouveau nom qu’on veut leur donner, les valmikis ne renoncent pas pour autant à leur autonomie. C’était une solution de compromis entre la sanskritisation et l’idéologie dalit qui comme le suggère Prashad, découle du contexte particulier d’un travail employé par les autorités municipales. »

Autre enjeu parallèle qui a retenu beaucoup de l’attention des chercheurs indiens et internationaux : l’émergence d’une classe moyenne sur le sous-continent. D. L. Sheth dans son article « Secularisation of Caste and Making of New Middle Class » a proposé un cadre théorique intéressant pour aborder la question. Selon lui, il se produit une « déritualisation de la caste. Avec l’érosion de la ritualité une grande partie du système qui soutenait la caste s’est écroulé. La caste survit désormais comme système de parenté basé sur la communauté culturelle qui opère comme un système émergent de stratification sociale. » Cette déritualisation débouche sur une « sécularisation de la caste qui a détaché d’un côté la caste de la hiérarchie de statuts rituelle d’un côté et l’a importé de l’autre comme caractéristique fonctionnelle dans la politique démocratique concurrentielle. (…) La conscience de caste est désormais articulée comme conscience politique de groupes revendiquant du pouvoir dans une structure des opportunités modifiée. »

Et c’est dans ce contexte qu’émerge la classe moyenne, objet pour le moins hybride selon Sheth : « La nouvelle classe moyenne ne peut pas être considérée comme constituant une pure classe – une construction intellectuelle qui tient de la pure fiction. Elle garde en elle quelques éléments de la caste, dans la mesure où l’entrée d’un individu dans la classe moyenne est facilité par les ressources politiques et économiques collectives de sa caste. (…) pour les membres des basses castes, qui ne disposent pas des ressources liées au statut traditionnel, leur entrée dans la classe moyenne est facilitée par les quotas légaux prévus par l’affirmative action auxquels ils ont droit du fait de leur place dans le système traditionnel. Il semblerait que la classe moyenne indienne continue à porter en elle des éléments de caste dans la mesure où les aspirations modernes à un meilleur statut et la possibilité de leur réalisation sont vus par les individus dans les termes de la caste à laquelle ils appartiennent. Mais le fait crucial dans la formation de cette nouvelle classe moyenne c’est que tout en utilisant les ressources collectives de leurs castes respectives, les individus y entrant connaissent un processus de classisation; a) ils s’éloignent des rôles rituels et des fonctions attachées à leur caste b) ils acquièrent une nouvelle identité du fait de cette nouvelle appartenance c) leur intérêt économique et leur style de vie convergent plus avec les autres membres de la classe moyenne qu’avec leurs compatriotes de caste n’y appartenant pas. » Sur ce marronnier éditorial et académique qu’est la « classe moyenne indienne » et son rapport aux castes, on lira également avec profit les contributions toujours d’actualité de Jackie Assayag ( « En quête de classe moyenne en Inde. Grandeur, recomposition, forfaiture » et « Caste, démocratie et nationalisme. Les avatars du « castéisme » dans l’Inde contemporaine« ) et Gerard Heuzé ( « La classe moyenne ou l’enjeu mouvant de l’égalité : réflexion sur le cas indien« ).

Autre dynamique voisine, le développement de classes au sein des castes, y compris les plus basses comme l’illustre l’article « Caste and Class among the Dalits » de D. Shyam Babu paru dans le recueil Dalit Studies. Dans celui-ci Babu signale les effets absurdes des politiques de « reservation » notamment sur la transition possible de la caste à la classe : « Ironiquement, la discrimination positive semble avoir enfermé les membres de la communauté dans un statut inférieur. Un groupe de Dalits qui, bien que peu nombreux, est en mesure de devenir une classe, est incité par l’affirmative action non seulement à conserver, mais aussi à brandir son identité de Dalit. Il s’agit là d’un paradoxe, car la discrimination positive a été conçue en Inde pour, d’une part, dédommager les Dalits (et les tribus répertoriées) pour les injustices passées qu’ils ont subies et, d’autre part, les mettre sur un pied d’égalité avec les autres catégories de la population. En tant qu’instrument politique, elle est inefficace car elle ne peut bénéficier qu’à une fraction de la communauté, et Ross Mallick s’interroge à juste titre sur « la pertinence de la discrimination positive pour l’amélioration du sort de la communauté » De plus, étant donné son mode de fonctionnement, ses bénéficiaires se retrouvent dans un statut contradictoire d’indépendance économique et d’infériorité sociale. Malgré la certitude statistique écrasante que la discrimination positive ne profitera qu’à un très petit nombre, les Dalits sont conditionnés à maintenir leur statut de « scheduled » dans l’attente de son utilité future. Cette tendance conduit parfois à des situations dans lesquelles les Dalits eux-mêmes exigent des politiques rétrogrades. » Karin Kopadia dans son livre Siva And Her Sisters. constate plus généralement : « Avec une plus grande différentiation en termes d’éducation et d’accès à l’emploi, des divisions de classe apparaissent désormais au sein des castes. Mais du fait du profond enracinement des identités de caste, ces divisions ne débouchent pas sur la naissance d’une conscience de classe qui pourrait transcender la caste mais au contraire en une plus grande stratification de classe au sein de la caste. » Sans que cela ne diminue l’emprise de cette dernière…

Enfin, si certaines études se sont penchées sur le rapport entre caste, classe et inégalités dans l’Inde contemporaine, ainsi le livre d’Ashwini Deshpande, The Grammar of Caste. Economic Discrimination in Contemporary India ou en français l’article de Marie-C. Saglio-Yatzimirsky « La pauvreté en Inde : une question de castes ?« , c’est surtout autour des évolutions de l’exploitation dans les campagnes et en ville que l’on trouve les contributions les plus stimulantes. L’article de Alpa Shah et Jens Lerche, « Tribe, Caste and Class – New Mechanisms of Exploitation and Oppression » qui ouvre le recueil qu’ils ont édité en 2018, Ground Down by Growth. Tribe, Caste, Class and Inequality in Twenty-first-century India, nous a semblé offrir une bonne synthèse théorique. Selon ces deux auteurs « la globalisation économique a ré-enraciné les oppressions sociales fondées sur l’identité ( par lesquelles nous entendons ici la tribu, la caste, le genre et la région mais nous pourrions ajouter la race, l’ethnicité, la sexualité) les rendant inséparables des rapports de classe, un processus que nous conceptualisons comme une « oppression conjuguée » {« conjugated oppresion »}. (…) Ground Down by Growth montre comment les inégalités de caste et de tribu ( et de région et de genre) se forment via les rapports de classe dans le pays, transformant les vieilles formes de discrimination et de marginalisation basée sur l’identité en de nouveaux mécanismes d’exploitation, d’oppression et d’assujettissement. Plus spécifiquement, nous avançons que l’enracinement de la différence sociale dans l’expansion du capitalisme se réalise au travers de trois processus reliés entre eux : les inégalités de pouvoir héritées du passé ; l’hyper-exploitation fondée sur le travail migrant non qualifié et l’oppression conjuguée. »

Rappelant combien la modernisation économique indienne s’est fondée sur une plus grande encore informalisation du travail que par le passé ( au point que Jonathan Parry décrit dans Classes of Labour les 8% des travailleurs qui sont dans le secteur formel comme une « aristocratie ouvrière » fondamentalement opposée au 92% restant dans le secteur informel) et a démenti les « prédictions téléologiques » annonçant une inexorable « prolétarisation » à l’occidentale, Shah et Lerche constatent : « Alors que le travail à temps plein dans l’agriculture a rapidement diminué dans l’ensemble du Sud, il n’y a pas d’évolution générale vers une classe doublement « libre » – d’une main-d’œuvre principalement industrielle « libérée » (c’est-à-dire dépossédée) de l’accès aux moyens de production tels que la propriété foncière, et « libre » (c’est-à-dire forcée par la contrainte économique) de vendre sa force de travail. Au lieu de cela, des groupes de travailleurs « plus ou moins » libres (Banaji 2003) ont été constitués, ayant souvent au moins un pied dans l’agriculture et l’autre dans le travail informel et précaire et dans la production de petites marchandises en dehors de l’agriculture. Cette condition non prolétarienne, que Henry Bernstein appelle les « classes du travail » { « classes of labor »}, peut être considérée comme une nouvelle armée de réserve permanente confrontée à une marginalité terminale au sein du capitalisme mondial. C’est le sort de la majeure partie de la population active d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie, et, selon certains, même de la Chine. »

Si dans ce contexte, la revitalisation des discriminations « fondées sur l’identité » semble centrale à Shah et Lerche, ils n’en sont pas moins critiques des théories intersectionnelles : « Ces dernières années, les théories de l’intersectionnalité ont connu beaucoup de succès avec leur tentative d’attirer l’attention sur comment l’injustice et l’inégalité sociale se produisent à un niveau multidimensionnel impliquant plusieurs identités « interagissant entre elles » ( telles que le genre, la race, la classe et l’ethnicité). Bien qu’elles aient été importantes en mettant en lumière les identités multiples, nous pensons que ces théories ne sont pas adéquates pour expliquer la façon inextricable dont les rapports de classe et d’identité se constituent mutuellement. C’est parce que dans la plupart des analyses de « l’intersectionnalité » les différentes catégories sont presque toujours traitées comme des « variables » indépendantes qui peuvent ou non dans des circonstances particulières « interagir », » se croiser » ou « corréler ». De surcroit, la classe est traitée comme une catégorie sociale plutôt que comme constitutive des rapports sociaux entre les personnes tels qu’ils sont déterminés par leur rapport aux moyens de production et de reproduction. Nous attirons au contraire l’attention sur le fait que l’oppression sociale fondée sur l’identité est constitutive et détermine le rapport des personnes à leurs moyens de production et de reproduction, nous plaçons ainsi au premier plan l’analyse de l’économie politique dans laquelle les rapports de classe, caste, tribu, genre et de région sont inextricablement liés. »

Après avoir donné un rapide mais utile aperçu des analyses existantes « sur cette constitution mutuelle des rapports de classe et de la différence sociale » ( Oliver Cox, Stuart Hall, Etienne Balibar), Shah et Lerche détaillent ce qu’ils entendent par les trois processus interconnectés qui la permettent en Inde. Ainsi  » les inégalités de pouvoir héritées du passé » : « puisque pour les groupes dalits ou tribaux, l’inclusion négative/défavorable {« adverse inclusion »} dans l’économie se fonde sur un désavantage historique et une discrimination institutionnalisée. Cette histoire légitime le fait qu’aujourd’hui dalits et tribaux ont moins de terres, de capitaux, d’éducation et de poids politique que les autres et sont donc consignés aux travaux les moins qualifiés et les plus durs. » De même « l’hyper-exploitation fondée sur le travail migrant » prend sa source dans une migration venant non pas de l’extérieur mais « d’une extranéité interne {« internal alien-ness »} basée sur le statut de classe, de tribu ou régionale. Cette circulation interne de la main d’oeuvre est essentielle pour abaisser les coûts et contrôler le travail dans et en dehors du processus de travail. » Ce qui donne naissance à ce que Jan Breman « appelle les « chasseurs-cueilleurs de salaire » qui transcendent et travaillent au delà des séparations agriculture-industrie et ville-campagne. » Et s’appuyant sur Meillassoux ( cf Femmes, greniers, capitaux) Shah et Lerche définissent l’hyper-exploitations comme « la condition dans laquelle le capital réduit les coûts du travail venant de la campagne bien en deçà des coûts de locaux standards du travail non seulement en les payant moins et en leur faisant subir de pires conditions de travail mais aussi en omettant le coût de sa reproduction dans sa région d’origine. »

Enfin « l’oppression conjuguée » ( terme emprunté à Philippe Bourgois), qui selon les auteurs n’est pas l’apanage du seul capitalisme, atteint bien entendu des sommets « puisque dalits et tribaux ne sont pas seulement représentés comme des étrangers; dans bien des cas ils sont les non-humains de l’Inde, ceux qu’on peut discriminer, ceux qui n’ont pas de droits et contre lesquels on peut commettre des atrocités avec une quasi complète immunité. » D’autant quand sous prétexte de lutte anti-naxaliste on les transforme désormais en « classes dangereuses » « non civilisées » et « anti-nationales ». Les auteurs concluent : « Pour en revenir à Stuart Hall, la capitalisme fonctionne en utilisant les spécificités culturelles de la force de travail ; et en accord avec E.P. Thompson, c’est depuis les univers de vie spécifiques des différents groupes dalits et tribaux qu’une conscience et action de classe spécifiques contre ces conditions pourra se former. Mais comme nous le montrons, la forme précise, la direction ou la portée d’une telle action ne sont pas prédestinées et ne peuvent être considérées comme garanties. » Précisons que nous ne rendons pas ici réellement justice au texte, puisque chaque « généralité analytique » est illustrée d’exemples très concrets à travers les secteurs industriels, groupes sociaux et régions de l’Inde actuelle. La série d’études de cas qui constituent le recueil étant de surcroît très éclairante sur bien des réalités localisées et agencement sociaux spécifiques qui font les rapports sociaux sur le sous-continent. On regrettera juste que dans leur salutaire volonté de synthèse, les auteurs ne prennent pas le temps de véritablement théoriser l’articulation entre la caste, la classe et le genre, historiquement et aujourd’hui, articulation qui sera l’objet du prochain et dernier post.

Caste et classe dans la littérature académique (I): deux recueils

Par commodité nous ne traiterons que des livres et articles comprenant le tandem caste et classe dans leur titre.

Il existe un très riche, quoique ancien, recueil d’articles d’universitaires français, anglo-saxons et indiens, désormais consultable en ligne, qui aborde la question : Caste et classe en Asie du sud, nous en proposons ici une rapide lecture. Il était dirigé par le regretté Jacques Pouchepadass dont nous nous permettons d’ores et déjà de reproduire un long extrait de la présentation :

« « Caste et classe en Asie du Sud » : cet intitulé semble peut-être annoncer quelque exercice d’école aux termes classiquement balancés. Il s’agit en fait de tout autre chose : ce titre est l’énoncé d’un problème bien vivant, qui agite et féconde en profondeur actuellement les études de sciences sociales dans le domaine indien. L’objet du débat est très vaste : c’est toute l’interprétation de l’évolution sociale du monde indien à l’époque moderne qui est en cause. Dans sa version la plus polémique, et à coup sûr la plus stérile, il tend parfois à se réduire à une très schématique alternative : « Caste ou classe en Asie du Sud ? ». Les auteurs du présent recueil, qui ne cherchent pas d’abord à condamner mais à comprendre, l’abordent au contraire dans sa complexité véritable, tel qu’ils l’ont rencontré au fil de leurs travaux. Deux mots d’histoire éclaireront leur cheminement.

L’une des orientations les plus fécondes de la recherche en sciences sociales sur les pays du sous-continent indien est incontestablement depuis trente ans l’étude du système des castes. À l’ethnographie descriptive de l’époque coloniale a succédé, à partir des années 1950, la vogue des monographies de village, conduites avec le souci proprement anthropologique d’atteindre, à travers l’étude locale intensive, la logique interne de l’ensemble social. L’abondance des enquêtes, la rigueur méthodologique et la précision conceptuelle croissantes, ont mené à l’édification d’un corpus de données d’une ampleur exceptionnelle. L’approche structurale et comparative de Louis Dumont, largement divulguée à partir de 1966 par la publication de son Homo hierarchicus, a grandement stimulé les débats théoriques engendrés par ces recherches. En posant pour prémisse la spécificité de la société hindoue des castes, dont le principe est une idéologie hiérarchique fondée sur une opposition structurale entre le pur et l’impur, c’est-à-dire sur un certain mode social d’accès au sacré, la théorie de Louis Dumont a pour ainsi dire catalysé des divergences assurément latentes, mais jusqu’alors moins explicites, dans un domaine où l’approche empirique l’emportait largement. Par son ampleur et sa cohérence, elle contraignait les chercheurs de tous horizons à un réexamen fructueux de leurs postulats et de leurs modes d’investigation. Corrélativement, elle était abondamment attaquée, et provoquait notamment des désaccords sans ambages de la part de ceux de ses critiques pour qui la caste ne représente qu’un cas particulier dans la théorie générale de la stratification sociale, et qui voient dans l’idéologie hiérarchique la rationalisation de rapports de domination ou d’exploitation de fait.

C’est par un trajet inverse de celui de ces critiques que les chercheurs issus des autres sciences de la société, et particulièrement de l’économie politique, de la politologie et de l’histoire sociale, sont amenés à la considération de la caste. Intéressés en priorité par les relations économiques et les rapports de pouvoir, tant dans leur structure que dans leur évolution, ils abordent ces questions dans le domaine indien à partir des postulats matérialistes propres à leurs disciplines. Les sources disponibles, d’origine gouvernementale pour l’essentiel, permettent d’isoler et d’étudier principalement trois types de groupes sociaux : catégories socioprofessionnelles (notamment d’après les recensements décennaux de la population active), catégories statistiques (ainsi les classes d’exploitants agricoles définies par l’étendue de surface cultivée), catégories juridiques (classes définies par le régime légal de propriété ou d’occupation de la terre, ou par les modalités d’emploi contractuel ou coutumier). En combinant ces données globales et en étudiant leurs variations dans le temps, il est possible de formuler certaines hypothèses sur la structure et l’évolution des classes sociales et de la population active. Mais les chercheurs se heurtent à de grandes difficultés lorsqu’ils s’efforcent de discerner par ces moyens non plus des catégories formelles, mais des groupes signifiants, qui correspondent à une réalité vivante aux yeux de l’ensemble de la population considérée, et dont l’unité réelle soit enracinée dans une conscience de groupe. L’historien, le politologue doivent pourtant parvenir à isoler des ensembles de cette nature pour expliquer, par exemple, les phénomènes de mobilisation politique. Les obstacles sont nombreux, particulièrement dans l’étude du milieu rural, où l’extrême imbrication des statuts juridiques et des relations de production fait qu’un même individu relève généralement de la définition de plusieurs « classes » à la fois, et que les limites entre ces classes sont souvent presque impossibles à tracer. Il faut donc faire intervenir d’autres éléments d’analyse : typologies internes aux « classes » abstraites (types de propriétaires, de tenanciers, d’ouvriers propres à chaque région particulière), rapports traditionnels de domination et de dépendance, rôle respectif de la coutume et du marché dans les relations entre employeurs et main-d’œuvre, etc., tous éléments qui, à des degrés divers, mettent en jeu les représentations, les valeurs, et donc, bien évidemment, la caste, sans référence à laquelle aucun événement humain, dans le contexte indien, n’est pleinement intelligible. Le concept de classe, dans ces conditions, n’est plus opératoire que dans une acception très lâche.

Pourtant, même quand ils reconnaissent la considération de la caste comme essentielle pour la compréhension du monde traditionnel, les spécialistes de l’économie politique, de l’histoire ou de la politologie traitent le plus souvent les réalités économiques et politiques indiennes comme un domaine autonome, dans lequel l’idéologie joue le rôle d’un facteur capital, mais qui n’est pas pour autant fondamentalement conditionné ou englobé par elle. De la grande masse de la littérature scientifique publiée dans ce domaine à ce jour se dégage une sorte de consensus implicite en faveur de la dichotomie entre infrastructure et superstructure dans son acception classique. Cette tendance ne saurait surprendre dans des disciplines dont la vocation essentielle, en dernière analyse, est la description et l’explication du changement. Elle représente assurément, pour qui cherche à rendre compte de l’évolution contemporaine de la société indienne, l’approche la plus souple. La question est de savoir si elle représente aussi, par voie de conséquence, l’approche la plus superficielle.

C’est précisément autour de l’interprétation des changements modernes que le débat se noue véritablement. En dehors de la littérature à proprement parler anthropologique, les considérations courantes sur les transformations sociales dont l’Asie du Sud est le théâtre depuis l’époque coloniale appliquent au sous-continent la grille d’analyse conventionnelle des sociétés traditionnelles englobées par le capitalisme mondial et placées sous l’influence de l’Occident. On rencontre alors un débat classique de la sociologie, qui consiste à se demander s’il est possible de trouver des classes sociales dans tout type de société. En termes marxisants, on parle couramment, à propos des sociétés anciennement colonisées, de « proto-classes » ou de classes « tendancielles », formations hétérogènes dont l’accession à l’indépendance, qui met un terme à l’unanimité anti-impérialiste, favorise l’éclosion, mais où subsistent des traits hérités des stratifications antérieures. Ce type d’analyse peut s’appliquer à l’Inde, et l’a été. Une copieuse littérature de sociologie historique, d’origine essentiellement anglo-américaine, a cherché à tirer au jour depuis une quinzaine d’années les bases sociales du mouvement nationaliste indien, et à donner consistance, sous diverses appellations (élites régionales, intelligentsia, classe moyenne), à une catégorie sociale caractérisée, dans chaque grande région, non seulement par l’appartenance de caste de ses membres, mais par l’éducation, la profession, la nature spécifique des relations avec le pouvoir colonial, et parfois désignée dans les langues indiennes par des vocables particuliers dont les connotations débordent le simple domaine de la caste (ainsi les bhadralok au Bengale). Dans le même esprit, d’autres recherches convergentes d’historiens, de politologues et d’économistes ont mis en évidence plus récemment l’ascension progressive depuis un siècle, dans les différentes régions indiennes, d’une couche prospère et influente de la paysannerie, baptisée elle aussi de dénominations variées (classe moyenne rurale, élite rurale, paysans riches, paysannerie dominante), dont l’homogénéité et le poids politiques sont particulièrement sensibles dans l’Inde indépendante et dont l’identité n’est que partiellement fondée sur le statut de caste.

À côté de ces formations modernes aux contours encore incertains, qui présentent certains des caractères propres aux classes sociales, les politologues distinguent d’autres formes de regroupement d’essence conflictuelle, dont l’originalité se fonde sur des distinctions liées à l’idéologie, mais qui représentent une dénaturation de celle-ci. Ainsi les castes défavorisées que les gouvernants de l’Inde indépendante ont réunies en catégories homogènes destinées à bénéficier d’avantages sociaux particuliers (Scheduled Castes, Backward Castes), et qui se transforment en groupes de pression militants. Ainsi encore le mouvement « non-brahmane », ou plus simplement les castes individuelles qui s’alignent sur le jeu des partis dans l’arène électorale, et se transforment en groupements d’intérêts. Ce modèle d’organisation sociale en unités qui combinent traits traditionnels et traits modernes, mais qui sont fondamentalement de nature concurrentielle, voire conflictuelle, comme le sont les classes sociales dans l’univers occidental, est-il en passe de s’imposer comme le modèle dominant dans les sociétés du sous-continent ? En interprétant le devenir indien dans ces termes, on s’expose au reproche de sociocentrisme, attitude qui consiste ici à déchiffrer l’évolution récente de la société indienne dans l’optique de l’idéologie individualiste et économiciste qui prévaut en Occident, et l’on fait bon marché de la permanence jusqu’ici manifeste, notamment dans les campagnes, de la vision hiérarchique traditionnelle. Si on revient alors à une perspective anthropologique, cette permanence de la caste au cœur des phénomènes les plus contemporains, et cette multiplicité de conflits et de changements dans le monde de la caste, conduisent à reconnaître un fait probablement trop négligé jusqu’ici, c’est que la sociologie de la caste comme système hiérarchique ne sous-entend nullement qu’un tel système fonctionne nécessairement sous le régime de l’harmonie préétablie, autant dire totalitaire. Ce que Louis Dumont a voulu décrire et comprendre, c’est une hiérarchie de statuts, non une harmonie d’intérêts. Cet ensemble de valeurs, d’institutions et de pratiques définit un champ dans lequel les conflits d’intérêts se développent librement et prennent sens. Un champ dans lequel les protagonistes des conflits se définissent concrètement sur le mode segmentaire plutôt que sur le mode global et abstrait familier à l’Occident européen. Un champ dont on ne saurait dire a priori qu’il exclut les changements, même considérables. En tout état de cause, les transformations modernes de l’économie, qui engendrent inévitablement, en Inde comme ailleurs, de nouveaux types de conflits, fournissent l’occasion de vérifier dans les faits les caractères et les limites de la plasticité inhérente au système des castes.

C’est ce problème d’interprétation fondamental qui, en janvier 1978, a incité une dizaine de chercheurs du Centre d’Études de l’Inde et de l’Asie du Sud, venus d’horizons divers (anthropologie sociale, économie, géographie, histoire, politologie), à constituer une équipe de recherche sur le thème « Les classes sociales en Asie du Sud », sous la responsabilité d’Alice Thorner et de Jacques Pouchepadass, afin de confronter leurs questions et leurs observations. Le présent volume représente l’aboutissement du travail de cette équipe, bien que toutes les communications qu’elle a entendues et discutées n’aient pas abouti à des articles, et que quelques uns des textes rassemblés ci-après soient venus trop tard pour être soumis au débat. L’objectif de l’équipe n’était pas de reprendre dans l’abstrait un débat théorique dont les termes étaient connus (on trouvera la liste des principaux ouvrages qui s’y rapportent dans l’« orientation bibliographique » qui clôt ce volume). Il s’agissait davantage de reposer le problème de fond à la lumière de données nouvelles, issues d’enquêtes de terrain ou de recherches d’archives. En dehors des contributions d’Alice Thorner et de Marc Gaborieau, dont il sera question plus loin, les articles qui composent ce recueil s’articulent tous autour de l’une ou l’autre de deux grandes questions : la dynamique des groupes sociaux dans le contexte de l’évolution économique moderne ;
les facteurs de mobilisation dans es conflits sociaux et dans la pratique de la démocratie. Les interrogations sous-jacentes à ces deux rubriques concernent le destin de la caste en Asie du Sud à l’époque récente, et le sens qu’il faut attribuer aux faits de classe qui s’y manifestent. »

On notera que surprenamment, il n’est jamais question des Dalits en tant que tels dans cette présentation, les castes n’étant pas donc pas abordées du point de vue de leur abolition possible et nécessaire…

Le recueil s’ouvre sur le très important article d’Alice Thorner, étrangement non traduit, « Semi-feodalism or capitalism: The contemporary debate on classes and modes of production in India », qui se penche de façon détaillée sur les débats marxistes indiens et que nous évoquerons dans les posts sur « Le mode de production introuvable ». Lui succède l’article de Jacques Pouchepadass « Les classes paysannes dans les mouvements agraires en Inde au XXe siècle » qui retrace l’évolution des luttes paysannes sur le sous-continent. Jusqu’au début des années 50 constate Pouchepadass :  » Dans la majorité des cas, les mouvements se développent sur une base de collaboration de classes. Le rôle moteur appartenant alors presque toujours à la couche supérieure de la paysannerie. » Et ce jusqu’à l’insurrection du Telengana qui marque l’ouverture d’un nouveau cycle de luttes post-coloniales. Celle-ci opposeront désormais le plus souvent le prolétariat rural aux paysans riches que Pouchepadass définit ainsi :  » Il faut entendre par paysannerie dominante, l’oligarchie des paysans aisés et riches de caste respectable, propriétaires ou tenanciers, qui détient dans chaque village la plus grande partie des droits fonciers, et qui fournit au reste de la population villageoise l’essentiel de ses opportunités d’emploi et une bonne partie de ses sources de crédit. Cette paysannerie dominante joue le rôle d’intermédiaire entre la masse des villageois et l’administration comme plus généralement avec le monde extérieur. » Comme nous avons pu le voir dans les posts précédents, la migration vers d’autres régions ou la ville a modifié ce paysage et contribué à un durcissement du conflit notamment via la persistance des atrocités de caste.

La relative montée en puissance des intouchables, du moins leur combativité nouvelle, est abordée par Subrata K. Mitra dans « Caste, class and conflict: organization and ideological change in an Orissa village », un étude de cas de la trajectoire de la caste intouchable des Pāna sous l’angle de la mobilisation spécifiquement politique. Mitra décrit tout d’abord comment le système politique à l’ère du Congrès permettait de canaliser les conflits :  » Le modèle du système de parti dominant qui constituait la forme la plus acceptée de la politique indienne était basé avant tout sur la capacité du système politique à internaliser les défis lancés à la stabilité du statu-quo à travers un processus compliqué de négociation fractionnelle [« factional bargaining »]. » Avant que 75 et ses suites ouvrent une période nouvelle : « L’instabilité politique des années soixante, la décadence du « système du Congrès » et, finalement, le rejet brutal de la démocratie représentative pendant l’état d’urgence de 1975-1977, certains des macro-indicateurs de la polarisation des conflits aux niveaux inférieurs du système, ont sérieusement remis en question ce que l’on peut appeler la thèse de la « continuité ». En même temps, l’identification mécanique des conflits entre castes et classes ne fait pas beaucoup avancer l’argument non plus. Comme le débat stimulant mais non concluant sur les modes de production l’a montré très clairement, l’existence de modes de production multiples donne une image plutôt compliquée et contradictoire, qui ne peut pas être facilement présentée de manière schématique comme une lutte de classe révolutionnaire entre les travailleurs et les propriétaires des moyens de production. L’identification du conflit politique comme point central de l’analyse conduit donc nécessairement la discussion au niveau plus général des paradigmes concurrents du processus social et de la société indienne en particulier. En rédigeant cet article, j’ai l’intention de fournir une base empirique à une discussion théorique de cette nature. Dans le contexte de l’évolution des normes politiques, des modalités d’action collective et de la transformation de l’environnement dans lequel elles s’inscrivent, cet article présente un compte rendu de l’accession au pouvoir et de l’importance politique des couches sociales inférieures dans un village du sud-est de l’Inde. Le point important de cette expérience est que ce changement s’est produit grâce à la combinaison d’efforts d’organisation générés en grande partie par les dirigeants des couches sociales inférieures et à la structure des opportunités créées par le processus électoral. »

Henri Stern dans « L’édification d’un secteur économique moderne : l’exemple d’une caste marchande du Rajasthan » analyse quant à lui la trajectoire des castes marchandes et en particulier celle des Marwari du Rajasthan . Il évoque ainsi les raisons de leur succès : « (..) les anciennes institutions marchandes de ces castes (marchés, guildes), ainsi que leurs longues pratiques commerciales et bancaires, ont pu les préparer au rôle prépondérant qu’elles jouent dans l’organisation et le fonctionnement des marchés concurrentiels de type moderne, tandis que l’institution de la famille indivise, plus accentuée chez elles encore que chez toutes les autres castes, les a mises en mesure d’exercer les effets de monopole qui semblent nécessaires à l’introduction et à la maîtrise de l’innovation sur les marchés concurrentiels. » Elles semblent en bien des points remplir un rôle équivalent à la bourgeoisie européenne à ses débuts ( développement des villes, financement des guerres et du culte, etc) et connaissent une réussite que reflète leur unité mais cette fois-ci sur un mode plus propre aux castes : « le réseau des liens de consanguinité et de mariage qui constitue concrètement chacune de ces castes joue, aujourd’hui, un rôle considérable dans l’organisation financière, industrielle et commerciale du Rajasthan et de l’ensemble de l’Inde.

En suivant le réseau de ces liens, maintenus très vivants, entre les familles installées dans les grands centres économiques du pays et celles qui sont restées dans les villes, bourgs et villages du Rajasthan, on voit s’articuler les différents niveaux du système industriel indien, de l’échelon national à l’échelon régional et local : les familles les plus puissantes, qui contrôlent les grands groupes, véritables multinationales, en holdings financières, font gérer la production par les parents et alliés qu’ils placent systématiquement aux postes de responsabilité (non sans qu’ils aient reçu une formation générale et spécialisée appropriée) ; elles organisent la distribution des produits par des relations contractuelles d’exclusivité établies avec des familles qui, souvent, leur ont donné des filles en mariage et qui opèrent dans les bourses de commerce et les grands marchés nationaux, les agences régionales (gros) et le commerce local (demi-gros et détail) ; et dans ce réseau de distribution commerciale, c’est souvent la branche aînée d’une lignée qui confie la responsabilité – et les bénéfices – de l’échelon inférieur à une lignée cadette, sur le modèle du seigneur rajput (ṭhākur) qui confiait la gestion de ses terres à un kāmdār (« celui qui fait le travail »), souvent de caste marchande, d’ailleurs.

Le long de cette chaîne, et de haut en bas, circule et se diffuse la puissance économique tandis que, de bas en haut, à travers les liens de consanguinité et de mariage, circulent des valeurs traditionnelles qui assurent la cohésion de ces groupes, réseaux et castes, ainsi que, par la même occasion, celle du secteur industriel privé de l’Inde. Inversement, et du point de vue des valeurs modernes, les familles restées au Rajasthan retirent un surcroît de prestige et d’influence de leur association aux puissantes familles installées dans les grands centres économiques, tandis que celles-ci trouvent en elles une assise solide et en profondeur, indispensable à leur puissance et à leur pérennité. »

On retrouve donc la fameuse plasticité de la caste qui amène Stern à conclure : « La société de castes peut s’adapter à la modernisation économique sans changer radicalement de nature. » On remarquera toutefois que l’hyper-endogamie ( « la consaguinité ») évoquée plus haut peut aussi finalement se retourner contre ses adeptes comme le montre le déclin démographique accéléré actuel d’une autre caste marchande, celle des Parsis.

Dans la foulée de cette analyse Claude Markovits s’interroge « Peut-on parler d’une classe capitaliste indienne ? ». Dans cet important article, il retrace le parcours des grands capitalistes indiens depuis l’ère pré-coloniale où les grands banquiers qui finançaient le commerce intérieur et le commerce lointain, deviennent ensuite les intermédiaires des grandes compagnies occidentales tout en restant divisés et rivaux. Lorsque la colonisation devient directe l’effet est pour le moins dévastateur : » les grands marchands banquiers ont perdu successivement toutes leurs fonctions de banquiers de l’État, de changeur d’argent et de collecteurs de revenus et se sont trouvés confrontés à la concurrence des nouvelles banques de type européen. » Une seconde phase de la colonisation après 1860 leur permet de commencer à investir dans l’industrie mais à l’indépendance « les capitalistes indiens étaient encore loin de constituer une classe unifiée ou en voie d’unification. » Or le développement massif du service public en provoquant « un resserrement de l’éventail des activités ouvertes au grand capital » va aboutir à « une homogénéisation des intérêts ».

Émergent alors deux grands secteurs, l’un plus industriel et plus planificateur incarné par Tata et l’autre plus spécifiquement marchand qui privilégie  » la recherche de profits rapides, souvent de nature spéculative, avec une réticence pour les investissements de long terme, une faible attention dévolue aux aspects technologiques et à la qualité ». Ces grands capitalistes construisent leurs groupes autour de la famille et dans ce cadre les rapports de caste évoluent :  » Tout se passe comme si la caste devenait de plus en plus une association d’entraide économique ; on aurait donc une certaine substantialisation de la caste, un affaiblissement de son aspect structurel. » Alors que dans le même temps aucun parti politique ne vient incarner ses intérêts, les grands capitalistes préférant composer avec le Congrès : « Une fraction dominante du grand capital indien était consciente de la complémentarité entre secteur privé et public ( le dernier lui fournissant au premier les produits à bas coûts et lui épargnant d’avoir à investir dans l’industrie lourde dont la rentabilité à court terme est faible). » Mais dés qu’il s’agit de peser sur la bureaucratie du régime congressiste « le grand capital représente le groupe d’intérêts le plus structuré du pays. »

Le principal problème de ce passionnant recueil c’est qu’il date de 1982, ce que manifeste la suite des développements de Markovits qui prédit une fusion des élites militaires, bureaucratiques et des affaires et conclut « La plupart des grands capitalistes trouvent leur compte au maintien de l’Inde dans une certaine stagnation qui leur permet, grâce à la persistance dans les campagnes des rapports sociaux de type traditionnel, de bénéficier d’une main d’oeuvre bon marché et relativement docile et de dégager des taux de profit particulièrement élevés, qu’une modernisation radicale du pays réduirait nécessairement. » Analyse classique et un peu courte, la classe capitaliste indienne, certes tend comme partout à l’oligarchie, est en pleine collusion avec le pouvoir et s’appuie sur une certaine stagnation des rapports sociaux dans les campagnes qui alimente les migrations mais s’avère également capable d’initier un véritable développement endogène et d’accélérer l’intégration de l’Inde à l’économie globale…

De l’autre côté du spectre social et dans un article que nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer, Gerard Heuzé s’intéresse à « L’unité et la pluralité du monde ouvrier ». Si nous ne reviendrons pas sur son panorama de l’évolution des rapports d’exploitation ( voir notre post sur le mouvement ouvrier), il est intéressant de reproduire les développements qu’il donne sur la conscience ouvrière. D’un côté « L’appartenance à une communauté religieuse (les principales religions sont l’hindouisme, l’islam, le sikhisme et le christianisme) est vécue par chaque ouvrier avec une telle intensité qu’une théorie indienne a présenté la conscience « communale » comme l’équivalent indien de la conscience de classe (la conscience de caste remplaçant la conscience prolétarienne, et la conscience catégorielle tenant lieu de conscience salariale). Il est de fait que l’habitat ouvrier, surtout dans le Nord (comme à Jamshedpur), est de plus en plus structuré en fonction des communautés religieuses. Et le martyrologe ouvrier est beaucoup plus lié aux conflits religieux qu’à la lutte des classes. » Et de l’autre : « Les directions syndicales, dans la plupart des cas, ne sont pas issues du monde ouvrier, mais de la classe intellectuelle politisée. Seuls les gens instruits, en effet, y occupent des positions importantes. Ces dirigeants, tout comme les membres de la classe politique indienne, sont en règle générale de caste élevée. » Et de là découle une séparation nette entre culture et monde ouvrier : « Ce sont actuellement les leaders qui constituent les relais de la conscience ouvrière. Il n’est pas dans leur nature de diffuser la « mémoire de classe », mais plutôt de la capitaliser, puisque c’est là une des bases de leur pouvoir. Certains, outre leurs connaissances étendues en droit du travail, sont de véritables érudits en matière d’histoire ouvrière. S’il existe une conscience de classe ouvrière, elle est donc en grande partie extérieure à la classe ouvrière elle-même. » Il est peu probable que les choses aient beaucoup progressé depuis : on sait combien tout est fait par le pouvoir actuel et ses relais pour alimenter la « conscience communale » des pauvres du sous-continent avec des conséquences presque chaque jour plus catastrophiques, le déclin des vieilles organisations et syndicats communistes ayant par ailleurs été accéléré par l’essor des syndicats de caste…

Sur la question des classes, l’article « Les rapports de classe dans l’idéologie officielle du Népal » de Marc Gaborieu donne un éclairage cocasse de l’idéologie du temps de la monarchie ( abolie en 2008 suite à une longue insurrection maoïste). Celle ci niait  » que les classes soient nécessairement en conflit, et à plus forte raison que la lutte des classes soit le moteur du progrès. Tout cela se résume dans les slogans officiels du type : « le développement sans lutte des classes » ou même « la révolution sociale sans lutte des classes. » Bref « l’idéologie officielle accepte les prémisses de la théorie marxiste comme le parti du Congrès népalais l’avait fait avant lui : mais c’est pour mieux en conjurer les conséquences sociales et politiques. » Ce qui n’aura pas suffit comme le montre le folklore « communiste » actuel au Népal (sociaux démocrates maquillés en marxistes léninistes, maoïstes variante prachanda, maoïstes invariants, etc !)

Quoique un peu daté, ce recueil constitue une référence incontournable sur la question caste-classe et témoigne de la vitalité passée et présente de la recherche sur l’Inde en france.

Second recueil cette fois-ci en anglais Class, Caste, Gender, édité par Manoranjan Mohanty, présente plusieurs textes de figures historiques ( Ambedkar) ou célèbres ( Amartya Sen, Jean Drèze, M.N Srinivas) et des contributions intéressantes sur des thèmes voisins au recueil français dont il s’avère finalement assez complémentaire. Ainsi « The Political Economy of the Economic Reform
Strategy: The Role of the Indian Capitalist Class » de Prabhat Patnaik et alii constitue un bonne suite à l’article de Markovits dans Caste et classe en Asie du Sud puisqu’il s’intéresse au rôle de la classe capitaliste dans la fameuse libéralisation qui s’amorce à partir des années 80 et se déploie surtout au début des années 90. Patnaik et ses coauteurs croient déceler un  » schisme dans les rangs du capital indien » lors de l’adaptation de ces trains de mesure, avec d’un côté les partisans de l’ouverture économique et de la restructuration et ceux qui restent plus circonspects. Dans ce cadre, les auteurs soulignent très justement le rôle décisif pour faire pencher la balance des non-résidents principalement américains, une diaspora riche et droitière ( et tout aussi gangrénée par les castes). Dans le même temps, cette libéralisation s’accompagne d’une plus grande informalisation encore du travail et d’une montée des inégalités, que les auteurs articulent à la progression de l’autoritarisme et des conflits inter-régionaux/ethniques et de caste.

Sur cette question du travail l’article « The Working Class Movement in India : Trade Unions and the State » de Sharit K. Bhowmik représente un complément intéressant au texte de Heuzé dans le recueil français. Bhowmik donne une synthèse historique utile sur l’histoire du syndicalisme indien et son implosion progressive en une myriade d’organisations, le plus souvent des appendices de partis politiques, ce qui rappelle-t-il est aussi une conséquence paradoxale du Trade Union Act de 1926 toujours en vigueur qui en garantissant la reconnaissance des syndicats dans l’entreprise en incite en fait plus d’un à créer des coquilles vides pour s’assurer sinécures ou prébendes. Bhowmik, si il n’aborde pas la question des syndicats de caste, signale par contre la création de plusieurs « syndicats indépendants » : « Dans la plupart des cas, ils sont apparus comme des alternatives aux fédérations syndicales existantes. Les travailleurs concernés ont essayé de trouver des alternatives pour améliorer conditions de négociation avec leurs employeurs. Ces syndicats mettent donc en évidence la faiblesse des fédérations syndicales traditionnelles. La principale caractéristique de ces syndicats est qu’ils sont généralement centrés autour d’un leader. Cela peut créer des problèmes par la suite, car les politiques du syndicat sont déterminées par le leader. »

Sur la situation dans les campagnes, l’article « Caste and Agrarian Class: A View from Bihar »de Anand Chakravarti est une suite utile à ceux de Thorner et Pouchepadass. D’ailleurs Chakravarti se réclame d’un autre auteur français, Maurice Godelier : « En adoptant une large perspective comparative, il est possible de montrer, comme l’a fait Godelier, que dans les sociétés où il n’y a pas de différenciation bien
établie entre diverses institutions, la même institution, comme la parenté ou la religion, pouvait fonctionner à la fois comme infrastructure et comme superstructure : comme infrastructure parce que l’institution en question a une fonction matérielle en ordonnant les rapports de production ; et en tant que superstructure parce qu’elle remplit une fonction ostensiblement non matérielle. Godelier attire également l’attention sur le fait fondamental que ce n’est que dans les sociétés modernes, et en particulier dans la société capitaliste, que la « distinction des fonctions se trouve coïncider avec une distinction des institutions. : [ainsi] l’économie, la politique, la religion, la parenté, l’art, etc. [sont séparées] en autant d’institutions distinctes » (ibid.). On pourrait donc dire qque dans un milieu social relativement indifférencié, la caste est susceptible de fonctionner à la fois comme une superstructure et comme une infrastructure. Ainsi, la fonction de la caste ne se limiterait pas à structurer seulement les relations entre le pur et l’impur sur le plan religieux. La caste remplirait également certaines fonctions économiques cruciales en déterminant l’accès à la terre (le principal moyen de production), le contrôle sur le processus de travail et la forme d’exploitation (ou la manière dont le surplus est extorqué aux producteurs directs). » [nous reviendrons sur les thèses de Godelier dans le volet  » Classe et caste » de ce site]

Ce qui donne, appliqué dans une étude de cas, cette description d’une caste dominante du Bihar, les buhmihar : » Les maliks buhmihar disposent de 3 formes de pouvoirs dans la communauté interdépendants voire se superposant,une conséquence du mélange de la domination de classe et de caste : un pouvoir social, économique et coercitif. Ces éléments de pouvoir forment tous ensemble ce qu’on peut appeler une « culture d’exploitation » : le complexe de normes défendus par les maliks buhmihar et qui gouvernent le rapport entre eux et la population subordonnée. Le terme de pouvoir social est utilisé pour définir la capacité des maliks pour faire passer leurs intérêts pour ceux de toute la communauté, ces intérêts étant à la fois matériels – comme le contrôle sur les travailleurs qu’ils emploient- et non matériels – comme de maintenir l’honneur de la caste, qui était inextricablement liée à la perpétuation de la dominance des buhmihar sur la communauté. »

Sur la question de la remobilisation et de la combativité nouvelle des dalits, le texte de l’activiste et écrivain Kancha Ilaiah « Caste or Class or Caste–Class: A Study in Dalitbahujan Consciousness and Struggles in Andhra Pradesh in 1980 » constitue un très vivant portrait, par un de ses acteurs, de ce renouveau et des débats qui l’ont accompagné en Andra Pradesh (et que nous avons déjà évoqué dans le post sur le naxalisme). Ce que Ilaiah appelle une « dalitisation » du mouvement, avec le développement d’organisations autonomes, la recherche d’une nouvelle synthèse entre ambedkarisme et marxisme et la collaboration et les conflits avec les naxalites permettant d’aborder des questions autrefois tabous et pourtant centrales, ainsi les viols : « On considérait que les femmes des castes inférieures avaient une faible moralité sexuelle. En fait, cette croyance s’est maintenue jusqu’à ce que les féministes marxistes basées à Andhra ont politisé la question de la sexualité et affirmé que l’immoralité sexuelle était le fait des hommes. Elles ont aussi déclaré que même les leaders communistes en arrivaient à la conclusion que beaucoup de femmes des basses castes étaient de moeurs légères et invitaient les hommes de hautes castes pour se faire entretenir. Bien sûr ils condamnaient les viols mais sans aucune colère. La distinction entre viol et gardiennage a été floutée de manière à définir tout viol comme faisant parti du gardiennage. Cela a permis à de nombreux activistes dalitbahujan de se rendre compte que le matérialisme marxiste ne s’enfonçait pas assez profondément à travers les couches de caste de la conscience communiste. » Sur cet enjeu, sur laquelle nous reviendrons dans le troisième et dernier post de cette série, l’article du recueil « Conceptualizing Brahmanical Patriarchy in Early India: Gender, Caste, Class and State » de Uma Chakravarti constitue une bonne introduction historique.

A l’issue de ce rapide survol, si la variété et la qualité de beaucoup des contributions au deux recueils est indéniable, on peut tout de même s’interroger, comme souvent avec ce type d’objets universitaires, sur l’absence d’un véritable cadre théorique et singulièrement concernant le rapport entre caste et classe à l’ère contemporaine. C’est l’enjeu que nous aborderons dans le prochain post….


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Caste et classe, quelques jalons du débat (VII) : dans le naxalisme

Devenu l’objet d’une abondante production académique, le naxalisme constitue probablement un des « prismes » les plus intéressants pour aborder cette question du rapport entre caste et classe dans l’Inde contemporaine. Rappelons tout d’abord, que comme nous avons pu le voir dans le post précédent, les auteurs issus de cette mouvance sont parmi les rares à avoir théorisé la question des castes en se débarrassant d’au moins quelques unes des ornières habituelles du marxisme indien. Plus concrètement, ce sont des dalits et des membres des tribus répertoriées qui ont massivement rejoint les divers organisations naxalites ( Maoist Communist Center, People’s War Group, CPI (ML) Liberation) qui ont fusionné le 21 septembre 2004 pour fonder le CPI ( Maoist) encore actif aujourd’hui. La chercheuse Bela Bhatia, une autre victime de la répression tout azimut menée par le gouvernement Modi note toutefois dans son article « On Armed Resistance » : « On a souligné que les opérations armées difficiles et dangereuses sont accomplies principalement par les dalits et les membres des basses castes (…) Et tandis que les dalits et les autres communautés désavantagées représentent la majorité de la base de soutien aux naxalites, ils ne sont pas représentés de façon adéquat dans les échelons supérieurs du parti. » Quoi qu’il en soit, ce qui singularise le mouvement c’est le rôle central qu’il joue dans ce qui semble être une quasi guerre civile se déroulant à plus ou moins basse intensité dans les campagnes depuis les années 70, guerre qui est elle même le produit d’une restructuration des rapports de classe et de caste, notamment dans la foulée de la « révolution verte ».

Nous nous pencherons sur les résultats éventuels de celle-ci dans la recension des débats sur le « mode de production introuvable » mais on peut d’ores et déjà dégager quelques lignes de force, à certes largement tempérer au vu de la diversité des situations locales. Tout d’abord le déclin du pouvoir des grands propriétaires terriens des hautes castes, déjà entamé par la ( relative) abolition du système zamindari à l’indépendance, semble s’être poursuivi. Dans le même temps comme le résument Amit Basole et Deepankar Basu dans « Relations of Production and Modes of Surplus Extraction in India » : « Le déclin de la tenure, la progression du travail salarié, le déclin du travail servile et bridé, l’augmentation du travail précaire, le remplacement du patronage par des arrangements contractuels, l’essor de la migration vers des zones non agricoles et hors du village, une accumulation modeste et l’adoption de nouvelles technologies illustrent la consolidation des formes capitalistes d’extraction du surplus dans l’agriculture.  » Mais avec dans le même temps, dans bien des zones, une concentration largement insuffisante de la terre.

Ce qui donne ce paradoxe résumé par Deepankaar Basu et Debarshi Das dans « The Maoist Movement in India: Some Political Economy Considerations » : « Les double phénomènes de la persistance de l’économie agraire paysanne et de l’informalisation de l’activité économique dans le secteur non agricole se renforcent mutuellement . Dans l’économie néolibérale, les industries et les services produisent peu d’emplois. Le mécanisme traditionnel consistant à soulager le secteur agricole de son surplus de main-d’œuvre ne fonctionne pas de manière robuste. La pression de la main-d’œuvre ne diminuant pas, la poussée constante de la croissance démographique garantit que les propriétés foncières restent subdivisées. Deuxièmement, en raison de l’informalisation de la main-d’œuvre, le secteur non agricole n’engage pas les travailleurs de manière permanente. Les travailleurs excédentaires du secteur agricole qui trouvent un emploi dans le secteur non agricole ne peuvent pas compter entièrement sur ces emplois. Ils restent donc attachés au secteur agricole, qui leur offre une solution de repli. Face à la forte inflation des produits alimentaires, même la maigre production d’une petite exploitation est très appréciée. Ainsi, d’une part, le cordon ombilical avec la terre n’est pas rompu ; d’autre part, la terre n’est pas suffisante pour subvenir aux besoins de consommation du ménage paysan, et encore moins pour générer des fonds supplémentaires pour l’accumulation de capital. Le paysan est contraint de travailler dans le secteur non agricole et non organisé, ou en tant que travailleur informel dans le secteur organisé. Mais contrairement à la migration induite par les facteurs d’incitation de l’économie traditionnelle du développement, cette migration est transitoire. Ce qui est permanent, c’est la circulation incessante d’une main-d’œuvre non rémunérée à travers le sous-continent, parallèlement aux cycles agricoles. »

Émergent donc dans cet « entre-deux » deux groupes d’acteurs principaux : les fermiers capitalistes issus des castes moyennes et les travailleurs ruraux majoritairement issus des castes intouchables et des tribus autochtones. Jonathan Patteden dans « Gatekeeping as Accumulation and Domination: Decentralization and Class Relations in Rural South India » analyse, à l’instar de plusieurs autre chercheurs, cette nouvelle situation à l’aune du passage du travail agricole au travail rural : « Alors que le « travail agricole » était souvent caractérisé par des relations de travail personnalisées et globales où « l’emprunt, le métayage, les contrats de travail annuels et les tâches traditionnelles créaient un puissant cocktail de dépendance et de relations de travail généralisées et non libres » (Lerche), le « travail rural » s’est caractérisé par une plus grande mobilité et un meilleur accès aux marchés du travail urbains. Néanmoins, des niveaux variables de dépendance subsistent et les travailleurs qui continuent à emprunter de l’argent à leurs employeurs propriétaires terriens, même s’il est peu probable qu’ils travaillent de manière permanente pour eux, seront toujours soumis à divers liens et formes d’exploitation. » En effet « les récents changements structurels ont entraîné un remaniement de la manière dont la classe dominante exploite et exerce son contrôle sur la classe ouvrière, plutôt qu’une réduction substantielle des niveaux globaux de contrôle. »

Et c’est là bien entendu que la classe vient s’articuler à la caste et c’est cette articulation qui est sensée garantir aux castes moyennes la docilité et la disponibilité du travail intouchable et tribal. Nous avons déjà évoqué à plusieurs reprises dans d’autres posts de cette série, le revival des atrocités de caste dans ce nouveau contexte mais il est un phénomène moins connu mais qui est au coeur de la guerre larvée qu’exprime la pénétration naxalite dans de nombreuses contrées d’Inde ( cf le corridor rouge agité comme un épouvantail par la presse indienne avant le reflux de la rébellion ces dernières années suite à l’opération « Green Hunt« ): la formation, depuis les années 70, de milices de caste dites sena. C’est dans le livre de Ashwani Kumar Community Warriors. State, Peasants and Caste Armies in Bihar qu’on trouve selon nous la description la plus détaillée de ce phénomène ( quoiqu’on puisse notamment trouver des éléments en français dans l’article de Nicolas Jaoul « Les naxalites du Bihar entre les armes et les urnes« ). Kumar décrit tout d’abord la montée en puissance des castes intermédiaires ( au Bihar les yadavs, kurmis et koiris) et leur recours décomplexé à l’infériorisation des dalits et à la violence quant ceux-ci osent leur résister. Comme il le résume : « Les nouvelles classes dominantes à la campagne, créées largement par l’abolition du système zamindari et par l’implantation tardive de diverses réformes agraires, ont acquis la domination sans la légitimité. Contrairement aux zamindars traditionnels, la nouvelle classe de riches paysans ne bénéficiait pas du soutien absolu de l’État. (…) Ces classes sont devenus les principaux acteurs de l’agriculture capitaliste émergente au Bihar. L’introduction de la révolution verte a accéléré ce processus, créant une condition paradoxale – une enclave d’agriculture capitaliste au sein de rapports de production semi-féodaux. Les questions du salaire minimum et de la dignité sociale sont arrivées de plus au premier plan, compliquant l’écologie sociale. En ce sens les senas ont été organisées comme des défenseurs violents des intérêts de classes de certaines castes propriétaires terriennes cherchant à se cramponner aux vieux modèles séculaires de domination. »

Ce qui donne donc une nature toute particulière à ce nouvel acteur politico-militaire : « Ce qui distingue les senas, c’est qu’elles se situent dans le pouvoir d’État, qu’elles remplissent des fonctions quasi-politiques et cherchent à réinventer les normes morales de la société de castes traditionnelle plutôt que juste protéger les propriétés des propriétaires individuels et des castes dominantes menacées. En d’autres termes, les senas ont de plus en plus émergées comme des entrepreneurs politiques par définition éthnophobes et de plus en plus ethnocidaires dans le paysage toujours plus volatile de la disparition rapide des hiérarchies sociales traditionnelles et de l’insurrection émergentes des naxalites et des basses castes dans le Bihar contemporain. (…) Pour comprendre la violence des activistes de la ranvir sena, il faut prendre en compte l’idéologie du groupe qui est basée sur une interaction complexe entre caste, classe et idées religieuses. La construction de l’idée de communauté par la sena tourne autour des frontières de caste, ce qui permet ainsi de masquer les distinctions de classe, de rang et de statut dans la communauté. » Plus généralement elle manifeste selon Kumar, la nature changeante de la caste et sa fonctionnalité dans l’Inde contemporaine :  » Contrairement à ce qu’on imagine généralement, la prolifération des senas souligne le fait que la caste n’a jamais été statique, fixée et monolithique. (…) L’existence des senas est la preuve d’un processus de « classisation » dans la caste mais expose également ses limites et les processus contradictoires par lesquelles les changements au sein du système des castes se déroulent dans l’Inde moderne. »

Ce qui est notable c’est que la résistance des dalits a été constante et qu’ils n’ont pas hésité à s’associer parfois en masse avec les organisations naxalites pour rendre coup pour coup, non sans un certain succès parfois. De nombreux textes universitaires décrivent la violence des affrontements au quotidien ( ainsi  » Smouldering Dalit fires in Bihar, India » de George J. Kunnath ou les nombreuses et toujours passionnantes contributions d’Alpa Shah dont a été traduit en français Le livre de la jungle insurgée ) mais c’est l’article « Dalit and Naxalite Movements in AP: Solidarity or Hegemony? » de Ajay Gudavarthy qui donne selon nous la description la plus complète des rapports complexes et fluctuants entre dalits et naxalites dans le cours de cette lutte. Gudavarthy résume ainsi sa démarche : » Cet article est une tentative de construire une narration de l’évolution du mouvement dalit à travers ses différentes phases et ses interactions avec le mouvement naxalite en Andra Pradesh. J’avance que les contours et les changements dans le mouvement dalit peuvent être expliqués par l’impact de trois massacres majeurs de dalits, à Karamchedu en 1985, Chundur en 1991 et Vempentta en 1998. Autour de ces trois événements, le mouvement dalit a façonné et refaçonné son agenda, discours politique et stratégie de transformation. Dans le cours de la lutte contre les atrocités de caste, il a perçu le mouvement naxalite à la fois comme un allié et parfois comme un représentant de la même hiérarchie de caste qui règne dans la société en général. La question de la solidarité entre ces mouvements dévient donc extrêmement cruciale non seulement dans leur évolution respective mais dans la détermination de la transformation sociale à l’avenir. »

Gudavarthy constate que dés les années 70, la situation des dalits, dés lors qu’ils peuvent aller travailler ailleurs et dans d’autres secteurs, s’améliore ce qui bouscule l’ordre villageois traditionnel et provoqua le premier massacre en 1985 de plusieurs dalits dans le village de Karamchedu. Cette atrocité provoqua la naissance d’un mouvement dalit autonome refusant d’être subordonné à aucune organisation extérieure et ne souhaitant pas reprendre la terminologie marxiste habituelle. L’organisation fondée à l’époque, la Dalit Maha Sabha (DMS), se revendiquant de l’ambedkarisme, annonçait dans son manifeste « qu’elle souhaitait réaliser l’unité hégémonique entre les paysans pauvres de toutes les castes y compris les hautes castes. Elle défendait que cette stratégie autonome de transformation faisait partie des principes et du travail organisationnel de Bouddha [sic!], Phule et Ambedkar. Un mouvement dalit indépendant visait donc à la fois à la « révolution sociale » et à la « révolution culturelle », en même temps qu’à la socialisation de la terre et du capital. » ( Gudavarthy ) Ce qui provoqua en retour la condamnation de ce tournant réformiste et légaliste par le People’s War Group (PWG), le mouvement naxalite présent dans la région, qui par ailleurs élimina physiquement la plus grande parti des auteurs du massacre de 1985. Le débat n’en continua pas néanmoins, notamment dans les pages du journal du DMS qui tentait de théoriser « a) le besoin de mener la lutte tant de façon militaire que légale b) d’articuler une identité élargie autour des dimensions caste-classe c) souligner l’unité idéologique entre l’ambedkarisme et le marxisme pour parvenir à des articulations discursives innovantes d) réaliser l’unité avec la gauche radicale autour des luttes sociales, culturelles et économiques. » (idem) Mais selon Gudavarthy c’était trop demander à l’orthodoxie naxalite qui continuait de réaffirmer le primat de la lutte de classe et surtout de la lutte armée et ne pouvait reconnaître l’existence ou la nécessité d’une organisation dalit autonome.

Un nouveau journal, Edureeta publié tout autant par d’anciens activistes dalits que naxalites continua à alimenter le débat en prenant par la suite une position originale se distinguant tant du DMS, accusé d’attentisme et de réformisme, que du PWG, du fait de sa direction issue des hautes castes et de la petite bourgeoisie des villes. Si une nouvelle unité se fit en tout cas jour lors d’une seconde atrocité de caste à Chundur en 1991, l’apparition sur la scène nationale du Bahujan Samaj Party (BSP), devenu aux yeux de beaucoup « le parti des intouchables », provoqua la conversion à la « politique politicienne » de beaucoup d’activistes du DMS et la division du mouvement dalit :  » Contrairement au passé, quand les moyens légaux et constitutionnels ne constituaient qu’une partie de l’activité du mouvement dalit et que la politique parlementaire était considérée avec méfiance, ces méthodes devenaient la stratégie principale pour parvenir à la transformation sociale et politique. (…) Quoiqu’il n’ait pas pu obtenir de siège à l’assemblée provinciale le BSP avait initié un processus de conversion du mouvement social dalit en un mouvement politique principalement centré sur des questions identitaires populistes et symboliques. » (idem, P6) Ce qui entraina un déclin du mouvement dalit autonome et la fin des débats sur une approche combinant caste et classe.

Or c’est justement à ce moment là que le PWG se convertit à la nécessité de créer des « organisations anti-caste de masse » et évolue théoriquement sur la question, notamment du fait de la pression de ses militants dalits. La nouvelle organisation créée par les naxals en 1998, la Kula Nirmulana Porata Samithi (KNPS) soulève dans son manifeste  » un point pertinent concernant « les classes au sein des castes ». Tandis que le mouvement dalit autonome percevait les nouvelles classes comme un empowerment des dalits, le KNPS avançait que cette bourgeoisie naissante parmi les dalits s’entichait du slogan  » le pouvoir politique des dalits » car elle avait déjà acquis le pouvoir économique. Cette classe était aussi liée aux classes féodales traditionnelles. (…) C’est à cause de cette approche caste-classe que le KNPS pouvait s’attaquer à divers problèmes liés aux conflits entre les Backward Classes [les castes moyennes] et les dalits ainsi que les conflits intra-caste plus audacieusement que le mouvement dalit, qui ne pouvait les affronter via le prisme des politiques identitaires. »( Gudavarthy ) Et ce sont effectivement la montée de ces conflits au sein même des castes, contre les couches privilégiées qui ont le plus profité des quotas, qui marquent la fin des années 90, affaiblissant le mouvement dalit sans renforcer le mouvement naxalite, dont le tournant paraît à beaucoup opportuniste d’autant qu’il n’hésite pas, une fois son hégémonie établie localement, à pactiser avec les castes moyennes. Si Gudavarthy conclut son article sur une note optimiste, considérant que les tensions internes des deux côtés créent les conditions d’une convergence nouvelle, le reflux subi par le CPI (Maoist) ces dernières années semble démentir la perspective d’un dépassement. Mais comme le montre son article loin d’être une simple question de théorie, le rapport caste/classe n’a pas fini de travailler et d’être travaillé dans les luttes qui parcourent toutes les campagnes indiennes.

On lira par ailleurs avec profit sur ces débats des années 90, l’article de K. Srinivasulu « The Caste question in the Naxalite Movement ».


Caste et classe, quelques jalons du débat (VI) : dans le marxisme

Ilustration : Lenine et les révolutionnaires indiens ( que nous empruntons à l’article « Le puzzle identitaire communiste » de Max-Jean Zins qui lui même l’emprunte au site du CPI(M) )

Une nuance de longue durée du brahmanisme

Dans une diatribe restée célèbre, Ambedkar constatait amèrement : « Le Parti Communiste était à l’origine dirigé par quelques garçons brahmanes [« brahmin boys »] – Dange et d’autres. Ils ont essayé de se gagner la communauté Mahar et les Scheduled Castes. Mais ils ne sont parvenus à rien au Maharashtra. Pourquoi ? Parce que c’est principalement une bande de garçons brahmanes. Les russes ont fait une grosse erreur en leur confiant le mouvement communiste en Inde. Soit les russes ne voulaient pas que le communisme se développe en Inde, soit ils n’ont pas compris le pays ». Et de fait, c’est un trait marquant du mouvement communiste et marxiste indien jusqu’à aujourd’hui qu’il est largement dominé par les brahmanes et, pire, que la conscience de caste y a été longtemps vivace tant bien même la caste était quant à elle, en théorie, renvoyée au « musée des antiquités » engelsien. Dans la synthèse qu’il propose en introduction de l’ouvrage inachevée d’Ambedkar India and Communism, Anand Teltumbde rappelle ainsi que « Le Parti communiste indien ne pensait même pas à faire cesser la participation de ses leaders à des associations de caste. Le camarade K.N. Joglekar, un des principaux leaders du syndicat des ouvriers textiles, qui a mené les grèves de 1924, 1925, 1927 et la très longue grève de 1928 et était élu du PCI, est resté également membre pendant de longues années de la Brahmin Sabbha, une organisation de caste brahmane de Bombay. Cela peut sembler incroyable aujourd’hui mais les membres du PCI n’étaient pas officiellement dissuadés de rejoindre des organisations de caste. »

Le plus saisissant c’est la perpétuation de cet sur-représentation brahmane (malgré des décennies de lutte dalits, les progrès de l’éducation, etc, etc), comme le souligne Max-Jean Zins dans son passionnant article « Le puzzle identitaire communiste. Le cas du Parti Communiste Indien (PCI) et du Parti Communiste Indien-Marxiste (PCI-M) » : « Tout indique – il n’existe pas encore de données statistiques permettant de l’illustrer – que les directions des partis communistes, à l’échelon des États comme à celui de l’Union, sont massivement investies par des hommes et des femmes issus des hautes castes. À notre connaissance, le Bureau politique du PCI-M ne dispose d’aucun membre appartenant aux « castes répertoriées » (scheduled castes) et un membre seulement du Bureau politique du PCI est issu de ces castes ; encore n’est-il parvenu à cet échelon qu’en 1992 (après être devenu le responsable de l’Organisation de la Jeunesse en 1985). Ici aussi, le contraste est frappant avec le nombre des adhérents issus des basses castes. Celui-ci, en effet, augmente. D’après les données du PCI-M – données qu’il estime « satisfaisantes »–, le pourcentage des membres issus des « castes répertoriées » est passé de 17,8 % à 24,1 % au Bengale occidental et de 16,6 % à 19,9 % en Andhra Pradesh entre 1994 et 1998. On n’en a pas le reflet dans la composition des organismes dirigeants aux différents niveaux du parti »

Le contrôle de cette intelligentsia brahmane sur le dogme a eu, bien entendu, des conséquences catastrophiques comme le note Teltumbde : » Ils ont pris le marxisme pour une croyance, une quasi-religion et y adhéraient comme ils avaient pu adhérer avant aux Dharmashstras hindous. Le fidélité puritaine à la chose écrite qui caractérisait la culture brahmane se reflétait dans leur pratique du marxisme. » D’ailleurs certains iront jusqu’à utiliser ce même marxisme pour tenter de réhabiliter le système des castes ou le rôle historique des brahmanes, ainsi une des principales figures historiques du PCI Shripad Amrit Dange qui fit notamment scandale à la fin de sa carrière en faisant l’apologie de la philosophie Védanta ou encore E.M.S. Nambudiripad, un des membres fondateurs du PCI (Marxiste) né de la scission de 1962 ( voir à son sujet la contribution : « Being a Brahmin the Marxist Way: E.M.S. Nambudiripad and the Pasts of Kerala » de Dilip Menon au recueil Invoking the Past. The Uses of History in South Asia). Max-Jean Zins souligne de son côté : »L’indiscipline des communistes indiens au sein de leurs organisations respectives [qui] appartient au même registre comportemental. Elle apparaît en effet directement liée à l’individualisme avec lequel les intellectuels urbains de haute caste conçoivent leur participation dans les débats et la projection de leurs personnalités propres dans les joutes politiques. (…)Ce type d’attitude comporte à l’évidence des aspects négatifs pour l’activité des partis communistes dont il contredit les principes officiels de fonctionnement interne. En particulier, il n’est pas sans expliquer la tendance des communistes indiens à « sur-idéologiser » leurs différends, ce qui les conduit non seulement à se couper des réalités concrètes du terrain, mais encore à accuser leurs dissensions internes. » (« Le puzzle identitaire communiste » ) Et au-delà du folklore sociologique ou idéologique, c’est l’ensemble de l’importation et de l’application du corpus marxiste en Inde qui semble à sa manière emblématique du triste destin de cette théorie au XXe siècle.

Retraduction du marxisme et occultation des castes

Nous empruntons l’expression à Stephen Sherlock qui note dans son article « Berlin, Moscow & Bombay The Marxism that India inherited » que « Traduire le marxisme en Inde est devenu un exercice de retraduction [« translating the translated »] ». En effet c’est la version la plus orthodoxe du marxisme soviétique le plus fossilisé qui s’est largement imposée sur le sous-continent ou comme le résume Robert J. C. Young : « Le marxisme en Inde n’a pas évolué en marxisme indien. Il s’est toujours distingué en restant rigoureusement orthodoxe. » (Postcolonialism : an Historical Introduction ) Le crétinisme marxologique régnant se contente volontiers de ce genre de constat qui lui permet de vite retourner à la morosité masochiste de ses eschatologies, mais pour qui voudrait au contraire « appliquer le marxisme au marxisme », on a effectivement avec l’Inde une forme de cas d’école.

Et tout débute d’une certaine manière avec un paradoxe. En effet on peut considérer que l’acte fondateur du marxisme indien c’est la controverse entre Lénine et le communiste bengalais M.N Roy lors du second congrès de l’internationale communiste en juillet-aout 1920 ( sur cet épisode voir « The Roy-Lenin debate on colonial policy : a new interpretation « ). C’est lors de celui-ci que Lénine amorce le tournant décisif qui va placer d’abord à la remorque puis souvent à la pointe des luttes de libération nationale les partis « communistes » affiliés à la IIIe internationale. Or le jeune Roy ose prendre au mot le dictateur bolchevique qui appelle à ce qu’on critique ses « Thèses sur la question coloniale et nationale » et avançant que dans beaucoup de contrées, dont l’Inde, le capitalisme est déjà le mode de production dominant, il s’oppose à l’alliance que propose Lénine avec les mouvements  » bourgeois-démocratiques » et soutient que le Komintern doit au contraire donner la priorité au développement de la lutte de classe et des organisations communistes. Il est intéressant de noter que les remarques de Roy furent en partie prises en compte et menèrent à quelques changements cosmétiques dans la sémantique de l’internationale sur le sujet. Ce qui est donc remarquable c’est que c’est par un acte audacieusement hétérodoxe et opposé à un tournant national-léniniste promis à un grand avenir que naît d’une certaine manière un marxisme indien principalement caractérisé par le conformisme intellectuel ( et ce malgré une pléthore de controverses. Voir les vaines jérémiades à ce sujet de Bipan Chandra dans son article « Marxism in India« ) et le nationalisme.

C’est notamment la thèse de Sanjay Seth dans Marxist Theory And Nationalist Politics: The Case Of Colonial India, qui considère qu’au coeur du marxisme indien règne en maître l’analogie entre la classe et la nation : « Dés lors que les luttes pour la libération nationales furent considérées comme inévitables et progressistes la distinction entre la forme nation et la substance de classe fut brouillée. » Le marxisme ne faisant pas « qu’échouer à théoriser le nationalisme, il lui succombe » et en devient surtout, à la marge en Inde mais centralement dans bien d’autres pays d’Asie, le réceptacle. De là s’explique bien des débats ainsi celui entre le PCI et le PCI (M) sur la nature de la classe dominante indienne qui déterminera notamment leur attitude lors de l’État d’urgence décrété par Indira Gandhi en 1975 ( que soutient le PCI et auquel s’oppose le PCI(M)) : « Il s’agit de savoir si le Congrès est le parti de la grande bourgeoisie et des propriétaires terriens féodaux ( et donc réactionnaire et pro-impérialiste) ou si il est le parti de la bourgeoisie nationale et de la paysannerie riche et donc relativement progressiste et engagé dans la défense de l’indépendance de l’Inde (…) Le fait que la préservation et l’extension de l’indépendance nationale soit la condition sine qua non du progrès économique, social et politique, si ce n’est sa seule mesure, est considéré comme acquis. » ( Sanjay Seth Marxist Theory And Nationalist Politics)

Autre débat que l’on recroise en permanence tant dans les textes sur le système des castes que ceux qui participent du débat sur le mode de production dans les campagnes, celui sur la fameuse succession des modes de production formalisée et universalisée en 5 inexorables étapes ( société primitive/esclavage/féodalisme/capitalisme/socialisme) dans le stalinisme d’exportation. L’attachement proprement maniaque à ce théorème téléologique très mal adapté à l’histoire et la réalité de l’Inde signale certes la médiocrité de beaucoup de ces controverses mais aussi l’optimisme de la volonté d’une représentation déjà opposée, syndicalement et partidairement, à la classe ( cf Debord La société du spectacle) mais entravée dans son essor social par le développement pour le moins embryonnaire de cette dernière. Et articulée à la classique, et tout aussi stalinienne, subordination du développement de la superstructure ( culturelle, etc) à la base ( économique) c’est l’adoption aveugle de ce schéma d’évolution qui va, autant qu’une analyse « classiste » particulièrement doctrinaire, faciliter/accompagner l’occultation de la question des castes dans le marxisme indien, dont on comprend bien les motifs plus immédiatement prosaïques (cf la domination brahmane des organisations communistes).

Et cette occultation commence dès Roy qui en théorisant l’avènement du capitalisme en Inde, sous l’égide d’un colonialisme britannique dont ce n’est certes pourtant pas la priorité, considère que toutes les vieilleries associés aux modes de production précédant, et donc les castes, sont amenées à disparaître incessamment sous peu. La voie sera suivi par Dange qui avec le premier classique, largement diffusé, du marxisme indien, India: From Primitive Communism to Slavery propose une application érudite mais littérale et grossière du modèle stalinien à l’histoire du sous-continent. Par la suite les débats se raffinent quelque peu notamment autour de la question de l’existence ou non d’un féodalisme indien ( sur lequel nous reviendrons dans la série sur le « Mode de production introuvable ») mais comme le souligne Sudipta Kaviraj dans sa contribution « Marxism in Translation : Critical Reflections on Indian Radical Thought » au recueil Political Judgement. Essays for John Dunn il ne s’agissait pas moins d’une forme d’évitement de la question : » On peut avancer que les marxistes n’ont pas entièrement négligé les propriétés factuelles du système des castes sur le terrain – du moins pas ses caractéristiques économiques. Caractérisant ces rapports sociaux pré-capitalistes comme du féodalisme, les marxistes essayaient évidemment d’attraper ces réalités dans leur filet conceptuel. Mais l’utilisation du concept de féodalisme ne réglait pas le problème car, en dépit de similarités partielles, la caste est fondamentalement différente de la structure des états féodaux et la substitution des rapports sociaux féodaux à l’ordre des castes donnait l’impression d’une étrange substitution d’une ontologie sociale à une autre. Au mieux, l’approche via des catégories du féodalisme européen donnait aux communistes quelque chose à analyser qui ressemblait à de la caste mais n’en était pas. La société féodale était aussi un système de stratification fermé, déterminé par la naissance mais elle ne possédait pas les règles d’endogamie détaillée, les prohibitions concernant les interactions sociales et les associations religieuses qui caractérisaient l’ordre des castes. »

Et même quand la caste n’est pas occultée, ainsi dans le maoïsme des années 60/70 et dans les Subaltern Studies qui en sont en quelque sorte les héritières au début des années 80 ( comme le dit Sumit Sarkar celles-ci « sont le rejet et simultanément la radicalisation des traditions existantes du marxisme indien »), elle est toutefois toujours traitée sous l’angle du couple base/infrastructure et au prisme des 5 étapes, bref comme un vestige, preuve de la prévalence du semi-féodalisme, signe de l’échec de la bourgeoisie indienne à parvenir à l’hégémonie et à enclencher un véritable développement capitaliste ( cf le long et documenté étrillage du livre de Ranajit Guha Domination without Hegemony dans La théorie post-coloniale et le spectre du capital de Vivek Chibber). Bref, avant même d’évoquer les quelques tentatives notables dans le marxisme indien de comprendre les castes et de les articuler à la question des classes on se devait de rappeler ce lourd passif d’une retraduction du marxisme qui semble, selon l’expression célèbre, peser comme « un cauchemar sur le cerveau des vivants. »

La sempiternelle question des origines (et du devenir) des castes

Quoiqu’elle soit très longuement traitée dans le chapitre du livre de Gail Omvedt traduit sur ce site, on est obligé de revenir sur la question de l’origine des castes car c’est elle qui a principalement mobilisé l’attention des auteurs marxistes les plus intéressants.

Ainsi l’historien D.D Kosambi (dont a été traduit en français Culture et civilisation de l’Inde ancienne) qui réfute le schéma stalinien tout en défendant l’hypothèse d’un féodalisme indien. Dans l’article « Stages of Indian History » (1954) il écrit : « L’Inde a une division sociale unique, le système des castes ( endogames). La caste est la classe à un niveau primitif de production, une méthode religieuse pour conditionner la conscience sociale de telle manière que le producteur direct soit exproprié de son surplus avec le minimum de coercition. Cela s’opère par l’adoption des usages locaux dans la religion et le rituel, ce qui consiste donc en une négation de l’histoire en donnant la sanction fictive des « temps immémoriaux » à tout nouveau développement, le changement réel étant totalement nié. Dans cette mesure et à un faible niveau de production marchande, il est clair qu’un mode asiatique de production a existé, le terme est en tout cas applicable pour l’Inde quoi qu’il en soit ailleurs. »

Commentant ce passage devenu célèbre, Kumkum Roy écrit dans « Kosambi and Questions of Caste » :  » Trois idées fondamentales quoique relativement contradictoires s’expriment dans ce paragraphe : la première c’est une assimilation de la caste à la classe ( dans des conditions précises il est vrai), une idée que Kosambi a souvent répété et parfois étayé. La seconde c’est la dimension religieuse de la caste, et ses implications pour la compréhension du changement historique. Ici Kosambi semble suggérer que la caste représente à la fois le changement et le moyen de nier celui-ci. Beaucoup de ses analyses détaillées sur les dimensions spécifiques des rapports de caste se sont concentrées sur cet aspect particulier dans toute sa complexité. La troisième idée relève de l’association entre la caste et la stagnation sociale ( et par extension historique), incarnée par le mode de production asiatique. On peut considérer en prenant un peu de recul que les reconceptualisations de la caste comme institution dynamique que Kosambi a développé avec une érudition minutieuse aidé d’imagination et exprimé dans son style provocateur et incisif dans de nombreuses contributions entrent en contradiction avec les sociétés amorphes caractéristiques du mode de production asiatique. Nous pouvons peut-être expliquer cette invocation du mode de production asiatique par une exaspération vis à vis de la direction et du rythme du changement social de son propre milieu : on le voit ainsi évoquer régulièrement son espoir que le système des castes va disparaître. Il écrit ainsi en 1953 dans « The Study of Ancient Indian Tradition » :  » La supposé immuabilité et force inhérente du système des castes disparaît dés lors que de nouvelles formes de production apparaissent : quand les trains mélangent les gens quelle que soit leur caste et sont bien plus efficaces de même bien meilleur marché qu’une charrette à boeufs pour le passager; quand les usines produisent de meilleurs produits à moindre prix, employant du travail qui n’a besoin d’aucun secret technique transmis par sa caste pour utiliser les machines. La ville moderne indienne implique des rapports de production qui ne sont pas basés sur la caste, et entre souvent en conflit avec, c’est pourquoi ce système est moins efficace dans les villes que dans les villages. »

Qu’ils reprennent ou non, le schéma stalinien le gros problème des marxistes indiens est donc toujours de savoir comment articuler caste et mode de production dans le passé tant bien même sa persistance au présent vient démentir toute causalité mécanique ou inexorabilité historique et certes complexifier la controverse, mode « la poule et l’oeuf », sur le rapport historique entre caste et classe.

Un autre grand historien marxiste indien, Irfan Habib, est également revenu sur la question des origines, notamment dans son article « Caste in Indian History« , retranscription d’une allocution donnée justement en hommage à D.D. Kosambi en 1985. S’inscrivant dans son sillage et s’appuyant sur une de ses intuitions, Habib propose ce récit des origines, assez voisin de celui donné par Gail Omvedt :  » « Kosambi, dans An Introduction to the Study of Indian History, avance l’idée que les castes ne sont pas nées d’une division interne des varnas dans la société védique originelle, mais d’un processus externe : « Le cours entier de l’histoire de l’Inde montre que des éléments tribaux se sont fondus dans une société générale. Ce phénomène […] est à la base même de la caractéristique sociale indienne la plus frappante, à savoir la caste » Cette idée peut être confirmée par l’utilisation du mot jati. Lorsque l’on parle du Bouddha comme appartenant à la Sakya jati, le mot signifie évidemment une tribu. Lorsque, dans la même littérature, nous lisons également que les jatis sont « excellentes ou basses », les castes sont clairement sous-entendues. Les tribus sont souvent rigoureusement endogames : c’est ainsi que le Bouddha raconte l’histoire des frères Sakya qui épousaient leurs propres sœurs afin d’éviter de se marier en dehors de la tribu. Pouvons-nous supposer que lorsque les tribus sont entrées dans la « société », elles y ont transporté leurs coutumes endogames ? Si la tribu était déjà une communauté agricole, elle se serait simplement transformée en la caste paysanne de son territoire.

Cependant, les tribus « entrant dans la société générale » incluraient un grand nombre de tribus primitives de chasseurs ou de cueilleurs de nourriture vivant dans les forêts, qui seraient subjuguées par les communautés paysannes en progression. La lutte entre les Sakyas et les Kolis en est une bonne illustration. Kosambi consacre un long passage aux Nagas, les habitants de la forêt, qui se retirent devant l’avancée des Aryens, mais qui laissent des traces dans les traditions brahmaniques et les rituels védiques ultérieurs. Au fur et à mesure que les cueilleurs de nourriture étaient assujettis, ils étaient réduits aux jatis les plus basses, au point de ne plus faire partie des quatre varnas. L’énumération des « jatis mixtes » dans le Manusmriti montre une prépondérance de ces communautés : les Sair Andhra prennent des animaux au piège, les Kawarta sont des bateliers, les Nisadas pratiquent la pêche, les Medas, Andhras, Chunchus et Madgus vivent du « massacre d’animaux sauvages », les Kshattris, Ugras et Pukkasas « attrapent et tuent des animaux vivant dans des trous », les Karavara et Dhigvanas travaillent le cuir et les Pandusopaka vendent de la canne à sucre (Manu, X, 32, 34, 36-37, 48-49).Les Chandalas et les Nisadas apparaissent tous deux comme des chasseurs dans les textes bouddhistes. Comme ils n’avaient pas le droit de se lancer dans l’agriculture et que leurs propres occupations, originales ou modifiées, n’avaient qu’une importance mineure ou saisonnière, ils constituaient un vaste réservoir de main-d’œuvre non libre, servile et sans terre, disponible pour travailler au moindre coût pour les paysans et les propriétaires terriens de rang supérieur. Il est difficile de ne pas penser que l’hostilité amère que le reste de la population a manifestée à l’égard de ces jatis subalternes découle de ce conflit d’intérêts fondamental. Les concepts de « pureté » et de « pollution » étaient une rationalisation de ce fait économique fondamental. » Ainsi naissait donc l’intouchabilité…

Par la suite les brahmanes se sont appuyés sur la doctrine des castes pour consolider leur pouvoir et « universaliser le système en Inde », système qui « fonctionnait aussi souplement dans une économie naturelle que dans une économie de marché puisque dans chaque cas il aidait essentiellement à maintenir non la structure d’une pureté imaginée mais un système d’exploitation de classe aussi dur que n’importe quel autre.  » ( Habib, « Caste in Indian History« ) La dynastie moghole (1526-1857) ne changera qu’à la marge un système que pourtant officiellement les musulmans ne reconnaissent pas et auquel ils restent en partie effectivement étrangers : « Le système des castes est resté un important pilier du système d’exploitation de classe dans l’Inde médiévale. Ses principaux bénéficiaires ne pouvaient être que les classes dominantes : dans le cas médiéval c’est tout d’abord la noblesse puis la classe supérieure rurale, les zamindars. » Et ce système rendait de fait bien des services : « L’Inde a une histoire de soulèvements paysans qui remonte à la révolte des Kaivartas du Bengale, qui montaient des buffles, au XIe siècle, mais c’est au XVIIe siècle que l’on trouve peut-être les témoignages les plus riches de soulèvements paysans. L’une des grandes faiblesses de ces soulèvements, si on les compare à ceux de l’Europe ou de la Chine, est la conscience de classe extrêmement arriérée des rebelles. Les rebelles paysans apparaissent comme des disciples de zamindars (Marathas), des membres de communautés religieuses (Sikhs, Satnamis) ou de castes ou de tribus (Jats, Afghans) ; ils ne se considèrent pas comme des paysans et n’expriment pas de revendications économiques ou sociales au nom d’une quelconque section de la paysannerie. Il me semble que la caste explique en partie cet échec. Elle a empêché les paysans d’une caste de trouver un terrain d’entente avec ceux d’une autre caste, et a donc constamment sapé le développement de la conscience de soi de la paysannerie en tant que classe. » Habib conclut son texte aaec quelques lamentations convenues sur la persistance et la nuisance des castes sans chercher à les analyser plus en avant, l’origine n’expliquant décidément pas le devenir… On peut par contre signaler à ce sujet la remarque faite par Sharad Patil, théoricien d’une fusion des pensées de Marx, Ambedkar et Phule, dans un texte, « Dialectics of Caste and Classe Conflicts« , qui par ailleurs ne tient pas les promesses de son titre : « Les premières castes sont nées des inégalités sexuelles et sociales dans les sociétés matriarcales sans classes. Donc les castes étant la manifestation d’une inégalité sociale d’avant la société de classe, des vestiges de celle-ci resteront même après la disparition des classes. » Au bout du compte c’est ce terme, quasi fétiche chez les marxistes, de « vestige » qui devient le plus encombrant !

Des Varna aux Jati : enjeux de la périodisation

Dans ce même article Patil aborde une autre question historique qui a retenu l’attention de plusieurs autres auteurs, la transition des varna aux jati ( sur la distinction entre les deux voir la définition de Nicolas Jaoul donnée dans l’intro à l’article d’Omvedt sur ce site) : « La transition de la varna non héréditaire au jati héréditaire marque la transition des premières sociétés tribales esclavagistes aux sociétés féodales avant que l’Inde ne soit colonisée. Les jati ou castes représentaient donc la classe définie en terme de rapport avec la terre, expropriation du surplus et le partage militaire et bureaucratique du pouvoir et de la richesse. » Dipenkar Gupta dans son article « From Varna to Jati: The
Indian caste system, from the Asiatic to the feudal mode of production
 » expose les enjeux de cette périodisation :  » Malheureusement, aucune tentative n’a encore été faite pour identifier les racines historiques et matérielles du système de classification quadripartite Varna, sur lequel repose le système de castes indien actuel. Cet article cherche à aller dans cette direction en plaçant le problème du système varna dans l’histoire matérielle de la période où il s’est manifesté, c’est-à-dire à l’âge védique, et en retraçant ensuite le cours de son destin à travers l’histoire. Notre objectif est d’expliquer les éventuels facteurs sociaux et matériels responsables du système de stratification de Varna et de sa dégénérescence en une simple idéologie, lorsque les quatre strates du système de Varna ont cédé la place aux nombreuses jati en tant que forme dominante de stratification sociale. Notre intention est donc de relier varna et jati à leurs époques respectives et aux modes de production auxquels ces deux formes de stratification correspondent, à savoir respectivement les modes de production asiatique et féodal. »

Offrant une défense détaillée et non dogmatique de la controversée théorie du mode de production asiatique qu’il définit comme « l’exploitation directe et généralisée par l’État » des communautés paysannes il l’articule donc à la varna :  » C’est ce système d’exploitation généralisé qui a fait naître l’ordre varna de différenciation dans lequel les nombreuses distinctions entre artisans et paysans ne s’étaient pas encore développées. C’est parce que chaque communauté était largement auto-suffisante, comme l’agriculture était ouverte à tous, et également parce qu’ils étaient tous exploités par la communauté supérieure ou l’État. Ceux-ci en retour ne demandaient pas d’élaboration plus détaillée que le schéma des quatre castes varna, qui définissait de manière adéquate le statuts et les privilèges des nombreuses communautés et groupes qui ont été assimilés au fil du temps aux sociétés védique et maurya. Cette différenciation quadripartite est effectivement une vue d’en haut de la hiérarchie, mais la vue d’en bas n’est pas plus variée, et peut même sembler moins différentiée, car les obligations économiques n’étaient orientées qu’à la verticale. » Les jati, étant quant à eux propre à la société féodale et à son « exploitation localisée » :  » C’est le développement progressif de cette structure économique d’exploitation localisée au sein du village qui a amené à l’élaboration des jati ou ce qu’on appelle communément le système des castes indien. La dépendance des classes exploitées les unes aux autres et à leurs maîtres dans une société et un marché fermé nécessitait une plus grande élaboration des règles d’ échange et de relations. Le raisonnement en termes de « supériorité naturelle » qui servait si bien le schéma varna n’était pas abandonné mais utilisé de façon fructueuse par les classes exploiteuses. Cela s’est répercuté jusqu’en bas, permettant aux paysans et aux artisans d’interagir sur la base de l’idéologie de la classe dirigeante. L’exploitation générale du mode de production asiatique de l’époque précédente, où les droits et les devoirs des artisans et des paysans les uns envers les autres n’avaient pas été élaborés, a cédé la place à des modèles d’interaction plus clairement spécifiés en raison des exigences de l’exploitation féodale localisée. » (Gupta, « From Varna to Jati« )

On comprend mieux l’originalité de la position de Gupta quand il revient sur la distinction entre varna et jati telle qu’elle existe couramment et telle qu’il la présente :  » Ce qui distingue varna et jati comme forme de différentiation ce n’est pas que les derniers subsument une plus grande stratification interne que la première, qui ne compte que quatre catégories ni que la varna n’est que la théorie des jati, ce qui ne peut être vrai que dans un sens très général. La distinction crucial entre varna et jati est que tandis que la varna est un système de différentiation de l’époque du mode de production asiatique, qui était caractérisé par l’exploitation généralisée, le système jati s’est développé plus tard sous le féodalisme et était caractérisé par l’exploitation localisée dans une économie villageoise fermée où la classe dominante vivait de la terre. Sous le féodalisme, la propriété de la terre était concentrée entre les mains d’une classe minoritaire de propriétaires terriens, et la terre est devenue un indice de richesse et la base de l’autorité sociopolitique. Cela a nécessité l’élaboration de règles d’interaction et de relations économiques entre les classes moyennes et inférieures et a également entraîné une plus grande spécialisation professionnelle. D’autre part, à l’époque du système des varna, l’exploitation étant générale, les droits et les obligations étaient détaillés dans les textes de loi dans une seule direction, c’est-à-dire au service de la communauté supérieure et de l’Etat. » Gupta avance dans sa conclusion que cette périodisation permet notamment de réfuter les thèses de Louis Dumont et les diverses analyses essentialistes de l’Inde, les analogies avec le racisme aux États-Unis et offre l’occasion de repenser la validité de l’hypothèse du mode de production asiatique.

Il existe une variante différente de cette périodisation présentée par un élève de Gupta, Yalavarthi Naveen Babu dans son livre « From Varna to Jati : Transformation from Pastoral to Agrarian Social Formation« . Précisons tout d’abord que Babu, devenu militant naxalite à la sortie de la fac est mort lors d’un affrontement armé avec la police en février 2000 en Andra Pradesh, ce qui nous rappelle, si il en était besoin, que la critique sociale reste sous quelques latitudes une affaire sérieuse et non pas une énième nuance de « normalitude » ou de défense des prébendes de la petite bourgeoisie culturelle… Comme on l’aura compris dans l’intitulé de son essai, si Babu reprend à Gupta l’idée d’un passage des varna aux jati, cela ne correspond pas selon lui à la même transition dans les modes de production :  » Avec la transformation de la société et le passage d’une économie pastorale à une économie agraire, la vieille forme de différentiation sociale ( varna) a laissé la place à une nouvelle forme de différentiation sociale, les jati. » Dans son introduction, Babu précise les motifs de son désaccord avec Gupta : « Après avoir analysé les bases matériels des varna et jati, ces deux catégories sont localisés dans leurs formations sociales respectives. Suivant Dipankar Gupta, nous avançons que varna et jati appartiennent à deux différents modes de production. Nous soutenons que les varna ne sont que deux ( aryens et dasas [les peuples de l’Inde ancienne, ennemis des conquérants aryens]) et que ces catégories appartiennent au mode de production pastoral. (…) Avec l’augmentation de la population et les inégalités croissantes au sein des tribus aryennes (les dasas étant déjà assujettis), qui ont eu pour effet de réduire de larges pans de la société à une position subalterne, l’économie pastorale existante n’a pas réussi à assurer la subsistance et a nécessité la recherche d’autres moyens de production. C’est ainsi que l’agriculture s’est développée. Avec la transformation de la société d’une économie pastorale à une économie agraire, l’ancienne forme de différenciation sociale (varna) a cédé la place à la nouvelle forme de différenciation sociale, c’est-à-dire la jati. Avec la transformation, de nouvelles institutions sont apparues, comme l’Etat, la communauté villageoise, etc. qui ont consolidé la nouvelle forme de différenciation sociale. En raison de la nature même de la transformation, les institutions et les valeurs tribales ont joué un rôle prépondérant dans l’élaboration des nouvelles institutions. » Nous n’avons bien entendu pas la présomption de prétendre nous mêler à et a fortiori trancher ce débat mais indiquons tout de même que le texte de Babu offre de passionnants panoramas des différentes contributions existantes sur ces questions et pratique un marxisme certes moins à la recherche d’effets de manche que son ancien professeur. Ce débat sur la périodisation de cette transition des varna aux jati ayant en tout cas le double mérite de réaborder et réarticuler depuis une perspective matérialiste deux « têtes de gondole » de l’analyse des castes, notamment dans leur rapport aux classes, à savoir l’idéologie ( cf la trajectoire de la varna) et la division du travail.

Perspectives plus contemporaines

C’est une autre militante naxalite, elle-aussi morte dans la clandestinité, Anuradha Gandhy , qui résume le mieux la nécessité d’aller à rebours des lieux communs à leur sujet avec cette phrase :  » On prétend souvent que l’intouchabilité est apparue car elle résultait de la nature rituellement impure de certaines activités et de leur faible valeur (…) L’idéologie de la pollution rituelle et de la pollution, au contraire, fournissait les moyens de créer une classe de semi-esclaves pour l’économie agricole et urbaine. » Le texte dont est tiré cette citation, The Caste Question est exemplaire de ce que, du point de vue de l’histoire des castes et de leur rapport aux classes, le marxisme militant a pu produire de plus complet et stimulant. En effet Gandhy dans un style concis retrace l’histoire des castes depuis leur début au rythme de leur congruence ou au contraire de leur décalage avec les classes. Et contrairement à Gupta et Babu, elle aborde la période post-coloniale sur laquelle elle note : « Les changements les plus significatifs ont eu lieu à la campagne. La correspondance étroite entre caste et classe n’existe plus dans la plus grande partie du pays. Les vieilles hautes castes, zamindars et autres grands propriétaires féodaux ont été dans une certaine mesure affaiblis et l’autorité féodale est en grande partie exercée par de plus petits propriétaires. Là où la position des hautes castes s’est le plus affaiblie, les nouveaux propriétaires sont issus des castes moyennes. Ces dernières sont désormais significativement divisées selon des lignes de classe. » Il y a bien entendu pour une militante engagée dans la lutte armée un objectif plus immédiat : dénoncer les discours et formes organisationnelles associés à l’anti-brahmanisme attrape-tout :  » Il n’y a pas aujourd’hui de correspondance étroite entre classe et caste. Il n’est pas possible d’établir aujourd’hui une unité multi-classe contre l’élite féodale sur les lignes du mouvement anti-brahmane, comme cela a été possible par le passé. Aujourd’hui l’unité sur des lignes de caste peut seulement mener à la collaboration de classe et de faire des masses laborieuses des castes opprimées les queues des sections exploiteuses de leurs propres castes. » Ce sont probablement des perspectives tactiques qui amènent Gandhy à une conclusion aussi lapidaire mais ce débat parcourt tout le mouvement naxalite et dalit depuis les années 80 comme nous le verrons dans le prochain post sur le sujet.

Pour ce qui est des autres analyses marxistes contemporaines du rapport caste et classe, on trouvera une amorce de synthèse dans l’article « Marxist Discourse on Caste in India: A Critique » qui donne toutefois trop peu de références. On trouvera la position sur le problème de ce qui reste le plus grande parti communiste indien, le PCI (M), dans « Class struggle and Caste Oppression : Integral Strategy of the Left » de Jayantanuja Bandyopahyaya et une analyse plus approfondie d’un des principaux théoriciens du parti B.T. Ranadive dans « Caste, Class and Property Relations » qui au bout du compte tout deux réaffirment la primauté de la classe, défendue de manière plus polémique dans l’article de Ramkrishna Mukherjee « Caste in Itself, Caste and Class, or Caste in Class » et réaffirmée au fil des publications des nombreuses déclinaisons organisationnelles du marxisme léninisme sur le sous-continent. A noter toutefois qu’un des principaux leaders du CPI (M) et actuel Chief Minister du Kerala, P. K. Vijayan a donné avec « Caste Identity Versus Class Solidarity: Some Speculative Notes » dans un numéro spécial de la revue Sanhati, une contribution qui semble quelque peu s’éloigner de certains réflexes mécanistes…

Du côté des universitaires marxistes indiens on peut signaler les différents travaux de Ranganayakamma, le débat qui a eu lieu autour des politiques de quotas ( avec notamment « Caste, Class and Reservation » et « Caste, Class and Reservations (In Memoriam: I. P. Desai)« ) et bien entendu les Subaltern Studies, en particulier les premières contributions de Dipesh Chakrabarty ( notamment Les syndicats dans une culture hiérarchique. Les travailleurs du Jute de Calcutta, 1920-1950 dans SS III), de Partha Chatterjee ( notamment Caste et conscience subalterne dans SS VI) et Sumit Sarkar. Une critique récente des Subalternistes a été faite sous l’angle caste et classe par Hira Singh dans son article « Caste, Class and Peasant Agency in Subaltern Studies Discourse: Revisionist Historiography, Elite Ideology« . Nous traiterons après le naxalisme des travaux académiques actuels où le refrain « caste/classe » est beaucoup plus courant que dans un marxisme où il sonne probablement comme la corde dans la maison d’un pendu….


Caste et classe, quelques jalons du débat (V) : dans le monde ouvrier

Photo : La grève des ouvriers du textile de 1982

Il est regrettable qu’il n’existe pas, à notre connaissance, de véritable synthèse historique et analytique sur le fameux « rendez-vous manqué » entre le mouvement ouvrier, le marxisme et ses divers avatars et la question des castes en Inde. Un tel travail permettrait pourtant de tracer un panorama général du cours des luttes de classes tant urbaines que rurales depuis les débuts de l’industrialisation du pays, mais également d’aborder de façon hétérodoxe la trajectoire d’un marxisme qu’on traite trop souvent sous un angle scolastique et non historique. Fruits d’un (très) fastidieux travail bibliographique, les notes qui suivent ( d’abord sur le monde ouvrier, puis le marxisme et enfin le naxalisme) ne sont bien entendu qu’une toute première ébauche de ce qui, selon nous, pourrait être fait.

La caste à double tranchant : exploitation et résistance dans les fabriques textiles

Secteur central de l’industrialisation impulsée tant domestiquement que par les autorités coloniales au XIXe siècle, l’industrie textile, principalement située a Bombay a fait l’objet de plusieurs études de fond où la question de l’articulation entre caste et classe est centrale. En effet le canon supposait, depuis Marx, qu’une fois ayant migré vers les villes et se retrouvant enrégimentés sous la coupe de la discipline industrielle, les nouveaux prolétaires indiens remiseraient définitivement leurs identités et pratiques de caste héritées du village pour accéder à une conscience de classe commune leur permettant de mener de front la lutte contre leurs patrons. Il faut rappeler que l’idée que cette migration libérerait les intouchables de la vieille oppression était aussi très présente dés le début du mouvement dalit, le fameux refrain de « l’air de la ville rend libre » offrant un salutaire contrepoint à l’apologie du village rural par Gandhi ( cf la citation célèbre d’Ambedkar : « Qu’est-ce qu’un village, si ce n’est un puits sans fond de localisme, le repaire de l’ignorance et de l’étroitesse d’esprit ? »).

Et si il est évident que la vie urbaine a très rapidement rendu obsolètes quelques obsessions rituelles ( cf. la citation de Rao dans notre post sur le mouvement dalit), appliquer mécaniquement le théorème migration = émancipation des rapports de caste faisait malheureusement fi de biens des réalités hier , et, ce qui n’est pas moins décourageant, aujourd’hui. Dans son classique The Origins of Industrial Capitalism in India. Business Strategies and the Working Classes in Bombay 1900-1940, Rajnarayan Chandavarkar note ainsi « La migration se déroulait dans le cadre de la caste, des liens de parenté et des connexions villageoises. Ceux qui migraient en ville y vivaient avec des gens de leur village, des personnes appartenant à la même caste et cherchaient du travail grâce à leur aide. (…) La caste et la parenté semblaient former des unités sociales indivisibles dans les quartiers ouvriers. » Bien entendu cette migration étaient, et est encore, encadrée par des intermédiaires-courtiers de main d’oeuvre, hier appelés « jobber » aujourd’hui « contractor », qui assurent la transition entre les deux mondes et, pour ce faire, trouvent dans les rapports de caste une sorte de système clé en main :  » Le système des « jobber » était le moyen par lequel la vieille société se mélangeait avec la nouvelle; les villageois migrants qui rejoignaient un groupe de travail via leur jati ou des liens de parenté pouvaient être employés dans le groupe fonctionnel qui constituait le pré-carré dont le jobber était responsable dans la fabrique. Tant que le jobber s’occupait du recrutement et que l’employeur évitait de perturber l’organisation de la fabrique en rationalisant ou en montant en gamme technologiquement, les traditions sociales de la force de travail pouvaient être transférées dans l’industrie et adaptées à ses technologies. » ( Richard Newman, Workers and unions in Bombay, 1918-1929) C’est la caste en effet qui permettait d’articuler migration et division du travail.

Dans son important livre sur les travailleurs de l’industrie textile d’Ahmedabad, The Making and Unmaking of an Industrial Working Class. Sliding down to the Bottom of the Labour Hierarchy in Ahmedabad, Jan Breman décrit ainsi le fonctionnement des fabriques dans ce qu’on appelait le « Manchester de l’Inde » :  » Le travail dans les fabriques était déterminé par l’identité de caste que les travailleurs avaient amené avec eux en ville. Les dheds et les vankars [des castes intouchables], qui avaient traditionnellement complétés leurs revenus tirés du travail agricole en pratiquant le tissage, étaient mis au travail dans les ateliers de filature, tout comme les chamars, une caste de tanneurs de cuir. Ces intouchables n’étaient pas admis dans les ateliers de tissage, qui constituaient le domaine des musulmans et des castes plus hautes comme les kanbis. Cette division du travail, qui se développa à la fin du XIXe, était justifiée par le fait que les tisserands se servaient de leurs deux mains et de leur bouche pour faire un nœud au fil s’il se cassait ou pour enrouler le fil sur la navette lors du remplacement d’une bobine de trame. Si des membres des castes intouchables avaient été autorisés à faire ce travail, cela aurait souillé le produit. Cette pollution se serait transmise aux étapes ultérieures de la production. Pour éviter cela, les intouchables ne pouvaient participer qu’à la phase précédente de filage, qui payait beaucoup moins. (…) Une fois en place cette segmentation s’institutionnalisa via la façon dont étaient recrutés les nouveaux arrivants. Cela produisait en général par le bouche à oreille, les membres de la famille et les membres de sa propre caste. Dans les premières décennies, c’était principalement organisé par les jobbers, qui venaient du même milieu que ceux qu’ils recrutaient. Dans d’autres centres textiles, comme Bombay et Madras, la division du travail se basait largement sur l’appartenance de caste. (…) A Ahmedabad, il semblerait que les intouchables qui arrivaient en ville après avoir été privés de travail dans l’économie rurale à la fin du XIXe devaient se contenter des travaux mal payés évités par des travailleurs de couches sociales qui étaient déjà intégrées à l’économie urbaine depuis plusieurs générations. »

De fait, contrairement aux pronostics, la légendaire plasticité de la caste et de ses usages semblaient s’exercer tout autant dans les usines capitalistes qu’ailleurs. C’est ce qu’a l’air de suggérer, quoiqu’en le tempérant légèrement, Mark Holmström dans South Indian Factory Workers. Their life and their world : « Qu’on considère les différents types de signification que la caste peut prendre. Elle peut être une structure morale : l’idéologie traditionnelle des castes considère la caste individuelle comme une partie d’un organisme social, qui fait partie d’un univers dans lequel chaque partie tire sa valeur et sa signification de sa relation avec l’ensemble ; mais les supports idéologiques de cette vision du monde ont disparu ou sont en train de disparaître. La caste ou la « sous-caste » est un groupe de parenté, une aire dans laquelle on peut trouver des partenaires pour marier ses enfants et faire des alliances utiles par le mariage . La caste est un réseau de contacts plus large, qui peut être exploité pour trouver des emplois ou obtenir des choses : tout vestige d’obligation morale, de réciprocité ou de relations patron-client vaut la peine d’être essayé dans une situation d’incertitude et de concurrence acharnée. La caste peut être simplement une explication des choses : certaines personnes obtiennent réellement un emploi ou une promotion grâce à leur caste, ou en partie grâce à elle. Dans la plupart des cas, il s’agit d’une fausse explication, comme c’est le cas pour les « communalistes » qui imputent chaque échec à leur appartenance à la mauvaise caste : c’est ce qu’un marxiste appellerait la « fausse conscience » de leur position de classe. La caste peut et a toujours pu être un code pour les différences de classe économique : les hiérarchies traditionnelles de caste pouvaient s’adapter aux changements de richesse et de pouvoir des castes, ou aux sous-castes dissidentes, et l’idéologie de caste fournissait des explications logiquement solides pour réconcilier la mobilité sociale visible avec l’ordre éternel des castes. (…) La caste pouvait certes permettre de supporter et d’expliquer plus de mobilité sociale qu’on le suppose souvent. Mais il y a une limite : la grande variété de nouvelles occupations, en parallèle avec des changements idéologiques relativement indépendants, rend la caste de moins en moins fiable pour coder les différences de classe mais si elle reste un signe utile des origines de classe des gens. »

Dans ce contexte, il ne paraîtra pas surprenant que certains auteurs en viennent à souligner le caractère à double tranchant de ces réseaux de solidarité « organique » issus de la vie villageoise, certes entraves au développement de l’activité et de la conscience de classe en tant que telles mais aussi puissant levier de résistance dans les conflits, très durs, avec le patronat. Subho Basu dans Does Class Matter ? Colonial Capital and Workers’ Resistance in Bengal (1890–1937) rappelle qu’à « Bombay les connexions rurales renforçaient la capacité de négociation collective des travailleur. Leur base rurale permettait aux travailleurs de prolonger leurs grèves dans les zones urbaines (…) Les liens ruraux n’opéraient pas comme entrave au développement des luttes industrielles du travail urbain. Au contraire, comme à Bombay, les liens sociaux ruraux permettaient également aux ouvriers de Calcutta d’intensifier leur résistance contre les dirigeants coloniaux. » Chandavarkar dans The Origins of Industrial Capitalism va dans le même sens :  » Les mécanismes du marché du travail encourageait les travailleurs à développer et maintenir leurs connexions villageoises, sur la force desquelles ils dépendaient plus efficacement pour résister aux demandes de leurs employeurs et défier leurs tentatives de pression. (…) Si les tenanciers des fabriques tentaient de transférer les couts de reproduction de la force de travail sur l’économie rurale, les travailleurs textiles déployaient parfois leurs connexions villageoise pour défendre leurs propres intérêts et en particulier pour tenir dans des grèves de longue durée. »

Les premiers syndicats, souvent tenus par des gandhiens défenseurs de la société traditionnelle, si ils promeuvent l’éducation et la fin des comportements les plus excessifs contre les intouchables ne font de fait rien pour inverser la tendance ( « Le syndicats ne questionnaient pas la division du travail selon des lignes de caste ou de religion dans les fabriques, et ils soutenaient même les pratiques ségrégatives vis à vis des musulmans et des intouchables dans le logement. » Breman The Making and Unmaking). Dipesh Chakrabarty dans Les syndicats dans une culture hiérarchique. Les travailleurs du Jute de Calcutta, 1920-1950 paru dans le troisième numéro des Subaltern Studies retrace de son côté : « L’idéal du principe démocratique de représentation, basé sur une relation «volontaire » et « contractuelle », ne s’est jamais réalisé dans les syndicats des travailleurs du jute de Calcutta, et, au lieu de cela, les délégués sont devenus des maîtres. Les syndicats étaient gérés comme si ils étaient les « zamindaries » (fief) de leurs leaders. On pourrait aller plus loin et avancer l’hypothèse qu’aux yeux des travailleurs des usines de jute, être un maître était une condition nécessaire pour être délégué. Seul un maître pouvait représenter. » On comprendra qu’avec un tel legs, et leurs propres insuffisances, les communistes qui commencent à véritablement prendre pied dans le mouvement ouvrier dans les années 30 et surtout dans et après le processus d’indépendance auront bien du mal à vérifier leur pronostic d’une classe prenant définitivement le pas sur la caste…

De défaites en restructuration : le mouvement ouvrier dans et après l’indépendance

Il y a eu en Inde comme dans beaucoup d’autres pays, on pense notamment ici au Maroc, à l’Algérie ou à l’Indonésie (voir par exemple « Workers’ Control in Java, Indonesia, 1945–1946 » de Jafar Suryomenggolo dans le recueil Ours to Master and to Own), un moment post-colonial quasi insurrectionnel qui fut incarné par la révolte du Telangana qui était contemporaine à ses débuts de nombreuses grèves à travers le pays. Mais très vite le nouveau pouvoir parvint à une remise au pas. Comme le retrace Vivek Chibber dans le cinquième chapitre de son livre Locked in Place. State Building and Late Industrialization in India, l’adoption de l' »Industrial Disputes Act » en 1947 marquait un coup d’arrêt brutal à un cycle de lutte de classe qui aurait probablement changé la face du régime et de la classe ouvrière. En effet dans cet accord : « Ce que le gouvernement donnait au mouvement ouvrier d’un côté, il le reprenait de l’autre. Les syndicats étaient reconnus comme les seuls représentants des intérêts du travail et les employeurs étaient enjoints de négocier avec eux sur toutes les questions importantes, mais le pouvoir des syndicats dans la négociation était sévèrement encadré. » De fait l’accord prévoyait des mesures très restrictives quant à l’usage du droit de grève et plaçait les syndicats sous le patronage du nouveau pouvoir « socialisant » d’un Congrès qui présidait dans le même temps à une scission de la All India Trade Union Congress, dominée par les communistes, qui allait durablement affaiblir le syndicalisme dans le pays, le réduisant pour partie à un appendice des partis politiques ( phénomène qui perdure jusqu’à aujourd’hui). De ce moment là, les nationalisations offrant de surcroît leur lot habituel de nouvelles sinécures pour les militants aguerris, le mouvement ouvrier entra dans une longue léthargie jusqu’au tournant des années 60.

Le cycle de luttes ouvrières qui accompagnent les très nombreux mouvements tant en ville ( les dalit panthers en sont un exemple) que dans les campagnes ( l’insurrection de Naxalbary en 1967) a des bornes chronologiques qui ne sont pas sans faire penser à celles des luttes qui traversent l’Europe occidentale à l’époque : une phase haute de 67 à 72, un premier retournement avec l’échec d’une grève générale historique en 1974 puis l’État d’urgence en 1975 et enfin plusieurs défaites de grande portée des groupes ouvriers historiquement les plus combatifs au début des années 80 ( ainsi la grève des travailleurs du textile de Bombay en 1982). Le spécialiste français du mouvement ouvrier indien, Gerard Heuzé, évoque ainsi, dans sa contribution « Le monde ouvrier » au recueil L’Inde contemporaine,  » La grève des 250 000 cantonniers déclenchée en janvier 1982, [qui] dura 1 an et demi, bouleversant Bombay. Elle se termina par un échec économique, un désastre social ( 80 000 licenciements) et une défaite symbolique d’envergure qui mit fin pour longtemps aux espérances ouvrières. » D’autant que dans la même période Indira Gandhi mate la grève des cheminots et celle des services publiques de Bangalore. La défaite inaugurant une contre-offensive patronale qui n’est pas bien entendu sans évoquer celle qui se déroule à l’ouest : « Depuis 1983, les employeurs sont passés à l’offensive. Les jours chômés pour raison de Lock-Out ont dépassé le total des jours de grève (…) Les actions des salariés prennent un tour de plus en plus défensif : contre les licenciements et les actions répressives et pour le maintien des avantages acquis. » ( Heuzé « Le Monde ouvrier »)

L’échec de ce cycle de lutte de classe et la restructuration qui en découle va réactualiser la centralité de la caste dans le monde du travail via l’importance nouvelle que va prendre un travail migrant (importance qui est venue se rappeler à tout le monde avec les confinements provoqués par le covid et l’exode vers les campagnes qui s’en est suivi) qui suppose un renforcement des structures de caste puisque ce sont elles qui majoritairement continuent d’encadrer et de distribuer la force de travail de la campagne vers la ville ( voir par exemple à ce sujet le sixième chapitre du livre de Chinmay Tumbe, India Moving ). Et au jobber succède donc le contractor. Gerard Heuzé, cette fois-ci dans sa contribution « Unité et pluralité du monde ouvrier indien » au recueil Caste et classe en Asie du sud en dresse ce portrait : « Il existe plusieurs types de contractors. Certains sont de simples intermédiaires qui assurent un service, alors que d’autres sont de purs exploiteurs. La plupart combinent les deux fonctions dans des proportions variables. Dans l’ensemble, ils versent de plus en plus dans l’exploitation de la main-d’œuvre, et gagnent alors beaucoup d’argent. Certains sont à la tête de véritables empires, par exemple dans le district de Dhanbad. Ils réinjectent leurs profits dans l’industrie illégale (fabriques d’armes, distilleries d’alcool), les investissent dans la terre, ou les dissipent en dépenses somptuaires, comme les contractors de la région de Ranchi qui se font construire des maisons luxueuses à Calcutta. Ce sont souvent des politiciens régionaux importants. » Ceux qu’on appelle les « contract laborers » « se retrouvent donc assujettis au régime de recrutement appelé contract system, et n’accèdent à l’embauche que par le truchement de médiations complexes où les rapports de subordination que secrète la hiérarchie des castes joue un rôle important. » (Heuzé idem)

Et comme le décrit toujours Gérard Heuzé cette nouvelle segmentation de la force de travail aboutit aux mêmes résultats prévisibles qu’ailleurs :  » Les caractéristiques des salariés sont encore plus disparates que par le passé, les écarts de revenus mais aussi les différences culturelles et de style de vie s’étant fortement accentuées. Les pratiques des entrepreneurs qui préfèrent systématiquement employer des migrants et usent beaucoup du beaucoup du critère ethnique pour hiérarchiser la main d’oeuvre, sont pour beaucoup dans cette évolution. (…) Dans ce contexte, les tentatives de revivalisme, de réinvention de la tradition ou de mise en place d’identités collectives durcies et limitées n’épargnent plus l’univers salarial et tout particulièrement les milieux ouvriers menacés par le chômage. » ( « Le monde ouvrier ») De fait ce nouveau paysage dessiné par la restructuration a probablement été un aubaine pour le BJP et l’hindutva qui ont pu vendre tout autant aux segments de la classe ouvrière défaite ( ainsi les ouvriers textiles d’Ahmenabad voir à ce sujet l’article de Jan Breman « Communal Upheaval as Resurgence of Social Darwinism« ) qu’à celle de migration récente, l’unanimité compensatrice, et occultant l’oppression de caste subie par les dalits, du majoritarisme hindou. Ce qu’ont malheureusement illustrés les pogroms anti musulmans de 2002 où l’on a vue une participation massive des anciens ouvriers licenciés et des migrants des basses castes. L’implication récurrente des dalits dans les exactions de l’extrême droite hindoue ne laissant certes pas d’inquiéter ( voir notre post sur Anand Teltumbde).

On pourrait rajouter à cette nouvelle configuration de la dynamique entre caste et classe, la forme de « politique de classe alternative » décrite par Rina Agarwala où des travailleurs informels ne pouvant se battre sur leur lieu de travail adressent directement leurs revendications à l’État et non aux employeurs et demandent de nouveaux avantages sociaux plutôt qu’une amélioration de leurs revenus ou de leurs conditions de travail. Ce qui passe bien entendu par la mobilisation électorale et donc identitaire, dans un contexte où les partis de caste ou régionalistes constituent une des alternatives les plus courantes à l’hégémonie du BJP. Un des rares partis de caste à avoir une envergure nationale, le BSP étant lui même issu dans les années 80 d’un syndicat d’employés dalits fondé dans les années 70 alors que c’est justement la création de syndicats fondés sur la caste, notamment chez les dalits, qui constitue désormais une tendance majeure dans le secteur formel. Bref, pour reprendre la vieille alternative des marxistes : dans le cours actuel, d’un pôle à l’autre, la caste semble se renforcer au détriment de la classe. Mais comme le montre tout l’histoire du monde ouvrier mais aussi du marxisme indien certains théorèmes téléologiques ne constituaient peut-être que d’utiles ornières…

Caste et classe, quelques jalons du débat (IV) : dans le mouvement dalit

On peut dater des dernières décennies du XIXe siècle, avec notamment une figure aussi fondamentale que Jyotirao Phule, la naissance du mouvement dalit, mais c’est véritablement après le tournant du siècle, alors que certains effets de long terme du colonialisme commencent à se faire sentir que celui-ci prend réellement forme sous un mode autonome.

Anupama Rao dans son important The Caste Question. Dalits and the Politics of Modern India souligne ainsi la trajectoire historique de certains groupes issus de la caste intouchable des mahars qui vont par la suite jouer un rôle central dans le mouvement dalit : « Alors qu’une identité distincte des dalits mahars se clarifiait à la fin du XIXe, de même les conflits s’intensifiaient dans la vie villageoise – conflits entre les dalits et les groupes marathes autour de la fourniture rituelle de services, l’exploitation du travail de caste- et les frictions entre la revendication d’une représentation brahmane proportionnelle et l’anti-casteisme s’accrurent. Cette situation rendait la fuite hors du village hautement désirable pour les dalits. De fait le potentiel libérateur de la machine et de la métropole exerçaient un profond impact sur l’imagination et la modernité dalits qui se développèrent de concert avec l’urbanisation des communautés dalits. Les dalits mahars migrèrent vers des villes comme Bombay ou Nagpur dans des proportions très importantes. Selon les recensements, entre 1872 et 1881, le nombre de mahars à Bombay s’accrut de 66%. En 1938, prés de 92% des travailleurs intouchables de la ville étaient mahars. Les mahars accomplissaient des tâches non-qualifiées dans des conditions d’exploitation particulièrement dures – 40% d’entre eux travaillaient comme « coolies » et ils représentaient 45% de la totalité de la force de travail. Ils étaient concentrés dans certaines industries en particulier: plus de 60% d’entre eux travaillaient dans les chemins de fer et les fabriques textiles (…) Beaucoup travaillaient également pour la municipalité ou la société d’électricité Bombay Electric Supply and Transport (BEST), ils représentaient également la majorité des dockers et des mineurs de charbon. La migration urbaine et les infrastructures urbaines – particulièrement les moyens de transport et de communication qui semblait réduire voire anéantir la distance sociale- provoquèrent des changements majeurs dans la perception de soi des dalits. Un commentateur du journal [pré-socialiste] Din Bandhu remarquait que le voyage moderne – « où l’on est assis côte à côte, les épaules et les cuisses se touchant »- effaçait les distinctions de caste car il était impossible de maintenir les tabous de caste et de réguler les contacts dans les lieux publics. »

C’est dans ce contexte que va émerger la figure incontournable du mouvement dalit, Bhimrao Ramji Ambedkar. Si son parcours peut sembler particulièrement privilégié comparé à la majorité des mahars – élève brillant, il reçut une bourse du Mahârâja de Baroda pour partir étudier à l’étranger, où il suivit notamment les cours de John Dewey à Columbia – son retour en Inde et son travail dans l’administration le confrontant à la persistance ubuesque des discriminations de caste, il devint très vite un activiste et un théoricien infatigable de la lutte dalit (pour un panorama général de la vie et l’oeuvre d’Ambedkar voir en français : Dr Ambedkar : leader intouchable et père de la Constitution indienne de Christophe Jaffrelot). Si la confrontation avec le marxisme ( dont on peut sincèrement regretter qu’il n’ait connu que les textes les plus canonisés) parcourt toute son oeuvre jusqu’à ses derniers textes et interventions ( cf son « Buddha or Karl Marx », discours repris en brochure), sur la question plus « spécifique » du rapport entre caste et classe, c’est un texte assez précoce, retranscription d’une intervention lors d’un séminaire d’anthropologie à l’université de Columbia en 1916, « Castes in India. Their Mechanism, Genesis and Development » qui présente les incises les plus intéressantes.

Ayant postulé au préalable l’unité et l’homogénéité de l’Inde (  » J’irais jusqu’à dire qu’aucun pays ne peut rivaliser avec la péninsule indienne en termes d’unité de la culture. (…) et c’est à cause de cette homogénéité que la caste devient un problème si difficile à expliquer ( …) La caste est la parcellisation d’une unité déjà homogène et l’explication de la genèse de la caste est l’explication de ce processus de parcellisation. « ) et passé rapidement en revue les théories existantes, Ambedkar propose son propre cadre d’analyse :  » La caste en Inde signifie un découpage artificiel de la population en unités fixes et définitives, dissuadées de se mélanger par la coutume de l’endogamie. Donc la conclusion est inévitable : l’endogamie est la seule caractéristique particulière de la caste et si nous parvenons à montrer comme l’endogamie est maintenue, nous aurons démontré la genèse et le mécanisme de la caste. » La mise en place de cette endogamie suppose selon Ambedkar de régler le problème des « hommes et femmes en surplus », qui pourraient, en allant se marier ailleurs, rompre l’ordre endogame. Évidemment, c’est la question des femmes en surplus qui joue un rôle central, ce qui débouche notamment sur la coutume de l’immolation de la veuve ( le fameux « sati ») ou, au moins, le veuvage obligatoire ( « une forme plus modérée d’immolation ») et le mariage à des enfants pour les hommes en surplus. Ici comme dans la suite de son oeuvre, et comme son illustre prédécesseur Phule, Ambedkar articule toujours profondément critique du système des castes et du patriarcat. Comme il le résume : « Que ce soit comme fin ou comme moyen : le sati, le veuvage forcé et le mariage des filles sont des coutumes mises en place pour régler le problème des hommes et des femmes en surplus dans une caste et ce afin de maintenir l’endogamie de celle-ci. L’endogamie stricte n’aurait pu être préservée sans ces coutumes, alors que la caste sans endogamie n’est qu’une tromperie. »

Et c’est en s’attaquant à la question de l’origine de cette endogamie, qu’Ambedkar aborde la question des classes :  » La conception atomistique des individus dans une société tant popularisée – j’allais dire vulgarisée- dans les harangues politiques constitue la plus grande fumisterie. Dire que la société est constituée d’individus est futile ; la société est toujours composée de classes. La théorie de la lutte des classes est peut-être une exagération mais l’existence des classes dans une société est un fait indéniable. Leurs bases peuvent être différentes. Elles peuvent être économiques ou intellectuelles ou sociales, mais un individu dans une société est toujours membre d’une classe. C’est un fait universel et la société hindoue primitive ne peut pas avoir exception à cette règle et, de fait, nous savons que ce n’est pas le cas. Si nous gardons cette généralité à l’esprit notre étude de la genèse de la caste en sera d’autant facilitée, puisque nous aurons seulement à déterminer quelle était la classe qui la première s’est transformée en caste, car classe et caste pour ainsi dire, sont des voisines de palier, et très peu de choses les séparent. La caste c’est la classe fermée [ « Caste is enclosed class »]. » Et selon lui la classe qui prend la première l’initiative de cette clôture, et que toutes les autres n’ont fait par la suite qu’imiter, est celle des brahmanes : « Le strict respect de ces coutumes et la supériorité sociale arrogée à la classe sacerdotale dans toutes les anciennes civilisations suffisent à prouver que les brahmanes furent à l’origine de cette institution contre nature fondée et maintenue au travers de ces moyens contre-nature. »

Ambedkar précise sa pensée un peu plus loin : « A un moment donné de l’histoire des Hindous, la classe sacerdotale s’est détachée socialement du reste du peuple et, par une politique de fermeture, est devenue une caste à part entière. Les autres classes, soumises à la loi de la division sociale du travail, se sont différenciées, certaines en groupes importants, d’autres en groupes très restreints. Les classes des vaishya et des shudra constituaient le vague plasma originel, à l’origine des nombreuses castes d’aujourd’hui. L’occupation militaire ne se prêtant pas facilement à une subdivision très fine, la classe des kshatriya aurait pu se différencier en soldats, en hommes d’affaires et fonctionnaires. Cette subdivision de la société est tout à fait naturelle. Mais ce qui n’est pas naturel dans ces subdivisions, c’est qu’elles ont perdu le caractère ouvert du système des classes et sont devenues des unités fermées sur elles-mêmes, appelées castes. La question est la suivante : ont-elles été contraintes de fermer leurs portes et de devenir endogames, ou les ont-elles fermées de leur propre chef ? Je pense qu’il existe une double ligne de réponse : Certains ont fermé la porte : D’autres l’ont trouvée fermée contre eux. Il y a là une interprétation psychologique et une autre mécaniste, mais qui sont complémentaires et toutes deux nécessaires pour expliquer le phénomène de la formation des castes dans son intégralité. » Pour ce qui est de l’interprétation psychologique, Ambedkar, s’appuyant sur Gabriel Tarde, forge l’heureuse expression d »‘infection de l’imitation » pour expliquer la propagation, du haut vers le bas, des clôtures de caste. De même que l’apparition d’une clôture dans un système où il existe déjà plusieurs groupes sociaux distincts entraîne mécaniquement leur multiplication, « les classes devenant castes via l’imitation et l’excommunication. »

Si on ne peut que chaudement recommander la lecture de tous les textes ultérieurs d’Ambedkar, [qui attendent toujours leur traduction en français : l’ignoble nombrilisme doctrinal/éditorial de la petite bourgeoisie culturelle française ayant là, comme partout ailleurs, fait des miracles !], il faut bien admettre, qu’à notre connaissance il ne se penche plus théoriquement sur la question du rapport entre caste et classe. Teltumbde y voit l’effet du « pragmatisme » réformiste hérité de Dewey et des fabiens britanniques tandis que Rao dans The Caste Question souligne la difficulté de passer d’un « modèle explicatif » à l’autre : « Contrairement aux rapports capitalistes de production dans lesquels le travail est central, la société de caste n’était pas organisée sur le modèle de l’accumulation bourgeoise mais sur une action rituelle comme forme de dépense symbolique, à laquelle le travail des intouchables était extérieur car défini comme souillé et impure. De plus, la caste constituait une forme symbolique dont les antagonismes étaient dispersés à travers le champs social et dont le caractère extensif interdisait de pouvoir donner une vue systémique et en une formulation synchronique de toutes ses couches historiques successives. Cela rendait plus difficile à Ambedkar de centraliser un antagonisme historique entre brahmanes et dalit comme moteur de l’histoire. La société de caste était contradictoire mais dans un sens non dialectique. Les contradictions internes ne poussaient par le système en avant dans un processus de changement holistique. »

Si en effet il ne s’agira plus de résoudre la question théoriquement, celle-ci se posera très pratiquement tout au long de sa vie publique et ce jusqu’à la toute fin. On trouve des développements très importants sur ce point dans plusieurs ouvrages, notamment Understanding Caste. From Buddha to Ambedkar and Beyond de Gail Omvedt, mais c’est, selon nous, le livre de Jayashree Gokhale : From Concessions to Confrontation. The politics of an Indian Intouchable Community (téléchargeable ici sous la forme de la thèse qui a donné naissance au livre), qui bien qu’il ne se penche que sur la caste mahar, nous semble faire autorité. Présentant dans son premier chapitre,  » Caste : Class and Ideology », un vaste panorama théorique, Gokhale avance qu' »Une étude du développement historique de la communauté mahar révèle la façon dont la classe et la caste se superposent [« overlap »] structurellement ce qui en retour peut donner quelques pistes pour l’intégration des concepts de caste et de classe dans le contexte indien. »

Et au-delà des superpositions structurelles classiques ( dans les rapports villageois, dans l’accès aux postes réservés, etc, etc) c’est autour du mode d’organisation dans la lutte que ce rapport caste/classe prend une importance nouvelle :  » Une vue d’ensemble du mouvement mahar révèle la présence d’un débat récurrent quant à sa nature et son caractère, et ce débat tourne autour des questions de caste opposées aux questions de classe. Dés ses débuts, le mouvement a du faire certains choix concernant sa base organisationnelle et son idéologie. La tension entre l’organisation du mouvement autour de la caste, avec les mahars et d’autres intouchables à sa base ,et autour de la classe, avec la classe dalit [donc intégrant certaines castes shudra] à sa base, s’est avérée très difficile à surmonter. Historiquement, le mouvement a oscillé entre deux modèles différents d’organisation politique et leurs idéologies correspondantes, chacun des modèles ayant ses défauts et ses qualités. Le choix était douloureux. Le modèle de caste suppose de dépendre des intouchables qui sont une minorité désespérée dispersée à travers l’Inde, minée par de vieilles divisions et privée des ressources à partir desquelles construire une organisation politique viable. Ce modèle ratifie aussi ( peut-être de façon inévitable) l’ascendance des varna et jati, renforçant par là leur emprise sur la société indienne. Le modèle de classe a toutefois lui aussi ses désavantages. Il suppose d’établir le mouvement sur une base beaucoup plus large dont la solidarité est loin d’être garantie même si tous partagent certains intérêts politico-économiques concrets. (…) Que la tension entre caste et classe comme principes et stratégies organisationnels soit inhérent à un mouvement impliquant les intouchables peut être vu dans la résurrection de ce débat dans le mouvement mahar aujourd’hui [le livre date de 1993]. Le débat théorique entre caste et classe a donc des implications qui sont avant tout politiques et concernent la base même du mouvement mahar et d’autres groupes intouchables dans la société indienne. »

Gokhale propose donc dans la suite de son livre une histoire du mouvement ambedkariste mahar sous l’angle de cette oscillation entre « modèle de caste » et « modèle de classe ». Après une première phase, qui débute à la sortie de la première guerre mondiale, marquée par des campagnes pour l’accès aux temples et aux réservoirs d’eau jusque là interdits aux intouchables, pour l’abolition du watan ( système d’obligations rituelles assignées aux mahars en tant qu’intouchables), quelques provocations remarquables ( Ambedkar brûle en public le Manusmriti, livre sacrée hindou :  » Ce geste s’adressait à la communauté intouchable, pour lui montrer que les lois qui présidaient à son esclavage n’étaient pas transcendantes et divines, mais faites par l’homme et donc périssable par la main de l’homme – une allumette pouvait réduire ces lois en cendre ») et les premiers conflits avec Gandhi et le mouvement nationaliste (notamment autour du pacte de Pune qu’Ambedkar est obligé de signer suite à un chantage à la grève de la faim de Gandhi), un pas important est franchi avec la création en 1936 de l’Independant Labor Party (ILP).

Inspiré de son homologue anglais ( qui comptait à l’époque dans ses rangs George Orwell), l’ILP incarne le choix d’une approche de classe et d’un rapprochement avec les communistes. Le parti définit l’intouchabilité  » en termes socio-économiques et politiques, suggérant que les intouchables formaient une classe spécifique dans la société indienne » ( Gokhale). Dénonçant le double fléau du « capitalisme et du brahmanisme » Ambedkar avance alors qu' »en percevant leur identité et intérêt communs comme travailleurs, les intouchables et les hindous de caste ( shudra) pourrait construire une alliance politique ». L’ILP va de fait être très actif tant dans la rue que dans les différents parlements où il siège, et tant en ville que dans les campagnes. Ainsi la lutte contre le système de khoti (une variante régionale du système foncier/fiscal zamindari, où ce sont des hautes castes locales qui lèvent discrétionnairement l’impôt pour les autorités coloniales) débouche sur une vaste mobilisation paysanne avec manifestations de masse , grève des paiements, etc. et ce malgré l’opposition du Congrès. De même, le parti s’implique dans les nombreuses luttes ouvrières de l’époque à Bombay et dans le Maharashtra, organisant même une grève générale le 6 novembre 1938 durement réprimée par la police, on dénombre 14 morts, et dénoncée par le Congrès, soucieux de préserver l’union sacrée nationaliste avec le patronat. Dans beaucoup de luttes l’ILP et les communistes travaillent de concert. Comme le résume Santoshi Suradkar dans son article « Mukti Kon Pathe ? Caste and Class in Ambedkar’s Struggle » : « À partir de 1936, Ambedkar démontra sa proximité avec de nombreuses organisations de classe. Il eut de longs dialogues avec les socialistes et les marxistes. Il débattit vivement avec les socialistes non seulement dans ses discours et activités politiques mais dans son maitre ouvrage L’annihilation de la caste (1936). Il attendait d’eux qu’ils saisissent la matérialité de la caste. Il voulait fournir une vision claire de la révolution de classe en Inde, qui ne pourrait devenir une réalité sans annihilation du système des castes. Cela représentait une tentative historique de rapprocher les communistes de la tradition des luttes anti-caste. Le différent essentiel entre Ambedkar et l’idéologie communiste c’est qu’Ambedkar allait au-delà d’une explication matérialiste et montrait le rôle significatif de la culture dans l’appropriation du surplus et l’exploitation. »

Mais, enferrés dans leur téléologie stalinienne ( la marche du progrès se chargerait de débarrasser l’Inde des castes), aveuglés par leur primat donné à la lutte anti-impérialiste et probablement inquiets de cette nouvelle concurrence, les communistes vont vite s’éloigner d’une ILP, qui connaît de surcroit plusieurs revers électoraux et en parvient pas à recruter en dehors de la caste mahar. Quand commence à se profiler l’indépendance, Ambedkar inquiet que les intouchables ne puissent pas disposer d’une représentation autonome décide, en 1942, de convertir l’ILP en une Scheduled Castes Federation (SCF) . Comme le résume Jayashree Gokhale : « Face à l’urgence politique, il fut décidé de former une organisation composée exclusivement d’intouchables et qui représenterait prioritairement les intérêts de ces derniers. On passait donc avec la SCF d’un accent mis sur la classe à un accent mis sur la caste. ». C’est probablement cette manoeuvre illustrant bien son pragmatisme qui permet à Ambedkar de présider au comité chargé de rédiger la constitution, qui proclamera l’abolition de l’intouchabilité et prévoira de nombreux quotas dans l’accès à l’éducation et à l’emploi pour les Scheduled Castes. Ce compagnonnage avec le nouveau pouvoir prend toutefois vite fin lorsque le Hindu Code Bill (projet de codification du droit hindou) qu’il avait rédigé et qui prévoyait des avancées importantes en terme des droits des femmes est rejeté par l’assemblée.

La dernière partie de la vie d’Ambedkar, est marquée par le nouveau tournant qu’il fait prendre au mouvement Dalit. Il décide en effet au début des années 50 que c’est la conversion en masse au Bouddhisme qui permettra aux intouchables de s’émanciper effectivement du système des castes. Il théorise ce tournant dans l’ouvrage The Buddha and his Dhamma, publié à titre posthume et dans un discours donné à Katmandou, « Buddha or Karl Marx », où l’on peut notamment lire : » Les Russes sont fiers de leur communisme. Mais ils oublient que la merveille de toutes les merveilles c’est que le Bouddha a établi le communisme, et en ce qui concerne la Sangha, sans dictature. Il s’agissait peut-être d’un communisme à très petite échelle, mais c’était un communisme sans dictature, un miracle que Lénine n’a pas réussi à accomplir.» Selon Jayashree Gokhale, ce choix du bouddhisme correspondait en tout cas à un retour vers une approche de classe : « La pertinence du Bouddhisme pour le modèle de classe réside dans le fait qu’il pouvait devenir une idéologie qui unifierait les démunis de la société indienne, les hindous de basse caste et les intouchables. (…) une unité de classe en termes culturels ». A la veille de sa mort, qui survient le 6 décembre 1956, Ambedkar préside à une cérémonie de conversion en masse de près de 400 000 intouchables. Quoique massive et se poursuivant encore aujourd’hui, cette conversion ne semble pas avoir donné les résultats escomptés par son initiateur selon Gokhale : « Aucun des rôles prêtés au Bouddhisme, comme ciment de l’unité de caste ou instrument de solidarité de classe ne s’est concrétisé via la conversion. Au lieu d’étendre le spectre de camarades et d’alliés politiques, la conversion a servi distinguer encore plus les mahars des autres intouchables, d’un côté et des basses castes de l’autre. De plus la conversion a semble-t-il poussé les mahars dans la voie de la politique bureaucratique, avec la question des quotas qui leur seraient réservés [ en tant que néo-bouddhistes et non comme intouchables] détournant l’attention des tentatives d’établir une organisation politique viable. « 

En l’occurrence si il régnait sans partage sur le mouvement et n’avait pas organisé sa succession, Ambedkar n’en avait pas moins jeté les bases de la création d’un Parti Républicain (RPI) qui vit effectivement le jour après sa mort. Selon Gokhale, au début « la littérature du RPI soulignait la congruence entre les facteurs de caste et de classe dans la définition de qui constituait les segments opprimés de la société indienne, les plus basses classes étant aussi les plus basses castes. » Malgré ce retour à une définition de classe de l’intouchabilité, le RPI sera surtout le symbole du déclin du mouvement dalit après la mort de son leader historique : il incarne en effet les conséquences corrosives de la stratification sociale qui se développe au sein de la caste, avec d’un côté une élite urbaine bouddhiste ayant accès aux emplois réservés dans l’administration et de l’autre une majorité rurale dont la situation n’a pas fondamentalement changé. La défense des cols blancs virant vite au lobbyisme auprès des grands partis et à la foire d’empoigne pour les sinécures de faire-valoir intouchable afférant, le RPI explose bientôt en quatre fractions différentes, chacune associée à une grosse écurie politique et n’ayant en commun que le culte d’un Ambedkar déifié et un anti-communisme devenu presque identitaire chez les néo-bouddhistes.

C’est bien entendu à l’issue de cette calamiteuse phase de décomposition et alors que se déploie tout un nouveau cycle de luttes à l’échelle du sous-continent, que surgissent les dalit panthers. Si nous laissons l’éventuel lecteur découvrir leur manifeste et leur histoire dans le livre que nous avons publié, on peut tout de même revenir sur l’importance de ce qu’entreprennent Dhasal et ses camarades par rapport à lancinante question du rapport caste et classe dans le mouvement dalit. Cela a notamment été très bien résumé par Gail Omvedt dans Understanding Caste. : « Le but des panthers était d’universaliser l’identité dalit comme expérience prolétaire. Cela les différenciait du mouvement dalit de l’époque d’Ambedkar, qui avait accepté la séparation des sphères économiques et culturelles, de la caste et de la classe, ignorant parfois entièrement la sphère économique. » Le terme dalit qui était déjà utilisé mais fut définitivement imposé par les panthers reflétait cette nouvelle synthèse comme le retrace Nicolas Jaoul dans son article « The ‘Righteous Anger’ of the Powerless. Investigating Dalit Outrage over Caste Violence » : « Signifiant littéralement « les écrasés », et souvent traduit par « les opprimés », ce terme a été doté d’une connotation de classe par les Dalits Panthers radicalisées, qui souhaitaient définir les Dalits comme la communauté des opprimés, sans se limiter aux « intouchables ». Cette nouvelle terminologie militante, qui a progressivement remplacé le mot gandhien « harijan » [enfants de Dieu], était porteuse d’une signification nouvelle : rejetant la vision sécurisante et condescendante des « intouchables » en tant qu’objets d’une réforme venant d’en haut (que ce soit par l’État ou par les travailleurs sociaux gandhiens), le terme « Dalit » appelait au contraire à une action autonome et révolutionnaire. Influencée par l’idée marxiste du prolétariat en tant qu’agent révolutionnaire de l’histoire, une telle redéfinition de l’identité Dalit valorisait la colère comme l’expression d’une position morale légitime adoptée par les opprimés. »

Rao dans The Caste Question souligne également la nouveauté que représente la démarche des panthers dans ce qu’était jusque là le mouvement dalit :  » S’éloignant des arguments élégants et des compromis réalistes d’Ambedkar, la politique des panthers cherchait à bouleverser le statu quo, renversant les catégories et formes de représentation considérées comme acquises. Certainement la violente critique par les panthers des modes de vie bourgeois et leur attention à l’esthétique de la vie et survie quotidienne dans de telles conditions de dénuement économique et sociale lançait un défi à l’establishment culturel marathi. » De fait, Rao signale, à la suite de plusieurs auteurs, que les panthers recouvraient sous leur nom beaucoup de petites structures autonomes plus ou moins éphémères de jeunes prolétaires urbains prêts à en découdre tant avec la police qu’avec les extrémistes hindous, ce qu’illustrèrent les affrontements qui commencent le 5 janvier 1974 avec la Shiv Sena et la police dans le quartier de Worli à Bombay et qui s’étaleront sur plusieurs mois et feront au bout du compte 6 morts et plus d’une centaine de blessés. La paradoxe veut que c’est après que les panthers aient été rattrapées par les vieux démons du mouvement dalit post-ambedkar ( opposition entre néo bouddhistes et communisants menant à l’éclatement de l’organisation en fractions rivales allant chacune s’affilier à un parti national différent, ce qui pour un Dhasal ouvrira la voie à une longue série de retournements opportunistes qui le mèneront à la veille de sa mort à s’allier à la Shiv Sena !) qu’elles joueront un rôle important dans une lutte de masse surmontant pour une fois la rupture ville/campagne minant le mouvement ambedkariste depuis ses débuts et ce, malgré les campagnes contre le système de khoti de la fin des années 30 et les satayagraha des sans-terre initiés par le leader républicain Bhaurao Gaikwad dans les années 50 et 60.

Le point de départ de cette lutte fut pour le moins trivial, puisqu’il s’agissait d’une controverse autour de la rebaptisation de l’université Marathwada que certains activistes dalits voulaient renommer Ambedkar. Face aux atermoiements de l’administration à ce sujet et la colère que cela provoqua dans la population, plusieurs fractions des dalit panthers s’investirent dans la lutte qui se radicalisa rapidement avec plus de 67 jours d’émeutes à l’été 1978 mais aussi de très nombreuses atrocités de caste commises à l’encontre des dalits. Comme le note dans « Dalit Panthers: Annihilating Caste; Class Enemies » : « Un des principaux objectifs de ces atrocités organisées était de détruire l’unité qui existait entre les travailleurs agricoles dalits et non dalits. Dans le district de Nanded par exemple, cette unité était reflétée dans le Kashtakari Sangathan’ (organisation des exploités) qui se développa rapidement et se constitua des bastions dans une quinzaine de villages. Les travailleurs agricoles dalits et non dalits s’unissaient pour former des comités d’auto-défense pour répondre aux actes de violence et s’équipaient de fusils de chasse et d’explosifs. Même là où la Kashtakari Sangathan n’était pas physiquement présente, les travailleurs avaient entendu parler de son activité et de sa détermination. Les violences de caste ciblaient cette conscience naissante et cette unité et étaient les plus intenses là où les dalits et les paysans étaient les moins organisés. La caste mahar devint la principale cible de ces actes car elle était considéré comme la plus avancé culturellement et socialement du fait de l’influence ambedkariste. » La lutte continua à petit feu jusqu’à ce que l’université soit renommée en 1994 sans d’ailleurs que ça ne change grand chose aux structures de pouvoir et de caste en son sein même.

La conclusion que tire Gokhale à l’issue de sa vaste étude, qui s’arrête avec déclin précoce des dalit panthers à la fin des années 70, constitue en quelque sorte une bonne introduction à la suite de l’histoire du mouvement ambedkariste : « L’histoire politique de la communauté mahar montre dans quelle mesure varna et jati ont rebondi contre et renforcé les stratifications de classe en déterminant le cours de l’action et l’organisation politiques, ce qui en retour suggère que classe et caste ne sont pas des catégories mutuellement exclusives mais sont au contraire parallèles et se renforcent mutuellement. » En l’occurrence l’acteur majeur de la phase qui suit, le Bahujan Samaj Party ( Parti de la société majoritaire) représente à plus d’un titre une certaine articulation entre classe et caste puisqu’il est directement issu d’un syndicat de fonctionnaires dalits, la Backward and Minorities Castes Employees Federation mais doit beaucoup de son succès au génie tactique et stratégique d’un des ses dirigeants, Kanshi Ram, qui très tôt théorise une large alliance anti-brahmane (85% de la population selon lui) ce qui va permettre à son parti de diriger l’État d’Uttar Pradesh à plusieurs reprises et à même tenter de s’ériger en acteur sur la scène nationale, avant que prévarication et népotisme ne ternisse son image. Le grand historien français de l’ambedkarisme Nicolas Jaoul dans sa contribution « Militantisme dalit et Bouddhisme ambedkariste » au recueil Politiques et religions en Asie du Sud résume bien cette trajectoire du BSP : « Il s’agit de mobiliser l’électorat des populations non brahmaniques : dalits, basses castes, tribaux, minorités, qui constituent la « grande majorité » plébéienne des bahujan, à l’exclusion des hautes castes. Comme me l’a rappelé R.D. Prasad, un employé dalit de la Reserve Bank of India, et un des piliers de la BAMCEF à Kanpur, le but que se fixait ce mouvement des employés dalits était de populariser l’idéologie de l’émancipation parmi les « masses » et de la rendre accessible et productive. Animés par une forme d’anti-intellectualisme à l’égard de ceux qu’ils stigmatisent comme des « intellectuels de séminaires », ils considèrent l’exactitude idéologique comme secondaire par rapport à leurs buts politiques. Dès lors que le BSP accède au pouvoir, il prend ses distances avec le militantisme de la base qu’il a initié dans sa première phase de mobilisation. Les militants sont alors écartés des structures décisionnelles au profit d’une concentration du pouvoir aux mains de Mayawati [successrice charismatique et corrompue de Kanshi Ram]. Ainsi, en 1996, commence la pratique de la vente des investitures à des hommes politiques ou des notables locaux en quête d’opportunités électorales aux dépens de la base militante : ce qui revient à « vendre » une clientèle électorale à des individus disposés à investir financièrement dans la campagne et à apporter des votes supplémentaires. Bien qu’elle constitue une trahison aux yeux de la base militante, cette gestion opportuniste est finalement acceptée au vu de sa réelle efficacité électorale. En revanche, il ne reste plus grand-chose de l’idéalisme qui a animé le mouvement à ses débuts. Alors que la conciliation des idéaux et du pragmatisme, marque de fabrique de Kanshi Ram, a suscité l’engouement des militants, Mayawati incarne pour eux la trahison des idéaux. »

On remarquera que des mouvements plus récents et prétendant transcender les erreurs du passé semblent malheureusement bien partis pour reproduire les erreurs de leur ainés et offrir une énième redite de la rechute dans les ornières politiques, ainsi la Bhim Army apparue comme une organisation « basiste » en 2015 mais qui semble avoir vite muée en officine électorale recyclant les militants déçus du BSP. S’ajoute à cela la constante menace d’un passage sous la coupe d’une hindutva qui s’accommode très bien du culte d’Ambedkar qui règne chez les néo-bouddhistes. Il faut toutefois noter que dans le même temps des mobilisations massives (voire quasi-insurrectionnelles) comme celle d’avril 2018, ou moins spectaculaires comme celles évoquée par Anand Teltumbde dans son article « Dalit Protests in Gujarat » du recueil Republic of Caste ( voir le post sur Teltumbde sur ce site) ou encore les recompositions que signale le récent mouvement des fermiers ( voir par exemple l’article de Satendra Kumar « Class, caste and agrarian change: the making of farmers’ protests« ) laissent à penser que la dialectique entre caste et classe n’a certes pas fini de travailler le mouvement dalit… et réciproquement !

Caste et classe, quelques jalons du débat (III) : l’empreinte coloniale

L’effet de la colonisation britannique sur le système des castes est bien documenté et d’ailleurs même selon certain(e)s un peu trop souvent sollicité par une partie de la critique post-coloniale fourvoyée dans l’essentialisation des sociétés d’avant la conquête. Ces abus ne rendent certes pas justice à la finesse des analyses d’un Bernard S. Cohn dans des recueils comme Colonialism and its Forms of Knowledge ou An Anthropologist among the Historians and Other Essays ou à l’utilité d’une synthèse comme celle de Nicholas B. Dirks dans Castes of Mind. Colonialism and the Making of Modern India.

Rappelons donc que selon Cohn, « Le savoir colonial est à la fois la condition et le résultat de la conquête : par certains aspects tout le colonialisme est une affaire de connaissance de la société indigène. » Il s’agit bien entendu d’un savoir construit dans un but bien précis : « Dés le début de leur conquête, les britanniques ont conçu de gouverner l’Inde en codifiant et réinstituant le pratiques de gouvernement qui avaient été développées par les précédents États et souverains. Ils cherchaient à incorporer autant que possible, le personnel administratif employé par les précédents régimes. La connaissance de l’histoire et des pratiques des États indiens était considérée comme la forme la plus valable de savoir sur lequel bâtir l’État colonial. » Ce qui a mené à une « réification » des catégories issues de la période pré-coloniale : « Dans les schémas conceptuels que les britanniques créèrent pour comprendre l’Inde et y agir, ils suivaient constamment la même logique; ils réduisaient de vastes ensembles complexes de codes et leurs significations à quelques métonymies. (…) L’Inde fut redéfinie par les britanniques pour devenir un lieu de règles et d’ordre; une fois que les britanniques avaient défini pour leur propre satisfaction ce qu’ils considéraient être les lois et coutumes indiennes, les indiens n’avaient désormais plus qu’à se conformer à leurs constructions intellectuelles. » (Toutes ces citations sont tirées de Colonialism and its Forms of Knowledge)

Toutefois Cohn souligne bien dans son article « The Census, Social Structure and Objectification in South Asia » ( repris dans le recueil An Anthropologist among the Historians) que s’opère aussi une interaction spécifique avec les indiens, notamment lors des recensements successifs qui s’enquièrent de bien plus de choses que du nombre d’habitants ( « Il posaient des questions sur des aspects majeurs de la vie indienne, la famille, la religion, la langue, la caste, le travail, le mariage et même les maladies et infirmités ») et forcent d’une certaine manière la population, ou du moins les intellectuels, à reconsidérer leur propre histoire et coutume : « Ce qui avait été inconscient devenait dans une certaine mesure conscient. Des aspects de la tradition pouvaient être sélectionnés, retravaillés et reformulés pour servir des fins conscientes » Selon Cohn ce « mouvement d’objectivation était, à l’orée des années 30, passé d’un petit groupes d’intellectuels de Calcutta cherchant des outils culturels avec lesquels contrer les influences occidentales aux villes et villages d’Inde. Le recensement avait joué un rôle central dans le processus de classification et d’objectivation de leur propre culture et société par les indiens. »

Dans ce cadre, la caste allait bien entendu jouer un rôle central et pour tout dire « heuristique » comme le souligne Nicholas B. Dirks dans son article « The invention of Caste : Civil Society in Colonial India » : « La caste devint une forme indienne et coloniale spécifique de société civile, le site principal de textualisation de l’identité sociale mais aussi de spécification des domaines publiques et privés, des droits et responsabilités de l’État colonial, le concept légitimant à la fois liberté et contrôle social ( par lequel nous entendons par exemple la définition politique des dimensions sociales de la propriété, du travail et de la criminalité) et le développement de la documentation et du projet de certification de l’État colonial. » Bref, selon Dirks ( ici dans son livre Castes of Mind) : « C’est sous les britanniques que la caste est devenue le terme unique capable d’exprimer, organiser et par dessus tout systématiser les formes diverses d’identités sociales, de communauté et d’organisation de l’Inde. (…) C’est le colonialisme qui a fait de la caste ce qu’elle est aujourd’hui.  »

Mais là encore si « la caste a été rendue bien plus omniprésente, bien plus totalisante et bien plus uniforme qu’elle ne l’avait été auparavant » (idem), ce processus s’est déroulé sur le mode de l’action réciproque avec les colonisés. Bien entendu les brahmanes tirèrent les premiers leur épingle du jeu de cette réification qui leur permettait en quelque sorte d’éterniser leur hégémonie sur la société mais plus généralement comme le résume Robert Deliège dans Les castes en Inde aujourd’hui : « Alors que les britanniques prétendaient représenter la réalité, leurs opérations revenaient à altérer cette dernière, sans même qu’ils s’en rendent compte. Ils transformaient un régime souple, sans cesse renégocié, en un système figé. Ils cherchaient des règles là où il n’y en avait pas (…) loin d’être figée, la caste faisait la preuve de son dynamisme, notamment quand les gens se mirent à s’organiser en associations de caste, à adopter des coutumes nouvelles, à se parer de certains symboles, etc. Les indiens avaient bien compris qu’on essayait de les enfermer dans un système, dans les limites étroites d’un code et ils se mirent donc en tête de revendiquer un statut supérieur tant qu’il était encore temps. »

Ainsi comme le résume, à partir d’un exemple concret, David Fajolles dans « Lorsque le djinn quitte sa bouteille: le système des castes ou la réappropriation d’une objectivation coloniale. : « Des associations de castes puissantes dans le Nord hindiphone comme la All-India Kurmi Mahasabha ou la Yadav Mahasabha sont amenées à produire des mythes d’origine pour légitimer leur revendication du statut de kshatriya, alors qu’ils ne sont officiellement reconnus que comme shudras. Ces associations, qui fédèrent le plus souvent des sous-castes régionales portant le même nom, mais prises dans des configurations sociales locales relativement différentes, entraînent une homogénéisation des intérêts de celles-ci face aux pratiques d’objectivation de la société colonisée ; les savoirs coloniaux, dans leur processus interne de systématisation, finissent ainsi par s’articuler sur les groupes objectivés, dans un phénomène d’«ethnogenèse par recensement». » Précisons qu’un certain accès à l’éducation et aux fonctions militaires ont également joué un rôle central dans l’émergence du mouvement dalit moderne, comme ne manquait pas de le rappeler Ambedkar lui-même.

Pour en revenir à la question des articulations entre caste et classe, il faut rappeler que cette « réinvention de la tradition » constituait un moment nécessaire à la mise en place de la domination britannique et de son pivot, le système de taxation, dont on comptait trois modèles différents sur le sous-continent. Comme le résume Jules Naudet dans sa stimulante ( quoique trop enthousiaste !) recension des pyketteries sur l’Inde « Caste, propriété et inégalités en Inde » : « La première était le système zamindari, qui consistait en l’attribution du rôle de collecteur à des seigneurs (zamindars) chargés de collecter l’impôt auprès des paysans locaux. Les Britanniques consentent ainsi à les considérer comme propriétaires terriens et ce système institue une situation de néo-féodalisme. Dans la seconde forme, le système dit ryotwari, le paysan (ryot), dont les droits de propriété étaient reconnus par un contrat écrit, versait directement l’impôt à l’État colonial. Dans la troisième forme, le système mahalwari consistait en la perception de l’impôt auprès d’une entité collective à l’échelle du village, et la propriété du sol était généralement attribuée à une collectivité villageoise, le plus souvent issue d’une caste dominante.
Le choix d’un système plutôt qu’un autre était généralement lié aux préjugés collectifs ou individuels des colonisateurs quant à la meilleure façon de concilier maximisation de la levée d’impôt et préservation de l’équilibre social local, préjugés qui les conduisaient souvent à des interprétations erronées des configurations locales. Leurs choix étaient pourtant lourds de conséquences et ont contribué à modeler les structures inégalitaires, avec des effets qui continuent à se faire sentir aujourd’hui tant en termes d’inégalités qu’en termes de productivité. » ( sur cet héritage voir le pertinent « History, Institutions, and Economic Performance: The Legacy of Colonial Land Tenure Systems in India » de Abhijit Banerjee et Lakshmi Iyer)

C’est à partir de cette question de la levée de l’impôt qu’a été développée ce qui nous semble une des contributions les plus intéressantes sur les rapports entre caste, classe et colonialisme, le livre de Rupa Viswanath The Pariah Problem. Caste, Religion, and the Social in Modern India. Viswanath résume ainsi sa thèse :  » L’engagement prioritaire de l’État colonial c’était la maximisation des revenus fiscaux. Les propriétaires terriens desquels dépendait l’État pour ses revenus fiscaux, dépendaient eux-mêmes grandement du travail paria [ un des noms donné aux intouchables] et donc l’État colonial également. Tout ce qui pouvait mettre à mal leur contrôle du travail paria constituait une menace pour l’ensemble du système de production, dont le surplus remplissait les coffres coloniaux, et ce contrôle reposait sur le non accès à la terre et l’absence de liberté héréditaire des familles parias. » Viswanath fait une remarque selon nous assez décisive : alors que l’esclavage est aboli dans tout l’empire britannique en 1833, une seule zone fait exception : l’Inde car « Selon les représentants de la Compagnie des Indes les formes traditionnelles de la servitude paria n’étaient pas comparables avec l’esclavage ailleurs dans le monde et étaient basées sur des rapports d’obligations mutuelles voire de piété filiale entre le maitre et le serviteur. » Un « esclavage doux » [« Gentle slavery »] comme le résumait une figure de l’époque.

Or c’est ce parallèle avec l’esclavage qui permet à Viswanath d’approcher de façon originale la dynamique des castes :  » Extrapoler sur ce qu’il est advenu spécifiquement des parias à partir de l’importante recherche historique sur la façon dont la caste en général a été à la fois transformée et fixée à l’intersection des hypothèses orientalistes et des technologies modernes de dénombrement revient à s’appuyer sur une prémisse idéologique qui a émergé au cours de cette même période, à savoir l’idée que la caste est un système. Ce n’est que sur la base d’une telle hypothèse erronée que les différences entre les diverses castes sont supposées être toutes de la même nature fondamentale, se distinguant simplement par l’ampleur. Au contraire, la différence entre les dalits et tous les autres – un hiatus social massif enraciné fondamentalement dans l’économie politique de la production agraire – doit être qualifiée comme la seule véritable différence de caste et distinguée des autres différences entre les castes. Sous-population racialisée et descendants d’esclaves agraires, les dalits sont et étaient marqués linguistiquement, socio-spatialement et rituellement comme fondamentalement en dehors de la société proprement dite, une société comprenant toutes les autres castes. » Et de fait, il ne faut pas se laisser leurrer parce que Viswanath appelle la « spiritualisation » de l’oppression car « Les formes rituelles de dégradation, les insultes habituelles et les punitions corporelles fonctionnaient toutes ensembles dans une dense synchronicité, produisant et reproduisant ce régime d’exploitation » au service de ce qu’elle nomme la « connexion caste-État », qui « liait fondamentalement et intimement des agents étatiques et non étatiques dans un seul réseau d’autorité s’exerçant sur les travailleurs parias. »

Dans sa conclusion Viswanath retrace à grand trait la trajectoire de ce problème paria jusqu’à aujourd’hui :  » Le problème du paria, ainsi qu’on appelait les travailleurs dalits non libres à l’époque, fut amené dans les années 1890 à l’attention peu enthousiaste de l’État colonial et de la sphère publique de l’élite indienne. Jusque là, le fait que les parias aient été obligés de travailler pour d’autres dans des conditions extrêmement difficiles, étaient confinés dans des ghettos bien séparés des villages où les autres indiens vivaient, et étaient ouvertement méprisés par tous, était bien connu mais n’était pas considéré comme une question d’intérêt général. Le trope de la servitude douce, d’abord formulé par les fonctionnaires britanniques comme un argument pour prévenir l’extension de l’abolition de l’esclavage pratiquée partout ailleurs dans l’empire, fournit un semblant de crédibilité aux points de vue de l’élite et des fonctionnaires que l’existence d’une classe laborieuse héréditairement non libre ne méritait pas d’attention particulière. Ce qui est devenu par la suite le problème paria était à la fois la reconnaissance et la méconnaissance de cette oppression : le constat qu’une solution était à la fois politiquement et moralement nécessaire et les moyens par lesquels toute solution possible a été éludée. L’histoire du « problème paria » est donc l’histoire de son endiguement. Cela commence avec la construction du problème dalit comme question religieuse ce qui a permis de perpétuer la discrimination sous prétexte de neutralité religieuse. Et cela finit avec l’essor du point de vue désormais hégémonique ( au moins dans les élites indiennes) selon lequel la question dalit est avant tout un « problème social » et que sa résolution ne demande pas la défense volontariste de droits, y compris des poursuites rigoureuses contre les contrevenants, pas plus qu’elle ne demande la redistribution systématique des richesses ( via une réforme agraire) ou l’extension d’un véritable pouvoir politique aux exclus. La domination exercée sur les dalits fut comprise au début du XXe siècle comme un problème que la société allait devoir résoudre par elle-même, graduellement et en s’appuyant sur la bonne volonté de tous. L’État ne pouvait pas grand chose ni même accélérer le processus. L’histoire que j’ai raconté prend fin au début des années 20, mais le modèle qui a été établie lors des quatre décennies que j’ai étudié reste profondément ancré dans les réponses législatives, politiques et académiques au sort des dalits aujourd’hui. »

Si nous reviendrons dans la recension des débats marxistes indiens ( « Le mode de production introuvable ») sur la nature de ce qu’on a pu appeler le mode de production colonial, on peut d’ores et déjà constater que si il y a eu effectivement une importante empreinte idéologique et pratique de la colonisation sur les castes et les classes, il est difficile de parler d’une quelconque « révolution sociale ». Plutôt que cette articulation opportuniste du legs des dominations précédentes aux intérêts immédiats mercantilistes puis rentiers de l’empire c’est véritablement l’émergence du mouvement dalit qui va commencer à changer la donne…

Caste et classe, quelques jalons du débat (II) : les origines (Gail Omvedt)

Illustration : peinture de Samir Mondal

Figure incontournable, jusqu’à son récent décès, tant de la recherche académique que de la critique sociale en Inde, Gail Omvedt s’est essayée à de nombreuses reprises à analyser d’un point de vue marxiste l’apparition et le développement des castes. Afin de, modestement, lui rendre hommage, nous présentons ici la traduction du premier chapitre de son livre Dalits and the Democratic Revolution. Dr Ambedkar and the Dalit Movement in Colonial India paru en 2014 chez Sage ( qui d’ailleurs s’ouvre sur un poème de Namdeo Dhasal : Maintenant, Maintenant) et qui constitue certainement l’aboutissement de dizaines d’années de recherches à ce sujet.

Puisque Omvedt oublie de donner quelques précisions d’ordre général, nous nous permettons de reproduire au préalable cette note tirée d’un article de Nicolas Jaoul « Un sabre à double tranchant. Théories et usages de la caste dans le mouvement anticaste des dalits » qui décrit très bien les réalités dont il va être question dans l’article :

« En Inde, la notion de «caste» est un terme imprécis qui renvoie à deux niveaux de réalité, l’un empirique (les jati) et l’autre plus idéologique (les varna). Les jati sont des groupes endogames auxquels sont généralement associés une profession traditionnelle, alors que les quatre varna (brahmanes – prêtres, kshatriyas – guerriers, vaishyas – commerçants et shudra – serviteurs) sont des catégories abstraites et hiérarchisées que l’on trouve dans les textes brahmaniques. Chaque jati locale est identifiée à une varna, à l’exception des jati «intouchables», qui sont reléguées hors du système. Les réformateurs hindous en ont tiré parti pour assimiler l’intouchabilité à une «excroissance» (Gandhi parlait d’une «verrue») non reconnue par le système des varna, et donc pour ôter toute légitimité religieuse à l’intouchabilité (ce qui fut également une façon de mettre la religion hindoue hors de cause). Contrairement au mouvement d’émancipation dalit, ces réformateurs entendaient non seulement lutter contre l’intouchabilité, mais également réhabiliter le système des varna en le purgeant de l’intouchabilité, son aspect le moins défendable. »

Gail Omvedt, « Pour une analyse matérialiste historique des origines et du développement des castes »

Introduction : Théoriser la caste en Inde

Des théories des castes sont développées par des chercheurs en sciences humaines pour différentes raisons allant de l’analyse d’un village ou d’une société locale jusqu’au projet d’échafauder une théorie sociale générale. Ils font appel à des données empiriques pour soutenir leur recherche, développent des hypothèses, élaborent des cadres conceptuels et en général cherchent à développer leur travail dans le cadre d’un paradigme scientifique prétendant à une validité vérifiable.

Des théories des castes existent aussi au sein de sociétés connaissant un système des castes. Elles existent à deux niveaux, soit dans les règles de comportement fragmentées, inarticulées et normalement inconscientes qui empreignent de façon caractéristique les sociétés de caste soit dans les idéologies articulées et élaborées utilisées par ceux qui cherchent à maintenir ou contester l’hégémonie régnante ou à mettre radicalement en cause la société existante. Ils réunissent des arguments, ss’appuyant parfois sur des références empiriques mais tout aussi souvent sur des références morales et spirituelles pour défendre la cause des structures dominantes de la société ou au contraire pour mobiliser pour leur changement. En ce sens les théories des castes ont été à la fois partie prenante dess processus courants de la société indienne et partie prenante des mouvements ( nationaux, sociaux) cherchant à changer cette société.

Les mouvements dalits et non-brahmanes ont développé leurs propres théories des castes, s’appuyant sur les débats et théories mis en avant par ceux qui les entouraient ( des chercheurs sur la domination de caste ou des thèses des mouvements sociaux de leur époque) mais avec l’objectif spécifique d’utiliser la théorie comme un guide pour parvenir à l’abolition de la caste et de l’exploitation et de l’oppression qu’elle implique. En se fixant un tel but, ils posent quelques principes de départ, c’est à dire que la caste a une origine dans l’histoire et comme elle a une origine, elle peut avoir une fin; que l’action des opprimés et exploités peut être décisive dans un tel processus. Ce sont là des principes assez « modernes » et en opposition avec quelconque théorie qui supposerait que la caste est non seulement propre à la société d’Asie du sud mais est effectivement éternelle et inébranlable ou qu’elle existe à un tel niveau que même une action sociale de grand ampleur ne peut l’affecter. Je suis en plein accord avec ces dits principes et n’ai pas de mal à admettre que cette étude s’appuie non seulement sur Marx mais ce qu’on appelle de plus en plus souvent ( du moins à l’ouest de l’Inde) « la pensée Phule-Ambedkar »

Ces théories des mouvements dalits et non-brahmanes ont fait face à deux types d’idéologies utilisées pour légitimer la société des castes. Il y avait tout d’abord les idéologies traditionnelles basées sur la religion, développées par les brahmanes, remontant aux lois de Manu et à « l »hymne de création » de la Rig Veda, exprimée, élaborée et idéologiquement validée via les mythes purâniques et les récits de la Ramayana and Mahabharata. A ce niveau, on débattait tant de la validité des textes sacrés que de ce qu’ils signifiaient réellement. Les réformateurs issus des hautes castes ( des activistes du XIXe tels Rammohan Roy, Agarkar jusqu’à Gandhi) ont essayé de défendre l’idée de trouver des justifications scripturales sacrées pour un changement ou une même une abolition de la varna et des jati, tandis que les révolutionnaires sociaux comme Phule, Periyar et Ambedkar tombaient d’accord avec les conservateurs sur le fait que les écritures sacrées hindous impliquaient nécessairement le respect de la hiérarchie de caste et partaient de là pour les dénoncer comme irrationnelles et oppressives.

Avec la domination coloniale, une nouvelle approche théorique importante entra dans l’arène idéologique pour servir de principale légitimation doctrinale au système de hiérarchie des castes, remplaçant ou complétant une base religieuse de plus en plus questionnée, avant pourtant ensuite de se retourner contre ses premiers tenants pour devenir une théorie contre la domination de caste. Il s’agissait de la « théorie aryenne de la race », développée par les orientalistes européens, propagée par les administrateurs britanniques dans leurs recensements et leurs études régionales de groupes de caste et utilisée par des brahmanes modernistes comme façon de se placer sur un pied d’égalité avec leurs conquérants blancs et affirmer leur supériorité sur les basses-castes à la peau noir. Elle fut ensuite reprise par Jotiba Phule et des radicaux plus tardifs. Ces théoriciens étaient d’accords sur le fait que la majorité des moyennes et basses castes ( shudras et atishudras ou hors caste dans la varna) descendaient des habitants originels non-aryens, tandis que les brahmanes, ksatriyas et vaishyas étaient les descendants de leurs conquérants indo-européens; mais ils avançaient que cela signifiait le contraire de ce que les brahmanes proclamaient : c’étaient les shudras et les atishudras qui représentaient les valeurs et l’intégrité nationale nécessaires à une Inde nouvelle, tandis que les hautes castes et leurs écritures ne représentaient qu’une société d’exploitation, de superstition, d’irrationalité et de sous-développement.

Phule fut le premier théoricien matérialiste historique de la caste et il a annoncé tous les thèmes majeurs des mouvements dalits et non brahmanes qui se développeront au XXe siècle. Dans les mains de Phule, c’était bien plus qu’une simple « théorie raciale »; Phule utilisait plutôt le modèle racial dominant de la « théorie aryenne » pour le faire évoluer vers une description complète du rôle de la violence et de la communauté ; l’historien G.P. Deshpande a avancé  » que Phule fut le premier bâtisseur de système indien..il parlait de pouvoir et de savoir bien avant Foucault. De fait, l’analyse post-moderniste de Foucault est arrivée à une époque où l’Europe avait littéralement assistée à une « fin de l’histoire » tandis que les efforts de Phule visaient à changer le monde et la société avec l’arme du savoir. »

Les mouvements qui lui ont succédé ont perdu ces nuances et ont tendu à mettre en avant une simple idéologie de supériorité raciale face aux idéologies de plus en plus agressives et sophistiquées qui légitimaient la caste et étaient promus par le mouvement revivaliste hindou. De fait, souligner les contradictions raciales/ethniques devint une arme contre ceux qui défendaient la solidarité raciale/ethnique des hindous.

Les années 20 virent l’émergence du marxisme, qui avançait une nouvelle théorie de l’exploitation et de la libération, prétendant avoir une analyse applicable à l’Inde comme à toute société. Il fut rapidement adopté par un groupe de jeunes éduqués majoritairement issus des hautes castes et nationalistes radicaux qui cherchaient à bâtir une base de masse au mouvement et qui fondèrent de nouveaux partis communistes et socialistes. Son influence s’étendait également sur la pensée des congressistes de gauche comme Nehru et ses collègues.

Le marxisme comme théorie et idéologie est arrivé en Inde et a existé pendant 50 ans ( avec l’exception solitaire de D.D. Kosambi) sous une forme mécanisée et vulgarisée; sa contribution à tous les mouvements de libération fut son affirmation que les systèmes et rapports sociaux sont historiques ( ils sont nés, ont changé et auront une fin), matériels ( ils ont une base solide dans la production et dans les forces sociales collectives et non idéelles) et qu’ils se caractérisent par le conflit, la contradiction et l’exploitation. Son principal défaut c’est qu’il a mis en avant la réalité primordiale de la « classe » et de la « lutte des classes » au point de décréter la non-pertinence fondamentale de toute autre catégorie sociologique. De fait le pouvoir de la métaphore de la classe semblait si puissant comme analyse et guide pour l’action qu’il était aisé aux tenants du marxisme et du socialisme de traiter la famille, la parenté, l’État, le genre et, en Inde bien entendu, la caste comme non seulement des facteurs secondaires mais pratiquement non-existants. Son influence réside dans sa puissance de séduction et cette influence ne s’est pas exercée que sur les militants indiens mais aussi les universitaires, au point qu’un grand nombre d’études théoriques et empiriques influencées par le marxisme, même durant les années 70 et 80, considéraient que leur radicalité découlait du fait qu’ils avançaient que derrière l’apparente réalité de la caste se trouvait la classe et sa dialectique, « un contenu de classe à une forme de caste ».

Ce matérialisme mécaniste marxiste n’est pas seulement parvenu à devenir l’idéologie guidant ou au moins unifiant les mouvements de la classe ouvrière et de la paysannerie à l’échelle nationale ; il a aussi exercé une forte influence sur le mouvement anti-caste. Car même quand ce mouvement remettait en cause la pensée marxiste pour affirmer la centralité de la caste, il tendait à le faire dans un cadre qui restait celui du marxisme. Pour Phule, la domination et l’exploitation sociale et économique constituaient des facteurs enchevêtrés ( c’est une des raisons pour laquelle il est inadéquat de dire qu’il s’agit d’une théorie raciale) mais le marxisme a imposé pour les décennies à venir les polarisations paradigmatiques de « classe et caste », « base et superstructure », « économie et idéologie socio-culturelle ». Pour les activistes communistes et socialistes ( et pour les nehruviens progressistes) cela signifiait prendre à titre principal la classe/ la base économique; et pour les radicaux anti-caste il s’agissait simplement d’inverser cette polarité. En procédant ainsi, en posant que les facteurs superstructurels/culturels/idéologiques prévalaient sur les autres, ils assignaient la caste à la sphère culturelle/idéologique en opposition à la sphère économique et défendaient que l’économie et la classe n’avaient qu’une importance secondaire voire pas d’importance du tout. C’est arrivé en partie à Ambedkar lui-même et aussi aux socialistes Lohiaites; bien que les socialistes tout autant que les communistes semblaient considérer que la caste ne comptait pas avant l’indépendance, quand ils se mirent à la théoriser comme un facteur important de la société indienne, ils l’analysaient eux aussi comme une catégorie culturelle non-économique.

Paradoxalement, l’influence du marxisme sur les courants anti-caste fut telle qu’elle accentua leurs divisions. Plutôt que de déboucher sur une théorie combinant les facteurs économiques/politiques/culturels, ceux-ci furent séparés ; les activistes ne théorisaient que la caste et prenaient la classe pour acquise. L’analyse globale de Phule elle-même ne contenait pas de théorie du développement économique ou du passage d’un mode de production à un autre ; mais Ambedkar et ses contemporains eux-mêmes ne développèrent que très peu d’analyses économiques autonomes ; ils empruntaient au marxisme un radicalisme économique général et Ambedkar lui-même écrivait considérablement sur les questions financières mais très peu de ces éléments étaient intégrés à leur interprétation socio-historique d’un système des castes qui était traité comme un champ d’analyse entièrement indépendant.

L’équation classe/caste-base/superstructure se maintint quand une nouvelle approche marxiste de la caste émergea dans les années 70 face au défi que représentait le renouveau du mouvement dalit et anti caste. Cela prit une fois de plus la forme d’une réaffirmation de l’importance de la caste en tant que facteur culturel/idéologique. Si le courant naxaliste semblait le plus disposé ( du moins à partir des années 1980) a s’intéresser à la réalité sociale de la caste, c’est parce que le schéma maoïste des contradictions permettait de considérer les facteurs culturels et politiques comme à même de jouer par moment le rôle central dans une contradiction. De même, l’influence althussérienne sur les universitaires marxistes pouvait favoriser une analyse posant la superstructure ( ce qui incluait la caste en Inde) comme dominante si ce n’est déterminante dans la société pré-capitaliste. Cela a mené à une analyse ( par exemple dans mes premiers travaux) qui affirmait que la société indienne précoloniale présentait des caractéristiques uniques de structuration des relations économiques en raison de la caste, les relations jajmani [système d’obligations réciproques articulé aux castes] étant un élément central ; dans la « société féodale de caste », caste et classe étaient entremêlées alors qu’au contraire dans le mode de production capitaliste on pouvait considérer que caste et classe se séparaient.

En général ces tentatives révisionnistes prenaient pour acquises les théories basiques de la classe et de l’économie, y compris les 5 étapes de la théorie stalinienne de l’histoire ( communisme primitif, esclavage, féodalisme, capitalisme et socialisme), identifiant simplement la caste comme une superstructure de la société féodale. Elles acceptaient l’identification du prolétariat à l’avant-garde et considéraient la paysannerie comme une classe arriérée, féodale, destinée à être désintégrée sous le capitalisme entre d’un côté une classe de paysans pauvres, travailleurs prolétarisés et de l’autre les paysans riches, une classe de fermiers capitalistes. Elles acceptaient le principe selon lequel non seulement le socialisme mais aussi le capitalisme posaient les bases dans les forces et rapports de production pour éradiquer les rapports de caste. Elles avaient donc tendance à affirmer que tandis que la caste est un aspect superstructurel important de la société capitaliste ( important dans le sens qu’elle supposait une lutte spécifique pour l’abolir -position qui les distinguait des marxistes plus traditionnels-) sa principale fonction est de retarder le développement de la lutte des classes ( par exemple lorsque les riches fermiers des castes dominantes utilisent leurs liens de caste pour diviser les pauvres des campagnes).

Au sein du mouvement dalit et anti-caste des tentatives d’échafauder une approche combinant classe et caste ont pris de l’ampleur après 1970. Une version récente et importante de cette tendance est celle de Sharad Patil, qui a mis en avant une approche combinée basée sur ce qu’il appelle la nouvelle méthodologie du « marxisme-Phule-ambedkarisme », qui se concentre non pas sur la caste comme système idéologique mais sur les jatis comme entités, avançant que dans les sociétés pré-capitalistes les jati eux-mêmes constituaient les unités de base de production et d’exploitation. Dans cette approche, « le conflit de caste » ou jati sangarsh est considéré comme équivalent au conflit de classe, non pas seulement une distraction ou un obstacle à la lutte réelle, et il a un caractère progressiste dans le sens où il est une lutte contre l’exploitation fondamentale du système. Patil identifie aussi la caste au féodalisme et avance que suite à la conquête britannique les rapports de classe associés au capitalisme ont émergé, et que donc une articulation des luttes de caste et de caste est nécessaire aujourd’hui.

Un problème majeur avec cette approche c’est que même dans la société d’avant la conquête britannique, les castes (jati) étaient seulement superficiellement plus concrètes que les classes. Il est vrai que les classes ne peuvent pas être aisément identifiées dans l’Inde d’avant la conquête, mais les jati n’ont jamais non plus existé comme des unités sociales solides et délimitables. Les sous-groupes de caste, comme beaucoup d’anthropologues l’ont souligné, étaient les vrais unités interagissantes et endogames, tandis que les plus vastes jati représentaient souvent une catégorie ou une identité plutôt qu’un groupe en tant que tel. Il y avait donc différents types de kunbi-marathas, jats, okkaligas, etc [noms de castes] et ils se comportaient de façon différentes selon les zones. De plus la notion de jati sangarsh ne répond pas à la question : quels étaient les jati en lutte, qui étaient les exploiteurs et qui les exploités ? Ce n’est pas simple. Les brahmanes peuvent aisément être identifiés comme exploiteurs, les dalits et balutedars ( un caste shudra) comme exploités. Mais quant-est-il des kunbis, kapus, vokkaligas, etc ? Étaient-ils exploités ou exploiteurs ? Étaient-ils, en tant que caste dominante dans le village, les exploiteurs des dalits et artisans, ou représentaient-ils une paysannerie exploitée ? La méthodologie de Sharad Patil, bien qu’elle soit assez élaborée pour donner une description impressionnante de l’histoire de l’Inde ancienne, n’a même pas approché cette question et a fortiori n’y a répondu ni n’a fourni une logique valable pour justifier sa périodisation historique.

Les principes d’une théorie matérialiste historique de la caste

Le problème avec les tentatives du type de celle de Sharad Patil de développer une analyse « classe-caste »n de même que les récentes théories écologiques de la caste comme celle de Madhav Gadgil et Ramachandra Guha c’est qu’ils prennent trop de choses pour acquis, ajoutant simplement la notion de « caste » aux catégories de classes courantes (ouvriers, paysans, capitalistes et propriétaires terriens), sans remettre en question les conceptualisations traditionnelles des étapes de l’histoire ou des modes de production. Les analyses « classe-caste » se sont avérées plutôt stériles comme d’ailleurs toutes les théories « additionnantes » ( classe et race, classe et patriarcat, etc..) mis en avant en réaction aux nouveaux mouvements sociaux.

En dépit des nombreux problèmes que posent les théories actuelles de la classe et de l’exploitation économique, l’approche de base de la méthodologie marxiste est utile pour parvenir à une compréhension adéquate de la structure et du rôle de la caste dans la société sud-asiatique. La ligne directrice de base pour toute analyse dans l’intérêt des opprimés est de se demander : qui sont les exploiteurs et qui sont les exploités ? Comment les exploités peuvent-ils organiser leur lutte pour s’avancer vers la libération ? Et quel est le rapport des structures de l’exploitation aux possibilités historiques d’avancer vers la fin de l’exploitation ? Selon la formule de Marx « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde ; il faut désormais le transformer » Et pour répondre à cette question, il ne commence pas avec la classe, qui est véritablement un concept dérivé et secondaire dans la théorie générale, mais se penche sur comme les humains organisent leur production, quoi et comment ils produisent, comment le surplus représentant leur surtravail est extrait et approprié par les sections non productrices de la société. Comme il l’écrit : » La forme économique spécifique par laquelle le surtravail est pompé des producteurs directs, détermine le rapport entre gouvernants et gouvernés… C’est toujours le rapport direct du possesseur des moyens de production aux producteurs directs – un rapport qui correspond toujours naturellement à un stade définie du développement des méthodes de travail et de la de sa productivité sociale- qui révèle le secret le plus intime, la base cachée de toute la structure sociale et avec elle.. la forme correspondante d’État. »

Cette méthodologie nous amène à chercher les formes concrètes de production dans chaque société, les formes concrètes de production, expropriation et accumulation du surtravail. Dans la société indienne d’avant la conquête britannique par exemple, nous pouvons répondre à la question de savoir si les « castes dominantes » paysannes sont exploiteuses ou pas en utilisant ce critère. Les dalits et les balutedars ou artisans travaillaient apparemment pour « la communauté villageoise » ou pour les « paysans dominants ». Ils produisaient des outils, des charrues, des cordes, etc pour la production agricole; ils travaillaient souvent comme ouvriers agricoles. Mais si on analyse ce qui arrivait à leur surtravail, on peut voir qu’il était représenté par la récolte des paysans et que la plus grande partie de cette récolte étaient prise par les représentants de l’État (jagirdars, rajas, deshmukhs, sardars, zamindars) et de la religion ( brahmanes). Ces exploiteurs s’appropriaient donc le surtravail non seulement des paysans mais aussi des artisans, des travailleurs des champs, etc. Nous pouvons donc identifier les castes paysannes ( kunbis, kanus, etc), les dalits, les balutedars et d’autres comme les jati exploités. Et en identifiant les exploiteurs, on doit noter qu’il n’est pas si facile de les identifier en terme de jati, à part pour les brahmanes qui ne travaillaient presque jamais et prétendaient toujours à une part importante du surplus. A côté des brahmanes, les principaux exploiteurs étaient les détenteurs du pouvoir politique et d’État et cela incluait des ménages non seulement des jati paysannes mais de jati plus basse encore. Mais ils n’étaient pas exploiteurs du fait de leur appartenance à telle ou telle jati mais comme détenteur du pouvoir d’État.

Dans l’approche méthodologique adoptée ici, nous ne commençons pas avec la classe, le concept de base c’est l’exploitation et « la forme économique spécifique par laquelle le surtravail non payé est pompé des producteurs directs ». Au sens strict, les classes n’apparaissent qu’avec le capitalisme et seulement dans le coeur capitaliste, c’est à dire la production industrielle; la paysannerie, les communautés tribales, etc ressemblent à des classes mais leurs rapports d’exploitation sont imbriquées aux caractéristiques de la communauté, de la tribu et de la parenté des systèmes précapitalistes et ce même lorsqu’elles sont liées à l’accumulation de capital dans un système mondial capitaliste ; leur lutte contre l’exploitation a donc lieu à travers des communautés, des tribus, des castes et de groupes de parenté. Sharad Patil refuse qu’on utilise la notion de classe pour l’Inde pré-conquète; mais on pourrait faire la même objection pour toutes les sociétés pré-capitalistes.

La classe définie uniquement en termes de propriété privée et de propriété des moyens de production n’explique pas les aspects majeurs de l’exploitation et de l’accumulation du capital. Une théorie matérialiste historique applicable dans les circonstances actuelles devra incorporer les éléments de violence, force, domination, savoir, suggérés ( parmi d’autres) par Jotiba Phule. En effet, les enjeux qui découlent de « la chute du bloc de l’est », la crise générale des sociétés étatistes, supposent cet élargissement de même que les enjeux écologiques poussent à envisager différemment la question des conditions de production; il en est de même pour l’analyse des castes en Inde. Repenser le fonctionnement du système capitaliste, en rapport non seulement avec la caste mais aussi le patriarcat, les questions écologiques, la paysannerie et les autres classes voilà l’enjeu d’aujourd’hui.

En analysant comment le système des castes fonctionne, nous avançons qu’il ne doit pas être réduit à l’idéologique ou au superstructurel ; ni non plus simplement identifié à un ensemble de jati concrètes et interagissantes. C’est un système. Mais de quoi ? D’un ensemble de pratiques sociales fondamentalement apparentées à la parenté et aux règles qui les entourent. Les premières sont matérielles ; les dernières idéologiques mais dans le sens d’un ensemble souvent inconscient de règles de comportement à rebours d’un système idéologique conscient. Par exemple, l’idéologie consciente de la varna-shrama dharma constitue un système avalisé par la religion utilisé pour interpréter et défendre le système des castes et l’exploitation économique qu’elle suppose ; mais c’est différent des règles de comportement définissant les rapports entre les membres des différentes jati.

Donc les principes et pratiques endogames qui constituent les jati et les règles concernant la pureté et la pollution et les taches professionnelles qui gouvernent les rapports hiérarchiques et d’exploitation qui existent entre les gens sont les pratiques et règles qui constituent le système des castes. Cet ensemble de pratiques et de règles a sa propre dynamique et a profondément influé sur la société indienne et le système économique indien; mais il a été également affecté par les changements économiques et politiques, par l’apparition du marché et du travail salarié – pour citer quelques uns des aspects étrangers à la caste qui interagissent avec celle-ci.

On peut faire quelques remarques à propos de cette approche méthodologique et de notre conceptualisation du mouvement dalit.

Tout d’abord cette définition de la caste inclut à la fois les jati et le système de rapports hiérarchiques ( de l’exploitation aux règles entourant la pollution) en leur sein. Une définition de la caste qui se concentrerait seulement sur les jati sous-entendrait que les luttes de caste ou les mouvements de caste sont les émanation d’une jati ou d’un ensemble de jati voulant s’élever dans les système. Dans ce sens il est naturel de considérer que les mouvements de castes ne sont pas progressistes. Le système n’est pas du tout conceptualisé. D’un autre côté, si on envisage ce système uniquement du point de vue de l’idéologie ( même quand l’idéologie est celle de l’inégalité) cela suppose que les classes exploités ont intérêt à renverser le système des castes – mais cela suppose également que tous les secteurs exploités ( travailleurs, ouvriers agricoles, paysans, basses et moyennes castes) aient un intérêt équivalent à ce renversement ce qui suspendrait les divisions de castes entre eux. Ainsi on ne parvient pas à identifier les groupes qui ont le plus intérêt à être anti-caste. Et la caste n’apparaît qu’en termes d’idéologie rétrograde ayant un effet retardateur sur la lutte des classes.

Néanmoins si nous réalisons que le système des castes est constitué d’unités de luttes ( castes ou jati) et que les règles hiérarchiques et de domination sont essentielles à leur constitution, alors les castes les plus basses ont un intérêt inhérent non seulement à s’élever dans le système mais à le renverser. Chaque mouvement du secteur le plus opprimé, les dalits, va devoir s’affronter au système tout entier. Cela ne veut pas dire qu’il en sera ainsi pour toute action collective des dalits ; leur développement dépend des possibilités offertes par la situation, la question des alliances, le soutien des moyennes castes, etc. Mais en tout cas les mouvements dalits vont avoir un intérêt inhérent à aller dans une direction radicale.

De plus, dans la mesure où les jati et la hiérarchie des castes définissent/constituent les rapports de production et d’extraction, la lutte anti-caste est de façon inhérente aussi une lutte de classe; une lutte contre l’exploitation économique.

La spécificité de la caste : pourquoi l’Asie du sud ?

Le système des castes existe sur le sous-continent indien et uniquement là. L’hindouisme l’a renforcé, l’a même complétement réalisé mais la caste existe aussi dans les pays musulmans que sont le Pakistan et le Bangladesh et parmi les bouddhistes cinghalais et alors que d’un autre côté la longue influence de l’hindouisme sur les sociétés du sud-est asiatique n’a pas abouti à la création là bas d’un système des castes. Donc la caste est un système social spécifique au sous-continent.

Ce simple fait réfute par lui-même toutes sortes d’interprétations simplistes. L’identification de la caste à l’idéologie religieuse hindou ne peut pas expliquer le fait que le système semble remonter à avant la consolidation de la domination de cette religion en Inde. De même, les théories raciales de la conquête aryenne ou les théories décrivant la caste comme une simple cristallisation de ce qui était au départ une division économique du travail, ne parviennent pas à expliquer pourquoi cela a eu lieu en Asie du sud et pas dans d’autres parties du monde : la conquête, le développement d’un surplus économique et une division du travail croissante, etc voilà des phénomènes que l’on retrouve partout dans le monde. De plus les aryens védiques et les indo européens n’étaient pas les seuls à insister sur les divisions par la naissance ou la race. Pourquoi alors le système des castes n’a-t-il émergé qu’ici ?

La situation suggère que ce sont certaines caractéristiques socioculturelles du sous-continent lui-même, existant préalablement au développement d’un surplus et avant la conquête, qui ont poussé l’évolution sociale dans cette direction en particulier. C’est le point de vue d’une contribution sur les origines des castes parmi les plus stimulantes, celle de Morton Klass qui avance qu’un système particulier d’interaction entre les groupes tribaux ( des groupes tribaux fermés et égalitaires) existait à travers le sous-continent et que quand l’inégalité économique se développa via le développement d’un surplus agricole, un processus s’enclencha dans lequel plutôt que chaque tribu se stratifient intérieurement, différentes tribus entrèrent dans le processus d’échange du surplus, se transformant en jati, certains devenant paysans et d’autres offrant divers types de service ou de travail mais en restant membre de groupes corporatif. Selon Klass : « L’Asie du sud dans son ensemble a été caractérisée par la diffusion de la culture du riz dans certaines zones écologiques, tandis que d’autres zones étaient caractérisées par la chasse et la cueillette, l’agriculture itinérante, l’élevage, etc. C’est dans cet ensemble que s’opère le changement socioculturel …. Je pense que le système des castes est apparu non au Bengale ou sur la cote du Malabar ou dans la vallée de l’Indus mais dans tout le sous-continent. Différentes régions et peuples ont participé de façon différente et inégale, faisant parfois une contribution et d’autres fois restant à la marge de ces développements. »

L’élément causal le plus important (ou, plus précisément, la condition nécessaire à l’émergence de la caste) se trouve ainsi dans les caractéristiques spécifiques de la société sud-asiatique pré-étatique, avant la civilisation de l’Indus et avant la conquête aryenne. Il y a quelques preuves archéologiques de cette singularité. Les archéologues soulignent que depuis les origines, le sous-continent a connu des groupes occupant différentes niches écologiques et menant diverses activités de production de nourriture avec des formes de rapport inter-communautaires impliquant l’échange de produits. Des outils sont souvent retrouvés dans de vastes sites de production, indiquant qu’il était produit par un groupe pour un usage plus large, avec des formes d’échange. Selon Bridget and Raymond Allchin : « Un des traits caractéristique de la culture sud-asiatique depuis l’origine est la façon dont elle réunissait des communautés se situant à des niveaux culturels et idéologiques très différents, leur permettant, dans une large mesure, de garder leur identité et d’établir des rapports intercommunautaires. »

Gegory Possehl, analysant Lothal, une ville portuaire de la période Harappan, écrit sur une alliance des colons avec les peuples de chasseurs-cueilleurs voisins. Ce rapport « suggère… qu’entre le troisième et le début du deuxième siècle avant JC une mosaïque complexe se développait en Asie du Sud.. ce qui suggère le développement d’une interdépendance entre les groupes socio-culturels avec des systèmes fondamentalement différents d’installation et de subsistance, de culture matérielle et de traditions culturelles diverses. C’est la forme d’intégration culturelle qu’on trouve toujours en Inde… Cette relation d’interdépendance est également généralement applicable à un des aspects essentiels de l’organisation de caste envisagé comme système global. »

Ces différents groupes peuvent être considérés comme des proto-castes, et il se pourrait bien qu’ils présentaient les caractéristiques égalitaires-corporatistes dont Klasse pose l’hypothèse : une fois un surplus développé, des processus de conquête eurent lieu, des États et des cités furent étables, ces groupes, des tribus devenant jati, furent intégrés graduellement dans un ordre hiérarchique qui incluait des rapports d’exploitation, de domination et des concepts idéologiques et des pratiques de pureté et de pollution. Certains traits « tribaux » cruciaux se maintiennent dans les jati, allant des frontières fermées entre les tribus au maintien de sections « claniques » au sein de nombreuses jati.

Mais si l’Inde, selon les anthropologues, est « une société tribale restructurée pour se transformer en civilisation », cela a été possible à cause de traits uniques à sa société tribale ( pré-classe). Dans une importante critique du concept de tribu, Morton Fried a avancé qu’en fait les tribus en tant que tel ( des unités économico-politiques fermées) n’existaient pas avant la formation des États; les sociétés pré-étatiques étaient beaucoup plus fluides et informes que ne le permet le concept de tribus et les tribus comme unités sociales sont apparues comme une réaction défensive face aux empiétements de l’État. La fermeture tribale est peut-être une caractéristique spécifique à l’Asie du sud, mais ce n’est pas une caractéristique nécessaire des sociétés tribales.

Pouvons nous faire remonter cette tendance à un courant ethnique en particulier ? La société sud-asiatique est constituée ethniquement de diverses facettes – aryen, mundari, sino-tibétain, dravidien. De tous ces groupes, les mundari semblent ceux dont la culture matrilinéaire est plus égalitaire : les khasis [société matrilinéaire indigène] sont aujourd’hui les vestiges de cela en Inde ; les hos, santhals [groupes indigènes] sont patrilinéaires mais c’est très probablement un emprunt à la société hindou qui les entoure. Les aryens ou indo-européens, qui étaient des guerriers nomades lors de leur première apparition sur la scène historique, ne connaissaient pas les distinctions de caste avant leur entrée en Inde. Les groupes sino-tibétains connaissent jusqu’à ce jour moins de distinctions de caste.

Ce qui laisse les dravidiens. Peut-on dire que la tendance à former des groupes clos et des hiérarchies fondées sur les notions de pureté et de pollution trouvent leur origine dans ce qui est un des groupes de peuplement les plus anciens du sous-continent ? La littérature de la période Tamil Sangam, décrite par George Hart, quoique relativement récente en termes historique, donne quelques indications intéressantes du faible impact aryen à cette période.

Tout d’abord, on trouve profondément inscrite dans la conceptualisation sociale tamoule la théorie des cinq tinais , différents types d’environnement habités par des personnes ayant des rapports productifs différents avec la terre. Ils étaient décrits ainsi au IIIe siècle :

  1. Les tribus de laboureurs (uluvar) habitant des zones fertiles et bien irriguées et vivant dans des villages appelés ur.
  2. les gens des montagnes qui sont bucherons, font de la magie, disent la bonne aventure et peuvent parfois sortir de la forêt pour travailler dans le panai.
  3. les éleveurs aussi appelés ayar ( vacher), kovalar (éleveur de mouton)
  4. les pécheurs
  5. les habitants des plaines sèches apellés eyniar, maravar et vedar qui sont des chasseurs évoluant tant dans les plaines sèches que dans les forêts.

Ainsi le rapport entre les communautés suggéré dans les recherches archéologiques a été conceptualisé dans la culture dravidienne.

Ensuite, non seulement ces groupes distincts pratiquaient des occupations différentes ( proto-castes) mais le frontières entre eux semblent avoir été la plus stricte parmi les groupes les plus bas dans l’échelle sociale. Beaucoup de ces groupes étaient considérés comme « polluants » et Hart défend qu’en fait les brahmanes ( d’origine aryenne) ont emprunté les concepts de pureté et pollution aux indigènes dravidiens et les ont exagéré pour maintenir leur propre supériorité. L’origine de la hiérarchie fondée sur la pureté et la pollution se trouve dans la notion de pouvoir sacré, qui est potentiellement dangereux si il ne peut être contrôlé : « Tout ceux qui sont situés au plus bas de l’échelle partagent tous une caractéristique : ils sont tous considérés comme dangereux du fait de leur contact avec le pouvoir sacré dans leur occupation. Le travailleur du cuir est infecté par l’âme de la vache dont il travaille la peau; la lavandière par la saleté ( et particulièrement les menstrues) des vêtements qu’elle lave (…) les tambours et les bardes étaient rendus dangereux par les dieux qui, pensait-on, résidaient dans leurs tambours et leurs luths, et par leurs occupations, qui consistaient à contrôler les forces dangereuses en jouant pendant les batailles. » (Hart, Poems of Ancient Tamil)

Les femmes étaient particulièrement sujettes au contact polluant, et Hart considère toutes les formes les plus extrêmes d’oppression des femmes dans l’hindouisme, y compris la réclusion des veuves et le sati, comme découlant de traditions dravidiennes qui attribuaient un caractère sacré aux femmes qui pouvait devenir dangereux si elles n’étaient pas placées sous la domination patriarcale.

Un dernier élément de la société Tamil Sangam est important pour l’analyse de la caste. La division sociale était triple. L’anthropologue Tyler l’a qualifié de division entre « le dominant, le dépendant et le dégradé » – les canror ou élite guérrrière, les ilicinar ou le peuple laborieux et les pulaiyar les impures. Une étude récente de la caste à l’autre bout du sous-continent, au Népal, a noté la même division tripartite entre les castes « porteuses de fil », « buveuses d’alcool » et celles « dont il ne faut pas prendre l’eau », liant cela à la théorie des trois gunas [les trois qualités fondamentales définies dans l’ayurvéda, médecine traditionnelle puisant ses sources dans la veda, livre sacré de l’hindouisme]. Quelle que soit sa justification scripturale ou mythique, cette division décrit la réalité sociale du système des castes que les « quatres castes » de l’idéologisation chaturvarnya. La division entre les les quatre varna (brahmanes – prêtres, kshatriyas – guerriers, vaishyas – commerçants et shudra – serviteurs) a été développée pour légitimer la façon dont les divisions parmi les aryens se solidifiaient et dont les groupes indigènes étaient absorbés dans le nouveau système, mais il serait faux de suggérer une simple division du travail sans immédiate référence à la pureté/pollution et qui n’inclut pas les intouchables.

Au contraire la division tripartite, qui était également utilisée par les dalits et les mouvements non-brahmanes, pose clairement que l’impureté et donc l’intouchabilité sont inhérents au système. La division entre dépendants et impures suggère que tout autant ceux qui accomplissaient des travaux manuels dégradants et ceux dont les activités se rapportaient à des occupations dangereuses ou polluantes étaient exploités mais régnait entre eux une division et une hiérarchie. C’est de ce dualisme que les mouvements dalits et non brahmanes ont émergé : d’un côté les dalits partagent avec tous les exploités ( et en particulier les shudra) un intérêt à la destruction du système ; de l’autre, étant définis comme impures et relégués en dehors du village, ils subissent une oppression spécifique et ont un intérêt spécial à un mouvement contre l’ensemble de la hiérarchie fondé sur la pureté et la pollution. Quoique l’intouchabilité n’ait été réellement gravé dans le marbre qu’entre le IVe et VIe siècle après JC, ont peut faire remonter ses racines à aussi loin que la caste en général.

Le plus grand groupe indigène du sous-continent, les anciens dravidiens, ont commencé à conceptualiser culturellement les rapports entre les groupes égalitaires et spécifiés environnementalement formant ainsi un proto-système de caste. Ils avaient comme beaucoup d’autres sociétés tribales, une notion des pouvoirs sacrés dans la nature comme potentiellement dangereux et liaient conceptuellement ces dangers avec certaines activités et occupations et aux femmes. De tels facteurs ont peut-être donné une supériorité sociale initiale aux femmes et aux groupes de chasseurs-cueilleurs. Mais alors que se développait l’accumulation de surplus, les hommes et les guerriers prirent le dessus, le lien avec les pouvoirs sacrés fut renversé; le dangereux devint polluant et enfin impure et bas. Ce processus a clairement commencé dans la civilisation dravidienne mais il ne s’est développé qu’avec l’impact des invasions indo-européennes et l’émergence graduelle des brahmanes comme groupe systématisant les notions de pureté et de pollution et développant les hiérarchies de caste avec eux-mêmes à la tête. Cela culmina avec la constitution du système des castes comme structure sociale dominante de la société féodale du VIe au IXe siècle après un combat difficile avec des traditions religieuses et idéologiques concurrentes. En d’autres termes, tandis que les conditions nécessaires se trouvaient dans les caractéristiques des habitants indigènes du sous-continent, il faut aussi se pencher sur le rôle de la conquête, de la force et de la violence dans le processus de développement du surplus économique pour expliquer de façon adéquate l’émergence de la caste.

Le développement de la société de caste : « révolution et contre-révolution »

Tandis que nous pouvons identifier des traits « proto-casteique » dans la culture dravidienne précoce, le système des castes lui-même a émergé lors d’un processus associé à la consolidation des divisions de classe (économique), le patriarcat et l’essor de l’État. Ce développement de la société de caste indienne est envisagé différemment selon les théories de la caste. Généralement, les théories les plus conservatrices, telles les idéologies légitimant les système, ont peu de choses à dire sur un quelconque processus ou des étapes de développement mais au contraire considèrent que le système existe ou évolue dans un processus sans heurts, harmonieux. Les théories raciales ont aussi tendu à prendre le système comme donné; une fois que la conquête aryenne l’a institué, les formes d’oppression sont fixées et restent plus ou moins inchangées. Même les récentes théories économiques et écologiques le considère comme relativement immuable.

Au contraire les principales théories radicales, y compris celles influencées par le marxisme, soulignent l’existence d’étapes de développement de la caste Pour les marxistes traditionnels cela veut simplement dire envisager la caste en termes de superstructure des 5 étapes du schéma orthodoxe ( communisme primitif, esclavage, féodalisme, capitalisme et socialisme). Parmi les versions modernes de ce modèle on peut citer Dipankar Gupta qui considère la varna comme la superstructure de la société asiatique et la jati comme la superstructure de la société féodale. Sharad Patil utilise lui aussi une version adaptée des cinq étapes, qu’il identifie comme la société matriarcale, la société esclavagiste et la société jai-féodale qui commence avec l’essor des États. Surprenamment une des adaptations les plus intéressantes , apparemment indépendante du marxisme, est celle d’Ambedkar qui s’appuie sur les notions de « révolution » et « contre-révolution » et divise la période pré-musulmane en plusieurs étapes : a) le brahmanisme (la période védique) b) le bouddhisme connecté à l’essor des premiers états magada et maurya et représente un rejet révolutionnaire des inégalités de caste et c) l’hindouisme ou la contre-révolution qui consolide la domination brahmane et la hiérarchie de caste. Toutes ces approches partagent l’ambition d’analyser la caste en terme de développement inégal, de contradiction et de changements radicaux et violents.

Généralement, nous pouvons identifier 4 grandes périodes suivant la société pré-classe ( ou proto-caste), marquées par des traits spécifiques de développement de la structure sociale indienne ( ceci incluant des structures économiques spécifiques ou formes de classe, caste, patriarcat et État) : a) les près de 500 ans de la civilisation de l’Indus b) la période longue d’un millénaire suivant sa chute et l’ascendance des indo-européens dans les États des vallées gangétiques c) un second millénaire s’étendant jusqu’à la consolidation du féodalisme de caste et caractérisé par le conflit entre les religions majeures que sont l’hindouisme, le bouddhisme et le jaïnisme; d) la période du féodalisme de caste médiéval caractérisé par la domination de l’hindouisme et l’arrivée ultérieure de l’islam, s’étendant du VIe-Xe siècle jusqu’à la domination coloniale. Chacune de ces étapes vit des développements et des changements importants dans le système de caste.

La civilisation de l’Indus – l’une des plus anciennes au monde, aux réalisations impressionnantes dans deux grandes villes et une myriade de villages disséminés sur une vaste aire géographique- a été le point de départ de ce que nous connaissons désormais sous le nom de civilisation indienne. Malheureusement puisque son écriture n’a pas encore été déchiffrée, nous ne disposons que de très peu d’indications directes sur sa structure sociale et ses pratiques culturelles. Le principal langage était très certainement le dravidien. C’était clairement une société stratifiée, avec des maisons de différentes tailles indiquant une division importante entre riches et pauvres. Toutefois le développement relativement faible des armes et l’absence d’autres preuves de l’existence d’une machinerie d’État suggèrent que c’est l’unité culturo-religieuse plutôt que le pouvoir d’État qui jouait le principal rôle intégrateur. Un dieu et une déesse se rapprochant de Shiva apparaisssent sur de nombreux sceaux et la prédominance de figurines de femmes suggèrent un héritage matrilinéaire et matricentrique. L’argent n’existait pas et quelques archéologues croient que le commerce était exercé par des groupes spéciaux de nomades errants, un développement des échanges socialement médiés entre différents types de groupe de production de l’époque précédente. Il a également été avancé que les célèbres greniers de Mohenjodaro et de Harappa étaient, par analogie avec le tas de grains du village, des dépôts de produits agricoles distribués sous contrôle administratif à différents groupes qui revendiquaient par tradition sociale une part des produits, une sorte de précurseur du système jajmani.

Enfin, l’uniformité des produits artisanaux sur un vaste aire géographique est  » si remarquable qu’il est possible de caractériser chaque métier avec une seule série d’exemples tirés d’un seul site … l’uniformité des formes et des décorations peintes qu’ils présentent ne peut être expliquée par le commerce  » (Allchin and Allchin, The Rise of Civilization) Cela suggère l’existence de groupes de spécialistes professionnels, semblables à des castes, maintenant endogamie et traditions culturelles sur un vaste territoire tout en produisant localement.

Donc, tandis qu’il n’y a pas jusqu’ici de preuves directes pour ce qui est du système social des harrapans, il y a des preuves indirectes que les traits « proto-castéiques » de la culture sous-continentale dravidienne s’y est diffusée. Toutefois la transformation du sacré et dangereux en impur, quelque chose qui doit être dominé et entravé, semble requérir l’affermissement du pouvoir d’État et du contrôle guerrier. Et ces traits étatiques et militaires étaient notoirement faibles dans la civilisation de l’Indus si on la compare avec d’autres cités-États de l’époque.

Après l’arrivée des aryens nous disposons de meilleures preuves linguistiques et littéraires même si elles doivent être analysés avec prudence. L’arrivée des aryens ne peut pas être simplement comprise comme une conquête se faisant au dépend de peuples indigènes égalitaires et menant au système des castes. Néanmoins la conquête et les aryens ont joué un rôle. Les indo-européens étaient un peuple patrilinéaire, au contraire des peuples locaux matrilinéaires, quoique leur patriarcat, tribal et étatiste, donnait une certaine liberté aux femmes. Mais une fois qu’ils se sont réapproprié les notions de « pouvoir sacré » et de « danger » associeés aux femmes et aux basses castes de la tradition dravidienne, la synthèse patriarcale qui en a résulté était beaucoup plus radicale et brutale dans son contrôle des femmes. De même, les inégalités tribales ou lignagères qui se sont intensifiées parmi les peuples védiques à mesure qu’ils se répandaient dans toute l’Inde n’étaient pas vraiment « semblables à des castes « , mais une fois qu’elles ont intégré les caractéristiques de la « proto-caste » dans la culture indigène et que différents groupes se sont battus pour dominer le système, une hiérarchie de castes s’est développée. La Chaturvarnya ne décrivait pas des groupes sociaux existant mais constituait plutôt une idéologie recouvrant les processus très différents de transformation des groupes tribaux « proto-castéique » en jati. Dans ce cadre, les brahmanes jouèrent un rôle central – les brahmanes qui descendaient à la fois ethniquement et culturellement tant des indigènes que des groupes de prêtres aryens, mais qui s’identifiaient aux aryens puisqu’ils cherchaient à légitimer et à étendre le système de domination et d’exploitation totale associé à la caste dans une période de développement de la production, du surplus et des inégalités.

Il n’y a jamais eu exactement d’invasion ou de conquête aryenne : on aurait tort de considérer les aryens comme un groupe ethnique cohérent tout au long de son histoire ( beaucoup de chercheurs décrivent de fait deux vagues d’entrée, les aryens pré-védiques moins patriarcaux qui donnèrent naissance aux langues indo-européennes régionales comme le Marathi, le Bengali, l’Orya, etc. et les aryens védiques). La civilisation de l’Indus ne s’est pas écroulée du fait des raids aryens, mais plutôt, semble-t-il, du fait de la dégradation environnementale associée à la déforestation et le détournement des cours de rivières, les aryens ne venant qu’apporter la dernière touche.

Ils apparaissent sur la scène indienne comme un groupe flexible prêt à s’adapter aux coutumes locales. Pratiquant l’équitation et l’élevage de bovins, ils adoptèrent non seulement la culture du riz et du blé des indigènes dravidiens et mundari, ils se sont aussi mariés avec ces derniers. Non seulement les shudra descendent principalement des groupes indigènes dominés mais les varnas deux fois nés ont elles aussi des origines mixtes. Un grand nombre de brahmanes proviennent des populations pré-aryennes; le terme courant pour marchand vani dérive apparemment d’un terme pani utilisé pour nommer les plus riches des ennemis pré-aryens; même un certain nombre ksatriyas ont des origines pré-aryennes ou mixtes – et un linguiste suggère que les deux termes « Bharat » [L’inde] et « Satavahana » [dynastie royale indienne] dérivent de symboles utilisés pour décrire les clans dominants harappan.

Au milieu du premier siècle avant JC avec la montée en puissance de l’État dans la vallée gangétique les inégalités de caste semblent plus se cristalliser et commencent à être légitimées par le développement de l’hindouisme brahmanique, finalement symbolisé par les lois de Manu. En ceci, des formes extrêmes de subordination des femmes et des shudra furent instaurées et les brahmanes affirmaient leur supériorité au somment de la hiérarchie de la pureté-pollution et de la spécialisation professionnelle.

Néanmoins l’essor de États Magadha-Mauryas a été qualifié par Ambedkar de « révolution bouddhiste », puisqu’ils auraient transcendé le particularisme tribal védique et nié l’infériorité de caste et de genre; et du moins il est sûr qu’ils inaugurent une longue période de lutte pour la domination. Comme Romila Thapar le souligne la zone Magadha-Maurya était considérée comme un territoire anti-brahmane, tandis que la littérature bouddhiste précoce témoigne d’inégalités non pas en termes de varna ou de jati mais plutôt en termes de classes avec des groupes comme les gahapati et les daskammakara. L’État maurya avait un large spectre d’intervention avec des terres d’État et des fabriques. Il n’y a pas de preuves de l’existence d’un système jajmani sur une longue période, avec plutôt la domination de guildes. De plus, même quand nous voyons des signes de consolidation de la caste en Inde du nord, l’ère Satavahana dans le Deccan nous indique une société bien plus, ouverte, flexible et gouverné par la caste.

C’est seulement durant la période allant des VIe au Xe siècle, que certains chercheurs tels R.S. Sharma et D.D Kosambi identifie au développement du féodalisme, que nous voyons la consolidation de l’hindouisme comme religion dominante utilisant le pouvoir d’État pour se maintenir, l’économie du village organisée autour du jajmani, des octrois de terres aux brahmanes comme élément majeur des tendances féodales et la stigmatisation des intouchables comme un groupe définitivement à part, « en dehors du village ». Un chercheur avance que, dans le cas de l’Inde du sud, ce fut un processus violent : « La littérature Tamoule est douloureusement claire sur le fait que les fondations de la synthèse médiévale fut trempée dans le sang des batailles qui établirent la pratique religieuse cérémonielle, centrée sur le temple, des brahmanes au coeur de l’ordre agraire…Le caractère sanskritique et centré sur les temples des vers tamouls à l’époque médiévale les distingue nettement des époques précédentes et alimente la croyance populaire au Tamil Nadu aujourd’hui selon laquelle l’Inde du Sud médiévale a succombé à une invasion de brahmanes venus du nord. » (David Ludden, Peasant History in South India)

Le long interrègne de 1000 ans entre l’émergence des premiers États de la vallée du Gange et la consolidation de l’ordre social hindou-brahmane suggère que l’identification de la culture indienne avec l’hindouisme est déplacée, que la domination de l’hindouisme ne fut pas réalisée aisément et n’était peut-être pas inévitable, et que les éléments de révolte et d’opposition restèrent forts dés le début. Dans ce sens , bien qu’elle ne prenne pas en compte les changements dans les systèmes de production et l’exploitation dans les États pré-hindous, la métaphore d’Ambedkar « révolution et contre-révolution » indique un point crucial : le système des castes en est parvenue à dominer l’Inde dans un processus de désordre, de guerre, de contradiction et de conflit. En particulier, on peut considérer sa consolidation comme résultant d’une alliance entre le brahmanisme et le pouvoir d’État, de la fusion entre les brahmanes et l’ensemble amorphe des détenteurs de pouvoir, chefs de tribus et rajas d’origine de caste et de tribus variés et qui virent leur pouvoir confirmé par la synthèse médiévale émergente.

La société de caste féodale

Quelle était exactement la nature de cette synthèse médiévale ? Tandis que les théoriciens marxistes n’ont pas de doute qu’elle était féodale, comme le soutenait les premiers historiens marxistes de l’Inde D.D. Kosabi et R.S. Sharma, cette notion a toutefois été attaquée récemment. Parmi les oeuvres qui ont eu une influence importante dans ce registre on peut citer l’analyse de la domination Chola au Tamil Nadu comme « État Paysan » par Burton Stein ou la thèse d’Harbans Murkia selon laquelle une paysannerie principalement libre contrôlait ses propres processus de production et développait la technique agricole tandis que l’État s’appropriait une portion du surplus via des moyens de coercition non économiques, ce qui fait que le conflit entre les paysans et les détenteurs du pouvoir se déroulait en dehors du processus de production et sur le montant du revenu alloué à chacun.

Dans le débat qui s’en est suivi, un certains nombre de points ont été avancés qui indiquent clairement que la structure agricole indienne doit être qualifiée de « caste féodale » pour saisir sa spécificité.

1. Tout le monde, y compris Kosambi et Sharma, semble d’accord sur le fait que l’économie du village définie par la caste se consolidait à la fin du premier millénaire : c’est à dire que ce qui est connu sous le nom de système jajmani en Inde du nord, baluteradi au Maharashtra et ayagar dans les zones dravidiennes. Cela tendait à remplacer non pas une économie esclavagiste ( comme Mukhia tend à l’avancer) ni une économie plus indépendante basé sur la Vaishya et les paysans gahapati ( comme le décrit Sharma) mais une économie mixte et ouverte avec certaines zones de production esclavagistes et dans d’autres des paysans et grands propriétaires terriens employant du travail et lié au commerce et aux guildes d’artisans. Le village défini par les rapports de caste féodaux n’était pas celui de la paysannerie libre, bien qu’on puisse dire que les paysans et artisans contrôlaient leurs moyens de production; disons plutôt qu’il y avait un fort élément de servage de caste. Les producteurs étaient divisés en jati accomplissant des obligations de caste définies et ayant sur cette base un droit de partager les récoltes de même que quelques avantages socio-religieux. Il est important de souligner que le travail dit de corvée en Inde ou ce qui est connu sous le nom de vethbegar ou vethi était normalement très lié à la caste et définit comme des obligations de caste traditionnelles. Le degré de non-liberté variait évidemment, selon les zones et les castes, avec les dalits subissant le pire servage.

2. L’État ne s’appropriait pas seulement les revenus à travers des moyens coercitifs; les formalités légales et idéologiques jouaient le même rôle fonctionnel que les droits de propriété ce qui le différenciait du simple État-bandit. Bien qu’il ne détint pas le droit de propriété de la terre, il disposait d’un droit définitif à une part du produit et du travail ( accompli comme obligation de caste) qui s’y inscrivait et qui était à l’époque offert gratuitement. Mais l’État n’était pas une machine bureaucratique qui s’appropriait simplement sa part du gâteau, ce n’est pas un ensemble amorphe de pillards; au lieu de cela des portions variables de sa part était aliénée à des détenteurs locaux du pouvoir; la capacité d’aliéner ainsi certains droits participait, comme l’a dit un historien, des obligations inévitables du souverain. Ces droits sur le surplus, identifiés sous le nom de droits watan au Maharashtra ou amara au Vijayanagar, représentaient l’élément central qui sous-tendait les revendications « légales » des intermédiaires (plus tard identifiés collectivement sous le nom de « zamindars ») dans la version indienne du féodalisme. La coercition associée à sa justification idéologique comme défenseur de le varnasharama dharma, l’idéolopie brahmane de base, était centrale pour l’État médiéval indien. Et les détenteurs du pouvoir de ce système politique ( équivalents aux « seigneurs féodaux ») constituait, au côté des brahmanes, le secteur principal de la classe exploiteuse.

3. Si nous devons caractériser les « castes dominantes » du système féodal de caste comme « brahmanes » et « ksatrya », il faut alors noter que « brahmane » indique à la fois un statut dans la varna et un jati ( ou un ensemble de jati) tandis que « ksatrya » n’indique qu’un statut. Dans la plus grande partie de l’Inde et pour la plupart des périodes historiques, ces détenteurs du pouvoir n’étaient pas issus des jati « ksatrya reconnues comme les rajputs mais de jati shudra, principalement des jati shudra de paysans cultivateurs et parfois de tribus adivasis; c’est le fait de détenir le pouvoir qui faisait d’eux des « ksatrya ». Contrairement à ce qu’avance Burton Stein, cela ne faisait pas de l’Inde un « État paysan » pas plus que ça n’en faisait un « État shudra ». Ces concepts reposent sur une confusion entre caste et classe. Les membres laborieux des jati dont certains membres détenaient du pouvoir politique pouvait prétendre de ce fait à un plus haut statut (« ksatrya ») et prétendre à une part de la domination mais ( tandis que ce statut faisait relativement la différence dans les relations quotidiennes) cela ne réduisait en rien l’exploitation qu’ils subissaient. L’application aveugle de catégories comme « caste dominante » ou « caste managériale » ne peut se faire qu’en évitant toute analyse des rapports de production et de l’extraction du surplus.

4. Cette société féodale de caste n’était pas une société de « villages auto-suffisants » dans lesquels les principaux exploiteurs était l’élite dominante au niveau du dit village. Un tel point de vue néglige le contexte plus large d’une société féodale complexe, hautement productive et politiquement et socialement sophistiquée. Tout d’abord il faut noter la base matérielle, les diverses niches écologiques et leurs interrelations. L’inde disposait de vaste étendue ou s’exerçait une importante production agricole, centré sur les vallées et delta et produisant un large surplus avec un ordre social hautement stratifié mais aussi de zones agricoles plus sèches caractérisée par une paysannerie plus égalitaire; la zone géographiquement la plus importante était constituée de prairies, d’arbustes ou de forêts. Toutes ces zones avaient non seulement leurs formes spécifiques de production et d’extraction du surplus mais aussi des interactions tant sociales que matérielles. Les rapports de caste dans l’Inde traditionnelle incluaient non seulement les rapports jajmani internes au village mais aussi des rapports d’échange entre villageois, peuples des forêts, éleveurs des prairies et plusieurs autres types de producteurs ou de récolteurs. Ces rapports d’échange et la plupart des rapports jajmani, quoique impliquant des aspects de domination et de hiérarchie, peuvent être distingués des rapports d’exploitation qui supposait l’extraction du surplus de la terre et de la forêt pour qu’il soit approprié par les sections exploiteuses.

La localisation des lignes d’exploitation variait selon les régions. C’est dans les villages des régions relativement sèches que la situation est la plus claire. Là la hiérarchie existait mais les inégalités étaient moins importantes; les paysans travaillaient leur propre terre ; même les travailleurs agricoles dalits avaient droit à un peu de terre ( en général de la terre watan donné en échange de leurs services de caste) et ce ne sont que les représentants de l’État -jagirdars, inamdars, talukdars, deshmukhs, desais- qu’on pouvait qualifier de propriétaires terriens ou seigneurs féodaux. Le chef du village et le percepteur ( patils et kulkarnis au Maharashatra) occupaient une position duale, fonctionnant parfois comme le plus bas échelon du pouvoir d’État et en bénéficiant, ou au contraire agissant comme primus inter pares, représentant de la fraternité paysanne du village. Dans cette structure formelle, comme la production du surplus augmentait, des familles individuelles pouvaient accumuler richesse et pouvoir; Frank Perlin a montré comment au XVIIe siècle des grandes famille du Maharashtra d’extraction brahmane et kunbi-maratha pouvait utiliser l’accumulation de tels droits watandari pour former de grandes propriétés. Mais ils étaient clairement différents de la majorité des communautés paysannes du village. Ils intégrèrent les structures d’exploitation féodales individuellement ou en famille, pas comme membre de castes particulières ( contrairement qui en tant que caste appartenaient aux exploiteurs). C’est l’inégalité de caste qui certainement expliquait le fait que les soit-disant « paysans dominants » – kunbis, jats, kammas, reddis- étaient plus à même de produire des familles qui atteignait un tel pouvoir; mais certains détenteurs du dit pouvoir provenaient aussi des castes plus basses, et même en de rares occasions de ceux classés comme intouchables.

Dans les villages irrigués plus riches, il semble y avoir eu une élite de propriétaires terriens, au moins à la fin de la période médiévale, incluant des brahmanes comme des non-brahmanes. Les cas les plus notables sont ceux des rajputs de la vallée du gange, les nairs du kerala et les vellalas du Tamil Nadu qui étaient principalement des gestionnaires de la terre et des travaux d’irrigation, dominant une société complexe avec une classe presque esclavagisée de travailleurs accomplissant la plus grande partie des travaux dans les champs. Ludden écrit à leur propos :  » A la grande différence de la zone sèche, la zone humide n’était pas une terre de rustiques paysans-guerriers, mais comptait deux strates de paysans distinctes : l’une possédait la terre mais ne travaillait pas ; l’autre travaillait sans même avoir le droit de détenir sa force de travail… Mais les fermes étaient petites, on y travaillait avec des techniques prémodernes ; elles étaient exploités sur le mode de la subsistance plutôt que comme un business orienté vers le profit. Les fermiers étaient de plus, sujets à la taxation des élites dominantes. Beaucoup d’attributs paysans s’appliquaient donc aux fermiers dans les communautés de la zone humide, bien qu’on y comptât deux strates, et de fait deux classes, définies objectivement par leur accès relatif aux moyens de production et subjectivement par leur identité de caste. » (Ludden, Peasant History)

Il y avait toujours une différence fondamentale entre villages brahmanes et non-brahmanes, si on regarde comment le surplus était distribué. La récolte était d’abord divisée entre la melavram ( la part du haut) et kilvaram ( la part du bas). La première était contrôlée par l’élite dominante de la localité, les nattar et était fréquemment assignée aux brahmanes ; c’est de ce fait que des villages contrôlés par les brahmanes sont apparus. Les nattar étaient issus de la paysannerie locale Vellala, mais cela ne signifiait pas que cette paysannerie en tant que telle partageait le pouvoir ; en fait, la division suggère que les propriétaires terriens Vellala devaient toujours donner une part de la récolte aux dirigeants, alors que les propriétaires terriens Brahmanes n’avaient pas à le faire. Les paysans qui cultivaient la terre ou ceux qui géraient et supervisaient les cultures recevaient la part la plus faible. Il semble que les Vellalas étaient à l’origine des paysans cultivateurs et que ce n’est qu’avec l’augmentation de la production et des surplus que leur rôle a évolué vers la gestion et la supervision des travailleurs dépendants et des métayers. Le fait qu’il continuaient à donner une large « part du haut » aux détenteurs du pouvoir démontre qu’ils étaient encore subordonnées.

Donc, même dans les villages hautement stratifiés des vallées et plaines irriguées, on peut tracer une distinction fondamentale entre ceux dont le travail contribuait à la production de la richesse et ceux qui -comme fonctionnaire religieux, prédateurs et représentants de l’État- vivaient de cette richesse. La terre et ses produits fournissaient la principale source de richesse mais ceux qui travaillent et géraient la terre ( même ceux impliqués dans la gestion du travail ) devaient aussi remettre une part majeure de cette richesse produite.

C’est le pouvoir d’État qui permettait cette appropriation du surplus. Peu de recherches ont été menées sur son rapport aux systèmes d’irrigation et de gestion des sols; si les États traditionnels prenaient clairement une responsabilité dans l’entretien des systèmes d’acheminement d’eau et des forêts, la plus grande partie de cette gestion de l’eau se faisait à l’échelle du village. Les rapports de violence et de domination incarnés par l’État et secondairement les rapports culturels représentés par les institutions religieuses, jouaient un rôle central dans l’extraction du surplus. Et cela est vrai que l’on évoque les hiérarchies extrêmes des vallées irriguées hautement productives ou des communautés moins différenciées des zones sèches, des prairies, des forêts et des montagnes. En termes de caste, on peut dire que les brahmanes bénéficiaient de et vivaient de ce surplus comme communautés ( jati) tandis que les non-brahmanes qui devenaient seigneurs et dirigeants ou représentants de l’État ne le faisaient qu’a titre de clans familiaux puissants. Dans ce sens restreint on peut dire que la distinction entre brahmanes et non-brahmanes était fondamentale et que les paysans, même ceux appartenant aux « castes dominantes », faisaient partis du secteur exploité de la société.

Néanmoins, partout où l’on regarde dans le système traditionnel indien, la hiérarchie et l’inégalité parmi les exploités ressortent clairement. Une telle inégalité existait dans toutes sociétés féodales (on a ainsi estimé que dans l’Europe médiévale près d’un tiers des familles paysannes étaient sans terre); mais en Inde elle était institutionnalisée dans le système des castes. Les paysans cultivateurs avec un droit ferme à la « part du bas » se tenaient en haut de la hiérarchie villageoise ; les artisans et les métayers subordonnés avaient des droits également institutionnalisés mais secondaires; les éleveurs et les chasseurs-cueilleurs des forêts échangeaient parfois sur une base d’infériorité, parfois plus indépendamment; mais partout c’est la caste des dalits/intouchables qui accomplissait les basses besognes et était fondamentalement différenciée des autres car classée comme impure.

Conclusion : les dalits et la lutte anti-caste

Les lignes d’exploitation dans l’Inde pré-britannique, définies en termes de production, extraction et accumulation du surplus, étaient structurées via le système des castes ou jati vyavastha. Cela indiquait une division de caste du travail particulière impliquant des formes de hiérarchie spécifiques parmi les exploités, avec au moins trois groupes majeurs identifiés dans la plupart des villages : les castes paysannes laborieuses, dont la plupart étaient composées de simples cultivateurs mais avec certains lignages dominants détenant des pouvoirs à l’échelle du village ; les castes d’artisans et de services, accomplissant certaines obligations de caste spécifiques dans le cadre d’un système jajmani–balutedari; et une large caste de travailleurs agricoles travaillant pour le village et classée intouchables. Les tribaux et les éleveurs en dehors des villages comptaient aussi parmi les sections exploités.

La position unique des intouchables ne tenait pas qu’au fait de vivre en dehors du village et d’accomplir les tâches les plus polluantes ; c’est aussi que leur position au sein de la division de caste du travail faisait d’eux les plus exploités. Ce n’est pas simplement le fait d’une « occupation de caste » traditionnelle ». Si on ne se penche que sur l’activité, les chamars du nord de l’Inde auraient comme homologues les chambahrs du Maharashtra et les madigas de l’Andra Pradesh puisqu’ils étaient tous traditionnellement des travailleurs du cuivre. Mais ce qui était plus important c’était la position fonctionnelle des chamars dans cette division de caste du travail, c’est à dire les serviteurs généraux du village, comme les mahars du Maharashtra. Presque partout en Inde il y avait une large caste intouchable qui remplissait ce rôle, travaillant dans les champs ( et dans des conditions proche de l’esclavage dans les villages bénéficiant de l’irrigation) et comme serviteurs généraux du village travaillant pour le chef de localité de même que pour les officiels d’État de passage. Cela leur donnait un rôle central tant la production agricole que comme serviteur de la machinerie d’État. Ils représentaient la fraction la plus clairement prolétarisée des exploités au sein d’un système plus large d’exploitation.

L’ensemble des exploités incluait un vaste spectre de castes, la grande majorité laborieuse. C’était un clairement un système qui avait structuré des contradictions au sein des exploités. Les travailleurs agricoles dalits souffraient de la domination des paysans villageois; ils devaient également faire face à l’exclusion et l’oppression de tous les hindous de caste, même de la part de caste située très bas dans la hiérarchie. De plus dans chaque région existait deux grandes castes d’intouchables ( mahars et mangs au Maharashtra, chamars et chuhras en Inde du nord, malas et madigas en Andhra Pradesh) qui étaient traditionnellement en concurrence, s’opposaient l’une à l’autre et prétendaient chacune à un plus haut statut dans la hiérarchie. Ces divisions et contradictions justifient dans une certaine mesure l’analyse de la caste comme ayant un effet retardateur sur la lutte de classe en ce qu’elle institutionnalise les divisions parmi les exploités.

Néanmoins il ne faut pas oublier l’autre facette de la médaille. L’existence de jati relativement larges à différents niveaux parmi les exploités signifiait des groupes unis par des liens sociaux qui pouvaient jouer un rôle central dans un révolte, à laquelle d’autres groupes, petits ou grands, pouvaient se rallier. Tout autant les jati paysannes ( jats, kunbis) et les grandes jati dalits pouvait jouer ce rôle d’avant-garde, avec la différence que la plus grande prolétarisation des dalits tendait à rendre leurs luttes plus révolutionnaires. Les jati « paysannes » étaient aussi exploitées, avaient donc aussi un intérêt à se révolter; mais leur relatif privilège même en temps qu’exploités et la facilité pour leurs leaders de gagner une part de pouvoir influait sur leur attitude. « La révolte de jati paysannes », la forme cruciale de lutte dans la période d’avant la conquête britannique, pouvait constituer une force puissante quand elle était dirigée contre le pouvoir central ( comme lors de la révolte de 1857 ou l’insurrection des paysans kunbi sous Shivaji) mais elle pouvait aussi mener simplement et directement à l’établissement d’un nouveau niveau d’intermédiaires féodaux ( c’est bien sûr ce qu’on peut aussi dire des révoltes paysannes dans des sociétés comme la Chine). La révolte dalit au contraire avait beaucoup plus de chance d’être anti-systémique et peut-être pour cette raison difficile à distinguer comme facteur collectif dans la période d’avant la conquête britannique.

La lutte de caste comme la lutte de classe ne pouvait devenir révolutionnaire que lorsqu’elle pouvait poser une alternative, proposer un système plus avancé plutôt que de n’être qu’une simple protestation négative ou une compétition pour plus de droits économiques et socio-culturels dans le cadre de l’exploitation. Mais pour qu’elle puisse le faire, cela dépendait évidemment des possibilité offertes par la conjoncture historique. Dans la première période de transition quand le système d’exploitation de caste étaient en train de se constituer, les limites du rôle anti-systémique de religions comme le bouddhisme et le jaïnisme découlaient du fait qu’elles ne pouvaient pas être liées à un système historiquement plus productif ( La sangha bouddhiste, comme beaucoup de commentateurs l’ont noté, présentait des traits égalitaires et collectifs venant de la période tribale, mais uniquement comme un refuge hors du monde ; le bouddhisme tendait également à être lié avec les royaumes les plus ouverts et mercantiles de la période). Durant la période de la synthèse médiévale après la défaite de ces religions hétérodoxes seule une rébellion négative semble avoir été possible, ainsi les cultes bhaktis qui incarnaient les aspirations à l’égalité mais acceptaient le cadre hindou pour les interactions sociales en ce bas monde.

Ce n’est qu’à partir de la domination britannique et l’essor de la société industrielle capitaliste qu’une société plus égalitaire et plus productive devint une possibilité historique et fut reconnue comme telle dans les idéologies de la démocratie radicale et du socialisme. Cette période fut cette des luttes de la nouvelle classe ouvrière, de nouvelle de luttes paysannes mais aussi celle d’un nouvelle lutte anti-caste menée par le mouvement de libération dalit.

Caste et classe, quelques jalons du débat (I) : Claude Meillassoux « Y-a-t-il des castes aux Indes ? »

Illustration : peinture de Savindra  Sawarkar

Une synthèse de l’ensemble des débats sur le rapport caste et classe étant probablement impossible et en tout cas bien au dessus de nos capacités, nous nous contenterons d’en donner quelques jalons sur des points et selon des angles assez variés.

Nous débutons cette série avec l’article, presque polémique, de l’anthropologue marxiste Claude Meillassoux selon lequel  » La notion morphologique de « caste » ne transmet que la représentation idéologique d’une hiérarchie statutaire et répressive; elle dissimule et confond les
rapports de classe et les rapports de clientèle que fait apparaître l’analyse historique et matérialiste. »

S’en prenant notamment au classique de Louis Dumont Homo Hierarchicus et à d’autres analyses « classiques » de la caste, Meillassoux note qu’  » Appliquée à l’examen des sociétés indiennes, l’analyse structurale à laquelle se réfère Dumont ne peut saisir que les apparences. Ne percevant entre les groupes d’autres relations que celle qu’impose une hiérarchie formelle fondée sur la notion totalement abstraite de pureté, elle ne peut reconnaître, au-delà de celle-ci, les fractions pertinentes de la société, leur nature et leurs fonctions réelles. Partant de surcroît d’une notion qui procède à l’origine du découpage colonial et bureaucratique de la société indienne, l’analyse ne peut que s’y enliser et s’y enfermer. » Ce qui vaut donc aux « indianistes » une leçon de marxisme :  » Dans le processus social réel, ce sont les rapports de production et de reproduction qui définissent les groupes sociaux et non l’inverse. La reconnaissance de la société à travers les représentations qu’elle se donne d’elle-même, ne peut être qu’une approche préalable. Ces représentations doivent ensuite être confrontées à une réalité sociale, parfois congruente, parfois cachée, qu’une analyse des rapports réels, c’est à dire en premier lieu matériels, permet de faire apparaître. »

De là, Meillassoux enchaîne sur un tableau des rapports sociaux dans la « société classique » indienne : « Appliquée à la société indienne, l’analyse des rapports de production, et de ceux qui en dérivent, fait apparaître dans la société classique trois classes sociales dominantes d’âges divers et rivales : une classe seigneuriale, défiée par une classe cléricale, à l’origine cliente de la précédente, l’une et l’autre confrontées à une classe marchande en formation. Chacune entretient avec la classe laborieuse des rapports de production différents encore que tendant à s’uniformiser. Ces rapports de classes ont été fixés à un moment de l’histoire dans le système statutaire des varna, correspondant à la notion représentative des « ordres ». En outre, les classes dominantes, surtout d’origine seigneuriale, retiennent autour d’elles des groupes clients avec lesquels elles nouent des rapports dits jajmani qui ne sont pas, par essence, des rapports d’exploitation mais qui, au contraire, dépendent de ceux-ci. Le système statutaire des varna s’étant fragmenté sous l’effet des conquêtes et des contradictions inhérentes à la coexistence et au développement de classes concurrentes, laisse place à un système statutaire dérivé de celui-ci mais plus souple, applicable par toutes les fractions des classes dominantes à l’échelle de chaque formation sociale, et contrepartie d’une idéologie religieuse répressive. Si l’organisation sociale indienne relève d’interprétations doctrinales ou théoriques générales, celles-ci trouvent leur application au niveau des formations politiques multiples d’échelles différentes où ne coexiste, dans les rapports vécus, qu’un nombre restreint de groupes constitués. Dans chacune de ces formations on retrouve cependant toujours rapports de classe et rapports de clientèle, sous la représentation idéologique d’un rapport hiérarchique formel et unilinéaire dit de « caste ». »

Il déroule ensuite une dense analyse de la trajectoire croisée de ces rapports de classe et de clientèle avant de conclure :  » les castes n’apparaissent que comme un placage idéologique qui dissimule la réalité sociale en éparpillant les clivages sociaux tout au long d’une hiérarchie formelle, noyant les rapports d’exploitation parmi eux. Cette idéologie conservatrice et répressive, qu’appuient la violence physique et le terrorisme religieux, contribue à empêcher les classes de se reconnaître comme tells, maintient dans l’aliénation les fractions dominées et exploitées, ignore, refoule les rapports critiques et conflictuels sous les apparences d’une harmonie divine. Le soi-disant « système des castes » représente ainsi la perpétuation et l’adaptation des rapports et de l’idéologie statutaire à une société de classes sans cesse changeante sous l’effet de ses propres contradictions et des impacts extérieurs, comme moyen de domination au service des classes dominantes, elles-mêmes transformées. D’origine agraire, l’organisation statutaire de la société indienne s’effrite dans la société industrielle en formation. La cohérence structuraliste que l’on voudrait lui accorder aujourd’hui apparaît davantage comme un replâtrage idéologique que comme une entreprise scientifique. »

La pertinence du pronostic final dit bien les limites de cette leçon de choses marxologique ( qu’on peut télécharger en bas de ce post) à laquelle Dumont ne daigna d’ailleurs pas répondre ( voir sa préface à la réédition d’Homo Hierarchicus ). On peut signaler par contre la critique qu’en a donné Robert Deliège dans Les castes en Inde aujourd’hui ( pp. 155-158 puis pp. 191-193).


Lire Anand Teltumbde

Illustration : V. Sreenivasa Murthy

Depuis que leur leader historique, Ambedkar a inauguré la tradition en 1927, chaque année les organisations dalits ( intouchables) commémorent la bataille de Bhima Koregaon. Celle-ci vit une armée de la Compagnie des Indes orientales britannique composée notamment de Mahars (intouchables du Maharashtra dont proviennent encore aujourd’hui la majorité des militants dalits ) battre, le 1er janvier 1818, une armée brahmane formée de peshwas, représentants des hautes castes, ce qui sonna le glas de l’empire marathe qui dominait jusque là la région. Une mobilisation particulièrement importante était prévue à l’occasion du deux centième anniversaire de la bataille, le 1er janvier 2018 mais les provocations d’activistes de l’extrême droite hindoue fit très vite dégénérer la situation, débouchant sur des affrontements causant un mort et de nombreux blessés. Le pouvoir sauta alors sur l’occasion pour mener une vague d’arrestation dans les milieux intellectuels et activistes sous le prétexte de démanteler de fantasmatiques réseaux de « naxalistes urbains » qui auraient été les instigateurs des débordements de Bhima Koregaon et auraient également projeté d’assassiner le premier ministre Narendra Modi.

Parmi les accusés, dont l’un est mort en prison ( le prêtre jésuite Stan Swamy) on compte une figure singulière du monde intellectuel indien, Anand Teltumbde. Libéré en novembre 2022, après deux ans et demi de prison et toujours sous le coup d’une inculpation bâtie sur des preuves trafiquées, cet auteur prolifique ( 26 ouvrages à son actif) par ailleurs professeur de management, payait certainement là son engagement sans faille contre le système des castes et l’extrême droite hindoue. Preuve si il en est de l’inanité des accusations à son encontre, Teltumbde avait justement pris la plume avant les événements de Bhima Koregaon pour critiquer ce genre de commémoration. Dans ce texte intitulé « Le mythe de Bhima Koregaon renforce les identités qu’il prétend transcender« , il notait que « Lorsque Babasaheb Ambedkar a décrit la bataille de Bhima Koregaon comme une bataille de soldats mahars contre l’oppression de caste incarnée par le pouvoir des peshwas, il a créé un pure mythe. Puisque les mythes sont parfois nécessaires à la construction des mouvements de lutte, il en voyait peut-être la nécessité à l’époque. Mais après un siècle, quand il est réifié en quasi-histoire et que les dalits s’enfoncent toujours plus dans les marais identitaires, cela devrait plutôt nous inquiéter. Plusieurs organisations dalits ont récemment formée un front commun pour commémorer le deux centième anniversaire de la bataille et initier une campagne contre les nouveaux peshwas, le pouvoir grandissant des brahmanes de l’hindutva. (…) Quoique la volonté de lutter contre l’hindutva est certainement louable, le mythe utilisé à cet effet pourrait devenir grossièrement contre-productif puisqu’il renforce les tendances identitaires alors qu’il est nécessaire au contraire de les transcender. » Le texte provoqua en l’occurrence l’ire des organisateurs du rassemblement et soulignait en tout cas la place à part qu’occupe Teltumbde dans la galaxie militante dalit. Afin de souligner l’importance d’une oeuvre incontournable pour saisir les enjeux des castes et des classes dans l’Inde contemporaine, nous proposons donc ci-après un court itinéraire bibliographique.

Son livre qui a eu le plus d’écho dans la période récente est sans conteste The Persistance of Caste. The Kairlanji Murders and India’s Hidden Apartheid. S’il s’appuie sur une enquête minutieuse sur une atrocité de caste récente et ayant fait grand bruit, le massacre en 2006 dans des conditions ignobles d’une famille dalit dans un village du Maharashtra, le livre offre surtout un passionnant panorama critique de la situation des intouchables dans l’Inde moderne. Teltumbde constate d’ores et déjà que « Le nombre des « outcastes » [ les intouchables et les peuples autochtones] s’élève à 222 millions de personnes rien qu’en Inde. Si on y ajoute les populations « outcastes » du reste de l’Asie du sud – au Pakistan, au Bangladesh, au Sri Lanka, au Népal et en Birmanie- on dépasse facilement les 300 millions, ce qui en fait la cinquième population au monde. Cette section importante de l’humanité à subi la pire forme d’exclusion et d’oppression sociale durant toute l’histoire du sous-continent. En Inde, même après six décennies de politiques de protection inscrites dans la constitution, cette oppression continue. Pire encore sa vilénie semble s’être encore accrue. » Car c’est là la thèse centrale de son livre :  » La caste a fait preuve d’une résilience surprenante. Elle a survécu au féodalisme, à l’industrialisation capitaliste, à la constitution républicaine et aujourd’hui, malgré toutes les dénégations, elle est bien vivante en pleine globalisation néo-libérale. »

Teltumbde tient particulièrement à réfuter certaines thèses ayant circulé un temps, et qui réactivaient, à leur manière, le vieux mantra stalinien de la caste survivance féodale vouée à disparaître avec la modernisation capitaliste, selon lesquelles les forces abstraites de la libéralisation et globalisation allaient balayer le vieux système d’asservissement ( thèse notamment défendue par une figure majeure de la recherche et la critique sociale en Inde, Gail Omvedt). En l’occurrence rappelle-t-il, « Même le projet de modernisation Nehruvien mis en place après l’indépendance, qui a transformé les rapports de production à la campagne en rapport capitaliste, n’a pas pu faire disparaître la caste. Au contraire, il a été le catalyseur d’un changement dans la structure socio-économique de l’Inde rurale qui a aggravé le castéisme. Au lieu de les combattre, le capitalisme en Inde a conclu une alliance avec le féodalisme et les institutions qui lui sont associées. La longue expérience de l’échec du capitalisme à affaiblir substantiellement la caste lors du siècle précédent devrait automatiquement démolir le mythe de la globalisation, de l’intensification de l’extension du projet capitaliste comme pouvant avoir un impact sur les castes. Ce n’est pas le cas. »

C’est cette analyse des rapports sociaux dans les campagnes, où réside rappelons-le encore 65% de la population indienne et plus de 70% des dalits, et de leurs effets sur les rapports de caste et de classe qui nous semble un des aspects les plus intéressants du livre. Comme il le résume : « La lutte de classe est ici symétrique [« homomorphous »] de la lutte de caste- même si elle est modélisée et conduite selon des lignes de classe, elle se manifeste en termes de caste. La polarisation économique dans le monde rural correspondait aux divisions traditionnelles de caste. La classe paysanne orientée vers le marché et accumulatrice de surplus est composée presque uniformément d’une seul caste ou d’un groupe de caste dans le microcosme villageois ( ainsi des groupes comme les kammas, reddys, rajus ou kapus en Andhra Pradesh, les jats en Haryana, les maratha kunabi au Maharashtra; les yadavs ou les kurmis en Uttar Pradesh et au Bihar). La grande majorité du travail agricole incombe partout de façon équivalente à une seule caste ou groupe de caste dalit ( comme les malas/madigas en Andhra Pradesh, les chamars/balmikis en Harayana et les mahars/mangs au Maharashtra). La contradiction entre ces groupes économiques tend donc à s’articuler dans les termes familiers des clivages des castes plutôt que selon des lignes de classe. »

Et bien plus que les brahmanes, ce sont ces « middle caste » rurales qui semblent les ennemis les plus acharnés de l’émancipation dalit :  » Les groupes ascendants, les castes laborieuses traditionnelles [ c’est à dire appartenant à la quatrième et plus basse caste de la Varna, les Shudras, caste des artisans et des travailleurs] sont toujours enracinées dans leurs secteurs traditionnels et n’ont pas encore rompu avec la structure sociale indienne conventionnelle. Les politiques de développement comme la réforme agraire, malgré son implantation pour le moins incomplète, a rendu ces castes – les shudras catégorisées par l’État comme classes défavorisées [« Backward Classes »]- propriétaires. Ce sont ces groupes qui sont majoritairement associés à et impliqués dans les discriminations et atrocités de caste (…) On peut dire que la manifestation sous forme d’atrocités de la violence de caste depuis les années 60 est connectée à l’essor des ces « classes défavorisées ». La contradiction omniprésente entre dalits et non dalits qui émerge si violemment dans les zones rurales est principalement alimentée par l’opposition entre le rôle des dalits comme travailleurs sans terre et la nouvelle position des shudras comme propriétaires terriens dominants. Cette dynamique ne peut néanmoins pas se définir exclusivement en termes économiques. Le facteur principal reste une contradiction socio-culturelle profondément enracinée entre dalits et non dalits, avec des shudras ayant repris le rôle des brahmanes. »

C’est ce « soubassement socio-culturel » et ses effets particulièrement brutaux (le terme atrocité de caste n’étant certes pas excessif !) qui incite à ne pas tout résoudre d’un coup de baguette marxiste :  » Le mythe selon lequel tous les conflits de castes sont liés à la question de la terre est principalement construit pour soutenir le déterminisme économique marxiste. La terre est certainement l’une des principales causes d’atrocités, comme le soulignent de nombreuses études. Dans l’économie rurale, la terre, en tant que ressource convoitée, conduit naturellement à des conflits. En ce qui concerne les dalits, ces conflits sont principalement liés aux transferts de terres dans le cadre des réformes agraires, à l’attribution de sites d’habitation et de terres agricoles, à l’utilisation de pâturages communs et de terres communautaires, aux droits d’irrigation et à l’aliénation des terres. Les conflits prennent principalement la forme d’interférences avec la propriété, la possession, la culture et la jouissance de la terre par les dalits. Il est vrai que nombre de ces conflits débouchent sur des violences à l’encontre des dalits. Cependant, la question essentielle reste la suivante : pourquoi les conflits fonciers entre non dalits n’aboutissent-ils pas à des crimes épouvantables, comme c’est le cas dans la plupart des cas ? Les conflits économiques ou fonciers – qui reflètent apparemment des contradictions séculaires – ne font que renforcer le ressentiment à l’égard des dalits. Ce sont les préjugés de caste – un facteur non séculier – qui deviennent le facteur déterminant dans la transformation d’un conflit en atrocité. « 

Le paradoxe dans un tel contexte étant que ces « middle caste » n’hésitent pas à chaque élection à en appeler à un « front commun anti-brahmane » pour se gagner les voix des dalits :  » Les contraintes électorales ont mené à la création d’une identité amorphe dite bahujan ( la majorité oppressée ) amalgamant les dalits avec les soi-disant « classes défavorisées », mettant sous le tapis, les conflits qui les opposent dans le contexte villageois. Plusieurs castes propriétaires terriennes font partie de ce conglomérat. Même si on les en excluait et même si les castes shudras se trouvaient dans une situation équivalente aux dalits, leur liens sociaux traditionnels et économiques avec les castes propriétaires leur donne une certaine puissance sociale et ils ne peuvent être assimilés aux dalits, socialement stigmatisés. Bien sûr l’unité entre shudras et dalits est souhaitable mais il faut réaliser que la caste ne peut pas être la base d’une telle unité; seule une approche de classe qui les pousse à s’identifier les uns aux autres sur la base de leur place dans le monde peut y parvenir. En effet, la situation des castes est devenue aujourd’hui si complexe que l’idiome des castes s’avère de plus en plus futile, et plus tôt on le remplacera, mieux ce sera « .

Recueil d’articles sur de nombreux aspects du système des castes et du mouvement dalit, Republic of Caste. Thinking Equality in Time of Neoliberal Hindutva est un ouvrage plus directement théorique que Persistance of Caste. Ainsi dés le début de son introduction, Teltumbde revient sur « la » question centrale :  » Contrairement à la perception dominante autant chez les dalits que dans les mouvements de gauche, je considère classe et caste comme entremêlées. Sans l’annihilation de la caste, il ne peut pas y avoir de révolution en Inde et dans le même temps, sans révolution il ne peut y avoir d’annihilation de la caste. Je me suis rendu compte qu’il fallait se confronter aux orthodoxies de chaque côté au risque d’être mal compris par chaque camp : un sillon solitaire à creuser. (…) Dans le contexte du système indien, où caste et capitalisme s’amalgament, le plus grand obstacle à une véritable politique de changement a été la divergence croissante entre les dalits et les mouvements de gauche. La cause de cette séparation réside dans la dichotomie entre caste et classe, reflétant une incompréhension des deux catégories. La caste est une réalité concrète – c’est la vie des habitants du sous-continent. La caste englobe souvent des classes en son sein. La classe par contre est une catégorie conceptuelle; une abstraction fondé sur le rapport du groupe concerné aux moyens de production. Il s’ensuit qu’une analyse de classe de la société indienne ne pas être menée sans reconnaître la réalité écrasante des castes. Pourtant, les communistes, qui venaient de la classe moyenne et des hautes castes urbaines ont utilisé des modèles conceptuels empruntés aux européens pour analyser une réalité indienne complexe. »

Le premier article du recueil, « Reservations A Spark and the Blaze », se penche sur l’épineuse question des emplois et formations dits « reservés », des quotas d’emplois et d’accès à l’éducation pour les castes répertoriées ( Scheduled Casts, c’est à dire les dalits et les peuples autochtones) mais qui ont été progressivement ouverts aux « Other Backward Classes » ( les castes « shudras »). Cette « affirmative action » à l’indienne ( qui a en l’occurrence servi de modèle à son équivalent américain) est l’objet de bien des conflits en Inde, ainsi tout récemment et spectaculairement au Manipur. Comme le résume Teltumbde : « Les emplois réservés comme moyen d’ascension social pèsent d’un poids terrible sur l’imagination politique d’une communauté. Chaque caste peut poser ses revendications, entrer en concurrence avec d’autres castes, les envier quand elles obtiennent plus, etc. Cela divise les gens de nombreuses manières et amène le pays aux portes de la guerre civile. Quand les politiques économiques réduisent la taille du gâteau des postes réservés; les gens investissent d’autant plus dans ceux-ci comme une panacée contre leur retard social et économique. La poursuite acharnée des postes réservés, ainsi que la distorsion subtile et systématique du concept, ont empêché les gens de reconnaître que le système offre des rendements décroissants. » Il décrit dans le cours du texte les nombreux paradoxes du système, ainsi les « Other Backward Classes » en profitent alors qu’elles sont souvent devenues les castes dominantes dans les campagnes et ce alors-même que la libéralisation a largement réduit l’hypertrophie bureaucratique de l’État post-colonial, Teltumbde souligne également les constantes manoeuvres de tels groupes ou sous-groupes et leur appendice politique pour essayer d’obtenir un statut plus avantageux et les effets délétères de cette manne sur le mouvement dalit, avec l’émergence d’une classe moyenne intouchable urbaine désormais uniquement préoccupée de défendre ses prébendes au détriment de la vaste majorité rurale pour qui le système n’a strictement rien changé.

Le second article du recueil, « The Caste and Class Dialectic : The Way In and the Way Out », constitue une contribution majeure au sempiternel débat. Comme il le rappelle :  » Dans le tourbillon de contradictions qui enveloppe l’Inde, aucune autre paire de termes n’a eu une conséquence si maléfique pour la politique et l’avenir de ce pays que le duo caste et classe. Ces deux mots ont divisé le mouvement ouvrier en deux camps – d’un côté ceux orientés vers la lutte des classes et de l’autre ceux qui luttaient contre les castes, l’obsession idéologique animant chacun des camps les dirigeant sur des voies divergentes et aboutissant à une marginalisation mutuelle. » Déplorant les débats stériles et pontifiants autour de la question, Teltumbde en appelle à Boukharine pour une clarification préalable : « Parmi les marxistes russes, Nikolai Boukharine s’est directement penché sur la question de la différence entre classe sociale et caste. Comme il l’explique dans La théorie du matérialisme historique.
Manuel populaire de sociologie marxiste
, une classe est une catégorie de personnes unifiées par un rôle commun dans le processus de production, tandis qu’une caste est un groupe de personnes unifiées par leur position commune dans l’ordre juridique ou légal de la société. Par exemple, les propriétaires terriens sont une classe; la noblesse est une caste. Du point de vue économique, tel ou tel noble peut être paupérisé, il peut être clochardisé mais son statut reste celui de noble. L’usage que fait Boukharine du concept de caste est semblable à la conception que Weber a de la classe; cela permet de mieux distinguer la conception de la classe chez Marx de celle de Weber. Quoi qu’ayant été écrit dans un contexte européen, la représentation de Boukharine est valable pour comprendre comment le statut de la caste fonctionne en Inde. « 

Nous reproduisons intégralement le développement que donne Teltumbde suite à cette présentation et qui, certes pas toujours très adroitement par moment, apporte une salutaire clarification sur une question où une certaine vacuité marxiste a souvent fait des prouesses : « Pour les marxistes-léninistes, la classe à laquelle une personne appartient est donc déterminée par la « réalité objective », et non par l’opinion de quelqu’un. Quelle est alors la réalité objective en Inde ? Si l’on s’en tient à la définition ci-dessus, on en vient nécessairement à considérer les castes, en particulier les castes inférieures, comme des classes. Les dalits, par exemple, ne se différencient-ils pas des non-dalits par la place qu’ils occupent dans un système de production sociale historiquement déterminé, par leur relation (dans la plupart des cas fixée et formulée par la loi, la loi de Manu) avec les moyens de production, par leur rôle dans l’organisation sociale du travail et, par conséquent, par les dimensions de leur part de la richesse sociale, ainsi que par leur mode d’acquisition ? C’est peut-être dans ce sens qu’Ambedkar a dit que les castes étaient des classes fermées [« caste is enclosed class »]. Mais il est manifestement difficile de considérer les dalits comme une classe, car la loi qui les différencie des non-dalits pourrait également s’appliquer aux différentes castes appartenant à la catégorie des « dalits ».
Alors que la classe peut potentiellement rassembler les gens, la nature même de la caste est de les diviser en cherchant à établir une hiérarchie. En Inde, les classes doivent donc être conçues de manière globale, en relation avec le mode de production dominant, ce qui signifie que l’analyse des classes dans une société basée sur la caste devrait nécessairement subsumer la caste. Par exemple, le prolétariat comprendrait la plupart des shudras et des dalits, mais ceux-ci ne formeraient pas automatiquement une classe tant que la contradiction de caste entre eux n’aurait pas été éradiquée. Après tout, même les intérêts de classe ne sont pas conçus ab initio. Ils se développent à travers l’exposition de personnes occupant des positions sociales particulières dans des circonstances sociales particulières, des groupes séparés formant une classe dans la mesure où ils font cause commune contre une autre classe ; restant sinon en termes hostiles les uns avec les autres en tant que concurrents. Pour Marx, l’unité de classe n’est jamais une simple évidence. La communication et la construction de la solidarité étaient essentielles pour faire de la classe ouvrière une entité cohésive.
Si les communistes indiens avaient réellement compris la théorie marxienne, ils auraient conceptualisé des classes comprenant de nombreuses castes et auraient intériorisé la nécessité de mener une lutte contre les castes. Il s’agit sans aucun doute d’une proposition complexe, mais c’est la situation concrète à laquelle ils doivent faire face. Si cela avait été fait dans les années 1920, la nécessité d’un mouvement dalit séparé ne serait pas apparue. Il aurait donné un coup de fouet aux luttes contre les castes et aurait ainsi fait progresser la lutte des classes vers l’accomplissement de la révolution et de l’anéantissement des castes. » L’article offre par ailleurs une très dense compte-rendu des positions tant de Marx que d’Ambedkar sur le sujet.

Le troisième article du recueil, « Ambedkar, Ambedkarites and Ambedkarism. From Panther to Saffron Slave » offre une critique assez impitoyable de la décadence du mouvement ambedkariste ( c’est à dire les nombreuses organisations se réclamant de l’héritage d’Ambedkar) : « Un ambedkarisme réduit aux slogans, poésies, drapeaux, bannières, monastères et congrégations bouddhistes – tout un arsenal symbolique – n’est plus qu’une vague humeur extatique sans contenu idéologique et qui peut être mise au service de toute sorte de fins différentes. Comme nous l’avons vu l’ambedkarisme peut tout autant être une désapprobation constitutionnaliste de toute agitation politique qu’un bouddhisme inactif poussant les gens à l’introspection plutôt que de se confronter à la réalité. Il se caractérise par son anti-communisme, et ainsi contribué à rendre les dalits hostiles aux questions de classe. On cherche à l’immerger dans le ritualisme hindou, alors que tout l’attirail du culte des idoles est régulièrement sollicité autour de la figure d’un Ambedkar divinisé , attirant les Dalits dans le camp réactionnaire du BJP. Il a également été mis au service d’individus arrivistes qui se trouvent être des dalits : qu’il s’agisse de nationalistes hindous ambedkaristes, de capitalistes ambedkaristes ou d’autres difformités de ce genre. »

Critique qui se poursuit dans l’article suivant, « Violence as Infrasound. Khairlanji, Kawlewada, Dulina, Bhagana… », car en revenant notamment sur l’atrocité de caste qui s’est produite à Khairlanji ( évoquée dans la présentation de Persistance of Caste) il est obligé de constater :  » Khairlanji a brisé beaucoup de mythes qui prévalaient chez les dalits et même d’autres. La logique représentative était le pivot du mouvement ambedkariste, elle supposait que si quelques dalits occupaient des positions stratégiques dans l’administration, ils prendraient soin des intérêts des masses dalits. A Khairlanji, chaque rang de l’appareil administratif du plus bas ( l’agent de police) au plus élevé ( le commissaire) comprenait des hommes et des femmes qui étaient dalits. Toute la chaîne bureaucratique peuplée de dalits a échoué de façon répétée à rendre justice aux victimes des atrocités de castes. Le grand mythe du mouvement dalit a été démenti. »

Pour le moins prémonitoire quand on pense à ses déboires ultérieures, le texte suivant « Manufacturing Maoists. Dissent in the Age of Neoliberalism » dénonce de façon détaillée la répression menée sous prétexte de lutte contre la subversion naxaliste contre divers intellectuels et activistes dalits. Teltumbde y voit notamment le signe de l’inquiétude du pouvoir face au possible développement de mouvements sociaux dans les campagnes qu’illustre l’article suivant « Dalit Protests in Gujarat. A Shifting Paradigm ». Si le mouvement ambedkariste a depuis longtemps abandonné la question de la redistribution des terres, assimilé à la politique communiste, des luttes autonomes dalits se sont toutefois développées autour de cette question ces dernières décennies notamment à l’occasion de protestations suite à des atrocités de caste alimentées par le cocktail toxique entre extrémisme hindou et néo-libéralisme qu’il dénonce dans l’article « Slumdogs and Millionaires. The Myth of Caste-Free Neoliberalism ». Ce qu’on appelle l’hindutva ( c’est à dire toute la galaxie de l’extreme droite hindoue) est certes adepte du grand écart comme en témoigne l’article « Saffronising Ambedkar. The RSS Inversion of the Idea of India » qui détaille la récupération de la grande figure de l’émancipation dalit :  » Le nouvel amour pour Ambedkar découle de son utilité politique. Le projet de l’hindutva est aidé par la faiblesse idéologique du mouvement dalit, la faillite et la vénalité de son leadership, l’égoïsme de la classe moyenne dalit et la déification d’Ambedkar en lieu et place des dieux hindous qui avaient été abandonnés à son instigation ; donc ce qui pouvait sembler parfaitement impossible – saffroniser [le safran est la couleur de l’hindutva] Ambedkar- semble désormais envisageable.  »

Teltumbde poursuit sa critique du mouvement dalit dans l’article « Assertion not Annihilation. The BSP Enigma », où il se penche sur la trajectoire du grand parti intouchable, le Bahujan Samaj Party (« Parti de la société majoritaire ») dont les victoires successives en Uttar Pradesh et les scores à l’échelle nationale ont eu grand retentissement sur le sous-continent et à l’international. Il souligne l’habileté doctrinale, la notion de « Bahujan », du fondateur du parti Kanshi Ram qui permettait d’envisager une coalition de 85% de la population contre les castes dominantes mais constate une dégénérescence rapide du parti symbolisé selon lui par sa toute puissante leader Mayawati : « Mayawati est basiquement le produit du système et elle le représente pleinement, quoiqu’à sa manière assez inimitable. Il est absurde d’accuser quelqu’un dans l’arène politique indienne d’être un autocrate ou d’avoir un comportement antidémocratique puisque l’entièreté de notre culture politique a été non démocratique et hypocrite. La prévalence de pratiques féodales parmi d’autres individus et partis ne justifie toutefois pas le culte du leader qui s’est installé au BSP. » Teltumbde rappelle également que cette ancienne activiste de base est devenue une des premières contribuables du pays, sa fortune, produit selon elles de dons de simples dalits, dépassant même celle de certains grands ploutocrates du pays, le BSP lui même étant devenu le parti présentant les candidats les plus riches aux diverses élections régionales. Signalons enfin que l’autre nouveauté de la scène politique indienne de ces dernières années, le parti anti-corruption Aam Aadmi Party ( Le « parti de l’homme ordinaire ») qui a conquis la mairie de New Delhi, ne trouve pas plus grâce aux yeux de Teltumbde comme le montre l’article qui clôt le recueil « Aam Aadmi Party. A Political App for the Neoliberal Era ». Ce parti représentant selon lui le court-termisme, la politique par à-coup et l’absence de convictions des politiciens de la classe moyenne à l’ère néo-libérale.

Nous extrayons de Dalits, Past, Present and Future, vaste fresque historique sur le mouvement dalit des origines à nos jours, ce passage pour le moins désabusé de la conclusion « Whither Dalit Emancipation » qui résume bien la démarche, presque iconoclaste en ce qui concerne le rôle d’Ambedkar, de Telumbde dans ce livre :  » La logique fondatrice du mouvement dalit a été la représentation. Cela signifiait que si quelques dalits atteignaient des places importantes dans le gouvernement, dans le corps legislatif ou judiciaire, ils protégeraient et mettraient en avant les intérêts de la communauté toute entière. C’est une conception voisine de celle de la représentativité démocratique. (…) L’entièreté de la lutte qu’ a mené le Dr Ambedkar visait à obtenir cette représentation qui s’est concrétisée sous la forme des quotas. Ce mode de lutte resta représentatif car il ne laisse pas beaucoup d’espace de participation aux gens. Le Dr Ambedkar lui-même a reconnu à son échec rudimentaire, mais il a semblé l’attribuer au caractère des représentants. Comme dans la démocratie représentative, le succès de la représentation dépend du contrôle effectif des gens sur leurs représentants. Cela n’est possible qu’à travers la participation à différentes luttes dans différents domaines de la vie sociale. Stratégiquement, les luttes devraient être construites à partir de la force intrinsèque des gens. Bien que le Dr Ambedkar ait toujours chercher à pousser la lutte à un niveau plus élevé pour en intensifier les résultats, il s’est finalement découplé de cette force fondatrice. La plupart des maux du mouvement dalit, tels que le centrage excessif sur les leaders, l’opportunisme de ces derniers et l’inégalité qui en résulte, entre autres, peuvent être attribués à ce premier mode de lutte.

La question se pose de savoir si les Dalits prendront un jour conscience de ces écueils du passé et tenteront de rectifier le tir ou s’ils les célèbreront en tombant dans une obsession identitaire. Plus que jamais, la question de l’identité de caste des Dalits est mise en avant par les développements contemporains. Les Dalits sont-ils prêts à accepter leur état stigmatisé ou à le transcender, à se contenter de leur moi fragmenté dans leur cocon de sous-caste ou à s’en débarrasser pour se rassembler en une force capable de défier le système, à s’auto-incarcérer dans des prisons identitaires ou à ouvrir la voie de la libération, en somme, à préserver les castes ou à les anéantir ? La question connexe, mais plus complexe, est posée par les perspectives de progrès et de prospérité individuels. Bien qu’il ait existé de tout temps, le paradigme du marché libre en a fait sa thème phare. La question est de savoir si les Dalits se joindront au chœur des dirigeants ou s’ils y répondront par un slogan de liberté, d’égalité et de fraternité. »

L’introduction au manuscrit inachevé d’Ambedkar India and Communism permet à Teltumbde de mettre bien des choses au clair concernant le rapport de la grande figure dalit avec la pensée de Marx et le mouvement communiste en Inde. Et Il se livre également à un jubilatoire étrillage en règle du crétinisme stalinien indien. Persuadé que l’Inde était dés les années 20 un pays capitaliste moderne, les dirigeants communistes en déduisaient donc le déclin et la disparition imminente des castes. Le parti se retrouvant en fait sous la coupe d’une clique brahmane dont « la fidélité puritaine aux écritures » issue de leur culture de caste se répercutait sur leur pratique du « marxisme ». Indifférents ne serait-ce qu’au simple fait que certains membres du parti continuaient à fréquenter leurs associations de haute caste, ils s’arcboutaient sur certains théorèmes mécanistes ( base et superstructure) et le mantra anti-impérialiste quand il n’allait pas, tel le principal théoricien du parti R.S. Dange jusqu’à théoriser les castes comme l’expression de la solidarité organique de la société traditionnelle. Ambedkar au contraire avait parfaitement compris que « tant que la conscience de caste n’aurait pas été tuée, il ne pourrait y avoir d’émergence de la conscience de classe. »

Ce recueil Hindutva and Dalits. Perspectives for Understanding Communal Praxis édité par Telumbde et qui a eu un grand écho en Inde permet d’aborder sans ornières un des paradoxes les plus inquiétants de l’Inde contemporaine, à savoir la mobilisation d’un certain nombre de dalits au côté de l’extrême droite hindoue. Comme le résume bien la préface :  » Comment et pourquoi les dalits et les adivasis [peuples autochtones] peuvent-ils soutenir une politique qui les menace eux-mêmes ? C’est question centrale pour comprendre l’hégémonie en général ; et l’agenda hégémonique de l’hindutva en particulier : quand les subalternes participent de leur propre subordination et accepte l’idéologie des forces dominantes – non pas par résignation ou désespoir mais par désir de s’y auto-identifier. Dans le cas indien, la sanskritization et la mobilité ascendante via la violence anti-musulman, de même que l’érosion des solidarités communautaires et sur le lieu de travail au sein de la classe ouvrière suite à l’offensive néo-libérale sont les explications les plus probables de ce phénomène. »

Comme le rappelle également l’introduction, Modi y a mis aussi beaucoup du sien en rajoutant dans la dévotion à un Ambedkar dont la « divinisation » par les dalits a ouvert la voie à son aberrante récupération par une hindutva très inquiète de la conversion au Bouddhisme, christianisme, etc des intouchables. Cette alliance contre-nature est également une répercussion des rapports sociaux dans les campagnes tel que nous l’avons déjà évoqué et que l’article  » The Dalits and Hindutva : Gainers and Losers » résume bien : « Le conflit a désormais lieu avec les fermiers, ceux qui cultivent personnellement ou supervisent la culture de leurs terres. Ces fermiers dans la plupart des cas ne sont pas issus des castes dominantes, tels que les brahmanes ou kshatryas [caste des guerriers] mais sont des « middle caste » paysannes. La situation de ces fermiers est assez particulière. Ils constituent le nouveau groupe entrepreunarial dans l’agriculture et aussi le nouveau groupe dominant économiquement. Leurs progrès ont été très rapides. Par contre leur influence politique est inégale et assez récente. Ils ne disposent pas du même pouvoir social, idéologique et rituel des anciens groupes dominants. Ils on besoin et demandent une plus grande démocratisation de l’accès au pouvoir politique et à ses ressources. Ils doivent aussi assoir leur position socialement. Cela suppose de remettre en cause la domination par les brahmanes, les rajputs [caste des marchands] et les kshatryas d’un côté et de se soumettre les plus basses castes de l’autre. La rhétorique utilisée est celle de l’égalité et de l’égalitarisme alors que la pratique est celle de la domination. (…) Ils présentent donc une double face, séculière et démocratique d’un côté et casteiste et oppressive de l’autre. Politiquement les dalits se retrouvent plus en conflit avec les organisations des « middle cast » qu’avec l’hindutva. Cette dernière a profité pour de cette situation pour essayer de gagner leur soutien. » Bien entendu comme le relaient les nombreuses et très précises contribution du recueil, les recettes classiques du backlash patriarcal, de la gloriole nationaliste et de l’affirmation d’une indéfectible unité hindoue face à la menace islamique jouent également leur rôle dans cette opération de détournement…

Comme on le constatera à l’issu de ce rapide panorama, quoique le terme soit un peu galvaudé, Teltumbde constitue en effet un modèle d’intellectuel organique du mouvement dalit comme le résume Joël Cabalion dans sa recension de son livre Khairlanji. A Strange and Bitter Crop sur le site de la vie des idées : « Il est à la fois une sorte d’intellectuel organique, au sens gramscien, et un sujet social « improbable », un « produit miraculé du système scolaire » ayant atteint les plus hautes sphères du monde économique tout en gardant un pied dans la réalité des basses castes et Dalits. Se déclarant à la fois marxiste et ambedkariste, Teltumbde se définit comme sympathisant de l’ « ultraleft » indienne, proche des mouvements maoïstes armés (les « naxalites ») dont il fut un temps un compagnon de route intellectuel. Lié par alliance à la famille d’Ambedkar, il rompt toutefois avec la révérence quasi religieuse à l’égard du grand leader qui caractérise souvent les néo-bouddhistes Dalits en mettant en lumière dans ses écrits les contradictions et les limites de l’héritage ambedkariste. Mais il souligne aussi ses avantages par rapport à la théorie marxiste, à laquelle il reproche de sous-estimer l’importance
des castes. »

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