Classe et caste : en soi, pour soi

Illustration : En Creux, peinture à l’huile d‘Agathe Rousset tirée de sa série « Flux, Reflux, Superflus »

Autre formule percutante d’Ambedkar qu’on croise souvent dans la littérature académique ou militante : « La caste n’est pas juste une division du travail, c’est une division des travailleurs. » (On peut notamment se reporter à notre post sur le monde ouvrier dans la catégorie « Caste et classe » pour constater combien la formule était et reste pertinente…). Une façon plus théorique et assez courante d’aborder cette question consiste à l’articuler au fameux théorème de la classe en soi/ classe pour soi, la caste empêchant des travailleurs partageant la même condition et les mêmes problèmes ( classe en soi) de s’unir pour lutter contre le patron et la société en générale ( classe pour soi). Or si cet « en soi/pour soi » tient pour beaucoup de marxistes du lieux commun, il s’avère en fait être un serpent de mer assez révélateur de la trajectoire en forme de catastrophe ou d’aporie des théories « révolutionnaires » de la classe au XXe siècle.

Précisons tout d’abord que nous avons ici un bel exemple de « marxisme » puisque cette rengaine récurrente ne s’appuie directement dans l’oeuvre de Marx que sur ce passage de la Misère de la philosophie :

« La grande industrie agglomère dans un endroit une foule de gens inconnus les uns aux autres. La concurrence les divise d’intérêts. Mais le maintien du salaire, cet intérêt commun qu’ils ont contre leur maître, les réunit dans une même pensée de résistance – coalition. Ainsi la coalition a toujours un double but, celui de faire cesser entre eux la concurrence, pour pouvoir faire une concurrence générale au capitaliste. Si le premier but de résistance n’a été que le maintien des salaires, à mesure que les capitalistes à leur tour se réunissent dans une pensée de répression, les coalitions, d’abord isolées, se forment en groupes, et en face du capital toujours réuni, le maintien de l’association devient plus nécessaire pour eux que celui du salaire. Cela est tellement vrai, que les économistes anglais sont tout étonnés de voir les ouvriers sacrifier une bonne partie du salaire en faveur des associations qui, aux yeux de ces économistes, ne sont établies qu’en faveur du salaire. Dans cette lutte – véritable guerre civile – se réunissent et se développent tous les éléments nécessaires à une bataille à venir. Une fois arrivée à ce point-là, l’association prend un caractère politique.
Les conditions économiques avaient d’abord transformé la masse du pays en travailleurs. La domination du capital a créé à cette masse une situation commune, des intérêts communs. Ainsi cette masse est déjà une classe vis-à-vis du capital, mais pas encore pour elle-même. Dans la lutte, dont nous n’avons signalé que quelques phases, cette masse se réunit, elle se constitue en classe pour elle-même. Les intérêts qu’elle défend deviennent des intérêts de classe. Mais la lutte de classe à classe est une lutte politique. »

Certains auteurs signalent toutefois aussi ce passage fameux du 18 Brumaire sur la paysannerie :

« Les paysans parcellaires constituent une masse énorme dont les membres vivent tous dans la même situation, mais sans être unis les uns aux autres par des rapports variés. Leur mode de production les isole les des autres, au lieu de les amener à des relations réciproque. Cet isolement est encore aggravé par le mauvais état des moyens de communication en France et par la pauvreté des paysans. L’exploitation de la parcelle ne permet aucune division du travail, aucune utilisation des méthodes scientifiques, par conséquent, aucune diversité de développement, aucune variété de talents, aucune richesse de rapports sociaux. Chacune des familles paysannes se suffit presque complètement à elle-même, produit directement elle-même la plus grande partie de ce qu’elle consomme et se procure ainsi ses moyens de subsistance bien plus par un échange avec la nature que par un échange avec la société. La parcelle, le paysan et sa famille ; à côté, une autre parcelle, un autre paysan et une autre famille. Un certain nombre de ces familles forment un village et un certain nombre de villages un département. Ainsi, la grande masse de la nation française est constituée par une simple addition de grandeurs de même nom, à peu près de la même façon qu’un sac rempli de pommes de terre forme un sac de pommes de terre. Dans la mesure où des millions de familles paysannes vivent dans des conditions économiques qui les séparent les unes des autres et opposent leur genre de vie, leurs intérêts et leur culture à ceux des autres classes de la société, elles constituent une classe. Mais elles ne constituent pas une classe dans la mesure où il n’existe entre les paysans parcellaires qu’un lien local et où la similitude de leurs intérêts ne crée entre eux aucune communauté, aucune liaison nationale ni aucune organisation politique. C’est pourquoi ils sont incapables de défendre leurs intérêts de classe en leur propre nom, soit par l’intermédiaire d’un Parlement, soir par l’intermédiaire d’une Assemblée. Ils ne peuvent se représenter eux-mêmes, ils doivent être représentés. Leurs représentants doivent en même temps leur paraître comme leurs maîtres, comme une autorité supérieure, comme une puissance gouvernementale absolue, qui les protège contre les autres classes et leur envoie d’en haut la pluie et le beau temps. L’influence politique des paysans parcellaires trouve, par conséquent, son ultime expression dans la subordination de la société au pouvoir exécutif. »

La fortune ultérieure connue par cette reprise/détournement de Hegel, a été critiquée par plusieurs auteurs. Ainsi Poulantzas qui n’y voit qu’un résidu d’hégélianisme d’avant la « coupure épistémologique » ( dans Classe et pouvoir politique) ou Edward Andrew dans « Class in Itself and Class against Capital: Karl Marx and His Classifiers » qui dénonce une extrapolation douteuse d’intellectuels préoccupés de dicter à la classe ce qu’elle doit être ou faire. De fait, cette distinction ou du moins la nécessité d’un passage qualitatif pris littéralement, abstraitement et pour tout dire orthodoxisé a ouvert la voie à l’échafaudage d’une théorie au destin oh combien funeste, celle de la conscience importée. Tout d’abord chez Kautsky : « La conscience socialiste d’aujourd’hui ne peut surgir que sur la base d’une profonde connaissance scientifique. . . Or le porteur de la science n’est pas le prolétariat, mais les intellectuels bourgeois,. . . ainsi donc la conscience socialiste est un élément importé du dehors dans la lutte de classe du prolétariat et non quelque chose qui en surgit spontanément. » Puis chez Lénine son disciple fidèle :  » L’histoire de tous les pays atteste que, par ses seules forces, la classe ouvrière ne peut arriver qu’à la conscience trade-unioniste, c’est-à-dire à la conviction qu’il faut s’unir en syndicats, mener la lutte contre le patronat, réclamer du gouvernement telles ou telles lois nécessaires aux ouvriers, etc. […] La conscience socialiste est un élément importé du dehors dans la lutte de classe du prolétariat, et non quelque chose qui en surgit spontanément. […] Point ne serait besoin de le faire si cette conscience émanait naturellement de la lutte des classes. »

On serait tenté de dire que cette théorie a trouvé son point final dans le livre Théorie du matérialisme historique de Boukharine. En effet celui-ci rappelle tout d’abord que la « classe existe déjà, en tant qu’ensemble de gens jouant un rôle déterminé dans le processus de la production, mais n’existe pas encore comme classe consciente d’elle-même. La classe alors existe, mais elle « n’est pas encore consciente ». Elle existe, comme facteur de production ; elle existe, comme complexus déterminé de rapports de production. Mais elle n’existe pas encore comme force sociale indépendante, qui sait ce qu’elle veut, à quoi elle aspire, et qui a conscience de sa personnalité, de l’opposition de ses intérêts à ceux des autres classes, etc. » Il en déduit quelques pages plus loin : « Ainsi, quant à sa conscience de classe, c’est-à-dire par rapport à ses intérêts durables, généraux, non pas comparatifs, non pas de groupes, non pas grossièrement matériels, non pas personnels, mais à ses intérêts généraux de classe, la classe ouvrière est fractionnée en une série de groupes et de sous-groupes, tout comme une chaîne unique, composée d’une série de chaînons de solidité variable. C’est cette hétérogénéité de classe qui rend un parti indispensable. (…) La lutte de la classe ouvrière est inéluctable. Une direction est indispensable pour cette lutte. Elle est d’autant plus indispensable, que l’adversaire est fort, rusé, et que la lutte contre lui est une lutte cruelle. Qui doit diriger toute la classe ? Laquelle de ses parties ? C’est clair : la plus avancée, la plus éduquée et la plus unie.
C’est cette partie-là qui est le parti.
Le parti, ce n’est pas la classe, mais une partie de la classe, parfois une partie très restreinte. Mais le parti c’est la tête de la classe. Voilà pourquoi c’est le comble de l’absurdité que d’opposer le parti à la classe. Le parti de la classe ouvrière est ce qui exprime de la façon la meilleure ses intérêts de classe. On peut distinguer classe et parti, de même qu’on peut distinguer la tête de l’ensemble du corps. Les opposer est impossible, pas plus qu’il n’est possible de décapiter un homme sous prétexte de lui donner longue vie. [ Ce qui ne manque pas de piquant vu le sort ultérieur de l’auteur !]. » Et de là inévitablement : « Mais en fait, cette pleine homogénéité n’existe pas, même dans l’avant-garde. Et c’est là la cause fondamentale de l’absolue nécessité de groupements plus ou moins stables de personnages directeurs, désignés sous les noms de « chefs », « guides », « meneurs », etc.
Les bons chefs sont des chefs parce qu’ils expriment de la façon la meilleure les justes tendances du parti. Et de même que c’est un non-sens d’opposer le parti à la classe, de même c’est un non-sens d’opposer le parti à ses chefs. » Staline fut décidément un affreux ingrat…

Même si, bien sûr, on ne prouve rien en enquillant les citations, cette trajectoire qui mène du « jeune » Marx aux sinistres âneries de Boukharine démontre tout de même l’usage qui a été fait de ce distinguo en soi/pour soi pour penser et justifier la domination sur le prolétariat d’une intelligentsia puis d’une bureaucratie « armée de la science » et donc sachant mieux que lui ce qu’il est et ce qu’il doit devenir et faire. D’ailleurs, on laisse volontiers avec leurs « si », « mais » et autres finasseries théoriques ceux qui voudraient postuler que cette fraction de classe on ne peut plus « pour soi » ( ce qui n’interdit certes pas de s’entredévorer – voir tous les développements de Debord sur la bureaucratie dans La société du spectacle ) ne devait pas « en soi » agir comme elle l’a fait, la faiblesse de certaines bourgeoisies autochtones, la seconde révolution industrielle, la guerre et la socialisation rampante de l’économie entre autres, lui ouvrant littéralement un boulevard… Quoi qu’il en soit (sic), plusieurs auteurs fameux se sont élevés contre les usages léninistes de ce théorème au nom d’une position plus ou moins résolument « subjectiviste » ainsi E.P. Thompson et à sa suite, en le radicalisant presque, Bourdieu ( voir le résumé donné par Edward Andrew dans « In-itself for-itself: Towards second-generation neo-Marxist class theory » et la retranscription de l’allocation de Bourdieu « What Makes a Social Class? On The Theoretical and Practical Existence Of Groups »). C’est d’ailleurs étrangement, un universitaire, Adam Przeworski, qui dans un article sur la question, « Proletariat into a Class: The Process of Class Formation from Karl Kautsky’s The Class Struggle to Recent Controversies« , nous semble avoir proposé une des réfutations les plus simples de la séparation stricte de l’en soi et du pour soi :  » Les classes se forment sous les effets des luttes; en luttant en tant que classe elles transforment les conditions dans lesquelles se forment les classes. »

Il est intéressant de noter que cette question de l’être et du devoir être du prolétariat n’a pourtant pas hanté que les léninistes de tout poil puisqu’elle a été d’une certaine manière une récurrence des débats d’un courant supposé être l’un de leurs ennemis jurés, à savoir l’ultra-gauche. En effet, et ce peut-être en réaction tant à l’évolution de Socialisme ou Barbarie qu’à l’attentisme ouvriériste de l’un de ses successeurs, Informations et Correspondances Ouvrières ( ICO), la nouvelle génération de théoriciens de ce courant qui émerge après 68, et dont la plupart sont encore actifs aujourd’hui ( Gilles Dauvé, Bruno Astarian, Théorie Communiste, etc), posent d’une certaine manière le « pour soi » du prolétariat comme son auto-négation révolutionnaire immédiate en tant que classe. Ainsi Jean Barrot ( Gilles Dauvé) dans Communisme et question russe (1972) : « Le prolétariat est un rapport historique. Il n’est en permanence la destruction du vieux monde que potentiellement, et ne le devient réellement que dans un moment de tension sociale, contraint par le capital à se faire l’agent du communisme. Le prolétariat ne devient la subversion de la société établie qu’au moment où il s’unifie, où il se constitue en classe et s’organise, non pas pour se faire classe dominante comme la bourgeoisie en son temps, mais pour détruire la société de classes : il n’y a plus alors qu’un seul agent social, l’humanité. Mais, en dehors de ce moment de conflit, et de ceux qui les précèdent, le prolétariat est réduit au rang d’un élément du capital, d’un rouage de son mécanisme ( et c’est cet état dont le capital fait l’éloge). » Et Barrot-Dauvé de citer, en note de bas de page, Marx : « Les Individus isolés ne forment une classe que pour autant qu’ils doivent mener une lutte commune contre une autre classe; pour le reste, ils se retrouvent ennemis dans la concurrence. » ( L’idéologie Allemande).

Cette analyse de Barrot-Dauvé n’est pas sans faire penser à une autre citation célèbre de Marx :  » Il ne s’agit pas de savoir quel but tel ou tel prolétaire, ou même le prolétariat tout entier, se représente momentanément. Il s’agit de savoir ce que le prolétariat est et ce qu’il sera obligé de faire, conformément à cet être. » ( La Sainte Famille) Or c’est justement en s’appuyant sur cette « catastrophique formule » que Théorie Communiste critique désormais un certain essentialisme prolétarien qui caractérisait cette première ultra-gauche et d’autres courants aujourd’hui : « Cette catastrophique formule est le fondement, la justification de tous les activismes, de tous les militantismes, de toutes les avant-gardes. Tant que l’être ou la nature révolutionnaire du prolétariat ne sont pas critiqués et mis à bas, quelles que soient les dénégations proférées on demeure dans cette problématique et cette attitude militante. Car le militant ( même se refusant comme tel) demeure le représentant, ne serait-ce que théorique, de ce être et du « but final » qu’il porte en lui en passant par les vicissitudes des conjonctures historiques. La lutte des classes n’est pas un sport de montagne où l’on s’avance vers un sommet préexistant. » ( « Les classes en général, le prolétariat en particulier et quelques autres choses » in Theorie Communiste n°27, p.318)

Un peu plus tôt dans le même article TC donne cette mise au point importante sur sa critique : « Les classes ne sont pas des substances, elles n’ont pas d' »être », ni de nature. Dans le marasme actuel de la lutte des classes, il paraît « réconfortant » de faire de la révolution, même maintenant définie comme communisation, la manifestation, la réalisation, d’un être du prolétariat. La production théorique actuelle ( c’est à dire les théoriciens) a une forte propension à se conforter elle-même dans un nouveau dogmatisme. Temps Libre [ Revue québécoise dont TC critique les thèses dans son article] considère comme une tautologie inepte de définir les classes comme « pratiques de classes ». Présentée ainsi, la chose est évidemment inepte, mais elle ne l’est que dans la mesure où ils considèrent, après avoir renversé l’individu socialement construit en « sujet » de ce qu’il construit ( sans le voir comme la forme développée ultime de toutes les médiations), les pratiques comme relevant de l’extériorisation ( manifestation) d’un sujet. En revanche si nous considérons les classes comme fonctions du mode de production, ces fonctions sont des pratiques, celles des porteurs de ces fonctions, il n’y alors aucune absurdité à définir les classes comme des pratiques…des classes. Chez eux, les pratiques sont secondes : la manifestation d’un être. Mais, ne leur en déplaise et au Marx de La Sainte Famille, il n’y a pas ( ou il n’y a plus ?) de « nature révolutionnaire du prolétariat » décidant de ce qu’il est et de ce qu’il sera contraint de faire. Ce n’est que dans l’existence de la classe ouvrière comme fonction économique que peut s’enraciner celle du prolétariat comme étant cette fonction se retournant contre elle-même, car ce n’est qu’ainsi que l’on saisit la révolution dans sa détermination essentiellement historiques et conjoncturelle. C’est une dérive « naturelle » de la théorie que de considérer les classes comme des calques des rapports de production, en ce que par nature la théorie se doit de considérer la lutte des classes dans sa « finalité historique »: c’est sa raison d’être et sa limite. » ( Idem, p.293, on lira également avec profit sur ces questions le texte de Christian Charrier sur ce qu’il appelle le « Syllogisme marxien du prolétariat« )

Sans aller plus en avant dans ce débat, ni évoquer d’autres auteurs ( Luckàcs) ou démarches ( les analyses en terme de composition technique/politique de classe), on peut d’ores et déjà constater que cette question de l’en soi/pour soi, toujours ballottée entre le Charybde de l’instrumentalisation et le Scylla de l’essentialisation, n’est probablement que de peu de secours pour saisir l’écheveau complexe des luttes de classes actuelles au nord comme au sud car au bout du compte elle semble plus avoir à nous dire sur la théorie et les théoriciens que sur la réalité qu’ils prétendent analyser ou révolutionner…

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