Classe et caste : À propos d’endogamie

Illustration : Nature Morte, peinture à l’huile d‘Agathe Rousset tirée de sa série « Flux, Reflux, Superflus »

La centralité des pratiques endogames dans la perpétuation du système des castes avait amené, dés 1936, Ambedkar à ce pronostic : « Je suis convaincu que le seul véritable remède c’est le mariage mixte. La fusion des sangs peut seule créer le sentiment d’être parents, et à moins que ce sentiment de parenté ne devienne primordial, le sentiment séparatiste – le sentiment d’être étranger – créé par la caste ne disparaîtra pas. Lorsque la société est déjà bien soudée par d’autres liens, le mariage est un incident ordinaire de la vie. Mais là où la société est coupée en deux, le mariage, en tant que facteur de cohésion, devient une question de vie ou de mort. Le véritable remède pour briser la caste est l’intermariage. » (in Anihilation of Caste) Comme le montrent les deux cartes et le graphisme qui suivent ( tirés de l’article « Urban Indians still get married the way their grandparent did« ), dans un sens rien n’a changé de ce point de vue depuis qu’Ambedkar a écrit ces lignes…

Ou plutôt si l’on veut : tout change pour que rien ne change. Ainsi les applications de dating deviennent un moyen de cogestion des mariages arrangés entre parents et enfants ; malgré le développement d’une certaine mixité sociale et ethnique dans les universités et la vie sociale les jeunes affichent les mêmes préjugés concernant leurs collègues de basse caste que leurs parents ( voir « An Ethnography of Caste and Class at an Indian University: Creating Capital« ). Préjugés désormais mâtinés de considérations « génétiques », ce qui est pour le moins cocasse alors qu’on s’inquiète des conséquences de bientôt 2000 ans d’endogamie due aux système des castes ( voir « Genetic Evidence for Recent Population Mixture in India« ) avec notamment le développement de maladies héréditaires récessives chez plusieurs castes du sous continent.

Dans « Crossing Caste Boundaries in the Modern Indian Marriage Market« , Amit Ahuja et Susan Ostermann soulignent tout de même un impact relatif de rapports de classe plus mouvants sur le rapport des castes aux affaires matrimoniales, avec d’un côté une défense classique de la position acquise pour les groupes en déclin et de l’autre les espoirs de promotion sociale des groupes ascendants. Ainsi selon leur enquête : « Parmi les personnes des hautes castes interrogées, le statut socio-économique est inversement lié à l’intérêt manifesté pour des mariages inter-castes [ plus les personnes des hautes castes sont pauvres moins elles n’envisagent de mariage inter-caste], alors que l’opposé est vrai pour les personnes interrogées provenant des basses castes. » Les auteurs postulant « un déclin de la distance sociale entre les castes dans l’Inde urbaine » alors même qu’ils ne s’appuient que sur des déclarations d’intérêt éventuel ne prêtant aucunement à conséquence ! On trouve d’ailleurs la preuve la plus éclatante de cette résilience de l’endogamie dans la proportion de mariages de caste dans la diaspora (dont la migration est certes, comme par le passé, articulée à la caste. Voir par exemple « Transnational discrimination: the case of casteism and the Indian diaspora« ) où là aussi les sites de rencontre servent de nouveaux relais aux vieilles traditions ( voir par exemple « Do Caste Travel with the Gendered Body?: Reading Indian (Diaspora) Online Matrimonial Site » de Shilpi Gupta)…On aurait donc là donc une illustration saisissante d’une définition célèbre donnée par Ambedkar selon laquelle la caste est une « classe fermée » [Enclosed Class], or cette expression heureuse fait toutefois bon ménage du rapport pour le moins tortueux des classes aux pratiques endogames/homogames ( homogamie : « Mariage entre individus de même statut social ») dans les pays industriels et ce jusqu’à aujourd’hui.

On pourrait même avancer, à l’instar des rares chercheurs à s’être penchés sur le sujet, qu’un fort taux d’endogamie sociale signale la prévalence d’identités de classe fortes alors que sa baisse relative ces dernières années indiquerait au contraire leur recul ( c’est la thèse de Milan Bouchet-Valat, résumée dans son article « L’évolution du taux d’endogamie de classe sociale en France » et développée dans sa thèse intitulée « Les rouages de l’amour et du hasard« ). On aurait bien entendu ici un effet de la modernisation des sociétés occidentales de ces dernières décennies avec la massification scolaire, la hausse du taux d’activité des femmes et l’extension du salariat, le déclin des structures traditionnelles de contrôle social et les évolutions de la législation ( majorité à 18 ans, éducation obligatoire jusqu’à 16 ans), etc . D’ailleurs au vu de la profondeur de la révolution des rapports conjugaux ne serait-ce qu’en france ( multiplication par presque trois du nombre de divorces, nombre de mariages divisé par deux, etc) le relatif déclin documenté par Bouchet-Valat semble en fait presque anecdotique. D’autant qu’il est très probablement alimenté par le fait que les deux groupes sociaux parmi les plus enclins à l’endogamie, c’est à dire les paysans et les indépendants, où la famille était l’unité de production et donc la transmission des moyens de production supposait des stratégies matrimoniales spécifiques, ont été en grande partie balayés dans cette phase.

Donc plutôt que de célébrer une énième fois la marche inexorable de l’autonomie individuelle et du libre choix amoureux, on pourrait rappeler avec Alain Desrosières dans « Marché matrimonial et structure des classes sociales » : « Plus encore peut-être que l’insertion dans le marché du travail, l’entrée dans le marché matrimonial engage la totalité de la personne, c’est à dire un ensemble d’attributs, d’acquis qui caractérisent une classe ou une fraction : capital économique, éducation, manières d’être, relations sociales, gouts et conceptions du monde. » Tout le monde n’est pas obligé de gouter au « ur-déterminisme » des bourdieusiens, mais il faut reconnaître à ces derniers d’avoir effectivement souligné combien « les rapports de parenté participent de l’ensemble des rapports sociaux et l’alliance et la filiation sont les instruments de stratégies économiques, politiques et idéologiques qui les englobent. » ( Alban Bensa « L’exclu de la famille. La parenté selon Pierre Bourdieu« ). Et ce d’abord dans la classe capitaliste.

Dans leur article Le patronat, Bourdieu et Monique De Saint Martin évoquent ainsi l’exemple de la famille Michelin : « Il n’est pas de cas plus significatif que celui de la famille Michelin s’agissant d’observer comment stratégies matrimoniales et stratégies économiques s’imbriquent, comment alliances matrimoniales et liaisons financières se superposent, comment la réussite des stratégies matrimoniales contribue à la réussite des stratégies économiques et à l’expansion continue de la société. « Mariez-vous entre cousins afin que la dot reste dans la famille », recommandait André Michelin (mort en 1931). Le conseil a été entendu : l’endogamie , qui tend à assurer l’intégration du groupe, à lui permettre de sauvegarder le capital mais aussi le secret de ses affaires et le prestige de la famille, est une constante dans la famille. » Et s’ensuit une longue liste de mariages consanguins…

Au-delà de cet exemple caricatural, cet article ainsi que d’autres ( voir par exemple « Mariages assortis et logiques de l’entre-soi dans l’aristocratie et dans la haute bourgeoisie » de Anne Catherine Wagner), sans parler de toute la vaine littérature « Pinçon-Charlot », décrivent bien comment suite à la relative ouverture d’après-guerre marquée par l’ascension du patronat d’État issu de la technocratie, sont venues chez les classes dominantes se greffer aux stratégies matrimoniales classiques des stratégies de reproduction axées autour de l’éducation, le tout restant garanti par un strict entre-soi territorial/social. Et bien loin d’avoir régressée, on pourrait dire qu’avec la montée de la finance, la privatisation du parc industriel fordiste et de son haut personnel bref l’oligarchisation et la marginalisation d’une partie de la bourgeoisie classique réduite au salariat, l’endogamie s’est finalement probablement approfondie de ce côté là… Il est intéressant de noter que si la préservation du capital économique et la transmission du capital symbolique et du capital culturel dépendent donc chez les dominants de toute une sphère de l’entre-soi ( quartiers, écoles, lieux de socialisation, etc), ce fonctionnement a en quelque sorte un équivalent actualisé à l’autre bout de l’échelle sociale, ce que les universitaires appellent le capital d’autochtonie c’est à dire « l’ensemble des ressources que procure l’appartenance à des réseaux de relations localisées » (voir notre note à ce sujet en annexe). C’est notamment parce qu’elle permet d’appréhender cette articulation changeante entre reproduction des classes et logiques territoriales, qui fut par exemple au coeur du mouvement des gilets jaunes, que la notion d’endogamie semble encore pertinente.

Ainsi le double mouvement de dispersion de la production industrielle et d’accession à la propriété dans le péri-urbain qui caractérise particulièrement la restructuration dans l’hexagone n’a certes pas fini de produire ses effets sociaux et anthropologiques. Comme le rappelait au début des années 90 le recueil La Misère du monde : « La politique du logement, qui, à travers la fiscalité et les aides à la construction notamment, a opéré une véritable construction politique de l’espace dans la mesure où elle a favorisé la construction de groupes homogènes à base spatiale, cette politique est pour grande part responsable de ce que l’on peut observer dans les grands ensembles dégradés ou les cités désertées par l’État. »

On trouve une illustration de cette évolution dans Un peuplement au-dessus de tout soupçon ? » de Violaine Girard, une étude sur La Riboire, un « territoire situé à l’extrémité de la couronne périurbaine d’une grande agglomération régionale » : « Le lotissement communal garantit une priorité à l’installation pour les ménages insérés dans les réseaux d’interconnaissance locale. Les élus contribuent par-là à la reproduction d’un capital d’autochtonie qui représente une ressource majeure pour des ménages dont les conditions économiques sont par ailleurs de plus en plus contraintes. L’attachement à ces formes protectrices d’entre-soi ne peut se comprendre indépendamment des difficultés que rencontrent certains ménages d’actifs pour acquérir un terrain ou obtenir un crédit. Du point de vue des élus, ceux-ci ne devraient pas se voir refuser l’accès à la propriété du seul fait de leur niveau de revenu. Il est donc tout à fait légitime à leurs yeux d’aider ces ménages respectables, quand bien même cela s’accompagne de la mise à distance des fractions populaires plus précaires ou racisées.
Comme de nombreux territoires périurbains éloignés des centres-villes, la Riboire constitue un espace privilégié d’accès à la propriété pour des ménages blancs issus des fractions stables ou en ascension des classes populaires. Ces trajectoires résidentielles s’inscrivent dans un contexte plus général de dévalorisation des quartiers populaires de banlieue. À l’inverse, la promotion du statut de propriétaire, régulièrement réactivée par divers responsables politiques, contribue également à la stigmatisation de l’habitat social et des catégories qui lui sont associées. Mais si l’on sait que l’installation pavillonnaire s’accompagne de stratégies de distinction, on connaît moins les voies par lesquelles certains groupes populaires s’emploient à préserver la réputation de respectabilité associée à un tel type d’espace résidentiel. »

Ainsi la « fin », à part pour les riches évidemment, du très vieux compagnonnage entre reproduction économique et rapports de parenté n’a certes pas sonné le glas de l’endogamie sociale puisque celle-ci découle comme de source d’évolutions majeures de ces dernières décennies ( elle s’est donc notamment, et à l’initiative de l’État, réarticulée aux rapports de propriété, mais sous le mode du crédit à vie ! ). Le plateau atteint par le nombre de mariages mixtes depuis au moins le tournant du siècle signale d’ailleurs peut-être combien tout cela prend de surcroît un tour raciste chez certains pavillonnés et identitaire/religieux chez certains ségrégués… Alors qu’on pouvait autrefois la définir comme subie, l’endogamie est donc désormais, à l’image de ce qui s’est toujours pratiqué en haut de l’échelle sociale, très majoritairement voulue et pour tout dire défensive (le fameux « on est chez nous » : cri du coeur des angoisses patrimoniales des adeptes de l’entre-soi résidentiel ou villageois) même si bien heureusement la plus grande liberté accordée aux individus et l’élargissement de la sphère sociale éloignent le vieux spectre de la consanguinité…

ANNEXE : A propos de l’autochtonie ( Nous republions ici des notes prévues pour un recueil sur les Gilets Jaunes jamais paru)

Le mouvement des gilets jaunes est parvenu, à ses débuts, à mailler assez précisément le territoire, ce qui soulignait l’ampleur et la profondeur de la mobilisation et le rôle joué dans la préparation de celle-ci par les réseaux d’interconnaissance et de solidarités locales. C’est d’autant plus frappant que ces derniers ont été, comme on le sait, largement mis à mal ces dernières décennies particulièrement dans le monde rural et ce tant pour l’ex-paysannerie que pour les ouvriers. Une revue de littérature sur un concept devenu courant dans la sociologie française, le capital d’autochtonie, c’est à dire « l’ensemble des ressources que procure l’appartenance à des réseaux de relations localisées », permet d’aborder, pour le monde rural, au delà des banalités habituelles ce rapport entre ancrage local et identité de classe, et sa crise, dont cette révolte témoigne probablement à sa manière.

La chasse et les nouveaux venus

Si le terme d’autochtonie vient de la Grèce antique ( les autochtones sont ceux qui sont nés de la terre, c’est à dire les athéniens pure souche seuls aptes à gérer les affaires de la cité), c’est dans le cadre d’une étude des évolutions de la chasse en France que Jean-Paul Chamboredon a réactualisé le concept. Dans le contexte d’une dépaysanisation/ deruralisation qui s’accélère à partir des années 50, la pratique traditionnelle de la chasse et les usages du territoire qu’elle suppose sont mis à mal. Dans le conflit entre deux conceptions de la nature et du territoire, l’une moderne et urbaine et l’autre traditionnelle et paysanne, l’affirmation d’une autochtonie, de l’ancienneté de l’ancrage dans un territoire devient alors un moyen de se défendre contre les « étrangers », écologistes ou promeneurs, qui viennent remettre en cause les usages traditionnels de la nature. Chamboredon note d’ailleurs que la chasse devient même « un domaine d’expression de valeurs menacées dans les autres sphères de l’existence ». Bien des années plus tard, Julian Mischi constate également dans son article « Protester avec violence. Les actions militantes non conventionnelles des chasseurs » que « la chasse permet d’exprimer une relation particulière au terroir villageois comme compensation à la dépaysanisation. », « l’appropriation du territoire » devenant « l’envers de la dépossession sociale. ». On sait que la dislocation de la paysannerie, qui ne s’est pas faite sans douleur dans un pays où elle s’est si formidablement défendue depuis 1789, a mené à une dépossession bien particulière que Pierre Bourdieu résumait joliment dans La misère du monde : « Ils sont un peu dans la situation de kolkhoziens qui auraient financé leur propre kolkhoze. Les aléas des décisions politiques de l’État ou des instances communautaires, plus lointaines encore, commandent directement leurs revenues, parfois leurs décisions en matière d’investissement productifs de manière aussi brutale et imprévisible que le faisaient en d’autres temps (..) les aléas du climat et les calamités naturelles. » La définition par le même Bourdieu de la paysannerie comme « classe objet », « contrainte de former sa propre subjectivité à partir de son objectivation » prend une allure d’autant plus cruelle que la modernisation a supposé une reniement ( « Tout se passe comme si les fils des paysans ne pouvaient ou n’acceptaient de rester à la terre qu’à la condition de nier le statut de paysan et de renier les valeurs paysannes et leur appartenance au groupe villageois. » P. Champagne) qui n’est finalement payé en retour que par un « agribashing » « spirale dépréciative », dans laquelle la société est passée de « l’indifférence au dénigrement » ( Bertrand Valiorgue & Thomas Roulet « Malaise dans l’agriculture française »).

Et si la première « restructuration de l’espace villageois » décrite par Patrick Champagne dans son article éponyme, semble en tout cas achevée sous les coup de boutoir des agriculteurs eux-mêmes, de la désertification, de la mécanisation, de la fin des réseaux d’entraide et de leur remplacement par un nouveau régime de dépendance aux banques et aux marchés mondiaux, c’est toutefois un autre type de transition, aux effets encore inconnus qui se prépare, avec le repeuplement accéléré des campagnes tant par les classes moyennes que par des fractions paupérisées (dans les régions où le foncier est encore bon marché). « Pendant très longtemps, les agriculteurs ont occupé de manière majoritaire et dominante les territoires ruraux. Ils étaient maîtres du territoire et n’avaient pas à se soucier des conditions de frontières et de cohabitation avec les autres habitants. Ils dominaient. Les rapports sont désormais inversés ou en passent de l’être et les agriculteurs constituent des minorités banalisées dans ce qu’ils ont longtemps considéré comme des fiefs imprenables. » ( Valiorgue & Roulet)

L’effet de ces nouvelles interactions et de leur rythme – nous avons pu constater par nous mêmes que les remplacements des autochtones décédés par des nouveaux arrivants extérieurs à la région est parfois très rapide, même dans des coins isolés – a été assez justement évoqué par plusieurs sociologues dans un tribune parue dans le journal Le Monde intitulée « En Picardie, ces solitudes qui se tournent vers le Front national » : « Il faut ré-encastrer les votes frontistes dans leurs contextes sociaux : des contextes de raréfaction des pratiques collectives, de déstabilisation des entre-soi ruraux et de dévaluation des pratiques autochtones. S’effondrent tous les lieux qui garantissaient une sécurité et une prévisibilité des échanges sociaux, qui généraient l’estime de soi, la réputation locale et une définition solide de son identité propre. Au final, ne reste plus d’autre » identité positive » disponible que nationale : » être français « .(…) Parfois, ces ruraux abandonnés ont, en outre, à cœxister avec de nouveaux arrivants néo-ruraux mieux lotis : des cadres ou techniciens fuyant les villes, qui rachètent des pavillons ou des bâtiments de ferme pour leur » caractère » et leur prix. Le vote FN se nourrit aussi de cette proximité sociale neuve et du désenclavement culturel (partiel) qui s’engagent dans des inter-actions qui dévalorisent, et que » les gens d’ici » ne sont pas sûrs de maîtriser : ce que traduisent toutes les stratégies d’évitement des nouveaux résidents. Le » on est chez nous » exprime haut et fort cette insécurité. Ces votes Le Pen ne vont pas disparaître miraculeusement. » ( Willy Pelletier, Emmanuel Pierru et Sébastien Vignon, Le Monde 27/05/19)
Cet enjeu de la coexistence entre les classes pourrait sembler bien subsidiaire, il pourtant constamment sollicité pour expliquer les trajectoires résidentielles et ségrégatives en france comme ailleurs et il ne manque pas d’avoir des effets sur les questions de logement et de pouvoir local.

Le pouvoir local
Dans une très utile présentation de l’histoire du concept ( « Classes populaires et capital d’autochtonie. Génèses et usages d’une notion ») Nicolas Rehany souligne que l’autochtonie représente un « poids social permettant de se positionner sur différents marchés (politique, travail, matrimonial et associatif) ». Or c’est justement ces différents « marchés » qui ont vu des évolutions importantes ces dernières décennies. Ainsi pour le logement, selon Jean-Noël Retière : « Alors que l’accès au logement passait naguère fréquemment par la cooptation (capital d’autochtonie) et obéissait aux logiques de l’interconnaissance, le prix du marché a eu pour effet de monopoliser entre les mains des agences immobilières et des notaires la tractation qui, il y a peu de temps encore, pouvait échapper à l’anonymat du rapport d’argent. Ceci est une illustration de plus du processus d’obsolescence du capital d’autochtonie. » ( « Autour de l’autochtonie. Réflexions sur la notion de capital social populaire »). Ce constat doit tout à la fois être complété par l’essor des annonces immobilières par internet qui draine de nouvelles populations et être tempéré par le rôle important joué par les élus dans l’attribution des logements sociaux et des permis de construire voire des zones à bâtir. Ce qui permet le développement de logiques clientélaires, et donc le recours à un éventuel capital d’autochtonie, ainsi que d’éloigner les indésirables ( voir Violaine Girard « Un peuplement au-dessus de tout soupçon ? Le périurbain des classes populaires blanches. ») Or c’est du côté des élus qu’une mutation importante s’est produite. En 25 ans la proportion d’agriculteurs parmi les 500 000 élus locaux du pays a baissé de 57%, celle des commerçants de 50% celle des notaires et des médecins dans des proportions équivalentes, tandis qu’explosaient littéralement le nombre d’élus retraités ( +83%) et employés (+80%) et que la part des salariés de la fonction publique prenait une importance toujours plus croissante. On évoque souvent la plus grande « expertise » demandées aux élus municipaux, du fait notamment de la décentralisation (« La décentralisation devait, selon ses promoteurs, rapprocher les élus des citoyens. Elle n’a fait que les en éloigner socialement. » Michael Kobel « Les élus municipaux représentent-ils le peuple ? » Texte dont nous tirons les chiffres précédemment cités) et du développement de l’intercommunalité. Mais la déstructuration du groupe paysan, la disparition des quelques rares enclaves où les ouvriers étaient majoritaires dans le groupe municipal ont aussi ouvert la voie à ce que deux auteurs ont appelé l’accession au pouvoir de la petite bourgeoisie (Bruneau et Rehany « Une petite bourgeoisie au pouvoir. Sur le renouvellement des élus en milieu rural. » ). Celle-ci est en général datée de 1977 lorsque lors des élections municipales on assista à « une poussée très forte des fonctionnaires et agents publics parmi les nouveaux maires (7,35% en 71, 19,31% en 77) qu’ils améliorent en 83 et en 89 faisant plus que tripler leur position de 1971. » ( Marie-Françoise Souchon Zahn « Les nouveaux maires de petites communes. Quelques éléments d’évolution (1971-1989). »)

La fin d’un couple
Cette évolution est d’autant plus marquante que comme le rappelle Julian Mischi (« Ouvriers ruraux, pouvoir local, conflit de classe »), les ouvriers sont « le premier groupe social dans les campagnes françaises, (ils) sont aussi proportionnellement plus nombreux dans les territoires ruraux que dans les grandes villes. ». Pourtant sur les 500 000 élus locaux on ne compte que 803 ouvriers en 2008. Le déclin inexorable du « communisme municipal » y compris dans ses bastions ruraux ou semi-ruraux y est probablement pour beaucoup mais celui-ci est également à relier à « la progressive dissociation des scènes professionnelles et résidentielles » bien décrite dans l’ouvrage de Nicolas Rehany Les gars du coin. Enquête sur une jeunesse rurale. Les effets de cette dissociation ont été particulièrement importants là où un patronat paternaliste avait tout fait pour fidéliser et fixer la main d’oeuvre. Conséquence du départ des industries ou de leur réorganisation (précarisation, fin des avantages à l’embauche des locaux) « l’isolement géographique qui était loin de constituer un handicap pour des populations ouvrières disposant somme toute d’un capital d’autochtonie monnayable sur un marché de l’emploi stabilisé se transforme en isolement social lorsque l’économie se distend des réseaux localisés. » (Nicolas Rehany)

Cette fin relative du couple habitat/travail, qui est au centre de la « crise des gilets jaunes », d’une socialisation intimement associé au salariat ou a l’activité agricole si elle dévalue effectivement le capital d’autochtonie, aboutit toutefois à survaloriser cette dernière comme substitut aux identités ouvrières et paysannes démantibulées dans la restructuration, ouvrant ainsi la voie au « on est chez nous » lepéniste qui n’apparaît d’ailleurs que comme une déclinaison de plus d’un phénomène mondial bien décrit il y a presque vingt ans par Jean-François Bayart et Peter Geschiere: « Qu’y a-t-il de commun entre les îles Fidji et le Kosovo, la région des Grands Lacs en Afrique et le Caucase, la province indonésienne d’Aceh et la Corse, Jérusalem et Bruxelles, le Vlaams Blok de la Flandre belge et la Ligue du Nord italienne, le général ivoirien Robert Gueï et le tribun français Jean-Marie Le Pen ? Le recours à l’idée d’autochtonie et à l’argument d’antériorité de peuplement pour instituer et légitimer des droits politiques spécifiques à l’avantage de ceux qui se disent indigènes. Et pour exclure ceux que l’on étiquette comme allogènes, la parole de ces derniers important peu en l’occurrence. Les conflits – politiques, agraires, commerciaux, voire religieux ou culturels – s’énoncent alors non plus sur le mode du « ôte-toi de là que je m’y mette », comme dans les colonisations de peuplement classiques, mais sur celui du « ôte-toi de là que je m’y remette ». (« J’étais là avant » Problématiques politiques de l’autochtonie » )
Reste à voir dans quelle mesure le mouvement, ô combien cocardier, des gilets jaunes, a éventuellement permis de changer la donne en déstabilisant quelques piliers de cette autochtonie de substitution.

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