Caste et classe dans la littérature académique (I): deux recueils

Par commodité nous ne traiterons que des livres et articles comprenant le tandem caste et classe dans leur titre.

Il existe un très riche, quoique ancien, recueil d’articles d’universitaires français, anglo-saxons et indiens, désormais consultable en ligne, qui aborde la question : Caste et classe en Asie du sud, nous en proposons ici une rapide lecture. Il était dirigé par le regretté Jacques Pouchepadass dont nous nous permettons d’ores et déjà de reproduire un long extrait de la présentation :

« « Caste et classe en Asie du Sud » : cet intitulé semble peut-être annoncer quelque exercice d’école aux termes classiquement balancés. Il s’agit en fait de tout autre chose : ce titre est l’énoncé d’un problème bien vivant, qui agite et féconde en profondeur actuellement les études de sciences sociales dans le domaine indien. L’objet du débat est très vaste : c’est toute l’interprétation de l’évolution sociale du monde indien à l’époque moderne qui est en cause. Dans sa version la plus polémique, et à coup sûr la plus stérile, il tend parfois à se réduire à une très schématique alternative : « Caste ou classe en Asie du Sud ? ». Les auteurs du présent recueil, qui ne cherchent pas d’abord à condamner mais à comprendre, l’abordent au contraire dans sa complexité véritable, tel qu’ils l’ont rencontré au fil de leurs travaux. Deux mots d’histoire éclaireront leur cheminement.

L’une des orientations les plus fécondes de la recherche en sciences sociales sur les pays du sous-continent indien est incontestablement depuis trente ans l’étude du système des castes. À l’ethnographie descriptive de l’époque coloniale a succédé, à partir des années 1950, la vogue des monographies de village, conduites avec le souci proprement anthropologique d’atteindre, à travers l’étude locale intensive, la logique interne de l’ensemble social. L’abondance des enquêtes, la rigueur méthodologique et la précision conceptuelle croissantes, ont mené à l’édification d’un corpus de données d’une ampleur exceptionnelle. L’approche structurale et comparative de Louis Dumont, largement divulguée à partir de 1966 par la publication de son Homo hierarchicus, a grandement stimulé les débats théoriques engendrés par ces recherches. En posant pour prémisse la spécificité de la société hindoue des castes, dont le principe est une idéologie hiérarchique fondée sur une opposition structurale entre le pur et l’impur, c’est-à-dire sur un certain mode social d’accès au sacré, la théorie de Louis Dumont a pour ainsi dire catalysé des divergences assurément latentes, mais jusqu’alors moins explicites, dans un domaine où l’approche empirique l’emportait largement. Par son ampleur et sa cohérence, elle contraignait les chercheurs de tous horizons à un réexamen fructueux de leurs postulats et de leurs modes d’investigation. Corrélativement, elle était abondamment attaquée, et provoquait notamment des désaccords sans ambages de la part de ceux de ses critiques pour qui la caste ne représente qu’un cas particulier dans la théorie générale de la stratification sociale, et qui voient dans l’idéologie hiérarchique la rationalisation de rapports de domination ou d’exploitation de fait.

C’est par un trajet inverse de celui de ces critiques que les chercheurs issus des autres sciences de la société, et particulièrement de l’économie politique, de la politologie et de l’histoire sociale, sont amenés à la considération de la caste. Intéressés en priorité par les relations économiques et les rapports de pouvoir, tant dans leur structure que dans leur évolution, ils abordent ces questions dans le domaine indien à partir des postulats matérialistes propres à leurs disciplines. Les sources disponibles, d’origine gouvernementale pour l’essentiel, permettent d’isoler et d’étudier principalement trois types de groupes sociaux : catégories socioprofessionnelles (notamment d’après les recensements décennaux de la population active), catégories statistiques (ainsi les classes d’exploitants agricoles définies par l’étendue de surface cultivée), catégories juridiques (classes définies par le régime légal de propriété ou d’occupation de la terre, ou par les modalités d’emploi contractuel ou coutumier). En combinant ces données globales et en étudiant leurs variations dans le temps, il est possible de formuler certaines hypothèses sur la structure et l’évolution des classes sociales et de la population active. Mais les chercheurs se heurtent à de grandes difficultés lorsqu’ils s’efforcent de discerner par ces moyens non plus des catégories formelles, mais des groupes signifiants, qui correspondent à une réalité vivante aux yeux de l’ensemble de la population considérée, et dont l’unité réelle soit enracinée dans une conscience de groupe. L’historien, le politologue doivent pourtant parvenir à isoler des ensembles de cette nature pour expliquer, par exemple, les phénomènes de mobilisation politique. Les obstacles sont nombreux, particulièrement dans l’étude du milieu rural, où l’extrême imbrication des statuts juridiques et des relations de production fait qu’un même individu relève généralement de la définition de plusieurs « classes » à la fois, et que les limites entre ces classes sont souvent presque impossibles à tracer. Il faut donc faire intervenir d’autres éléments d’analyse : typologies internes aux « classes » abstraites (types de propriétaires, de tenanciers, d’ouvriers propres à chaque région particulière), rapports traditionnels de domination et de dépendance, rôle respectif de la coutume et du marché dans les relations entre employeurs et main-d’œuvre, etc., tous éléments qui, à des degrés divers, mettent en jeu les représentations, les valeurs, et donc, bien évidemment, la caste, sans référence à laquelle aucun événement humain, dans le contexte indien, n’est pleinement intelligible. Le concept de classe, dans ces conditions, n’est plus opératoire que dans une acception très lâche.

Pourtant, même quand ils reconnaissent la considération de la caste comme essentielle pour la compréhension du monde traditionnel, les spécialistes de l’économie politique, de l’histoire ou de la politologie traitent le plus souvent les réalités économiques et politiques indiennes comme un domaine autonome, dans lequel l’idéologie joue le rôle d’un facteur capital, mais qui n’est pas pour autant fondamentalement conditionné ou englobé par elle. De la grande masse de la littérature scientifique publiée dans ce domaine à ce jour se dégage une sorte de consensus implicite en faveur de la dichotomie entre infrastructure et superstructure dans son acception classique. Cette tendance ne saurait surprendre dans des disciplines dont la vocation essentielle, en dernière analyse, est la description et l’explication du changement. Elle représente assurément, pour qui cherche à rendre compte de l’évolution contemporaine de la société indienne, l’approche la plus souple. La question est de savoir si elle représente aussi, par voie de conséquence, l’approche la plus superficielle.

C’est précisément autour de l’interprétation des changements modernes que le débat se noue véritablement. En dehors de la littérature à proprement parler anthropologique, les considérations courantes sur les transformations sociales dont l’Asie du Sud est le théâtre depuis l’époque coloniale appliquent au sous-continent la grille d’analyse conventionnelle des sociétés traditionnelles englobées par le capitalisme mondial et placées sous l’influence de l’Occident. On rencontre alors un débat classique de la sociologie, qui consiste à se demander s’il est possible de trouver des classes sociales dans tout type de société. En termes marxisants, on parle couramment, à propos des sociétés anciennement colonisées, de « proto-classes » ou de classes « tendancielles », formations hétérogènes dont l’accession à l’indépendance, qui met un terme à l’unanimité anti-impérialiste, favorise l’éclosion, mais où subsistent des traits hérités des stratifications antérieures. Ce type d’analyse peut s’appliquer à l’Inde, et l’a été. Une copieuse littérature de sociologie historique, d’origine essentiellement anglo-américaine, a cherché à tirer au jour depuis une quinzaine d’années les bases sociales du mouvement nationaliste indien, et à donner consistance, sous diverses appellations (élites régionales, intelligentsia, classe moyenne), à une catégorie sociale caractérisée, dans chaque grande région, non seulement par l’appartenance de caste de ses membres, mais par l’éducation, la profession, la nature spécifique des relations avec le pouvoir colonial, et parfois désignée dans les langues indiennes par des vocables particuliers dont les connotations débordent le simple domaine de la caste (ainsi les bhadralok au Bengale). Dans le même esprit, d’autres recherches convergentes d’historiens, de politologues et d’économistes ont mis en évidence plus récemment l’ascension progressive depuis un siècle, dans les différentes régions indiennes, d’une couche prospère et influente de la paysannerie, baptisée elle aussi de dénominations variées (classe moyenne rurale, élite rurale, paysans riches, paysannerie dominante), dont l’homogénéité et le poids politiques sont particulièrement sensibles dans l’Inde indépendante et dont l’identité n’est que partiellement fondée sur le statut de caste.

À côté de ces formations modernes aux contours encore incertains, qui présentent certains des caractères propres aux classes sociales, les politologues distinguent d’autres formes de regroupement d’essence conflictuelle, dont l’originalité se fonde sur des distinctions liées à l’idéologie, mais qui représentent une dénaturation de celle-ci. Ainsi les castes défavorisées que les gouvernants de l’Inde indépendante ont réunies en catégories homogènes destinées à bénéficier d’avantages sociaux particuliers (Scheduled Castes, Backward Castes), et qui se transforment en groupes de pression militants. Ainsi encore le mouvement « non-brahmane », ou plus simplement les castes individuelles qui s’alignent sur le jeu des partis dans l’arène électorale, et se transforment en groupements d’intérêts. Ce modèle d’organisation sociale en unités qui combinent traits traditionnels et traits modernes, mais qui sont fondamentalement de nature concurrentielle, voire conflictuelle, comme le sont les classes sociales dans l’univers occidental, est-il en passe de s’imposer comme le modèle dominant dans les sociétés du sous-continent ? En interprétant le devenir indien dans ces termes, on s’expose au reproche de sociocentrisme, attitude qui consiste ici à déchiffrer l’évolution récente de la société indienne dans l’optique de l’idéologie individualiste et économiciste qui prévaut en Occident, et l’on fait bon marché de la permanence jusqu’ici manifeste, notamment dans les campagnes, de la vision hiérarchique traditionnelle. Si on revient alors à une perspective anthropologique, cette permanence de la caste au cœur des phénomènes les plus contemporains, et cette multiplicité de conflits et de changements dans le monde de la caste, conduisent à reconnaître un fait probablement trop négligé jusqu’ici, c’est que la sociologie de la caste comme système hiérarchique ne sous-entend nullement qu’un tel système fonctionne nécessairement sous le régime de l’harmonie préétablie, autant dire totalitaire. Ce que Louis Dumont a voulu décrire et comprendre, c’est une hiérarchie de statuts, non une harmonie d’intérêts. Cet ensemble de valeurs, d’institutions et de pratiques définit un champ dans lequel les conflits d’intérêts se développent librement et prennent sens. Un champ dans lequel les protagonistes des conflits se définissent concrètement sur le mode segmentaire plutôt que sur le mode global et abstrait familier à l’Occident européen. Un champ dont on ne saurait dire a priori qu’il exclut les changements, même considérables. En tout état de cause, les transformations modernes de l’économie, qui engendrent inévitablement, en Inde comme ailleurs, de nouveaux types de conflits, fournissent l’occasion de vérifier dans les faits les caractères et les limites de la plasticité inhérente au système des castes.

C’est ce problème d’interprétation fondamental qui, en janvier 1978, a incité une dizaine de chercheurs du Centre d’Études de l’Inde et de l’Asie du Sud, venus d’horizons divers (anthropologie sociale, économie, géographie, histoire, politologie), à constituer une équipe de recherche sur le thème « Les classes sociales en Asie du Sud », sous la responsabilité d’Alice Thorner et de Jacques Pouchepadass, afin de confronter leurs questions et leurs observations. Le présent volume représente l’aboutissement du travail de cette équipe, bien que toutes les communications qu’elle a entendues et discutées n’aient pas abouti à des articles, et que quelques uns des textes rassemblés ci-après soient venus trop tard pour être soumis au débat. L’objectif de l’équipe n’était pas de reprendre dans l’abstrait un débat théorique dont les termes étaient connus (on trouvera la liste des principaux ouvrages qui s’y rapportent dans l’« orientation bibliographique » qui clôt ce volume). Il s’agissait davantage de reposer le problème de fond à la lumière de données nouvelles, issues d’enquêtes de terrain ou de recherches d’archives. En dehors des contributions d’Alice Thorner et de Marc Gaborieau, dont il sera question plus loin, les articles qui composent ce recueil s’articulent tous autour de l’une ou l’autre de deux grandes questions : la dynamique des groupes sociaux dans le contexte de l’évolution économique moderne ;
les facteurs de mobilisation dans es conflits sociaux et dans la pratique de la démocratie. Les interrogations sous-jacentes à ces deux rubriques concernent le destin de la caste en Asie du Sud à l’époque récente, et le sens qu’il faut attribuer aux faits de classe qui s’y manifestent. »

On notera que surprenamment, il n’est jamais question des Dalits en tant que tels dans cette présentation, les castes n’étant pas donc pas abordées du point de vue de leur abolition possible et nécessaire…

Le recueil s’ouvre sur le très important article d’Alice Thorner, étrangement non traduit, « Semi-feodalism or capitalism: The contemporary debate on classes and modes of production in India », qui se penche de façon détaillée sur les débats marxistes indiens et que nous évoquerons dans les posts sur « Le mode de production introuvable ». Lui succède l’article de Jacques Pouchepadass « Les classes paysannes dans les mouvements agraires en Inde au XXe siècle » qui retrace l’évolution des luttes paysannes sur le sous-continent. Jusqu’au début des années 50 constate Pouchepadass :  » Dans la majorité des cas, les mouvements se développent sur une base de collaboration de classes. Le rôle moteur appartenant alors presque toujours à la couche supérieure de la paysannerie. » Et ce jusqu’à l’insurrection du Telengana qui marque l’ouverture d’un nouveau cycle de luttes post-coloniales. Celle-ci opposeront désormais le plus souvent le prolétariat rural aux paysans riches que Pouchepadass définit ainsi :  » Il faut entendre par paysannerie dominante, l’oligarchie des paysans aisés et riches de caste respectable, propriétaires ou tenanciers, qui détient dans chaque village la plus grande partie des droits fonciers, et qui fournit au reste de la population villageoise l’essentiel de ses opportunités d’emploi et une bonne partie de ses sources de crédit. Cette paysannerie dominante joue le rôle d’intermédiaire entre la masse des villageois et l’administration comme plus généralement avec le monde extérieur. » Comme nous avons pu le voir dans les posts précédents, la migration vers d’autres régions ou la ville a modifié ce paysage et contribué à un durcissement du conflit notamment via la persistance des atrocités de caste.

La relative montée en puissance des intouchables, du moins leur combativité nouvelle, est abordée par Subrata K. Mitra dans « Caste, class and conflict: organization and ideological change in an Orissa village », un étude de cas de la trajectoire de la caste intouchable des Pāna sous l’angle de la mobilisation spécifiquement politique. Mitra décrit tout d’abord comment le système politique à l’ère du Congrès permettait de canaliser les conflits :  » Le modèle du système de parti dominant qui constituait la forme la plus acceptée de la politique indienne était basé avant tout sur la capacité du système politique à internaliser les défis lancés à la stabilité du statu-quo à travers un processus compliqué de négociation fractionnelle [« factional bargaining »]. » Avant que 75 et ses suites ouvrent une période nouvelle : « L’instabilité politique des années soixante, la décadence du « système du Congrès » et, finalement, le rejet brutal de la démocratie représentative pendant l’état d’urgence de 1975-1977, certains des macro-indicateurs de la polarisation des conflits aux niveaux inférieurs du système, ont sérieusement remis en question ce que l’on peut appeler la thèse de la « continuité ». En même temps, l’identification mécanique des conflits entre castes et classes ne fait pas beaucoup avancer l’argument non plus. Comme le débat stimulant mais non concluant sur les modes de production l’a montré très clairement, l’existence de modes de production multiples donne une image plutôt compliquée et contradictoire, qui ne peut pas être facilement présentée de manière schématique comme une lutte de classe révolutionnaire entre les travailleurs et les propriétaires des moyens de production. L’identification du conflit politique comme point central de l’analyse conduit donc nécessairement la discussion au niveau plus général des paradigmes concurrents du processus social et de la société indienne en particulier. En rédigeant cet article, j’ai l’intention de fournir une base empirique à une discussion théorique de cette nature. Dans le contexte de l’évolution des normes politiques, des modalités d’action collective et de la transformation de l’environnement dans lequel elles s’inscrivent, cet article présente un compte rendu de l’accession au pouvoir et de l’importance politique des couches sociales inférieures dans un village du sud-est de l’Inde. Le point important de cette expérience est que ce changement s’est produit grâce à la combinaison d’efforts d’organisation générés en grande partie par les dirigeants des couches sociales inférieures et à la structure des opportunités créées par le processus électoral. »

Henri Stern dans « L’édification d’un secteur économique moderne : l’exemple d’une caste marchande du Rajasthan » analyse quant à lui la trajectoire des castes marchandes et en particulier celle des Marwari du Rajasthan . Il évoque ainsi les raisons de leur succès : « (..) les anciennes institutions marchandes de ces castes (marchés, guildes), ainsi que leurs longues pratiques commerciales et bancaires, ont pu les préparer au rôle prépondérant qu’elles jouent dans l’organisation et le fonctionnement des marchés concurrentiels de type moderne, tandis que l’institution de la famille indivise, plus accentuée chez elles encore que chez toutes les autres castes, les a mises en mesure d’exercer les effets de monopole qui semblent nécessaires à l’introduction et à la maîtrise de l’innovation sur les marchés concurrentiels. » Elles semblent en bien des points remplir un rôle équivalent à la bourgeoisie européenne à ses débuts ( développement des villes, financement des guerres et du culte, etc) et connaissent une réussite que reflète leur unité mais cette fois-ci sur un mode plus propre aux castes : « le réseau des liens de consanguinité et de mariage qui constitue concrètement chacune de ces castes joue, aujourd’hui, un rôle considérable dans l’organisation financière, industrielle et commerciale du Rajasthan et de l’ensemble de l’Inde.

En suivant le réseau de ces liens, maintenus très vivants, entre les familles installées dans les grands centres économiques du pays et celles qui sont restées dans les villes, bourgs et villages du Rajasthan, on voit s’articuler les différents niveaux du système industriel indien, de l’échelon national à l’échelon régional et local : les familles les plus puissantes, qui contrôlent les grands groupes, véritables multinationales, en holdings financières, font gérer la production par les parents et alliés qu’ils placent systématiquement aux postes de responsabilité (non sans qu’ils aient reçu une formation générale et spécialisée appropriée) ; elles organisent la distribution des produits par des relations contractuelles d’exclusivité établies avec des familles qui, souvent, leur ont donné des filles en mariage et qui opèrent dans les bourses de commerce et les grands marchés nationaux, les agences régionales (gros) et le commerce local (demi-gros et détail) ; et dans ce réseau de distribution commerciale, c’est souvent la branche aînée d’une lignée qui confie la responsabilité – et les bénéfices – de l’échelon inférieur à une lignée cadette, sur le modèle du seigneur rajput (ṭhākur) qui confiait la gestion de ses terres à un kāmdār (« celui qui fait le travail »), souvent de caste marchande, d’ailleurs.

Le long de cette chaîne, et de haut en bas, circule et se diffuse la puissance économique tandis que, de bas en haut, à travers les liens de consanguinité et de mariage, circulent des valeurs traditionnelles qui assurent la cohésion de ces groupes, réseaux et castes, ainsi que, par la même occasion, celle du secteur industriel privé de l’Inde. Inversement, et du point de vue des valeurs modernes, les familles restées au Rajasthan retirent un surcroît de prestige et d’influence de leur association aux puissantes familles installées dans les grands centres économiques, tandis que celles-ci trouvent en elles une assise solide et en profondeur, indispensable à leur puissance et à leur pérennité. »

On retrouve donc la fameuse plasticité de la caste qui amène Stern à conclure : « La société de castes peut s’adapter à la modernisation économique sans changer radicalement de nature. » On remarquera toutefois que l’hyper-endogamie ( « la consaguinité ») évoquée plus haut peut aussi finalement se retourner contre ses adeptes comme le montre le déclin démographique accéléré actuel d’une autre caste marchande, celle des Parsis.

Dans la foulée de cette analyse Claude Markovits s’interroge « Peut-on parler d’une classe capitaliste indienne ? ». Dans cet important article, il retrace le parcours des grands capitalistes indiens depuis l’ère pré-coloniale où les grands banquiers qui finançaient le commerce intérieur et le commerce lointain, deviennent ensuite les intermédiaires des grandes compagnies occidentales tout en restant divisés et rivaux. Lorsque la colonisation devient directe l’effet est pour le moins dévastateur : » les grands marchands banquiers ont perdu successivement toutes leurs fonctions de banquiers de l’État, de changeur d’argent et de collecteurs de revenus et se sont trouvés confrontés à la concurrence des nouvelles banques de type européen. » Une seconde phase de la colonisation après 1860 leur permet de commencer à investir dans l’industrie mais à l’indépendance « les capitalistes indiens étaient encore loin de constituer une classe unifiée ou en voie d’unification. » Or le développement massif du service public en provoquant « un resserrement de l’éventail des activités ouvertes au grand capital » va aboutir à « une homogénéisation des intérêts ».

Émergent alors deux grands secteurs, l’un plus industriel et plus planificateur incarné par Tata et l’autre plus spécifiquement marchand qui privilégie  » la recherche de profits rapides, souvent de nature spéculative, avec une réticence pour les investissements de long terme, une faible attention dévolue aux aspects technologiques et à la qualité ». Ces grands capitalistes construisent leurs groupes autour de la famille et dans ce cadre les rapports de caste évoluent :  » Tout se passe comme si la caste devenait de plus en plus une association d’entraide économique ; on aurait donc une certaine substantialisation de la caste, un affaiblissement de son aspect structurel. » Alors que dans le même temps aucun parti politique ne vient incarner ses intérêts, les grands capitalistes préférant composer avec le Congrès : « Une fraction dominante du grand capital indien était consciente de la complémentarité entre secteur privé et public ( le dernier lui fournissant au premier les produits à bas coûts et lui épargnant d’avoir à investir dans l’industrie lourde dont la rentabilité à court terme est faible). » Mais dés qu’il s’agit de peser sur la bureaucratie du régime congressiste « le grand capital représente le groupe d’intérêts le plus structuré du pays. »

Le principal problème de ce passionnant recueil c’est qu’il date de 1982, ce que manifeste la suite des développements de Markovits qui prédit une fusion des élites militaires, bureaucratiques et des affaires et conclut « La plupart des grands capitalistes trouvent leur compte au maintien de l’Inde dans une certaine stagnation qui leur permet, grâce à la persistance dans les campagnes des rapports sociaux de type traditionnel, de bénéficier d’une main d’oeuvre bon marché et relativement docile et de dégager des taux de profit particulièrement élevés, qu’une modernisation radicale du pays réduirait nécessairement. » Analyse classique et un peu courte, la classe capitaliste indienne, certes tend comme partout à l’oligarchie, est en pleine collusion avec le pouvoir et s’appuie sur une certaine stagnation des rapports sociaux dans les campagnes qui alimente les migrations mais s’avère également capable d’initier un véritable développement endogène et d’accélérer l’intégration de l’Inde à l’économie globale…

De l’autre côté du spectre social et dans un article que nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer, Gerard Heuzé s’intéresse à « L’unité et la pluralité du monde ouvrier ». Si nous ne reviendrons pas sur son panorama de l’évolution des rapports d’exploitation ( voir notre post sur le mouvement ouvrier), il est intéressant de reproduire les développements qu’il donne sur la conscience ouvrière. D’un côté « L’appartenance à une communauté religieuse (les principales religions sont l’hindouisme, l’islam, le sikhisme et le christianisme) est vécue par chaque ouvrier avec une telle intensité qu’une théorie indienne a présenté la conscience « communale » comme l’équivalent indien de la conscience de classe (la conscience de caste remplaçant la conscience prolétarienne, et la conscience catégorielle tenant lieu de conscience salariale). Il est de fait que l’habitat ouvrier, surtout dans le Nord (comme à Jamshedpur), est de plus en plus structuré en fonction des communautés religieuses. Et le martyrologe ouvrier est beaucoup plus lié aux conflits religieux qu’à la lutte des classes. » Et de l’autre : « Les directions syndicales, dans la plupart des cas, ne sont pas issues du monde ouvrier, mais de la classe intellectuelle politisée. Seuls les gens instruits, en effet, y occupent des positions importantes. Ces dirigeants, tout comme les membres de la classe politique indienne, sont en règle générale de caste élevée. » Et de là découle une séparation nette entre culture et monde ouvrier : « Ce sont actuellement les leaders qui constituent les relais de la conscience ouvrière. Il n’est pas dans leur nature de diffuser la « mémoire de classe », mais plutôt de la capitaliser, puisque c’est là une des bases de leur pouvoir. Certains, outre leurs connaissances étendues en droit du travail, sont de véritables érudits en matière d’histoire ouvrière. S’il existe une conscience de classe ouvrière, elle est donc en grande partie extérieure à la classe ouvrière elle-même. » Il est peu probable que les choses aient beaucoup progressé depuis : on sait combien tout est fait par le pouvoir actuel et ses relais pour alimenter la « conscience communale » des pauvres du sous-continent avec des conséquences presque chaque jour plus catastrophiques, le déclin des vieilles organisations et syndicats communistes ayant par ailleurs été accéléré par l’essor des syndicats de caste…

Sur la question des classes, l’article « Les rapports de classe dans l’idéologie officielle du Népal » de Marc Gaborieu donne un éclairage cocasse de l’idéologie du temps de la monarchie ( abolie en 2008 suite à une longue insurrection maoïste). Celle ci niait  » que les classes soient nécessairement en conflit, et à plus forte raison que la lutte des classes soit le moteur du progrès. Tout cela se résume dans les slogans officiels du type : « le développement sans lutte des classes » ou même « la révolution sociale sans lutte des classes. » Bref « l’idéologie officielle accepte les prémisses de la théorie marxiste comme le parti du Congrès népalais l’avait fait avant lui : mais c’est pour mieux en conjurer les conséquences sociales et politiques. » Ce qui n’aura pas suffit comme le montre le folklore « communiste » actuel au Népal (sociaux démocrates maquillés en marxistes léninistes, maoïstes variante prachanda, maoïstes invariants, etc !)

Quoique un peu daté, ce recueil constitue une référence incontournable sur la question caste-classe et témoigne de la vitalité passée et présente de la recherche sur l’Inde en france.

Second recueil cette fois-ci en anglais Class, Caste, Gender, édité par Manoranjan Mohanty, présente plusieurs textes de figures historiques ( Ambedkar) ou célèbres ( Amartya Sen, Jean Drèze, M.N Srinivas) et des contributions intéressantes sur des thèmes voisins au recueil français dont il s’avère finalement assez complémentaire. Ainsi « The Political Economy of the Economic Reform
Strategy: The Role of the Indian Capitalist Class » de Prabhat Patnaik et alii constitue un bonne suite à l’article de Markovits dans Caste et classe en Asie du Sud puisqu’il s’intéresse au rôle de la classe capitaliste dans la fameuse libéralisation qui s’amorce à partir des années 80 et se déploie surtout au début des années 90. Patnaik et ses coauteurs croient déceler un  » schisme dans les rangs du capital indien » lors de l’adaptation de ces trains de mesure, avec d’un côté les partisans de l’ouverture économique et de la restructuration et ceux qui restent plus circonspects. Dans ce cadre, les auteurs soulignent très justement le rôle décisif pour faire pencher la balance des non-résidents principalement américains, une diaspora riche et droitière ( et tout aussi gangrénée par les castes). Dans le même temps, cette libéralisation s’accompagne d’une plus grande informalisation encore du travail et d’une montée des inégalités, que les auteurs articulent à la progression de l’autoritarisme et des conflits inter-régionaux/ethniques et de caste.

Sur cette question du travail l’article « The Working Class Movement in India : Trade Unions and the State » de Sharit K. Bhowmik représente un complément intéressant au texte de Heuzé dans le recueil français. Bhowmik donne une synthèse historique utile sur l’histoire du syndicalisme indien et son implosion progressive en une myriade d’organisations, le plus souvent des appendices de partis politiques, ce qui rappelle-t-il est aussi une conséquence paradoxale du Trade Union Act de 1926 toujours en vigueur qui en garantissant la reconnaissance des syndicats dans l’entreprise en incite en fait plus d’un à créer des coquilles vides pour s’assurer sinécures ou prébendes. Bhowmik, si il n’aborde pas la question des syndicats de caste, signale par contre la création de plusieurs « syndicats indépendants » : « Dans la plupart des cas, ils sont apparus comme des alternatives aux fédérations syndicales existantes. Les travailleurs concernés ont essayé de trouver des alternatives pour améliorer conditions de négociation avec leurs employeurs. Ces syndicats mettent donc en évidence la faiblesse des fédérations syndicales traditionnelles. La principale caractéristique de ces syndicats est qu’ils sont généralement centrés autour d’un leader. Cela peut créer des problèmes par la suite, car les politiques du syndicat sont déterminées par le leader. »

Sur la situation dans les campagnes, l’article « Caste and Agrarian Class: A View from Bihar »de Anand Chakravarti est une suite utile à ceux de Thorner et Pouchepadass. D’ailleurs Chakravarti se réclame d’un autre auteur français, Maurice Godelier : « En adoptant une large perspective comparative, il est possible de montrer, comme l’a fait Godelier, que dans les sociétés où il n’y a pas de différenciation bien
établie entre diverses institutions, la même institution, comme la parenté ou la religion, pouvait fonctionner à la fois comme infrastructure et comme superstructure : comme infrastructure parce que l’institution en question a une fonction matérielle en ordonnant les rapports de production ; et en tant que superstructure parce qu’elle remplit une fonction ostensiblement non matérielle. Godelier attire également l’attention sur le fait fondamental que ce n’est que dans les sociétés modernes, et en particulier dans la société capitaliste, que la « distinction des fonctions se trouve coïncider avec une distinction des institutions. : [ainsi] l’économie, la politique, la religion, la parenté, l’art, etc. [sont séparées] en autant d’institutions distinctes » (ibid.). On pourrait donc dire qque dans un milieu social relativement indifférencié, la caste est susceptible de fonctionner à la fois comme une superstructure et comme une infrastructure. Ainsi, la fonction de la caste ne se limiterait pas à structurer seulement les relations entre le pur et l’impur sur le plan religieux. La caste remplirait également certaines fonctions économiques cruciales en déterminant l’accès à la terre (le principal moyen de production), le contrôle sur le processus de travail et la forme d’exploitation (ou la manière dont le surplus est extorqué aux producteurs directs). » [nous reviendrons sur les thèses de Godelier dans le volet  » Classe et caste » de ce site]

Ce qui donne, appliqué dans une étude de cas, cette description d’une caste dominante du Bihar, les buhmihar : » Les maliks buhmihar disposent de 3 formes de pouvoirs dans la communauté interdépendants voire se superposant,une conséquence du mélange de la domination de classe et de caste : un pouvoir social, économique et coercitif. Ces éléments de pouvoir forment tous ensemble ce qu’on peut appeler une « culture d’exploitation » : le complexe de normes défendus par les maliks buhmihar et qui gouvernent le rapport entre eux et la population subordonnée. Le terme de pouvoir social est utilisé pour définir la capacité des maliks pour faire passer leurs intérêts pour ceux de toute la communauté, ces intérêts étant à la fois matériels – comme le contrôle sur les travailleurs qu’ils emploient- et non matériels – comme de maintenir l’honneur de la caste, qui était inextricablement liée à la perpétuation de la dominance des buhmihar sur la communauté. »

Sur la question de la remobilisation et de la combativité nouvelle des dalits, le texte de l’activiste et écrivain Kancha Ilaiah « Caste or Class or Caste–Class: A Study in Dalitbahujan Consciousness and Struggles in Andhra Pradesh in 1980 » constitue un très vivant portrait, par un de ses acteurs, de ce renouveau et des débats qui l’ont accompagné en Andra Pradesh (et que nous avons déjà évoqué dans le post sur le naxalisme). Ce que Ilaiah appelle une « dalitisation » du mouvement, avec le développement d’organisations autonomes, la recherche d’une nouvelle synthèse entre ambedkarisme et marxisme et la collaboration et les conflits avec les naxalites permettant d’aborder des questions autrefois tabous et pourtant centrales, ainsi les viols : « On considérait que les femmes des castes inférieures avaient une faible moralité sexuelle. En fait, cette croyance s’est maintenue jusqu’à ce que les féministes marxistes basées à Andhra ont politisé la question de la sexualité et affirmé que l’immoralité sexuelle était le fait des hommes. Elles ont aussi déclaré que même les leaders communistes en arrivaient à la conclusion que beaucoup de femmes des basses castes étaient de moeurs légères et invitaient les hommes de hautes castes pour se faire entretenir. Bien sûr ils condamnaient les viols mais sans aucune colère. La distinction entre viol et gardiennage a été floutée de manière à définir tout viol comme faisant parti du gardiennage. Cela a permis à de nombreux activistes dalitbahujan de se rendre compte que le matérialisme marxiste ne s’enfonçait pas assez profondément à travers les couches de caste de la conscience communiste. » Sur cet enjeu, sur laquelle nous reviendrons dans le troisième et dernier post de cette série, l’article du recueil « Conceptualizing Brahmanical Patriarchy in Early India: Gender, Caste, Class and State » de Uma Chakravarti constitue une bonne introduction historique.

A l’issue de ce rapide survol, si la variété et la qualité de beaucoup des contributions au deux recueils est indéniable, on peut tout de même s’interroger, comme souvent avec ce type d’objets universitaires, sur l’absence d’un véritable cadre théorique et singulièrement concernant le rapport entre caste et classe à l’ère contemporaine. C’est l’enjeu que nous aborderons dans le prochain post….


.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.

Fièrement propulsé par WordPress | Thème : Baskerville 2 par Anders Noren.

Retour en haut ↑