Illustration : peinture de Samir Mondal
Figure incontournable, jusqu’à son récent décès, tant de la recherche académique que de la critique sociale en Inde, Gail Omvedt s’est essayée à de nombreuses reprises à analyser d’un point de vue marxiste l’apparition et le développement des castes. Afin de, modestement, lui rendre hommage, nous présentons ici la traduction du premier chapitre de son livre Dalits and the Democratic Revolution. Dr Ambedkar and the Dalit Movement in Colonial India paru en 2014 chez Sage ( qui d’ailleurs s’ouvre sur un poème de Namdeo Dhasal : Maintenant, Maintenant) et qui constitue certainement l’aboutissement de dizaines d’années de recherches à ce sujet.
Puisque Omvedt oublie de donner quelques précisions d’ordre général, nous nous permettons de reproduire au préalable cette note tirée d’un article de Nicolas Jaoul « Un sabre à double tranchant. Théories et usages de la caste dans le mouvement anticaste des dalits » qui décrit très bien les réalités dont il va être question dans l’article :
« En Inde, la notion de «caste» est un terme imprécis qui renvoie à deux niveaux de réalité, l’un empirique (les jati) et l’autre plus idéologique (les varna). Les jati sont des groupes endogames auxquels sont généralement associés une profession traditionnelle, alors que les quatre varna (brahmanes – prêtres, kshatriyas – guerriers, vaishyas – commerçants et shudra – serviteurs) sont des catégories abstraites et hiérarchisées que l’on trouve dans les textes brahmaniques. Chaque jati locale est identifiée à une varna, à l’exception des jati «intouchables», qui sont reléguées hors du système. Les réformateurs hindous en ont tiré parti pour assimiler l’intouchabilité à une «excroissance» (Gandhi parlait d’une «verrue») non reconnue par le système des varna, et donc pour ôter toute légitimité religieuse à l’intouchabilité (ce qui fut également une façon de mettre la religion hindoue hors de cause). Contrairement au mouvement d’émancipation dalit, ces réformateurs entendaient non seulement lutter contre l’intouchabilité, mais également réhabiliter le système des varna en le purgeant de l’intouchabilité, son aspect le moins défendable. »
Gail Omvedt, « Pour une analyse matérialiste historique des origines et du développement des castes »
Introduction : Théoriser la caste en Inde
Des théories des castes sont développées par des chercheurs en sciences humaines pour différentes raisons allant de l’analyse d’un village ou d’une société locale jusqu’au projet d’échafauder une théorie sociale générale. Ils font appel à des données empiriques pour soutenir leur recherche, développent des hypothèses, élaborent des cadres conceptuels et en général cherchent à développer leur travail dans le cadre d’un paradigme scientifique prétendant à une validité vérifiable.
Des théories des castes existent aussi au sein de sociétés connaissant un système des castes. Elles existent à deux niveaux, soit dans les règles de comportement fragmentées, inarticulées et normalement inconscientes qui empreignent de façon caractéristique les sociétés de caste soit dans les idéologies articulées et élaborées utilisées par ceux qui cherchent à maintenir ou contester l’hégémonie régnante ou à mettre radicalement en cause la société existante. Ils réunissent des arguments, ss’appuyant parfois sur des références empiriques mais tout aussi souvent sur des références morales et spirituelles pour défendre la cause des structures dominantes de la société ou au contraire pour mobiliser pour leur changement. En ce sens les théories des castes ont été à la fois partie prenante dess processus courants de la société indienne et partie prenante des mouvements ( nationaux, sociaux) cherchant à changer cette société.
Les mouvements dalits et non-brahmanes ont développé leurs propres théories des castes, s’appuyant sur les débats et théories mis en avant par ceux qui les entouraient ( des chercheurs sur la domination de caste ou des thèses des mouvements sociaux de leur époque) mais avec l’objectif spécifique d’utiliser la théorie comme un guide pour parvenir à l’abolition de la caste et de l’exploitation et de l’oppression qu’elle implique. En se fixant un tel but, ils posent quelques principes de départ, c’est à dire que la caste a une origine dans l’histoire et comme elle a une origine, elle peut avoir une fin; que l’action des opprimés et exploités peut être décisive dans un tel processus. Ce sont là des principes assez « modernes » et en opposition avec quelconque théorie qui supposerait que la caste est non seulement propre à la société d’Asie du sud mais est effectivement éternelle et inébranlable ou qu’elle existe à un tel niveau que même une action sociale de grand ampleur ne peut l’affecter. Je suis en plein accord avec ces dits principes et n’ai pas de mal à admettre que cette étude s’appuie non seulement sur Marx mais ce qu’on appelle de plus en plus souvent ( du moins à l’ouest de l’Inde) « la pensée Phule-Ambedkar »
Ces théories des mouvements dalits et non-brahmanes ont fait face à deux types d’idéologies utilisées pour légitimer la société des castes. Il y avait tout d’abord les idéologies traditionnelles basées sur la religion, développées par les brahmanes, remontant aux lois de Manu et à « l »hymne de création » de la Rig Veda, exprimée, élaborée et idéologiquement validée via les mythes purâniques et les récits de la Ramayana and Mahabharata. A ce niveau, on débattait tant de la validité des textes sacrés que de ce qu’ils signifiaient réellement. Les réformateurs issus des hautes castes ( des activistes du XIXe tels Rammohan Roy, Agarkar jusqu’à Gandhi) ont essayé de défendre l’idée de trouver des justifications scripturales sacrées pour un changement ou une même une abolition de la varna et des jati, tandis que les révolutionnaires sociaux comme Phule, Periyar et Ambedkar tombaient d’accord avec les conservateurs sur le fait que les écritures sacrées hindous impliquaient nécessairement le respect de la hiérarchie de caste et partaient de là pour les dénoncer comme irrationnelles et oppressives.
Avec la domination coloniale, une nouvelle approche théorique importante entra dans l’arène idéologique pour servir de principale légitimation doctrinale au système de hiérarchie des castes, remplaçant ou complétant une base religieuse de plus en plus questionnée, avant pourtant ensuite de se retourner contre ses premiers tenants pour devenir une théorie contre la domination de caste. Il s’agissait de la « théorie aryenne de la race », développée par les orientalistes européens, propagée par les administrateurs britanniques dans leurs recensements et leurs études régionales de groupes de caste et utilisée par des brahmanes modernistes comme façon de se placer sur un pied d’égalité avec leurs conquérants blancs et affirmer leur supériorité sur les basses-castes à la peau noir. Elle fut ensuite reprise par Jotiba Phule et des radicaux plus tardifs. Ces théoriciens étaient d’accords sur le fait que la majorité des moyennes et basses castes ( shudras et atishudras ou hors caste dans la varna) descendaient des habitants originels non-aryens, tandis que les brahmanes, ksatriyas et vaishyas étaient les descendants de leurs conquérants indo-européens; mais ils avançaient que cela signifiait le contraire de ce que les brahmanes proclamaient : c’étaient les shudras et les atishudras qui représentaient les valeurs et l’intégrité nationale nécessaires à une Inde nouvelle, tandis que les hautes castes et leurs écritures ne représentaient qu’une société d’exploitation, de superstition, d’irrationalité et de sous-développement.
Phule fut le premier théoricien matérialiste historique de la caste et il a annoncé tous les thèmes majeurs des mouvements dalits et non brahmanes qui se développeront au XXe siècle. Dans les mains de Phule, c’était bien plus qu’une simple « théorie raciale »; Phule utilisait plutôt le modèle racial dominant de la « théorie aryenne » pour le faire évoluer vers une description complète du rôle de la violence et de la communauté ; l’historien G.P. Deshpande a avancé » que Phule fut le premier bâtisseur de système indien..il parlait de pouvoir et de savoir bien avant Foucault. De fait, l’analyse post-moderniste de Foucault est arrivée à une époque où l’Europe avait littéralement assistée à une « fin de l’histoire » tandis que les efforts de Phule visaient à changer le monde et la société avec l’arme du savoir. »
Les mouvements qui lui ont succédé ont perdu ces nuances et ont tendu à mettre en avant une simple idéologie de supériorité raciale face aux idéologies de plus en plus agressives et sophistiquées qui légitimaient la caste et étaient promus par le mouvement revivaliste hindou. De fait, souligner les contradictions raciales/ethniques devint une arme contre ceux qui défendaient la solidarité raciale/ethnique des hindous.
Les années 20 virent l’émergence du marxisme, qui avançait une nouvelle théorie de l’exploitation et de la libération, prétendant avoir une analyse applicable à l’Inde comme à toute société. Il fut rapidement adopté par un groupe de jeunes éduqués majoritairement issus des hautes castes et nationalistes radicaux qui cherchaient à bâtir une base de masse au mouvement et qui fondèrent de nouveaux partis communistes et socialistes. Son influence s’étendait également sur la pensée des congressistes de gauche comme Nehru et ses collègues.
Le marxisme comme théorie et idéologie est arrivé en Inde et a existé pendant 50 ans ( avec l’exception solitaire de D.D. Kosambi) sous une forme mécanisée et vulgarisée; sa contribution à tous les mouvements de libération fut son affirmation que les systèmes et rapports sociaux sont historiques ( ils sont nés, ont changé et auront une fin), matériels ( ils ont une base solide dans la production et dans les forces sociales collectives et non idéelles) et qu’ils se caractérisent par le conflit, la contradiction et l’exploitation. Son principal défaut c’est qu’il a mis en avant la réalité primordiale de la « classe » et de la « lutte des classes » au point de décréter la non-pertinence fondamentale de toute autre catégorie sociologique. De fait le pouvoir de la métaphore de la classe semblait si puissant comme analyse et guide pour l’action qu’il était aisé aux tenants du marxisme et du socialisme de traiter la famille, la parenté, l’État, le genre et, en Inde bien entendu, la caste comme non seulement des facteurs secondaires mais pratiquement non-existants. Son influence réside dans sa puissance de séduction et cette influence ne s’est pas exercée que sur les militants indiens mais aussi les universitaires, au point qu’un grand nombre d’études théoriques et empiriques influencées par le marxisme, même durant les années 70 et 80, considéraient que leur radicalité découlait du fait qu’ils avançaient que derrière l’apparente réalité de la caste se trouvait la classe et sa dialectique, « un contenu de classe à une forme de caste ».
Ce matérialisme mécaniste marxiste n’est pas seulement parvenu à devenir l’idéologie guidant ou au moins unifiant les mouvements de la classe ouvrière et de la paysannerie à l’échelle nationale ; il a aussi exercé une forte influence sur le mouvement anti-caste. Car même quand ce mouvement remettait en cause la pensée marxiste pour affirmer la centralité de la caste, il tendait à le faire dans un cadre qui restait celui du marxisme. Pour Phule, la domination et l’exploitation sociale et économique constituaient des facteurs enchevêtrés ( c’est une des raisons pour laquelle il est inadéquat de dire qu’il s’agit d’une théorie raciale) mais le marxisme a imposé pour les décennies à venir les polarisations paradigmatiques de « classe et caste », « base et superstructure », « économie et idéologie socio-culturelle ». Pour les activistes communistes et socialistes ( et pour les nehruviens progressistes) cela signifiait prendre à titre principal la classe/ la base économique; et pour les radicaux anti-caste il s’agissait simplement d’inverser cette polarité. En procédant ainsi, en posant que les facteurs superstructurels/culturels/idéologiques prévalaient sur les autres, ils assignaient la caste à la sphère culturelle/idéologique en opposition à la sphère économique et défendaient que l’économie et la classe n’avaient qu’une importance secondaire voire pas d’importance du tout. C’est arrivé en partie à Ambedkar lui-même et aussi aux socialistes Lohiaites; bien que les socialistes tout autant que les communistes semblaient considérer que la caste ne comptait pas avant l’indépendance, quand ils se mirent à la théoriser comme un facteur important de la société indienne, ils l’analysaient eux aussi comme une catégorie culturelle non-économique.
Paradoxalement, l’influence du marxisme sur les courants anti-caste fut telle qu’elle accentua leurs divisions. Plutôt que de déboucher sur une théorie combinant les facteurs économiques/politiques/culturels, ceux-ci furent séparés ; les activistes ne théorisaient que la caste et prenaient la classe pour acquise. L’analyse globale de Phule elle-même ne contenait pas de théorie du développement économique ou du passage d’un mode de production à un autre ; mais Ambedkar et ses contemporains eux-mêmes ne développèrent que très peu d’analyses économiques autonomes ; ils empruntaient au marxisme un radicalisme économique général et Ambedkar lui-même écrivait considérablement sur les questions financières mais très peu de ces éléments étaient intégrés à leur interprétation socio-historique d’un système des castes qui était traité comme un champ d’analyse entièrement indépendant.
L’équation classe/caste-base/superstructure se maintint quand une nouvelle approche marxiste de la caste émergea dans les années 70 face au défi que représentait le renouveau du mouvement dalit et anti caste. Cela prit une fois de plus la forme d’une réaffirmation de l’importance de la caste en tant que facteur culturel/idéologique. Si le courant naxaliste semblait le plus disposé ( du moins à partir des années 1980) a s’intéresser à la réalité sociale de la caste, c’est parce que le schéma maoïste des contradictions permettait de considérer les facteurs culturels et politiques comme à même de jouer par moment le rôle central dans une contradiction. De même, l’influence althussérienne sur les universitaires marxistes pouvait favoriser une analyse posant la superstructure ( ce qui incluait la caste en Inde) comme dominante si ce n’est déterminante dans la société pré-capitaliste. Cela a mené à une analyse ( par exemple dans mes premiers travaux) qui affirmait que la société indienne précoloniale présentait des caractéristiques uniques de structuration des relations économiques en raison de la caste, les relations jajmani [système d’obligations réciproques articulé aux castes] étant un élément central ; dans la « société féodale de caste », caste et classe étaient entremêlées alors qu’au contraire dans le mode de production capitaliste on pouvait considérer que caste et classe se séparaient.
En général ces tentatives révisionnistes prenaient pour acquises les théories basiques de la classe et de l’économie, y compris les 5 étapes de la théorie stalinienne de l’histoire ( communisme primitif, esclavage, féodalisme, capitalisme et socialisme), identifiant simplement la caste comme une superstructure de la société féodale. Elles acceptaient l’identification du prolétariat à l’avant-garde et considéraient la paysannerie comme une classe arriérée, féodale, destinée à être désintégrée sous le capitalisme entre d’un côté une classe de paysans pauvres, travailleurs prolétarisés et de l’autre les paysans riches, une classe de fermiers capitalistes. Elles acceptaient le principe selon lequel non seulement le socialisme mais aussi le capitalisme posaient les bases dans les forces et rapports de production pour éradiquer les rapports de caste. Elles avaient donc tendance à affirmer que tandis que la caste est un aspect superstructurel important de la société capitaliste ( important dans le sens qu’elle supposait une lutte spécifique pour l’abolir -position qui les distinguait des marxistes plus traditionnels-) sa principale fonction est de retarder le développement de la lutte des classes ( par exemple lorsque les riches fermiers des castes dominantes utilisent leurs liens de caste pour diviser les pauvres des campagnes).
Au sein du mouvement dalit et anti-caste des tentatives d’échafauder une approche combinant classe et caste ont pris de l’ampleur après 1970. Une version récente et importante de cette tendance est celle de Sharad Patil, qui a mis en avant une approche combinée basée sur ce qu’il appelle la nouvelle méthodologie du « marxisme-Phule-ambedkarisme », qui se concentre non pas sur la caste comme système idéologique mais sur les jatis comme entités, avançant que dans les sociétés pré-capitalistes les jati eux-mêmes constituaient les unités de base de production et d’exploitation. Dans cette approche, « le conflit de caste » ou jati sangarsh est considéré comme équivalent au conflit de classe, non pas seulement une distraction ou un obstacle à la lutte réelle, et il a un caractère progressiste dans le sens où il est une lutte contre l’exploitation fondamentale du système. Patil identifie aussi la caste au féodalisme et avance que suite à la conquête britannique les rapports de classe associés au capitalisme ont émergé, et que donc une articulation des luttes de caste et de caste est nécessaire aujourd’hui.
Un problème majeur avec cette approche c’est que même dans la société d’avant la conquête britannique, les castes (jati) étaient seulement superficiellement plus concrètes que les classes. Il est vrai que les classes ne peuvent pas être aisément identifiées dans l’Inde d’avant la conquête, mais les jati n’ont jamais non plus existé comme des unités sociales solides et délimitables. Les sous-groupes de caste, comme beaucoup d’anthropologues l’ont souligné, étaient les vrais unités interagissantes et endogames, tandis que les plus vastes jati représentaient souvent une catégorie ou une identité plutôt qu’un groupe en tant que tel. Il y avait donc différents types de kunbi-marathas, jats, okkaligas, etc [noms de castes] et ils se comportaient de façon différentes selon les zones. De plus la notion de jati sangarsh ne répond pas à la question : quels étaient les jati en lutte, qui étaient les exploiteurs et qui les exploités ? Ce n’est pas simple. Les brahmanes peuvent aisément être identifiés comme exploiteurs, les dalits et balutedars ( un caste shudra) comme exploités. Mais quant-est-il des kunbis, kapus, vokkaligas, etc ? Étaient-ils exploités ou exploiteurs ? Étaient-ils, en tant que caste dominante dans le village, les exploiteurs des dalits et artisans, ou représentaient-ils une paysannerie exploitée ? La méthodologie de Sharad Patil, bien qu’elle soit assez élaborée pour donner une description impressionnante de l’histoire de l’Inde ancienne, n’a même pas approché cette question et a fortiori n’y a répondu ni n’a fourni une logique valable pour justifier sa périodisation historique.
Les principes d’une théorie matérialiste historique de la caste
Le problème avec les tentatives du type de celle de Sharad Patil de développer une analyse « classe-caste »n de même que les récentes théories écologiques de la caste comme celle de Madhav Gadgil et Ramachandra Guha c’est qu’ils prennent trop de choses pour acquis, ajoutant simplement la notion de « caste » aux catégories de classes courantes (ouvriers, paysans, capitalistes et propriétaires terriens), sans remettre en question les conceptualisations traditionnelles des étapes de l’histoire ou des modes de production. Les analyses « classe-caste » se sont avérées plutôt stériles comme d’ailleurs toutes les théories « additionnantes » ( classe et race, classe et patriarcat, etc..) mis en avant en réaction aux nouveaux mouvements sociaux.
En dépit des nombreux problèmes que posent les théories actuelles de la classe et de l’exploitation économique, l’approche de base de la méthodologie marxiste est utile pour parvenir à une compréhension adéquate de la structure et du rôle de la caste dans la société sud-asiatique. La ligne directrice de base pour toute analyse dans l’intérêt des opprimés est de se demander : qui sont les exploiteurs et qui sont les exploités ? Comment les exploités peuvent-ils organiser leur lutte pour s’avancer vers la libération ? Et quel est le rapport des structures de l’exploitation aux possibilités historiques d’avancer vers la fin de l’exploitation ? Selon la formule de Marx « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde ; il faut désormais le transformer » Et pour répondre à cette question, il ne commence pas avec la classe, qui est véritablement un concept dérivé et secondaire dans la théorie générale, mais se penche sur comme les humains organisent leur production, quoi et comment ils produisent, comment le surplus représentant leur surtravail est extrait et approprié par les sections non productrices de la société. Comme il l’écrit : » La forme économique spécifique par laquelle le surtravail est pompé des producteurs directs, détermine le rapport entre gouvernants et gouvernés… C’est toujours le rapport direct du possesseur des moyens de production aux producteurs directs – un rapport qui correspond toujours naturellement à un stade définie du développement des méthodes de travail et de la de sa productivité sociale- qui révèle le secret le plus intime, la base cachée de toute la structure sociale et avec elle.. la forme correspondante d’État. »
Cette méthodologie nous amène à chercher les formes concrètes de production dans chaque société, les formes concrètes de production, expropriation et accumulation du surtravail. Dans la société indienne d’avant la conquête britannique par exemple, nous pouvons répondre à la question de savoir si les « castes dominantes » paysannes sont exploiteuses ou pas en utilisant ce critère. Les dalits et les balutedars ou artisans travaillaient apparemment pour « la communauté villageoise » ou pour les « paysans dominants ». Ils produisaient des outils, des charrues, des cordes, etc pour la production agricole; ils travaillaient souvent comme ouvriers agricoles. Mais si on analyse ce qui arrivait à leur surtravail, on peut voir qu’il était représenté par la récolte des paysans et que la plus grande partie de cette récolte étaient prise par les représentants de l’État (jagirdars, rajas, deshmukhs, sardars, zamindars) et de la religion ( brahmanes). Ces exploiteurs s’appropriaient donc le surtravail non seulement des paysans mais aussi des artisans, des travailleurs des champs, etc. Nous pouvons donc identifier les castes paysannes ( kunbis, kanus, etc), les dalits, les balutedars et d’autres comme les jati exploités. Et en identifiant les exploiteurs, on doit noter qu’il n’est pas si facile de les identifier en terme de jati, à part pour les brahmanes qui ne travaillaient presque jamais et prétendaient toujours à une part importante du surplus. A côté des brahmanes, les principaux exploiteurs étaient les détenteurs du pouvoir politique et d’État et cela incluait des ménages non seulement des jati paysannes mais de jati plus basse encore. Mais ils n’étaient pas exploiteurs du fait de leur appartenance à telle ou telle jati mais comme détenteur du pouvoir d’État.
Dans l’approche méthodologique adoptée ici, nous ne commençons pas avec la classe, le concept de base c’est l’exploitation et « la forme économique spécifique par laquelle le surtravail non payé est pompé des producteurs directs ». Au sens strict, les classes n’apparaissent qu’avec le capitalisme et seulement dans le coeur capitaliste, c’est à dire la production industrielle; la paysannerie, les communautés tribales, etc ressemblent à des classes mais leurs rapports d’exploitation sont imbriquées aux caractéristiques de la communauté, de la tribu et de la parenté des systèmes précapitalistes et ce même lorsqu’elles sont liées à l’accumulation de capital dans un système mondial capitaliste ; leur lutte contre l’exploitation a donc lieu à travers des communautés, des tribus, des castes et de groupes de parenté. Sharad Patil refuse qu’on utilise la notion de classe pour l’Inde pré-conquète; mais on pourrait faire la même objection pour toutes les sociétés pré-capitalistes.
La classe définie uniquement en termes de propriété privée et de propriété des moyens de production n’explique pas les aspects majeurs de l’exploitation et de l’accumulation du capital. Une théorie matérialiste historique applicable dans les circonstances actuelles devra incorporer les éléments de violence, force, domination, savoir, suggérés ( parmi d’autres) par Jotiba Phule. En effet, les enjeux qui découlent de « la chute du bloc de l’est », la crise générale des sociétés étatistes, supposent cet élargissement de même que les enjeux écologiques poussent à envisager différemment la question des conditions de production; il en est de même pour l’analyse des castes en Inde. Repenser le fonctionnement du système capitaliste, en rapport non seulement avec la caste mais aussi le patriarcat, les questions écologiques, la paysannerie et les autres classes voilà l’enjeu d’aujourd’hui.
En analysant comment le système des castes fonctionne, nous avançons qu’il ne doit pas être réduit à l’idéologique ou au superstructurel ; ni non plus simplement identifié à un ensemble de jati concrètes et interagissantes. C’est un système. Mais de quoi ? D’un ensemble de pratiques sociales fondamentalement apparentées à la parenté et aux règles qui les entourent. Les premières sont matérielles ; les dernières idéologiques mais dans le sens d’un ensemble souvent inconscient de règles de comportement à rebours d’un système idéologique conscient. Par exemple, l’idéologie consciente de la varna-shrama dharma constitue un système avalisé par la religion utilisé pour interpréter et défendre le système des castes et l’exploitation économique qu’elle suppose ; mais c’est différent des règles de comportement définissant les rapports entre les membres des différentes jati.
Donc les principes et pratiques endogames qui constituent les jati et les règles concernant la pureté et la pollution et les taches professionnelles qui gouvernent les rapports hiérarchiques et d’exploitation qui existent entre les gens sont les pratiques et règles qui constituent le système des castes. Cet ensemble de pratiques et de règles a sa propre dynamique et a profondément influé sur la société indienne et le système économique indien; mais il a été également affecté par les changements économiques et politiques, par l’apparition du marché et du travail salarié – pour citer quelques uns des aspects étrangers à la caste qui interagissent avec celle-ci.
On peut faire quelques remarques à propos de cette approche méthodologique et de notre conceptualisation du mouvement dalit.
Tout d’abord cette définition de la caste inclut à la fois les jati et le système de rapports hiérarchiques ( de l’exploitation aux règles entourant la pollution) en leur sein. Une définition de la caste qui se concentrerait seulement sur les jati sous-entendrait que les luttes de caste ou les mouvements de caste sont les émanation d’une jati ou d’un ensemble de jati voulant s’élever dans les système. Dans ce sens il est naturel de considérer que les mouvements de castes ne sont pas progressistes. Le système n’est pas du tout conceptualisé. D’un autre côté, si on envisage ce système uniquement du point de vue de l’idéologie ( même quand l’idéologie est celle de l’inégalité) cela suppose que les classes exploités ont intérêt à renverser le système des castes – mais cela suppose également que tous les secteurs exploités ( travailleurs, ouvriers agricoles, paysans, basses et moyennes castes) aient un intérêt équivalent à ce renversement ce qui suspendrait les divisions de castes entre eux. Ainsi on ne parvient pas à identifier les groupes qui ont le plus intérêt à être anti-caste. Et la caste n’apparaît qu’en termes d’idéologie rétrograde ayant un effet retardateur sur la lutte des classes.
Néanmoins si nous réalisons que le système des castes est constitué d’unités de luttes ( castes ou jati) et que les règles hiérarchiques et de domination sont essentielles à leur constitution, alors les castes les plus basses ont un intérêt inhérent non seulement à s’élever dans le système mais à le renverser. Chaque mouvement du secteur le plus opprimé, les dalits, va devoir s’affronter au système tout entier. Cela ne veut pas dire qu’il en sera ainsi pour toute action collective des dalits ; leur développement dépend des possibilités offertes par la situation, la question des alliances, le soutien des moyennes castes, etc. Mais en tout cas les mouvements dalits vont avoir un intérêt inhérent à aller dans une direction radicale.
De plus, dans la mesure où les jati et la hiérarchie des castes définissent/constituent les rapports de production et d’extraction, la lutte anti-caste est de façon inhérente aussi une lutte de classe; une lutte contre l’exploitation économique.
La spécificité de la caste : pourquoi l’Asie du sud ?
Le système des castes existe sur le sous-continent indien et uniquement là. L’hindouisme l’a renforcé, l’a même complétement réalisé mais la caste existe aussi dans les pays musulmans que sont le Pakistan et le Bangladesh et parmi les bouddhistes cinghalais et alors que d’un autre côté la longue influence de l’hindouisme sur les sociétés du sud-est asiatique n’a pas abouti à la création là bas d’un système des castes. Donc la caste est un système social spécifique au sous-continent.
Ce simple fait réfute par lui-même toutes sortes d’interprétations simplistes. L’identification de la caste à l’idéologie religieuse hindou ne peut pas expliquer le fait que le système semble remonter à avant la consolidation de la domination de cette religion en Inde. De même, les théories raciales de la conquête aryenne ou les théories décrivant la caste comme une simple cristallisation de ce qui était au départ une division économique du travail, ne parviennent pas à expliquer pourquoi cela a eu lieu en Asie du sud et pas dans d’autres parties du monde : la conquête, le développement d’un surplus économique et une division du travail croissante, etc voilà des phénomènes que l’on retrouve partout dans le monde. De plus les aryens védiques et les indo européens n’étaient pas les seuls à insister sur les divisions par la naissance ou la race. Pourquoi alors le système des castes n’a-t-il émergé qu’ici ?
La situation suggère que ce sont certaines caractéristiques socioculturelles du sous-continent lui-même, existant préalablement au développement d’un surplus et avant la conquête, qui ont poussé l’évolution sociale dans cette direction en particulier. C’est le point de vue d’une contribution sur les origines des castes parmi les plus stimulantes, celle de Morton Klass qui avance qu’un système particulier d’interaction entre les groupes tribaux ( des groupes tribaux fermés et égalitaires) existait à travers le sous-continent et que quand l’inégalité économique se développa via le développement d’un surplus agricole, un processus s’enclencha dans lequel plutôt que chaque tribu se stratifient intérieurement, différentes tribus entrèrent dans le processus d’échange du surplus, se transformant en jati, certains devenant paysans et d’autres offrant divers types de service ou de travail mais en restant membre de groupes corporatif. Selon Klass : « L’Asie du sud dans son ensemble a été caractérisée par la diffusion de la culture du riz dans certaines zones écologiques, tandis que d’autres zones étaient caractérisées par la chasse et la cueillette, l’agriculture itinérante, l’élevage, etc. C’est dans cet ensemble que s’opère le changement socioculturel …. Je pense que le système des castes est apparu non au Bengale ou sur la cote du Malabar ou dans la vallée de l’Indus mais dans tout le sous-continent. Différentes régions et peuples ont participé de façon différente et inégale, faisant parfois une contribution et d’autres fois restant à la marge de ces développements. »
L’élément causal le plus important (ou, plus précisément, la condition nécessaire à l’émergence de la caste) se trouve ainsi dans les caractéristiques spécifiques de la société sud-asiatique pré-étatique, avant la civilisation de l’Indus et avant la conquête aryenne. Il y a quelques preuves archéologiques de cette singularité. Les archéologues soulignent que depuis les origines, le sous-continent a connu des groupes occupant différentes niches écologiques et menant diverses activités de production de nourriture avec des formes de rapport inter-communautaires impliquant l’échange de produits. Des outils sont souvent retrouvés dans de vastes sites de production, indiquant qu’il était produit par un groupe pour un usage plus large, avec des formes d’échange. Selon Bridget and Raymond Allchin : « Un des traits caractéristique de la culture sud-asiatique depuis l’origine est la façon dont elle réunissait des communautés se situant à des niveaux culturels et idéologiques très différents, leur permettant, dans une large mesure, de garder leur identité et d’établir des rapports intercommunautaires. »
Gegory Possehl, analysant Lothal, une ville portuaire de la période Harappan, écrit sur une alliance des colons avec les peuples de chasseurs-cueilleurs voisins. Ce rapport « suggère… qu’entre le troisième et le début du deuxième siècle avant JC une mosaïque complexe se développait en Asie du Sud.. ce qui suggère le développement d’une interdépendance entre les groupes socio-culturels avec des systèmes fondamentalement différents d’installation et de subsistance, de culture matérielle et de traditions culturelles diverses. C’est la forme d’intégration culturelle qu’on trouve toujours en Inde… Cette relation d’interdépendance est également généralement applicable à un des aspects essentiels de l’organisation de caste envisagé comme système global. »
Ces différents groupes peuvent être considérés comme des proto-castes, et il se pourrait bien qu’ils présentaient les caractéristiques égalitaires-corporatistes dont Klasse pose l’hypothèse : une fois un surplus développé, des processus de conquête eurent lieu, des États et des cités furent étables, ces groupes, des tribus devenant jati, furent intégrés graduellement dans un ordre hiérarchique qui incluait des rapports d’exploitation, de domination et des concepts idéologiques et des pratiques de pureté et de pollution. Certains traits « tribaux » cruciaux se maintiennent dans les jati, allant des frontières fermées entre les tribus au maintien de sections « claniques » au sein de nombreuses jati.
Mais si l’Inde, selon les anthropologues, est « une société tribale restructurée pour se transformer en civilisation », cela a été possible à cause de traits uniques à sa société tribale ( pré-classe). Dans une importante critique du concept de tribu, Morton Fried a avancé qu’en fait les tribus en tant que tel ( des unités économico-politiques fermées) n’existaient pas avant la formation des États; les sociétés pré-étatiques étaient beaucoup plus fluides et informes que ne le permet le concept de tribus et les tribus comme unités sociales sont apparues comme une réaction défensive face aux empiétements de l’État. La fermeture tribale est peut-être une caractéristique spécifique à l’Asie du sud, mais ce n’est pas une caractéristique nécessaire des sociétés tribales.
Pouvons nous faire remonter cette tendance à un courant ethnique en particulier ? La société sud-asiatique est constituée ethniquement de diverses facettes – aryen, mundari, sino-tibétain, dravidien. De tous ces groupes, les mundari semblent ceux dont la culture matrilinéaire est plus égalitaire : les khasis [société matrilinéaire indigène] sont aujourd’hui les vestiges de cela en Inde ; les hos, santhals [groupes indigènes] sont patrilinéaires mais c’est très probablement un emprunt à la société hindou qui les entoure. Les aryens ou indo-européens, qui étaient des guerriers nomades lors de leur première apparition sur la scène historique, ne connaissaient pas les distinctions de caste avant leur entrée en Inde. Les groupes sino-tibétains connaissent jusqu’à ce jour moins de distinctions de caste.
Ce qui laisse les dravidiens. Peut-on dire que la tendance à former des groupes clos et des hiérarchies fondées sur les notions de pureté et de pollution trouvent leur origine dans ce qui est un des groupes de peuplement les plus anciens du sous-continent ? La littérature de la période Tamil Sangam, décrite par George Hart, quoique relativement récente en termes historique, donne quelques indications intéressantes du faible impact aryen à cette période.
Tout d’abord, on trouve profondément inscrite dans la conceptualisation sociale tamoule la théorie des cinq tinais , différents types d’environnement habités par des personnes ayant des rapports productifs différents avec la terre. Ils étaient décrits ainsi au IIIe siècle :
- Les tribus de laboureurs (uluvar) habitant des zones fertiles et bien irriguées et vivant dans des villages appelés ur.
- les gens des montagnes qui sont bucherons, font de la magie, disent la bonne aventure et peuvent parfois sortir de la forêt pour travailler dans le panai.
- les éleveurs aussi appelés ayar ( vacher), kovalar (éleveur de mouton)
- les pécheurs
- les habitants des plaines sèches apellés eyniar, maravar et vedar qui sont des chasseurs évoluant tant dans les plaines sèches que dans les forêts.
Ainsi le rapport entre les communautés suggéré dans les recherches archéologiques a été conceptualisé dans la culture dravidienne.
Ensuite, non seulement ces groupes distincts pratiquaient des occupations différentes ( proto-castes) mais le frontières entre eux semblent avoir été la plus stricte parmi les groupes les plus bas dans l’échelle sociale. Beaucoup de ces groupes étaient considérés comme « polluants » et Hart défend qu’en fait les brahmanes ( d’origine aryenne) ont emprunté les concepts de pureté et pollution aux indigènes dravidiens et les ont exagéré pour maintenir leur propre supériorité. L’origine de la hiérarchie fondée sur la pureté et la pollution se trouve dans la notion de pouvoir sacré, qui est potentiellement dangereux si il ne peut être contrôlé : « Tout ceux qui sont situés au plus bas de l’échelle partagent tous une caractéristique : ils sont tous considérés comme dangereux du fait de leur contact avec le pouvoir sacré dans leur occupation. Le travailleur du cuir est infecté par l’âme de la vache dont il travaille la peau; la lavandière par la saleté ( et particulièrement les menstrues) des vêtements qu’elle lave (…) les tambours et les bardes étaient rendus dangereux par les dieux qui, pensait-on, résidaient dans leurs tambours et leurs luths, et par leurs occupations, qui consistaient à contrôler les forces dangereuses en jouant pendant les batailles. » (Hart, Poems of Ancient Tamil)
Les femmes étaient particulièrement sujettes au contact polluant, et Hart considère toutes les formes les plus extrêmes d’oppression des femmes dans l’hindouisme, y compris la réclusion des veuves et le sati, comme découlant de traditions dravidiennes qui attribuaient un caractère sacré aux femmes qui pouvait devenir dangereux si elles n’étaient pas placées sous la domination patriarcale.
Un dernier élément de la société Tamil Sangam est important pour l’analyse de la caste. La division sociale était triple. L’anthropologue Tyler l’a qualifié de division entre « le dominant, le dépendant et le dégradé » – les canror ou élite guérrrière, les ilicinar ou le peuple laborieux et les pulaiyar les impures. Une étude récente de la caste à l’autre bout du sous-continent, au Népal, a noté la même division tripartite entre les castes « porteuses de fil », « buveuses d’alcool » et celles « dont il ne faut pas prendre l’eau », liant cela à la théorie des trois gunas [les trois qualités fondamentales définies dans l’ayurvéda, médecine traditionnelle puisant ses sources dans la veda, livre sacré de l’hindouisme]. Quelle que soit sa justification scripturale ou mythique, cette division décrit la réalité sociale du système des castes que les « quatres castes » de l’idéologisation chaturvarnya. La division entre les les quatre varna (brahmanes – prêtres, kshatriyas – guerriers, vaishyas – commerçants et shudra – serviteurs) a été développée pour légitimer la façon dont les divisions parmi les aryens se solidifiaient et dont les groupes indigènes étaient absorbés dans le nouveau système, mais il serait faux de suggérer une simple division du travail sans immédiate référence à la pureté/pollution et qui n’inclut pas les intouchables.
Au contraire la division tripartite, qui était également utilisée par les dalits et les mouvements non-brahmanes, pose clairement que l’impureté et donc l’intouchabilité sont inhérents au système. La division entre dépendants et impures suggère que tout autant ceux qui accomplissaient des travaux manuels dégradants et ceux dont les activités se rapportaient à des occupations dangereuses ou polluantes étaient exploités mais régnait entre eux une division et une hiérarchie. C’est de ce dualisme que les mouvements dalits et non brahmanes ont émergé : d’un côté les dalits partagent avec tous les exploités ( et en particulier les shudra) un intérêt à la destruction du système ; de l’autre, étant définis comme impures et relégués en dehors du village, ils subissent une oppression spécifique et ont un intérêt spécial à un mouvement contre l’ensemble de la hiérarchie fondé sur la pureté et la pollution. Quoique l’intouchabilité n’ait été réellement gravé dans le marbre qu’entre le IVe et VIe siècle après JC, ont peut faire remonter ses racines à aussi loin que la caste en général.
Le plus grand groupe indigène du sous-continent, les anciens dravidiens, ont commencé à conceptualiser culturellement les rapports entre les groupes égalitaires et spécifiés environnementalement formant ainsi un proto-système de caste. Ils avaient comme beaucoup d’autres sociétés tribales, une notion des pouvoirs sacrés dans la nature comme potentiellement dangereux et liaient conceptuellement ces dangers avec certaines activités et occupations et aux femmes. De tels facteurs ont peut-être donné une supériorité sociale initiale aux femmes et aux groupes de chasseurs-cueilleurs. Mais alors que se développait l’accumulation de surplus, les hommes et les guerriers prirent le dessus, le lien avec les pouvoirs sacrés fut renversé; le dangereux devint polluant et enfin impure et bas. Ce processus a clairement commencé dans la civilisation dravidienne mais il ne s’est développé qu’avec l’impact des invasions indo-européennes et l’émergence graduelle des brahmanes comme groupe systématisant les notions de pureté et de pollution et développant les hiérarchies de caste avec eux-mêmes à la tête. Cela culmina avec la constitution du système des castes comme structure sociale dominante de la société féodale du VIe au IXe siècle après un combat difficile avec des traditions religieuses et idéologiques concurrentes. En d’autres termes, tandis que les conditions nécessaires se trouvaient dans les caractéristiques des habitants indigènes du sous-continent, il faut aussi se pencher sur le rôle de la conquête, de la force et de la violence dans le processus de développement du surplus économique pour expliquer de façon adéquate l’émergence de la caste.
Le développement de la société de caste : « révolution et contre-révolution »
Tandis que nous pouvons identifier des traits « proto-casteique » dans la culture dravidienne précoce, le système des castes lui-même a émergé lors d’un processus associé à la consolidation des divisions de classe (économique), le patriarcat et l’essor de l’État. Ce développement de la société de caste indienne est envisagé différemment selon les théories de la caste. Généralement, les théories les plus conservatrices, telles les idéologies légitimant les système, ont peu de choses à dire sur un quelconque processus ou des étapes de développement mais au contraire considèrent que le système existe ou évolue dans un processus sans heurts, harmonieux. Les théories raciales ont aussi tendu à prendre le système comme donné; une fois que la conquête aryenne l’a institué, les formes d’oppression sont fixées et restent plus ou moins inchangées. Même les récentes théories économiques et écologiques le considère comme relativement immuable.
Au contraire les principales théories radicales, y compris celles influencées par le marxisme, soulignent l’existence d’étapes de développement de la caste Pour les marxistes traditionnels cela veut simplement dire envisager la caste en termes de superstructure des 5 étapes du schéma orthodoxe ( communisme primitif, esclavage, féodalisme, capitalisme et socialisme). Parmi les versions modernes de ce modèle on peut citer Dipankar Gupta qui considère la varna comme la superstructure de la société asiatique et la jati comme la superstructure de la société féodale. Sharad Patil utilise lui aussi une version adaptée des cinq étapes, qu’il identifie comme la société matriarcale, la société esclavagiste et la société jai-féodale qui commence avec l’essor des États. Surprenamment une des adaptations les plus intéressantes , apparemment indépendante du marxisme, est celle d’Ambedkar qui s’appuie sur les notions de « révolution » et « contre-révolution » et divise la période pré-musulmane en plusieurs étapes : a) le brahmanisme (la période védique) b) le bouddhisme connecté à l’essor des premiers états magada et maurya et représente un rejet révolutionnaire des inégalités de caste et c) l’hindouisme ou la contre-révolution qui consolide la domination brahmane et la hiérarchie de caste. Toutes ces approches partagent l’ambition d’analyser la caste en terme de développement inégal, de contradiction et de changements radicaux et violents.
Généralement, nous pouvons identifier 4 grandes périodes suivant la société pré-classe ( ou proto-caste), marquées par des traits spécifiques de développement de la structure sociale indienne ( ceci incluant des structures économiques spécifiques ou formes de classe, caste, patriarcat et État) : a) les près de 500 ans de la civilisation de l’Indus b) la période longue d’un millénaire suivant sa chute et l’ascendance des indo-européens dans les États des vallées gangétiques c) un second millénaire s’étendant jusqu’à la consolidation du féodalisme de caste et caractérisé par le conflit entre les religions majeures que sont l’hindouisme, le bouddhisme et le jaïnisme; d) la période du féodalisme de caste médiéval caractérisé par la domination de l’hindouisme et l’arrivée ultérieure de l’islam, s’étendant du VIe-Xe siècle jusqu’à la domination coloniale. Chacune de ces étapes vit des développements et des changements importants dans le système de caste.
La civilisation de l’Indus – l’une des plus anciennes au monde, aux réalisations impressionnantes dans deux grandes villes et une myriade de villages disséminés sur une vaste aire géographique- a été le point de départ de ce que nous connaissons désormais sous le nom de civilisation indienne. Malheureusement puisque son écriture n’a pas encore été déchiffrée, nous ne disposons que de très peu d’indications directes sur sa structure sociale et ses pratiques culturelles. Le principal langage était très certainement le dravidien. C’était clairement une société stratifiée, avec des maisons de différentes tailles indiquant une division importante entre riches et pauvres. Toutefois le développement relativement faible des armes et l’absence d’autres preuves de l’existence d’une machinerie d’État suggèrent que c’est l’unité culturo-religieuse plutôt que le pouvoir d’État qui jouait le principal rôle intégrateur. Un dieu et une déesse se rapprochant de Shiva apparaisssent sur de nombreux sceaux et la prédominance de figurines de femmes suggèrent un héritage matrilinéaire et matricentrique. L’argent n’existait pas et quelques archéologues croient que le commerce était exercé par des groupes spéciaux de nomades errants, un développement des échanges socialement médiés entre différents types de groupe de production de l’époque précédente. Il a également été avancé que les célèbres greniers de Mohenjodaro et de Harappa étaient, par analogie avec le tas de grains du village, des dépôts de produits agricoles distribués sous contrôle administratif à différents groupes qui revendiquaient par tradition sociale une part des produits, une sorte de précurseur du système jajmani.
Enfin, l’uniformité des produits artisanaux sur un vaste aire géographique est » si remarquable qu’il est possible de caractériser chaque métier avec une seule série d’exemples tirés d’un seul site … l’uniformité des formes et des décorations peintes qu’ils présentent ne peut être expliquée par le commerce » (Allchin and Allchin, The Rise of Civilization) Cela suggère l’existence de groupes de spécialistes professionnels, semblables à des castes, maintenant endogamie et traditions culturelles sur un vaste territoire tout en produisant localement.
Donc, tandis qu’il n’y a pas jusqu’ici de preuves directes pour ce qui est du système social des harrapans, il y a des preuves indirectes que les traits « proto-castéiques » de la culture sous-continentale dravidienne s’y est diffusée. Toutefois la transformation du sacré et dangereux en impur, quelque chose qui doit être dominé et entravé, semble requérir l’affermissement du pouvoir d’État et du contrôle guerrier. Et ces traits étatiques et militaires étaient notoirement faibles dans la civilisation de l’Indus si on la compare avec d’autres cités-États de l’époque.
Après l’arrivée des aryens nous disposons de meilleures preuves linguistiques et littéraires même si elles doivent être analysés avec prudence. L’arrivée des aryens ne peut pas être simplement comprise comme une conquête se faisant au dépend de peuples indigènes égalitaires et menant au système des castes. Néanmoins la conquête et les aryens ont joué un rôle. Les indo-européens étaient un peuple patrilinéaire, au contraire des peuples locaux matrilinéaires, quoique leur patriarcat, tribal et étatiste, donnait une certaine liberté aux femmes. Mais une fois qu’ils se sont réapproprié les notions de « pouvoir sacré » et de « danger » associeés aux femmes et aux basses castes de la tradition dravidienne, la synthèse patriarcale qui en a résulté était beaucoup plus radicale et brutale dans son contrôle des femmes. De même, les inégalités tribales ou lignagères qui se sont intensifiées parmi les peuples védiques à mesure qu’ils se répandaient dans toute l’Inde n’étaient pas vraiment « semblables à des castes « , mais une fois qu’elles ont intégré les caractéristiques de la « proto-caste » dans la culture indigène et que différents groupes se sont battus pour dominer le système, une hiérarchie de castes s’est développée. La Chaturvarnya ne décrivait pas des groupes sociaux existant mais constituait plutôt une idéologie recouvrant les processus très différents de transformation des groupes tribaux « proto-castéique » en jati. Dans ce cadre, les brahmanes jouèrent un rôle central – les brahmanes qui descendaient à la fois ethniquement et culturellement tant des indigènes que des groupes de prêtres aryens, mais qui s’identifiaient aux aryens puisqu’ils cherchaient à légitimer et à étendre le système de domination et d’exploitation totale associé à la caste dans une période de développement de la production, du surplus et des inégalités.
Il n’y a jamais eu exactement d’invasion ou de conquête aryenne : on aurait tort de considérer les aryens comme un groupe ethnique cohérent tout au long de son histoire ( beaucoup de chercheurs décrivent de fait deux vagues d’entrée, les aryens pré-védiques moins patriarcaux qui donnèrent naissance aux langues indo-européennes régionales comme le Marathi, le Bengali, l’Orya, etc. et les aryens védiques). La civilisation de l’Indus ne s’est pas écroulée du fait des raids aryens, mais plutôt, semble-t-il, du fait de la dégradation environnementale associée à la déforestation et le détournement des cours de rivières, les aryens ne venant qu’apporter la dernière touche.
Ils apparaissent sur la scène indienne comme un groupe flexible prêt à s’adapter aux coutumes locales. Pratiquant l’équitation et l’élevage de bovins, ils adoptèrent non seulement la culture du riz et du blé des indigènes dravidiens et mundari, ils se sont aussi mariés avec ces derniers. Non seulement les shudra descendent principalement des groupes indigènes dominés mais les varnas deux fois nés ont elles aussi des origines mixtes. Un grand nombre de brahmanes proviennent des populations pré-aryennes; le terme courant pour marchand vani dérive apparemment d’un terme pani utilisé pour nommer les plus riches des ennemis pré-aryens; même un certain nombre ksatriyas ont des origines pré-aryennes ou mixtes – et un linguiste suggère que les deux termes « Bharat » [L’inde] et « Satavahana » [dynastie royale indienne] dérivent de symboles utilisés pour décrire les clans dominants harappan.
Au milieu du premier siècle avant JC avec la montée en puissance de l’État dans la vallée gangétique les inégalités de caste semblent plus se cristalliser et commencent à être légitimées par le développement de l’hindouisme brahmanique, finalement symbolisé par les lois de Manu. En ceci, des formes extrêmes de subordination des femmes et des shudra furent instaurées et les brahmanes affirmaient leur supériorité au somment de la hiérarchie de la pureté-pollution et de la spécialisation professionnelle.
Néanmoins l’essor de États Magadha-Mauryas a été qualifié par Ambedkar de « révolution bouddhiste », puisqu’ils auraient transcendé le particularisme tribal védique et nié l’infériorité de caste et de genre; et du moins il est sûr qu’ils inaugurent une longue période de lutte pour la domination. Comme Romila Thapar le souligne la zone Magadha-Maurya était considérée comme un territoire anti-brahmane, tandis que la littérature bouddhiste précoce témoigne d’inégalités non pas en termes de varna ou de jati mais plutôt en termes de classes avec des groupes comme les gahapati et les daskammakara. L’État maurya avait un large spectre d’intervention avec des terres d’État et des fabriques. Il n’y a pas de preuves de l’existence d’un système jajmani sur une longue période, avec plutôt la domination de guildes. De plus, même quand nous voyons des signes de consolidation de la caste en Inde du nord, l’ère Satavahana dans le Deccan nous indique une société bien plus, ouverte, flexible et gouverné par la caste.
C’est seulement durant la période allant des VIe au Xe siècle, que certains chercheurs tels R.S. Sharma et D.D Kosambi identifie au développement du féodalisme, que nous voyons la consolidation de l’hindouisme comme religion dominante utilisant le pouvoir d’État pour se maintenir, l’économie du village organisée autour du jajmani, des octrois de terres aux brahmanes comme élément majeur des tendances féodales et la stigmatisation des intouchables comme un groupe définitivement à part, « en dehors du village ». Un chercheur avance que, dans le cas de l’Inde du sud, ce fut un processus violent : « La littérature Tamoule est douloureusement claire sur le fait que les fondations de la synthèse médiévale fut trempée dans le sang des batailles qui établirent la pratique religieuse cérémonielle, centrée sur le temple, des brahmanes au coeur de l’ordre agraire…Le caractère sanskritique et centré sur les temples des vers tamouls à l’époque médiévale les distingue nettement des époques précédentes et alimente la croyance populaire au Tamil Nadu aujourd’hui selon laquelle l’Inde du Sud médiévale a succombé à une invasion de brahmanes venus du nord. » (David Ludden, Peasant History in South India)
Le long interrègne de 1000 ans entre l’émergence des premiers États de la vallée du Gange et la consolidation de l’ordre social hindou-brahmane suggère que l’identification de la culture indienne avec l’hindouisme est déplacée, que la domination de l’hindouisme ne fut pas réalisée aisément et n’était peut-être pas inévitable, et que les éléments de révolte et d’opposition restèrent forts dés le début. Dans ce sens , bien qu’elle ne prenne pas en compte les changements dans les systèmes de production et l’exploitation dans les États pré-hindous, la métaphore d’Ambedkar « révolution et contre-révolution » indique un point crucial : le système des castes en est parvenue à dominer l’Inde dans un processus de désordre, de guerre, de contradiction et de conflit. En particulier, on peut considérer sa consolidation comme résultant d’une alliance entre le brahmanisme et le pouvoir d’État, de la fusion entre les brahmanes et l’ensemble amorphe des détenteurs de pouvoir, chefs de tribus et rajas d’origine de caste et de tribus variés et qui virent leur pouvoir confirmé par la synthèse médiévale émergente.
La société de caste féodale
Quelle était exactement la nature de cette synthèse médiévale ? Tandis que les théoriciens marxistes n’ont pas de doute qu’elle était féodale, comme le soutenait les premiers historiens marxistes de l’Inde D.D. Kosabi et R.S. Sharma, cette notion a toutefois été attaquée récemment. Parmi les oeuvres qui ont eu une influence importante dans ce registre on peut citer l’analyse de la domination Chola au Tamil Nadu comme « État Paysan » par Burton Stein ou la thèse d’Harbans Murkia selon laquelle une paysannerie principalement libre contrôlait ses propres processus de production et développait la technique agricole tandis que l’État s’appropriait une portion du surplus via des moyens de coercition non économiques, ce qui fait que le conflit entre les paysans et les détenteurs du pouvoir se déroulait en dehors du processus de production et sur le montant du revenu alloué à chacun.
Dans le débat qui s’en est suivi, un certains nombre de points ont été avancés qui indiquent clairement que la structure agricole indienne doit être qualifiée de « caste féodale » pour saisir sa spécificité.
1. Tout le monde, y compris Kosambi et Sharma, semble d’accord sur le fait que l’économie du village définie par la caste se consolidait à la fin du premier millénaire : c’est à dire que ce qui est connu sous le nom de système jajmani en Inde du nord, baluteradi au Maharashtra et ayagar dans les zones dravidiennes. Cela tendait à remplacer non pas une économie esclavagiste ( comme Mukhia tend à l’avancer) ni une économie plus indépendante basé sur la Vaishya et les paysans gahapati ( comme le décrit Sharma) mais une économie mixte et ouverte avec certaines zones de production esclavagistes et dans d’autres des paysans et grands propriétaires terriens employant du travail et lié au commerce et aux guildes d’artisans. Le village défini par les rapports de caste féodaux n’était pas celui de la paysannerie libre, bien qu’on puisse dire que les paysans et artisans contrôlaient leurs moyens de production; disons plutôt qu’il y avait un fort élément de servage de caste. Les producteurs étaient divisés en jati accomplissant des obligations de caste définies et ayant sur cette base un droit de partager les récoltes de même que quelques avantages socio-religieux. Il est important de souligner que le travail dit de corvée en Inde ou ce qui est connu sous le nom de vethbegar ou vethi était normalement très lié à la caste et définit comme des obligations de caste traditionnelles. Le degré de non-liberté variait évidemment, selon les zones et les castes, avec les dalits subissant le pire servage.
2. L’État ne s’appropriait pas seulement les revenus à travers des moyens coercitifs; les formalités légales et idéologiques jouaient le même rôle fonctionnel que les droits de propriété ce qui le différenciait du simple État-bandit. Bien qu’il ne détint pas le droit de propriété de la terre, il disposait d’un droit définitif à une part du produit et du travail ( accompli comme obligation de caste) qui s’y inscrivait et qui était à l’époque offert gratuitement. Mais l’État n’était pas une machine bureaucratique qui s’appropriait simplement sa part du gâteau, ce n’est pas un ensemble amorphe de pillards; au lieu de cela des portions variables de sa part était aliénée à des détenteurs locaux du pouvoir; la capacité d’aliéner ainsi certains droits participait, comme l’a dit un historien, des obligations inévitables du souverain. Ces droits sur le surplus, identifiés sous le nom de droits watan au Maharashtra ou amara au Vijayanagar, représentaient l’élément central qui sous-tendait les revendications « légales » des intermédiaires (plus tard identifiés collectivement sous le nom de « zamindars ») dans la version indienne du féodalisme. La coercition associée à sa justification idéologique comme défenseur de le varnasharama dharma, l’idéolopie brahmane de base, était centrale pour l’État médiéval indien. Et les détenteurs du pouvoir de ce système politique ( équivalents aux « seigneurs féodaux ») constituait, au côté des brahmanes, le secteur principal de la classe exploiteuse.
3. Si nous devons caractériser les « castes dominantes » du système féodal de caste comme « brahmanes » et « ksatrya », il faut alors noter que « brahmane » indique à la fois un statut dans la varna et un jati ( ou un ensemble de jati) tandis que « ksatrya » n’indique qu’un statut. Dans la plus grande partie de l’Inde et pour la plupart des périodes historiques, ces détenteurs du pouvoir n’étaient pas issus des jati « ksatrya reconnues comme les rajputs mais de jati shudra, principalement des jati shudra de paysans cultivateurs et parfois de tribus adivasis; c’est le fait de détenir le pouvoir qui faisait d’eux des « ksatrya ». Contrairement à ce qu’avance Burton Stein, cela ne faisait pas de l’Inde un « État paysan » pas plus que ça n’en faisait un « État shudra ». Ces concepts reposent sur une confusion entre caste et classe. Les membres laborieux des jati dont certains membres détenaient du pouvoir politique pouvait prétendre de ce fait à un plus haut statut (« ksatrya ») et prétendre à une part de la domination mais ( tandis que ce statut faisait relativement la différence dans les relations quotidiennes) cela ne réduisait en rien l’exploitation qu’ils subissaient. L’application aveugle de catégories comme « caste dominante » ou « caste managériale » ne peut se faire qu’en évitant toute analyse des rapports de production et de l’extraction du surplus.
4. Cette société féodale de caste n’était pas une société de « villages auto-suffisants » dans lesquels les principaux exploiteurs était l’élite dominante au niveau du dit village. Un tel point de vue néglige le contexte plus large d’une société féodale complexe, hautement productive et politiquement et socialement sophistiquée. Tout d’abord il faut noter la base matérielle, les diverses niches écologiques et leurs interrelations. L’inde disposait de vaste étendue ou s’exerçait une importante production agricole, centré sur les vallées et delta et produisant un large surplus avec un ordre social hautement stratifié mais aussi de zones agricoles plus sèches caractérisée par une paysannerie plus égalitaire; la zone géographiquement la plus importante était constituée de prairies, d’arbustes ou de forêts. Toutes ces zones avaient non seulement leurs formes spécifiques de production et d’extraction du surplus mais aussi des interactions tant sociales que matérielles. Les rapports de caste dans l’Inde traditionnelle incluaient non seulement les rapports jajmani internes au village mais aussi des rapports d’échange entre villageois, peuples des forêts, éleveurs des prairies et plusieurs autres types de producteurs ou de récolteurs. Ces rapports d’échange et la plupart des rapports jajmani, quoique impliquant des aspects de domination et de hiérarchie, peuvent être distingués des rapports d’exploitation qui supposait l’extraction du surplus de la terre et de la forêt pour qu’il soit approprié par les sections exploiteuses.
La localisation des lignes d’exploitation variait selon les régions. C’est dans les villages des régions relativement sèches que la situation est la plus claire. Là la hiérarchie existait mais les inégalités étaient moins importantes; les paysans travaillaient leur propre terre ; même les travailleurs agricoles dalits avaient droit à un peu de terre ( en général de la terre watan donné en échange de leurs services de caste) et ce ne sont que les représentants de l’État -jagirdars, inamdars, talukdars, deshmukhs, desais- qu’on pouvait qualifier de propriétaires terriens ou seigneurs féodaux. Le chef du village et le percepteur ( patils et kulkarnis au Maharashatra) occupaient une position duale, fonctionnant parfois comme le plus bas échelon du pouvoir d’État et en bénéficiant, ou au contraire agissant comme primus inter pares, représentant de la fraternité paysanne du village. Dans cette structure formelle, comme la production du surplus augmentait, des familles individuelles pouvaient accumuler richesse et pouvoir; Frank Perlin a montré comment au XVIIe siècle des grandes famille du Maharashtra d’extraction brahmane et kunbi-maratha pouvait utiliser l’accumulation de tels droits watandari pour former de grandes propriétés. Mais ils étaient clairement différents de la majorité des communautés paysannes du village. Ils intégrèrent les structures d’exploitation féodales individuellement ou en famille, pas comme membre de castes particulières ( contrairement qui en tant que caste appartenaient aux exploiteurs). C’est l’inégalité de caste qui certainement expliquait le fait que les soit-disant « paysans dominants » – kunbis, jats, kammas, reddis- étaient plus à même de produire des familles qui atteignait un tel pouvoir; mais certains détenteurs du dit pouvoir provenaient aussi des castes plus basses, et même en de rares occasions de ceux classés comme intouchables.
Dans les villages irrigués plus riches, il semble y avoir eu une élite de propriétaires terriens, au moins à la fin de la période médiévale, incluant des brahmanes comme des non-brahmanes. Les cas les plus notables sont ceux des rajputs de la vallée du gange, les nairs du kerala et les vellalas du Tamil Nadu qui étaient principalement des gestionnaires de la terre et des travaux d’irrigation, dominant une société complexe avec une classe presque esclavagisée de travailleurs accomplissant la plus grande partie des travaux dans les champs. Ludden écrit à leur propos : » A la grande différence de la zone sèche, la zone humide n’était pas une terre de rustiques paysans-guerriers, mais comptait deux strates de paysans distinctes : l’une possédait la terre mais ne travaillait pas ; l’autre travaillait sans même avoir le droit de détenir sa force de travail… Mais les fermes étaient petites, on y travaillait avec des techniques prémodernes ; elles étaient exploités sur le mode de la subsistance plutôt que comme un business orienté vers le profit. Les fermiers étaient de plus, sujets à la taxation des élites dominantes. Beaucoup d’attributs paysans s’appliquaient donc aux fermiers dans les communautés de la zone humide, bien qu’on y comptât deux strates, et de fait deux classes, définies objectivement par leur accès relatif aux moyens de production et subjectivement par leur identité de caste. » (Ludden, Peasant History)
Il y avait toujours une différence fondamentale entre villages brahmanes et non-brahmanes, si on regarde comment le surplus était distribué. La récolte était d’abord divisée entre la melavram ( la part du haut) et kilvaram ( la part du bas). La première était contrôlée par l’élite dominante de la localité, les nattar et était fréquemment assignée aux brahmanes ; c’est de ce fait que des villages contrôlés par les brahmanes sont apparus. Les nattar étaient issus de la paysannerie locale Vellala, mais cela ne signifiait pas que cette paysannerie en tant que telle partageait le pouvoir ; en fait, la division suggère que les propriétaires terriens Vellala devaient toujours donner une part de la récolte aux dirigeants, alors que les propriétaires terriens Brahmanes n’avaient pas à le faire. Les paysans qui cultivaient la terre ou ceux qui géraient et supervisaient les cultures recevaient la part la plus faible. Il semble que les Vellalas étaient à l’origine des paysans cultivateurs et que ce n’est qu’avec l’augmentation de la production et des surplus que leur rôle a évolué vers la gestion et la supervision des travailleurs dépendants et des métayers. Le fait qu’il continuaient à donner une large « part du haut » aux détenteurs du pouvoir démontre qu’ils étaient encore subordonnées.
Donc, même dans les villages hautement stratifiés des vallées et plaines irriguées, on peut tracer une distinction fondamentale entre ceux dont le travail contribuait à la production de la richesse et ceux qui -comme fonctionnaire religieux, prédateurs et représentants de l’État- vivaient de cette richesse. La terre et ses produits fournissaient la principale source de richesse mais ceux qui travaillent et géraient la terre ( même ceux impliqués dans la gestion du travail ) devaient aussi remettre une part majeure de cette richesse produite.
C’est le pouvoir d’État qui permettait cette appropriation du surplus. Peu de recherches ont été menées sur son rapport aux systèmes d’irrigation et de gestion des sols; si les États traditionnels prenaient clairement une responsabilité dans l’entretien des systèmes d’acheminement d’eau et des forêts, la plus grande partie de cette gestion de l’eau se faisait à l’échelle du village. Les rapports de violence et de domination incarnés par l’État et secondairement les rapports culturels représentés par les institutions religieuses, jouaient un rôle central dans l’extraction du surplus. Et cela est vrai que l’on évoque les hiérarchies extrêmes des vallées irriguées hautement productives ou des communautés moins différenciées des zones sèches, des prairies, des forêts et des montagnes. En termes de caste, on peut dire que les brahmanes bénéficiaient de et vivaient de ce surplus comme communautés ( jati) tandis que les non-brahmanes qui devenaient seigneurs et dirigeants ou représentants de l’État ne le faisaient qu’a titre de clans familiaux puissants. Dans ce sens restreint on peut dire que la distinction entre brahmanes et non-brahmanes était fondamentale et que les paysans, même ceux appartenant aux « castes dominantes », faisaient partis du secteur exploité de la société.
Néanmoins, partout où l’on regarde dans le système traditionnel indien, la hiérarchie et l’inégalité parmi les exploités ressortent clairement. Une telle inégalité existait dans toutes sociétés féodales (on a ainsi estimé que dans l’Europe médiévale près d’un tiers des familles paysannes étaient sans terre); mais en Inde elle était institutionnalisée dans le système des castes. Les paysans cultivateurs avec un droit ferme à la « part du bas » se tenaient en haut de la hiérarchie villageoise ; les artisans et les métayers subordonnés avaient des droits également institutionnalisés mais secondaires; les éleveurs et les chasseurs-cueilleurs des forêts échangeaient parfois sur une base d’infériorité, parfois plus indépendamment; mais partout c’est la caste des dalits/intouchables qui accomplissait les basses besognes et était fondamentalement différenciée des autres car classée comme impure.
Conclusion : les dalits et la lutte anti-caste
Les lignes d’exploitation dans l’Inde pré-britannique, définies en termes de production, extraction et accumulation du surplus, étaient structurées via le système des castes ou jati vyavastha. Cela indiquait une division de caste du travail particulière impliquant des formes de hiérarchie spécifiques parmi les exploités, avec au moins trois groupes majeurs identifiés dans la plupart des villages : les castes paysannes laborieuses, dont la plupart étaient composées de simples cultivateurs mais avec certains lignages dominants détenant des pouvoirs à l’échelle du village ; les castes d’artisans et de services, accomplissant certaines obligations de caste spécifiques dans le cadre d’un système jajmani–balutedari; et une large caste de travailleurs agricoles travaillant pour le village et classée intouchables. Les tribaux et les éleveurs en dehors des villages comptaient aussi parmi les sections exploités.
La position unique des intouchables ne tenait pas qu’au fait de vivre en dehors du village et d’accomplir les tâches les plus polluantes ; c’est aussi que leur position au sein de la division de caste du travail faisait d’eux les plus exploités. Ce n’est pas simplement le fait d’une « occupation de caste » traditionnelle ». Si on ne se penche que sur l’activité, les chamars du nord de l’Inde auraient comme homologues les chambahrs du Maharashtra et les madigas de l’Andra Pradesh puisqu’ils étaient tous traditionnellement des travailleurs du cuivre. Mais ce qui était plus important c’était la position fonctionnelle des chamars dans cette division de caste du travail, c’est à dire les serviteurs généraux du village, comme les mahars du Maharashtra. Presque partout en Inde il y avait une large caste intouchable qui remplissait ce rôle, travaillant dans les champs ( et dans des conditions proche de l’esclavage dans les villages bénéficiant de l’irrigation) et comme serviteurs généraux du village travaillant pour le chef de localité de même que pour les officiels d’État de passage. Cela leur donnait un rôle central tant la production agricole que comme serviteur de la machinerie d’État. Ils représentaient la fraction la plus clairement prolétarisée des exploités au sein d’un système plus large d’exploitation.
L’ensemble des exploités incluait un vaste spectre de castes, la grande majorité laborieuse. C’était un clairement un système qui avait structuré des contradictions au sein des exploités. Les travailleurs agricoles dalits souffraient de la domination des paysans villageois; ils devaient également faire face à l’exclusion et l’oppression de tous les hindous de caste, même de la part de caste située très bas dans la hiérarchie. De plus dans chaque région existait deux grandes castes d’intouchables ( mahars et mangs au Maharashtra, chamars et chuhras en Inde du nord, malas et madigas en Andhra Pradesh) qui étaient traditionnellement en concurrence, s’opposaient l’une à l’autre et prétendaient chacune à un plus haut statut dans la hiérarchie. Ces divisions et contradictions justifient dans une certaine mesure l’analyse de la caste comme ayant un effet retardateur sur la lutte de classe en ce qu’elle institutionnalise les divisions parmi les exploités.
Néanmoins il ne faut pas oublier l’autre facette de la médaille. L’existence de jati relativement larges à différents niveaux parmi les exploités signifiait des groupes unis par des liens sociaux qui pouvaient jouer un rôle central dans un révolte, à laquelle d’autres groupes, petits ou grands, pouvaient se rallier. Tout autant les jati paysannes ( jats, kunbis) et les grandes jati dalits pouvait jouer ce rôle d’avant-garde, avec la différence que la plus grande prolétarisation des dalits tendait à rendre leurs luttes plus révolutionnaires. Les jati « paysannes » étaient aussi exploitées, avaient donc aussi un intérêt à se révolter; mais leur relatif privilège même en temps qu’exploités et la facilité pour leurs leaders de gagner une part de pouvoir influait sur leur attitude. « La révolte de jati paysannes », la forme cruciale de lutte dans la période d’avant la conquête britannique, pouvait constituer une force puissante quand elle était dirigée contre le pouvoir central ( comme lors de la révolte de 1857 ou l’insurrection des paysans kunbi sous Shivaji) mais elle pouvait aussi mener simplement et directement à l’établissement d’un nouveau niveau d’intermédiaires féodaux ( c’est bien sûr ce qu’on peut aussi dire des révoltes paysannes dans des sociétés comme la Chine). La révolte dalit au contraire avait beaucoup plus de chance d’être anti-systémique et peut-être pour cette raison difficile à distinguer comme facteur collectif dans la période d’avant la conquête britannique.
La lutte de caste comme la lutte de classe ne pouvait devenir révolutionnaire que lorsqu’elle pouvait poser une alternative, proposer un système plus avancé plutôt que de n’être qu’une simple protestation négative ou une compétition pour plus de droits économiques et socio-culturels dans le cadre de l’exploitation. Mais pour qu’elle puisse le faire, cela dépendait évidemment des possibilité offertes par la conjoncture historique. Dans la première période de transition quand le système d’exploitation de caste étaient en train de se constituer, les limites du rôle anti-systémique de religions comme le bouddhisme et le jaïnisme découlaient du fait qu’elles ne pouvaient pas être liées à un système historiquement plus productif ( La sangha bouddhiste, comme beaucoup de commentateurs l’ont noté, présentait des traits égalitaires et collectifs venant de la période tribale, mais uniquement comme un refuge hors du monde ; le bouddhisme tendait également à être lié avec les royaumes les plus ouverts et mercantiles de la période). Durant la période de la synthèse médiévale après la défaite de ces religions hétérodoxes seule une rébellion négative semble avoir été possible, ainsi les cultes bhaktis qui incarnaient les aspirations à l’égalité mais acceptaient le cadre hindou pour les interactions sociales en ce bas monde.
Ce n’est qu’à partir de la domination britannique et l’essor de la société industrielle capitaliste qu’une société plus égalitaire et plus productive devint une possibilité historique et fut reconnue comme telle dans les idéologies de la démocratie radicale et du socialisme. Cette période fut cette des luttes de la nouvelle classe ouvrière, de nouvelle de luttes paysannes mais aussi celle d’un nouvelle lutte anti-caste menée par le mouvement de libération dalit.