Épidémies et confinement (III) : surpeuplement et réformes

Si dans une première phase, correspondant à la lèpre puis la peste en occident, de l’épidémie découlait « classiquement » la nécessité d’un confinement des malades temporaire ou permanent, on assiste d’une certaine façon dans la seconde moitié du XVIIIe siècle à un renversement puisque beaucoup d’inquiétudes puis de réformes naitront du sentiment ou du constat que divers lieux de confinement sont devenus des foyers d’épidémies qui menacent en retour la société tout entière. On peut suivre le développement de cette dialectique nouvelle entre enfermement et contagion et les réformes qu’elle a initié, au fil de travaux sur plusieurs institutions emblématiques : les prisons, les hôpitaux généraux, les bateaux négriers, les plantations et enclaves coloniales.

Des « Black Assize » à l’encellulement

Ce qu’on a appelé les « Black Assize » ( Assises noires ) en Angleterre, c’est à dire la décimation des magistrats et du public des tribunaux par une épidémie foudroyante de « fièvre des prisons » ( probablement le typhus) propagée par les prisonniers constituent certes une des illustrations les plus spectaculaires de ce renversement. Le phénomène était semble-t-il assez récurrent et plusieurs « Black Assize » sont restées dans les mémoires telle celles de 1577 à Oxford dont une chronique sur l’époque rapporte : « Les assises qui se tinrent à Oxford en 1577 constituèrent une démonstration effrayante de la létalité de la fièvre des prisons. Les juges, jurés, témoins, de fait à peu près tout le monde, sauf les prisonniers, les femmes et les enfants, fut tué par l’air vicié, dont on a pensé au départ qu’il était né des entrailles de la terre mais dont le grand philosophe Lord Bacon a prouvé qu’il provenait des prisonniers extraits des immondes prisons pour être amenés à leur procès; il étaient les seuls à inhaler cet air vicié sans être emportés par la maladie. » Même scénario à Exeter en 1586, où la fièvre décime les membres les plus éminents de la gentry locale. On signale des « Black Assize » jusqu’au XVIIIe siècle et c’est probablement celles de 1750 au fameux tribunal Old Bailey de Londres qui aura le plus d’impact sur le long terme.

Comme le retrace Michael Ignatieff dans A Just Measure of Pain. The Penitentiary in the Industrial Revolution : « Le système pénitentiaire commença a montrer des signes de saturation durant la vague de crimes qui suivit la guerre de succession autrichienne. Stephan Janssen, le Sheriff de Londres en 1750, attribuait l’accroissement de la criminalité aux milliers de jeunes hommes laissés à la dérive par la démobilisation et forcés de recourir au vol dés qu’ils n’avaient plus d’argent. Les prisons de Londres furent bientôt débordées par l’afflux de miséreux et de loqueteux attendant leur procès pour de petits larcins. Dans les coursives de la prison de Newgate, le typhus commença sa mortelle tournée. En avril 1750, deux prisonniers malades de Newgate infectèrent la salle d’audience du Old Bailey où se tenait leur procès. Les  » émanations putrides provenant du banc des accusés » emportèrent au moins cinquante personnes, dont le juge, le jury, les avocats et plusieurs spectateurs. Ce désastre convainquit la Corporation of London de négocier avec Whitehall pour obtenir une aide financière afin de reconstruire ce que le Sheriff Janssen avait qualifié  » d’abominable cloaque de bestialité et de corruption ». Les négociations s’étalèrent jusqu’au début des années 1760 et la nouvelle prison n’ouvrit pas ses portes avant 1770. Dans le même temps deux médecins londoniens, John Pringle et Stephen Hales, avaient mis au point des ventilateurs pour Newgate qui permettait d’expulser les « miasmes » de la prison et de réduire ainsi la mortalité.( …) Si la crise à Newgate s’allégea avec la réduction du surpeuplement, les « Black Assize » de 1750 n’en furent pas pour autant oubliées. Elles avaient permis de porter l’attention médicale sur le problème de l’hygiène dans toutes les sphères de la vie institutionnelle. Les ventilateurs de Hales furent bientôt introduits dans les hôpitaux et les « workhouse » et Pringle s’appuya sur son expérience à Newgate pour écrire un traité sur l’hygiène à l’armée. »

Kevin Sienna revient longuement dans trois chapitres de son livre Rotten Bodies. Class and Contagion in Eighteenth-Century Britain sur cet épisode et ses conséquences en termes de réforme pénitentiaire. Il note tout d’abord que c’est effectivement la peur du typhus qui aura été le moteur principal de la réforme des prisons à l’époque :  » Les prisons constituaient le terrain idéal pour le développement des épidémies, puisqu’elles en réunissaient tous les ingrédients essentiels : des corps plébéiens, la saleté et la pénurie matérielle- le tout strictement confiné. » Plus précisément : « La fièvre des prisons plus que tout autre maladie exprimait les inquiétudes médicales quant aux dangers biologiques représentés par le corps plébéiens dans la seconde moitié du XVIIIe (…) La capacité unique de la fièvre des prisons à fusionner les inquiétudes morales avec les inquiétudes médicales, donnait à la maladie un important pouvoir conceptuel et invitait les traités médicaux à se pencher sur les questions sociales durant une période marquée par des tensions de classe croissantes. » Sienna note également le rôle joué par les « prisonniers pour dette » nombreux dans les geôles anglaises de l’époque et qui du fait de leurs origines sociales étaient en mesure de faire entendre leurs inquiétudes quant aux risques de contagion et qui obtinrent d’ailleurs une forme d’amnistie après l’hécatombe du Old Bailey. L’importance de ces « Black Assize » fut confirmée en septembre 1772, quand une redite moindre des événements de 1750 relança cette réforme des prisons dont « la peur des épidémies » et même, toujours selon Sienna,  » le plus simple instinct de survie de la classe dominante » étaient donc « le moteur principal ».

Bien entendu cette réforme fut loin de se dérouler linéairement et harmonieusement, ainsi la prison de Newgate tout juste rénovée pour répondre aux angoisses des riches londoniens quant à la contagion fut aussitôt victime de la rage des participants aux « Gordon Riots » de 1780 ( voir le récit et l’analyse de Peter Linebaugh dans Les pendus de Londres) qui protestaient notamment par là contre la sévérité du système judiciaire et les dangereuses conditions d’incarcération. L’alternative la plus courante à cette dernière, la déportation en Amérique, « une mesure de santé publique tout autant que pénale » ( Kevin Sienna) bénéficia de la découverte par James Lind, inquiet de la transformation récurrente de la « jail fever » en « ship fever », d’un remède simple ( la consommation de fruits frais) contre le scorbut qui faisait des ravages chez les marins comme les transportés même si la révolution américaine mit bientôt provisoirement fin à ce débouché et ce jusqu’à ce que l’Australie devienne le nouvel eldorado pour l’expulsion des pauvres.

Comme cela a été noté plus haut, ces tentatives de réformes sanitaires dans les prisons vont d’une certaine manière initier l’adoption de mesures similaires dans de nombreuses autres institutions, grâce notamment à l’action persévérante de quelques philanthropes comme John Howard ou Howard Fothergill. Ignatieff dans A Just Measure of Pain résume bien leur contribution et ses motivations : « Il étaient amenés à défendre la réforme des prisons non pas simplement parce qu’ils étaient quakers, mais aussi parce qu’ils appartenaient à un groupe d’hommes de médecine qui étaient en train de révolutionner la pratique institutionnelle de l’hygiène et la gestion des hôpitaux, des dispensaires et des workhouse. » Leur but étant de mettre en place un nouveau régime d’hygiène dans les prisons, avec « uniformes, bains réguliers, épouillages, chaulage des murs, nourriture saine et inspections médicales » amené à rayonner ensuite dans toutes les institutions d’assistance et de soin. Le tout bien entendu formulé dans le termes d’une croisade morale matinée de vocabulaire médical. D’autant que selon Ignatieff  » Il était particulièrement aisé pour les docteurs du XVIIIe siècle de traduire dans un langage médical leurs peurs de classe et leur condamnation morale puisqu’ils établissaient beaucoup moins de démarcations entre l’esprit et le corps que ne le ferait ensuite la médecine du XIXe (…) Puisque les maladies qui se développaient dans les institutions avaient des causes tant morales que physiques, les rituels hygiéniques étaient conçus pour remplir une fonction disciplinaire. Pour apprendre aux pauvres la propreté, il était nécessaire de leur apprendre à être pieux, docile et discipliné. » Cette confusion, entre morale et santé comme entre crime et épidémie ayant été fondatrice tant pour l’hôpital que pour la prison moderne : « Comme l’hôpital, le pénitencier fut créé pour mettre en place une quarantaine tant morale que médicale. Derrière ses hauts murs, on isolerait de la population saine la contagieuse criminalité. Au sein de la prison elle-même le confinement séparé de chaque détenu dans une cellule permettrait d’éviter que le bacille du vice se transmette du criminel endurci au prisonnier non initié. »

Comme le rappelle Elsa Besson, dans « L’architecture carcérale française à l’aune de la cellule. Origines, mythes et constances de la prison individuelle« , on trouve la même convergence en France à l’époque : « L’hôpital, programme souvent considéré comme corollaire à la prison, fut longtemps un lieu mixte de répression, de soin et d’assistance aux vagabonds et aux mendiants, ayant à la fois une fonction coercitive, sociale et médicale. À la fin de l’Ancien Régime, les théories hygiénistes cherchent à modifier profondément l’hôpital, jugé mortifère et insalubre, et visent dès lors la catégorisation et l’isolement des malades comme moyen thérapeutique. Si « Le dernier tiers du XVIIIe siècle apparaît comme un moment privilégié de la réorganisation de l’espace hospitalier » (Foucault), le programme de la prison est lui aussi considéré sous un nouveau jour, dans un élan réformateur et philanthropique englobant les différentes institutions de soin et de punition. L’ouvrage que publie Tenon en 1787, après un voyage en Angleterre, témoigne des proximités entre les programmes de la prison et de l’hôpital. Les médecins et les scientifiques s’intéressent à la prison, pour les maladies qui y sévissent, pour les conditions de salubrité à y introduire, et pour les troubles mentaux dont les détenus sont la proie. Le Rapport sur les prisons de Lavoisier (1780) permet de donner un compte rendu des moyens possibles pour rendre plus salubres les prisons, par la ventilation notamment, qui est au cœur des réflexions sur l’architecture hospitalière. Lavoisier y exprime une préoccupation nouvelle ; la santé des occupants dépend de l’hygiène et de la salubrité des bâtiments. Selon lui, il faut réfléchir à l’implantation d’une prison non pas par rapport à sa place dans la ville mais en fonction de l’adduction d’eau possible pour rendre la vie des détenus saine. Le problème d’évacuation des latrines est aussi posé : il faut éviter la stagnation et les odeurs. L’étude de la topographie du site est alors capitale, pour calculer la pente et la vitesse d’écoulement d’un canal d’évacuation des eaux usées. L’hygiène commence à imposer à l’espace carcéral ses propres règles. »

Si l’assainissement des prisons et l’encellulement individuel des détenus restent certes encore aujourd’hui des questions « à l’ordre du jour » pour les différents pouvoirs, la réforme des prisons de la fin du XVIIIe charria tout de même son lot d’innovations au destin spectaculaire, ainsi la douche ( voir « La douche, une invention d’un médecin des prisons, le docteur Merry Delabost » de Hervé Dajon) et permit surtout, et « grâce » donc en partie aux épidémies, la naissance d’une nouvelle architecture institutionnelle de confinement comme de soin qui allait accompagner la révolution industrielle et ses nouvelles préoccupations quant à la gestion de la force de travail.

Du « grand renfermement » aux « machines à guérir »

L’histoire des hôpitaux est bien trop complexe et bousculée pour qu’on puisse y établir un effet simple de cette nouvelle dialectique entre épidémies et confinement qui semble émerger dans la seconde partie du XVIIIe siècle. Si l’on suit Foucault, cette période est néanmoins celle qui voit s’achever progressivement le « grand renfermement » des pauvres commencé au XVIIe et naître les premières « machines à guérir » ( selon l’expression de Tenon). Rappelons qu’au « grand renfermement » étaient associés les hôpitaux généraux :  » Dans ces institutions viennent se mêler non sans conflits souvent, les vieux privilèges de l’église dans l’assistance aux pauvres et dans les rites de l’hospitalité et le souci bourgeois de mettre en ordre le monde de la misère ; le désir d’assister et le besoin de réprimer ; le devoir de charité et la volonté de châtier. » ( Histoire de la folie à l’âge classique) Même si on y trouve déjà l’obligation au travail, la distinction entre bons et mauvais pauvres ( « qui est essentielle à la structure et à la signification de l’internement ») et donc la « sécularisation » progressive de la misère par la condamnation de l’oisiveté, les hôpitaux généraux ne restent qu’une vague ébauche de gestion moderne de la force de travail, ainsi au sens le plus concret de l’économie politique : « L’âge classique utilise l’internement d’une manière équivoque et pour lui faire jouer un double rôle : résorber le chômage ou du moins en effacer les effets sociaux les plus visibles et contrôler les tarifs lorsqu’ils risquent de devenir trop élevés. Agir alternativement sur le marché de la main d’oeuvre et les prix de la production. » (idem)

Or selon Foucault dans « La politique de la santé au XVIIIe siècle« , ce qui était donc déjà latent dans les principes présidant au fonctionnement des hôpitaux généraux va s’émanciper définitivement des vieilles notions religieuses de la pauvreté : « Une analyse de l’oisiveté -de ses conditions et de ses effets -tend à se substituer à la sacralisation un peu globale du « pauvre ». Analyse qui, dans la pratique, se propose pour objectif, au mieux de rendre la pauvreté utile en la fixant sur l’appareil de production, au pire d’alléger le plus possible le poids qu’elle fait peser sur le reste de la société : comment mettre au travail les pauvres « valides », comment les transformer en main-d’oeuvre utile ; mais aussi comment assurer l’autofinancement par les moins riches de leur propre maladie et de leur incapacité transitoire ou définitive de travailler ; ou encore comment rendre rentables à court et à long terme les dépenses qu’on engage pour l’instruction des enfants abandonnés et pour les orphelins. Se dessine ainsi toute une décomposition utilitaire de la pauvreté, où commence à apparaître le problème spécifique de la maladie des pauvres dans son rapport avec les impératifs de travail et la nécessité de la production. »

Plus encore : « Le support de cette transformation ? On peut dire en gros qu’il s’agit de la préservation de l’entretien et de la conservation de la « force de travail ». Mais sans doute le problème est-il plus large ; il concerne vraisemblablement les effets économico-politiques de l’accumulation des hommes. La grande poussée démographique de l’Occident européen au cours du XVIIIe siècle, la nécessité de la coordonner et de l’intégrer au développement de l’appareil de production, l’urgence de la contrôler par des mécanismes de pouvoir plus adéquats et plus serrés font apparaître la « population » – avec ses variables de nombre, de répartition spatiale ou chronologique, de longévité et de santé – non seulement comme problème théorique, mais comme objet de surveillance, d’analyse, d’interventions, d’opérations modificatrices, etc. » (idem)

On reprochait bien sûr, en plus de leur incapacité à éradiquer vagabondage et oisiveté, aux hôpitaux généraux, du fait de l’entassement des indigents, d’être des foyers d’épidémies qui menaçaient ainsi les centres urbains où ils avaient été progressivement concentrés ( voir notamment « La structure hospitalière de la France sous l’Ancien Régime » de Muriel Jeorger et le chapitre « Des hôpitaux généraux contestés » du livre Les hôpitaux généraux du nord au Siècle des Lumières de Olivier Ryckebusch). Ces critiques et la conception nouvelle de la force de travail puis de la population comme source de la richesse dont il fallait s’assurer de la bonne santé permettant donc l’émergence de l’hôpital moderne, ou du moins la « deshopitalisation » de la pauvreté et la « médicalisation » progressive des anciennes institutions de charité et de confinement. On est toutefois, malgré des phases d’accélération notables – par exemple les réformes initiées durant la révolution française-, bien loin d’un « big-bang » comme le dit joliment Colin Jones dans sa nécessaire mise au point, « The Construction of the Hospital Patient in Early Modern France » ( parue dans le recueil Institutions of Confinement). D’ailleurs pour ce qui est des épidémies, il faudra attendre au moins un siècle et demi pour que les nouveaux hôpitaux gagnent effectivement la confiance de leurs patients ( voir le chapitre IV, « Choléra et révoltes », de notre recueil et les deux édifiantes études de cas du chapitre, « The Limits of Medical Science: Hospitals in Fin-de-Siecle Europe and America », in Mending Bodies, Saving Souls. A History of Hospitals de Guenter B. Risse).

On peut noter également que si cette « naissance » de l’hôpital est indissociable de celle de « la clinique » moderne ( c’est à dire d’une médecine qui se fait au chevet du malade et se fonde sur l’observation des symptômes; voir également la définition, grandiloquente, donnée par Foucault dans la préface de Naissance de la Clinique, pp. xiv et xv ), cette dernière devra beaucoup à la médecine militaire. Comme le souligne Colin Jones dans « The Construction of the Hospital Patient in Early Modern France » :  » Les hôpitaux militaires devinrent une sorte de laboratoire d’expérimentation en termes des soins médicaux. Ils constituaient ainsi des lieux d’innovation en « médecine environnementale » ( ventilation, fumigation, hygiène, etc) (…) Comme service d’État, ils s’avérèrent particulièrement adaptés aux essais cliniques de nouvelles formes de médication – particulièrement en ce qui concerne les maladies vénériennes. » Débarrassée des fonctions de charité et des principes religieux mais vouée à une certaine souplesse et efficacité du fait des évolutions rapides de la guerre moderne et de la valeur nouvelle accordée à la vie des soldats, la médecine militaire va ainsi pouvoir ouvrir la voie en termes de diagnostics, dissection, de tri des malades, etc. Les armées en marche ayant par ailleurs de tout temps été le meilleur vecteur des épidémies, et ces dernières ayant tant de fois décidé du sort de telle bataille ou telle campagne, on s’étonnera pas que la médecine militaire fut également « en pointe « en ce qui concerne l’épidémiologie.

Plus généralement, le dernier tiers du XVIIIe siècle voit émerger une nouvelle nosologie des « grands nombres » qui aura les espaces surpeuplés, l’entassement des hommes et les fléaux qui en découlent comme aiguillon. Comme le résume Jim Downs dans Maladies of Empire. How Colonialism, Slavery and War Transformed Medicine : « les hôpitaux et camps militaires, les bateaux-esclaves et les grands mouvements de population créèrent des conditions de surpeuplement qui aidèrent les médecins à visualiser la propagation de la maladie et fournirent des informations différentes de celles pouvant découler de l’observation des villes, des prisons et des hôpitaux. Comprendre la diffusion de la maladie devint une tâche d’autant plus urgente que les crises médicales qui surgissaient du commerce transnational des esclaves, de l’expansion coloniale et de la guerre se multipliaient. En traitant les populations générées par ces conditions, les médecins coloniaux et militaires développèrent des théories sur la cause, la propagation et la prévention de la maladie. Ce processus de centralisation et d’analyse des données médicales sur la santé de grands ensembles de population se déroula à la même période où les gouvernements occidentaux développaient de nouveaux mécanismes pour exercer leur autorité sur les populations en se basant sur de nouvelles approches de la biologie. » Autres espaces de confinement dont les contre-coup épidémiques ne manquaient pas d’inquiéter, les bateaux négriers et les plantations coloniales devinrent donc eux aussi d’une certaine manière des « laboratoires » du nouvel ordre médical et social.

Les Bateaux négriers

La traite atlantique représentait en effet un terrain nouveau et particulièrement propice au développement et à la circulation des maladies comme le résume Richard B. Sheridan dans « The Guinea Surgeons on the Middle Passage: The Provision of Medical Services in the British Slave Trade« :  » La commerce transatlantique des esclaves combinait des éléments comme le surpeuplement, les déséquilibres alimentaires et de multiples backgrounds pathogènes en un mélange potentiellement mortel. Ce commerce était unique dans son genre puisqu’il liait entre eux trois environnements de maladies différents : l’Europe du nord, les zones d’Afrique situées au sud du Sahara et les zones tropicales et subtropicales de l’Amérique. Puisque chaque bateau était le lieu de rendez-vous d’environnements de pathogènes très éloignés les uns des autres, il n’est pas surprenant que ces cargos humains soient devenus un nouveau terreau pour des maladies originaires d’Afrique, d’Europe et des Amériques. » Sowande’ Mustakeem dans « I Never Have Such a Sickly Ship Before »: Diet, Disease, and Mortality in 18th-Century Atlantic Slaving Voyages » constate également que « comme les bateaux constituaient probablement l’environnement le plus isolé de tous le spectre de l’esclavage, dés lors qu’ils abordaient différentes côtes le long de l’Atlantique – en Europe, en Afrique, aux Caraïbes, en Amérique du Nord et du Sud- il se transformaient en des espaces mobiles de gestation, transportant un vaste ensemble de bactéries, de pathogènes et de maladies mortelles émanant des conditions particulièrement malsaines qui régnaient à bord. »

Dans ce contexte, en plus de la crainte du convoyage des épidémies d’un continent à l’autre – on a attribué et attribue ainsi à l’esclavage l’arrivée de la variole en Amérique ou de la fièvre jaune aux Caraïbes – de la décimation des équipages (qui affichaient une mortalité parfois supérieure à celle de leurs cargaison d’esclaves), c’est bien évidemment la peur de perdre avant l’arrivée à destination la « marchandise humaine » qui anime beaucoup des débats et réformes autour de la traite atlantique dans le dernier tiers du XVIIIe siècle. Des scandales restés célèbres comme le « massacre du Zong » en 1781 ( voir la très complète fiche Wikipédia à ce sujet), illustrant les pratiques barbares des armateurs et des équipages débouchèrent sur des tentatives de reformes et ouvrirent probablement la voie à l’abolition de la traite en 1807. Une de ces réformes restée célèbre, où les préoccupations humanistes s’accommodent tant bien que mal avec celles de préservation de la force de travail servile, fut le Dolben Act de 1788. En présentant sa loi de régulation de la traite, Sir William Dolben « avançait que des désordres putrides et toutes sortes de maladies fatales résultaient du fait que les esclaves étaient entassés comme des harengs dans un tonneau » ( cité dans « The Guinea Surgeons on the Middle Passage« ). Sa loi prévoyait désormais un nombre maximum d’esclaves par bateaux calculé par rapport au tonnage de ceux-ci. Toutefois comme l’indique Charles Garland et Herbert S. Klein dans « The Allotment of Space for Slaves aboard Eighteenth-Century British Slave Ships » : « En 1799, le mécontentement vis à vis de cette limite et l’imprécision du rapport entre tonnage et nombre d’esclaves aboutit à une nouvelle règle qui prescrivait un espace minimum de 8 pieds carrés ( soit 0,74m2) pour chaque esclave. » Le Dolben Act prévoyait également la présence obligatoire d’un « chirurgien » qui devait tenir un carnet de bord consignant les maladies et les morts se produisant lors de la traversée ( qui de ce fait sont devenus des documents incontournables sur la traite, voir par exemple “Putrid Disorders and Dangerous Diseases”: Slave Ship Surgeons’ Journals and Medicine on the Middle Passage » de Maya Levin). « Chirurgiens » qui jouaient souvent d’ores et déjà un rôle central puisque c’était eux qui étaient chargés au départ de la « sélection » des esclaves les plus à même de survivre à la traversée. Le Dolben Act mettait en place à leur intention et celle des capitaines de bateaux un système de bonus si la mortalité de la cargaison restait basse, soit 100 £ pour le capitaine et 50£ pour le chirurgien si elle ne dépassait pas 2%.

Si cette question du rapport entre l’entassement des esclaves sur les bateaux et leur mortalité a été et est toujours l’objet de nombreux débats chez les universitaires américains ( voir par exemple « Transoceanic Mortality: The Slave Trade in Comparative Perspective » de Herbert S. Klein et alii; « Ship Crowding and Slave Mortality: Missing Observations or Incorrect Measurement? » de Peter M. Solar et Nicolas J. Duquete et « Visualizing the Middle Passage: The Brooks and the Reality of Crowding in the Transatlantic Slave Trade« ), il faut noter que la nouvelle législation, les préoccupations de rentabilité et les observations et progrès pratiques faits par les chirurgiens ont probablement contribué à réduire quelque peu le nombre de décès dans la dernière décennie du XVIIIe siècle. On peut citer ainsi la mise en place de quarantaine pour les malades sur les bateaux mêmes, l’adoption des mesures anti-scorbutiques de base, la variolisation des esclaves et la confiscation au départ de leurs vêtements, toutes ces mesures témoignant de ce que « La santé était devenu le premier déterminant de la valeur future de la marchandise, préserver le corps des esclaves était devenu un enjeu crucial du voyage et de l’importation d’une main d’oeuvre exploitable. » ( Sowande’ Mustakeem, Slavery at Sea. Terror, Sex, and Sickness in the Middle Passage).

Plantations, enclaves et prisons coloniales

Les soins prodigués par la suite sur les plantations coloniales et/ou esclavagistes servaient tout autant à maintenir à moindre frais la main-d’oeuvre en vie qu’à alimenter les théories racistes justifiant la domination et l’exploitation blanches ( voir le rapide résumé de Todd L. Savitt, « Black Health on the Plantation: Owners, the Enslaved, and Physicians » mais aussi le VIIe chapitre de notre recueil) ou ont même donné lieu à diverses « expérimentations médicales« , notamment dans les Caraïbes. On peut toutefois signaler que certaines zones de confinement coloniales ont stimulé des innovations sanitaires plus traditionnelles. Comme le retrace Nandini Bhattacharya dans Contagion and Enclaves. Tropical Medicine in Colonial India :  » Tout au long du XVIIIe et du XIXe siècle, après l’expansion territoriale et alors que l’accumulation devenait plus intensive, l’établissement et l’entretien d’enclaves au sein de la société coloniale devint vital. Ces enclaves européennes dans les tropiques coloniales remplissaient plusieurs fonctions : cantonnements pour l’armée, plantations capitalistes à grande échelle avec des planteurs et des travailleurs résidant sur place, lieux de villégiature et résidence d’été pour les fonctionnaires britanniques ou zone exclusive pour les colons au sein de villes ou villages peuplés d’indigènes. Le colonialisme en Inde fut marqué par ce rapport entre les enclaves et le monde alentour : ces enclaves étaient de fait traversée tant par les travailleurs, les marchandises, les soldats, les prostitués, les marchands que les pathogènes. » Pour garantir aux colons une sécurité sanitaire que leur refusait bien souvent la vie sur le sous-continent, ces enclaves se devaient donc d’appliquer un régime sanitaire draconien ce qui en fit souvent les laboratoires de politiques amenées à être appliquées par la suite à plus grande échelle : « C’est au sein de ces enclaves que l’État colonial et la médecine tropicale essayèrent pour la première fois de mener des campagnes de vaccination, établirent des infrastructures sanitaires, initièrent un contrôle continu des maladies vénériennes et mirent en place des programmes de lutte contre les vecteurs de maladies et parasites. »

Autre lieu de confinement colonial du sous-continent dont les ravages épidémiques provoqua en retour une politique volontariste de réforme, les prisons. Comme le retrace David Arnold dans son article  » La prison coloniale : Pouvoir, savoir et pénologie en Inde au dix-neuvième siècle » traduit dans notre recueil Subaltern Studies. Une anthologie : « Si la prison coloniale proposait un modèle Orientaliste d’une société construite autour d’un essentialisme basé sur la caste et la religion, elle devint aussi, et davantage encore, à mesure qu’on progressait dans le siècle, un modèle d’organisation de la société autour des dictats de la science médicale et de l’hygiène. Étant l’un des rares espaces dans lequel l’État colonial disposait d’un accès plus ou moins illimité au corps de ses sujets, la prison occupait une place cruciale dans le développement de la connaissance et de la pratique médicale occidentales en Inde . Outre la peur, générée par les éruptions de violence et d’indiscipline à l’intérieur des prisons, ce sont leurs taux de maladie et de mortalité élevés qui motivèrent les enquêtes officielles et le souci de réforme. Bien qu’aucun médecin ne participa au Comité sur la Discipline carcérale de 1838, dans les années 1860, la prison fut activement incorporée au domaine d’intervention accrue de la médecine d’État.(…) À la fin du siècle, l’administration médicale avait fini par être considérée comme « l’aspect le plus important parmi tous ceux qui affectent la gestion des prisons » .
En acceptant d’endosser la responsabilité de la santé dans les prisons, l’État colonial les institua en lieux privilégiés pour l’observation et l’expérimentation médicales. L’importance du lien colonial entre médecine et pénologie se reflète dans l’impressionnante production de documents médicaux, qui utilisaient les prisonniers comme source de données statistiques et d’observation clinique ou comme modèle à partir duquel on pouvait chiffrer et évaluer l’état de santé de la population dans son ensemble. (…) Les prisons, que les épidémies dévastaient périodiquement, étaient une des sources principales d’information sur le choléra. À une époque où la médecine établissait un lien entre un grand nombre de maladies et les miasmes empoisonnés et autres effluves malodorantes, les prisons offraient un argument apparemment incontestable pour confirmer la relation entre les corps fétides, les exhalations humaines et les épidémies. Les administrateurs des prisons réagissaient, soit en évacuant les prisonniers vers des camps temporaires, soit en tentant de minimiser les ravages causés par la maladie, en innovant en termes d’aération et d’écoulement des eaux usagées. (…) Les observations médicales en milieu carcéral ne se limitaient pas au choléra, elles concernaient aussi le typhus, la tuberculose, la fièvre noire et la méningite, ainsi que la malaria et l’ankylostomiase (présence de vers dans les intestins) – ces deux dernières maladie ayant une importance économique particulière, en raison de leur prééminence chez les travailleurs des plantations ainsi que chez les prisonniers. Cette investigation statistique, sanitaire et médicale de la société, par le biais de la prison, concernant les « caractéristiques biologiques » pertinentes pour une « gestion économique » plus étendue évoque ce que nous dit Foucault d’un processus similaire, quoique plus généralisé, mis en œuvre dans l’Europe du dix-huitième et dix-neuvième siècles. »

A l’issue de ces quelques notes, on constate donc que, sous bien des latitudes à partir du dernier tiers du XVIIIe siècle, cette nouvelle dialectique entre confinement et épidémies, surpeuplement et réformes sanitaires et carcérales participe de l’émergence d’un nouveau régime d’encadrement de la force de travail et des populations qu’accompagnera bientôt une nouvelle génération d’institutions de confinement.


Épidémies et confinement (II) : Lazarets et quarantaine

Des léproseries aux lazarets ?

Si il parait donc impossible d’établir l’existence d’un mode simple et récurrent de gestion de la lèpre à l’époque médiévale, des principes et dispositions associés à cette épidémie semblent toutefois avoir joué un rôle notable dans la gestion du fléau qui, d’une certaine manière, lui succéda, c’est à dire la peste. Dans sa contribution,  » The Renaissance Institution of Quarantine » au recueil Society in the Age of Plague , Jane Stevens Crawshaw note que « L’expérience de la lèpre a permis à la société de concevoir la contagiosité de la peste et de trouver les moyens d’y faire face. » La reconnaissance de la possibilité d’une propagation par simple proximité ou contact, dont témoignaient caricaturalement les diverses interdictions encadrant l’existence des lépreux, trouvèrent effectivement très rapidement un écho dans les mesures prises en temps de peste vis à vis des maisons des malades, claquemurées et surveillées nuit et jour pour empêcher les habitants d’en sortir. La continuité dans la gestion des deux épidémies fut peut-être aussi « institutionnelle » selon Crawshaw :  » Les structures mises en place pour loger les lépreux et les victimes de la peste ont été considérées par certains historiens comme constituant deux générations d’une même institution. Les épidémies de peste devinrent fréquentes à une époque où la lèpre était sur le déclin. Les léproseries se vidant, elles devenaient donc disponibles pour créer des hôpitaux réservés à la peste. » Ce fut ainsi le cas à Marseille en 1476 ( selon Eugenia Tognotti in « Lessons from the History of Quarantine, from Plague to Influenza A« ).

L’effet de la peste noire de 1348 sur les léproseries a en effet été bien plus que conjoncturel, Guenter B. Risse dans Mending Bodies, Saving Souls. A History of Hospitals avance ainsi, qu’en plus des ravages immédiats de l’épidémie, « Suite à la Peste Noire, les revenus des baux agricoles [ les revenus tirés des terres données aux léproseries par leurs résidents ou leurs bienfaiteurs] s’écroulèrent à cause de la pénurie de main d’oeuvre et de la hausse des coûts des travaux agricoles. Le sentiment que les lépreux vivaient dans un relatif confort dans leur splendide isolement transforma les anciennes pulsions charitables en hostilité et même en haine. Dans ces circonstances les léproseries connurent une chute vertigineuse des donations, ce qui mena à la ruine des plus petites institutions ne disposant pas de soutiens importants. » L’idée d’une conversion progressive des léproseries en lazarets contre la peste est parue d’autant plus probable du fait d’une dénomination parfois commune, même si il s’agit probablement d’une confusion : « Le terme lazaret vient du mot italien lazzaretto qui serait lui-même une déformation de Nazareth. En effet, ce fut sur un îlot de la lagune de Venise, dénommé Santa Maria di Nazareth, que fut fondé en 1423 le premier établissement destiné en Europe à mettre en quarantaine les pestiférés. Dans les textes des XVIe et XVIIe siècles un tel établissement est désigné parfois sous le nom de sanitat, qui est emprunté lui aussi à l’italien Sanità, institution mise en place en 1486 par la république de Venise pour administrer ses lazarets, qui étaient, depuis 1471, au nombre de deux : le lazzaretto vecchio et le lazzaretto nuovo (ce dernier destiné à l’hébergement des convalescents). Lazaret n’a donc pas grand-chose à voir avec saint Lazare (par ailleurs patron des lépreux et non des pestiférés), mais résulte néanmoins très vraisemblablement d’une contamination linguistique avec le nom de Lazare (Nazaretto / Lazzaretto). » (Pierre-Louis Laget, Les lazarets et l’émergence de nouvelles maladies pestilentielles au XIXe et au début du XXe siècle)

Notons aussi que cette question d’une forme de transition, des perceptions, institutions et modes de lutte contre la maladie (confinement ou expulsion des malades), de la lèpre à la peste est significative car doublement paradoxale. Paradoxe de la lèpre, érigée en modèle de la contagion et des peurs qui l’accompagnent alors qu’elle l’est effectivement très peu et qu’elle n’a probablement pas été aussi répandue au Moyen-âge qu’on a pu le croire un temps. Et paradoxe de l’usage de cette notion de contagion dans la balbutiante étiologie de la peste comme le souligne Ann G. Carmichael dans « Contagion Theory and Contagion Practice in Fifteenth-Century Milan » : « Le terme « contagion » n’est pas très utile quand on veut comprendre et combattre la diffusion de la peste bubonique. La peste est une maladie complexe qui se transmet des rongeurs aux humains via les moustiques, et la transmission interhumaine n’est pas courante. De plus les humains ne développe pas d’immunité de long terme à la peste et ne peuvent maintenir le micro-organisme dans la population en l’absence de rongeurs infectés et de leurs moustiques. (…) Néanmoins, les histoires populaires de la médecine et de la santé publique, louent l’émergence des théories et des pratiques se basant sur l’idée de contagion comme la pointe avancée des défenses européennes contre les pestes récurrentes. » L’importance primordiale des déterminants culturels et conjoncturels dans la perception de la contagion et plus généralement de la maladie jusqu’au XIXe, voire au-delà, suppose donc de ne pas approcher trop « mécaniquement » le rapport entre épidémies et confinement ainsi que le notait Jacques Revel dans « Autour d’une épidémie ancienne : la peste de 1666-1670″ : « Qu’elles ressortissent de la police ou de la santé, les mesures prises sont solidaires de la représentation confuse et illogique de la maladie. » Représentation « confuse et illogique » qui n’en reflétait certes pas moins certaines logiques sociales plus « cohérentes »….

L’étiologie de la peste et les pauvres

On trouve dans le texte  » De la lutte contre la peste au contrôle social », publié dans le recueil, et tiré du classique de Ann G. Carmichael Plague and the Poor in Renaissance Florence, un tableau succinct des premières mesures prises contre l’épidémie par les cités-États italiennes au XIVe et XVe siècle et de l’émergence souvent fastidieuse des lazarets comme centres spécifiques de confinement des malades lors des vagues de peste. Mis à part une nécessaire mise au point sur un éventuel modèle disciplinaire « sorti tout armé » de l’épidémie, le texte de Carmichael et d’autres, contemporains et ultérieurs, ont le grand mérite de souligner les interactions entre évolution de l’étiologie de la maladie et gestion de la pauvreté dans l’Europe du XVe et XVIe siècle. Brian Pullan dans sa contribution « Plague and perceptions of the poor in early modern Italy » au recueil Epidemics and ideas. Essays on the historical perception of pestilence, note ainsi : « Les théories de la contagion, qui considéraient que la peste était convoyée des régions infestées aux régions non infestées, gagna du terrain à partir de la moitié du XVe siècle parmi les administrateurs des villes et probablement à partir du XVIe chez les médecins jusqu’à ce que les termes de « peste » et de « contagion » deviennent quasiment synonymes. Elles ne prirent pas tant la place de, mais plutôt place à côté des théories miasmatiques [ou aéristes], accentuant la tendance régnante à faire porter le blâme des épidémies sur les étrangers. C’est la peur de ces derniers qui poussaient les vagabonds et peut-être aussi les prostitués dans une position marginale qui leur interdisait quasiment toute compassion de la part de la société; ils devinrent des candidats privilégiés à l’expulsion, ou au moins à l’isolation et l’emprisonnement, tant que durait l’épidémie. »

Neil Murphy dans sa contribution « Plague Ordinances and the Management of Infectious Diseases in Northern French Towns, c.1450–c.1560 » au recueil Society in the Age of Plague va dans le même sens :  » Les inquiétudes quant à la contagion convergeaient avec la volonté d’imposer une réforme morale aux populations urbaines, particulièrement aux pauvres. Beaucoup des mesures adoptées par les magistrats cherchaient à réguler les comportements des classes déshéritées. » Murphy souligne également le même tournant étiologique et son spectre social : « Une telle intolérance vis à vis des pauvres errants découlait de la croyance désormais répandue qu’ils étaient les premiers vecteurs de la maladie ; et les ordonnances prises contre la peste devinrent bientôt des ordonnances contre les pauvres (…) La peste offrait une opportunité aux magistrats de mettre au pas ceux qu’ils considéraient comme des parasites et les mesures prises contre les pauvres non méritants reflétaient les inquiétudes plus larges concernant l’oisiveté et le vagabondage dans la société en général. »

Samuel K. Cohn Jr dans Cultures of Plague. Medical Thinking at the End of the Renaissance remarque qu’à partir de 1400 la maladie semble avoir pris un « biais de classe » marqué, ce qui n’avait pas échappé à certains contemporains :  » Au moins un médecin du XVIe siècle, Giovanni Filippo Ingrassia, se pencha sur des différences historiques dans l’évolution sociale de la maladie. En 1576 il remarqua que les pestes italiennes des années 1360 étaient différentes dans leur effets sociaux des pestes de son temps : désormais les maladies étaient confinées à la plèbe la plus misérable ( « poveretti plebei »). » Cela ne manqua pas de se répercuter sous forme de nouvelles instructions sanitaires : « Dés le départ, les docteurs médiévaux savaient que leur nouveau fléau était hautement contagieux et au XVe siècle ils conseillaient à leurs patients d’éviter les lieux où se rassemblaient des foules, particulièrement les places et singulièrement les lieux clos comme les églises. Néanmoins en désignant ces endroits, ceux qui écrivaient sur la peste avant 1575 n’opéraient pas de discrimination sociale, c’est à dire ne considéraient pas certains endroits plus dangereux selon la géographie sociale de la ville. C’est ce qu’ils firent en 1575 et par la suite : les endroits où les pauvres se réunissaient et résidaient étaient désormais vus comme de dangereux foyers de la maladie. Ingrassia conseilla d’éviter toute interaction avec la plèbe pendant la peste sicilienne de 1575 :  » leurs corps et vêtements étaient grossiers et négligés, laids et pleins de crasse » et ils infectaient ainsi de nombreuses personnes. Il était particulièrement dangereux de se retrouver parmi « cette multitude et cette confusion » durant les mois d’été. » ( Tout le septième chapitre du livre de Cohn, « Plague and Poverty », regorge de détails sur cette nouvelle « plébophobie » en temps d’épidémie).

John Henderson dans Florence Under Siege. Surviving Plague in an Early Modern City souligne lui aussi une certaine coexistence, déjà signalée plus haut, des théories contagionnistes et aéristes :  » Au XVIe et XVIIe siècle le terme le plus fréquemment utilisé pour décrire la transmission de la maladie était celui de « contagion », mais il est important de souligner qu’il ne s’agissait pas là de la reconnaissance de l’existence d’un pathogène pouvant passer de personne à personne. Cette notion se basait principalement sur l’idée d’une corruption de l’air et même si on prend en compte les idées, héritées de Galien et développées par Fracastoro, de « semences de maladie » ( seminaria contigionis) dispersées dans l’atmosphère, cela ne représente pas une prémonition de la théorie microbienne de Koch. C’est un point important à souligner, car il aide à comprendre le rôle de l’air et son rapport avec les idées concernant la putréfaction et les odeurs dans les théories de la maladie et de sa transmission dans l’Italie de l’époque. » Et ses conséquences sociales :  » Les croyances quant au rôle de la putréfaction dans la genèse et la propagation de la maladie se trouvaient à la base non seulement des conseils donnés par les médecins mais aussi des mesures prises par la Sanità. C’est sur elles que s’appuyaient les enquêtes menées dans les parties les plus pauvres de la ville et les actions prises contre les mendiants, mesures prises pour s’assurer que la maladie ne soit pas générée par la putréfaction de diverses effluences et matières en décomposition. » En effet leur mode de vie et leur régime alimentaire étaient supposés prédisposer les pauvres à devenir les principaux vecteurs de la maladie et ce par leurs simples exhalations. Le docteur Antonio Righi, membre de la Sanità de Florence et auteur d’une histoire de la peste de 1630, avertissant ainsi que la mauvaise alimentation des pauvres généraient dans leurs corps de « grandes masses d’humeurs mauvaises » qui avaient créé en eux « une putréfaction extraordinaire » qui même à longue distance s’était transformée en peste. Ce genre de théories connurent une fortune certaine par la suite en Angleterre comme le nous verrons dans le troisième post de cette série…

Plus craints que la mort elle-même ? Les lazarets en temps d’épidémie

Au vu de ces conceptions on perçoit mieux l’importance et l’utilité pour les autorités des lazarets comme centre de confinement des malades réels ou supposés. Si la mise en place de ces structures fut parfois laborieuse, certaines atteignirent des tailles impressionnantes pour l’époque. Le lazaret permanent de Milan, un des plus grands d’Italie, fondé en 1488, comptait 280 « chambres » et put accueillir jusqu’à 16000 malades lors de l’épidémie de 1630. Bien évidemment les personnes emmenées au lazaret n’avaient que peu de chances d’en ressortir vivant ( certaines études suggèrent une mortalité des 2/3 dans les lazarets vecchio et nuovo de Venise) d’où leur sinistre réputation. Toutefois plusieurs auteurs ont souligné qu’il ne s’agissait pas non plus uniquement de mouroirs ou de simples instruments de maintien du contrôle social en temps de crise. John Henderson note ainsi dans Florence Under Siege. :  » Les politiques menées par la ville et l’État se fondaient sur un fort principe de contrôle social, de même qu’une discipline stricte se justifiait dans les plus petites communautés institutionnelles. Mais l’histoire des lazarets de Florence est plus complexe et riche d’aspects contradictoires. Quand on essaie d’évaluer leur rôle et la mesure dans laquelle ils contribuaient à la campagne contre la peste, il faut se souvenir que les hôpitaux d’isolement n’étaient pas entièrement séparés du reste de la communauté qu’ils servaient, que ce soit par la circulation des patients et du personnel ou par le trafic des objets volés. Les conditions étaient souvent horrifiques et même les docteurs craignaient de rentrer en contact avec leurs patients. Il ne s’agit toutefois pas que d’une histoire de marginalisation des pauvres mais aussi celle d’un grand courage et d’un incroyable dévouement. »

En effet se concentrer uniquement sur la fonction de mise à l’écart et de mise au pas ne rend pas justice aux soins bien réels et de toute sorte qui étaient parfois prodigués dans ces lazarets et à l’oscillation constante entre exclusion et charité chez les autorités des cités-États. Jane Stevens Crawshaw dans Plague Hospitals. Public Health for the City in early Modern Venice constate que « Certains sites de confinement étaient pensés pour protéger l’ensemble de la ville, certains autres pour protéger les éléments et individus qu’ils contenaient. Quelques institutions, comme les lazarets, combinaient ces deux fonctions. L’utilisation du confinement pour les malades et ceux suspectés de l’être permettait de gérer un groupe social considéré à la fois comme dangereux et digne de charité. Considérer les lazarets dans ce contexte nous permet de saisir l’influence que les hôpitaux réservés à la peste ont eu comme initiatives précoces pour organiser l’espace urbain afin de nettoyer la ville moralement, physiquement et spirituellement. » La même Crawshaw souligne que les coûts importants générés par ces structures signalent une « volonté réelle de soigner la peste » et non simplement de confiner les malades entre quatre murs.

Sur cet « entre-deux » du lazaret on peut aussi citer cette synthèse, qui en vaut d’autres, de Morris J. Vogel dans sa contribution, « The Transformation of the American Hospital » au recueil Institutions of Confinement. Hospitals, asylums and prisons in Western Europe and North America, 1500-1950 : « La maison de peste, une des institutions dont tangentiellement les hôpitaux tirent leur origine, fournissent un exemple particulier mais instructif des débuts de l’institution hospitalière. Les maisons de peste n’avaient clairement aucune vocation thérapeutique; leur mission était l’isolement pas le traitement des patients [Ndt : ce qui, on vient de le voir, est relativement faux]. Les patients y entraient en général de force et non volontairement. Mais dans un sens général, il y avait une part de démarche médicale dans la colonie de lépreux ou l’hôpital pour malades de la syphilis ou de la variole, le fait d’isoler ceux qu’on avait reconnu comme contagieux tenant de la médecine préventive. Étendre de cette façon la définition de la médecine nous force à reconnaître que la séparation rigide des forces sociales et médicales est pour le moins artificielle. Il en découle plusieurs possibilités analytiques. A un extrême, on peut en venir à un type de jugement définitif associé à Michel Foucault, qui avance que la médecine a été un instrument de contrôle social et de répression, que les médecins et le discours médical sont en soi des instruments de l’État et du système économique dominant. A l’autre extrême, le progrès médical et le développement de la connaissance scientifique sont saisis comme la clé de toute expansion et réorganisation de l’hôpital. Aucune de ces deux stratégies intellectuelles ne permet d’analyse nuancée des interactions entre forces sociales, culturelles et scientifiques. » On retrouve, d’une certaine manière, un tel contraste au sujet de « l’autre lazaret », c’est à dire celui, permanent, spécifiquement voué à l’isolement réglementaire et temporaire des voyageurs et marchandises venant de l’étranger.

Lazarets de quarantaine

Comme le rappelle très justement Mark Harrison dans son introduction à Contagion. How Commerce Has Spread Disease : « le commerce a longtemps déterminé le sort épidémiologique de l’humanité », la Peste Noire et celles qui lui ont succédé l’ont de fait parfaitement illustré. Ce qui aboutit dés 1377 à Raguse, le Dubrovnik actuel, à l’invention de la quarantaine et la construction ou reconversion progressive de lazarets à cet usage dans toutes les villes côtières d’Italie puis d’Europe. Car comme le résument joliment Mafart et Perret dans leur « Histoire du concept de quarantaine » : « Les voies maritimes tissent alors les réseaux de la prospérité entre des comptoirs excentrés et les cités portuaires de la Méditerranée occidentale qui les commanditent. Mises en péril dans leur substance autant que dans le flux nourricier assurant leur puissance, elles vont riposter de toute leur ingénieuse et pragmatique autorité en se donnant les moyens d’un cloisonnement sélectif qui va inaugurer les expressions concrètes des quarantaines. » Pour le reste de l’Europe le mouvement fut plus lent comme le constate Harrison dans Contagion :  » Il n’y eut pas de lazaret permanent dans le nord de l’Europe avant que soit construit celui d’Amsterdam en 1655. De fait avant le XVIIIe siècle, la plupart des pays du nord n’avaient ni lazarets ni législations édictant la durée de la quarantaine et la façon dont celle-ci devait être imposée. »

Avant de prendre, naturellement, une pente plus critique il ne nous semble pas absurde de commencer par reproduire quelques remarques du, par ailleurs assez vain, carnet de voyage de Geoff Manaugh et Nicola Twilley, Until Proven Safe. The History and Future of Quarantine : « L’acceptation et la mise en place de la quarantaine constitue un signe précoce de modernisation de la pratique médicale, signalant une confiance nouvelle dans les explications scientifiques et séculières de la santé plutôt que religieuses et supra-naturelles. (…) Le dévouement à la vertu civique et l’investissement dans le bien commun incarnés par la construction d’un lazaret de quarantaine suppose un fort sens de la communauté et de l’identité partagée. L’isolement et la quarantaine sont donc des exemples précoces d’une rationalité médicale et d’une modernité politique dans l’esprit public et dans la science. » On pourrait également citer dans un autre genre Carlo M. Cipolla dans Fighting Plague in XVIIe Century Italia, qui évoque la coordination mise en place entre plusieurs cités-États ( Florence, Gènes, etc) : « La convention entre ces trois puissances prévoyant l’adoption de pratiques de santé et de mesures de prévention communes dans les trois ports de la Mer Tyrrhénienne représentait une idée révolutionnaire qui, dans l’intérêt de la santé commune, envisageait des contrôles internationaux et l’abandon volontaire des pouvoirs discrétionnaires d’États pleinement souverains en matière de santé publique. » Quand on sait combien le sujet reste épineux, on comprend l’enthousiasme de ces auteurs pour une telle pratique « d’avant-garde »…

On trouve une approche certes moins optimiste dans deux recueils récents Quarantine. Local and Global Histories et Medicalizing Borders. Selection, Containment and Quarantine since 1800. Dans l’introduction à ce dernier les éditeurs notent qu' »Une des propriétés que les lazarets semblent partager avec le concept générique de camp c’est qu’ils opéraient comme « lieux ambigües », compte tenu du fait que malgré l’isolation et l’extra-territorialité, ils constituaient des escales et le lieu d’un nouveau départ (…) Du fait de leur conception et mode d’opération, les lazarets constituaient des centres multitâches : à la fois mécanisme disciplinaire, lieux de désinfection mais aussi de surveillance des mobilités humaines, animales ou idéologiques et sites où étaient générées de nouvelles connaissances scientifiques. » L’historien de la quarantaine, John Chircop, va dans le même sens dans sa contribution, » Lazarettos as border filters : expurgating bodies, commodities and ideas, 1800-1870″ :  » Les lazarets étaient aussi efficaces comme sites de détention, postes-frontières, asiles, laboratoires sanitaires et sociaux, sas de censure du courrier et de la littérature venant de l’étranger et lieux de récolte d’informations pour les services de renseignements. » Bashford dans l’introduction au premier recueil constate quant à elle que « La quarantaine a été un mécanisme central par lequel l’autorité et la territorialité des État-nations modernes se sont affirmées et ont pris tous leur sens. »

Bref, si le lazaret « urbain » se situe encore au vieux carrefour de l’exclusion et de la charité, le « lazaret de quarantaine » semble plutôt avoir été un des creusets de ce que Foucault, dans « La politique de la santé au XVIIIe siècle » appelait encore la « nouvelle noso-politique » : « Jusqu’à la fin du XVIIe siècle les prises en charge collectives de la maladie se faisaient à travers l’assistance aux pauvres. Il y a bien sûr des exceptions : les règlements à appliquer en temps d’épidémie, les mesures qu’on prenait dans les villes pestiférés, les quarantaines qui étaient imposées dans certains grands ports constituaient des formes de médicalisation autoritaire qui n’étaient pas organiquement liées aux techniques de l’assistance. » Symbole précoce « d’un enchevêtrement médico-administratif autour des contrôles de l’hygiène publique » (idem) promis à un grand avenir, le lazaret de quarantaine constituerait donc un jalon de l’émergence des « régulations de la population », second pilier, après les disciplines, du « biopouvoir » ( Rappelons la définition qu’en donne Foucault dans La Volonté de savoir : « La vieille puissance de la mort où se symbolisait le pouvoir souverain est maintenant recouverte soigneusement par l’administration des corps et la gestion calculatrice de la vie. Développement rapide au cours de l’âge classique des disciplines diverses – écoles, collèges, casernes, ateliers ; apparition aussi, dans le champ des pratiques politiques et des observations économiques, des problèmes de natalité, de longévité, de santé publique, d’habitat, de migration ; explosion, donc, de techniques diverses et nombreuses pour obtenir l’assujettissement des corps et le contrôle des populations. »).

Moins dépendante des assimilations confuses entre classe et contagion ( quoique les hiérarchies sociales s’y maintiennent relativement), cette esquisse d' »étatisation du biologique », voire lointain ancêtre des « technologies de sécurité non disciplinaires », que sont les lazarets de quarantaine permet d’illustrer comment la médecine va prendre toute sa place dans l’échafaudage du pouvoir moderne. En effet le corps social, la nation et ses frontières y étant immédiatement saisis de façon organique, ils deviennent d’autant problématisables dans les termes d’une médecine dont les techniques, procédures et principes auront une importance centrale dans le fonctionnement de cette institution hybride avant d’en avoir une équivalente dans la gestion de la population qui s’invente progressivement. Certes les autres « mesures prises en temps de peste » que Foucault sollicite extensivement – mais en s’appuyant sur des édits très tardifs, du XVIIIe siècle en France ( dans Surveiller et punir) ou même du XIXe en Italie ( dans le cours au Collège de France sur « Les anormaux ») qui n’ont donc probablement jamais été en vigueur et ne témoignent, comme il le reconnaît bien volontiers, que des ambitions, voire rêveries, des pouvoirs – avaient d’ores et déjà permis une extension inédite des prérogatives de l’État et de ses auxiliaires sanitaires. Mais si on souhaite dégager les épidémies de la gangue des métaphores commodes et du fourre-tout sous-théorique, considérer « la ville en temps de peste » comme le laboratoire d’un nouveau « pouvoir sur la vie » supposerait tout de même d’aller un peu plus loin que le joli paradoxe et de se pencher sur un tant soit peu sur l’histoire réelle (et donc pas seulement sur une fiction documentée comme celle de Daniel Defoe), ce dont se gardent bien les quelques textes prétendant aborder cet enjeu ( On ne peut sur ce point que renvoyer aux textes de Ann G. Carmichael et David Arnold publiés dans le second chapitre de notre recueil ). D’ailleurs même une institution aussi « paradigmatique » et relativement efficace que le lazaret de quarantaine est loin d’avoir connue cette trajectoire sans accrocs que laissent supposer certaines téléologies du contrôle et du pouvoir…

La contagion, le confinement et le commerce : les débats sur la quarantaine au XIXe

Mark Harisson retrace longuement et en détail dans Contagion. How Commerce Has Spread Disease la fortune que connaît la quarantaine en Europe du XVIIe au XVIIIe siècle. Moyen d’affirmation nationale et étatique (  » La quarantaine et les embargos sanitaires en sont venus à être utilisés consciemment comme instrument du pouvoir d’État et figurent à une place centrale dans les relations internationales depuis lors. »), voire procédé commode d’extorsion de revenus ( « Le développement des institutions de quarantaine était également motivé par des intérêts pécuniaires. En 1781, on avait construit un troisième lazaret à Livourne en réponse à l’extension des structures de quarantaine de Gènes. Chaque partie se faisait concurrence pour capter les bateaux obligés de procéder à une quarantaine à un moment ou à un autre de leur traversée de la Méditerranée »), le système de quarantaine européen va progressivement être remis en cause par toute une série d’acteurs au premier rang desquels le florissant empire britannique. En effet au milieu du XIXe :  » L’Empire formel britannique, qui se confinait à l’époque essentiellement à l’Inde, aux Caraïbes, à l’Australie et au Canada était désormais complété par un empire informel de libre échange chaperonné par la Royal Navy. Ces réseaux impériaux formaient la base de ce qui il allait devenir la première économie globale :  » un système monde » basé explicitement sur les principes du libre-échange. Ce système fut fondé dans la foulée de l’abolition de l’esclavage dans l’empire britannique et sa profitabilité dépendait non seulement d’une plus grande liberté du commerce mais aussi de la migration transocéanique de la force de travail depuis l’Asie vers les économies anciennement esclavagistes des Amériques. Le mouvement des personnes et des biens était facilité par l’usage croissant des bateaux à vapeur et des chemins de fer, qui accroissaient la vitesse et la fréquence des communications entre des territoires autrefois séparés. L’empire acquit ainsi une plus grande cohérence mais ses réseaux constituaient également de nouvelles opportunités de circulation pour les maladies. (…) Des plaintes contre les effets nuisibles des quarantaines sur les communications impériales avaient déjà été émises par le passé mais les nouvelles technologies avaient accru les attentes et rendu possible une vision nouvelle du rapport entre la Grande Bretagne et ses territoires d’outre-mer. Les communications rapides que ce soit par le bateau à vapeur ou le télégraphe alimentaient la perception de l’empire britannique comme un ensemble cohérent. Cela peut expliquer pourquoi le gouvernement britannique et les administrateurs coloniaux étaient de plus en plus enclins à réformer ou abolir la quarantaine. » ( Mark Harisson)

Un tel panorama préalable est nécessaire pour comprendre les enjeux à l’oeuvre dans le long et vif débat entre contagionnistes ( défenseurs des quarantaines) et anti-contagionnistes ( qui s’y opposaient) qui se déroule tout au long du XIXe siècle. Comme le résume Erwin H Ackerknecht dans un article devenu un classique « Anticontagionism between 1821 and 1867« , « Le contagionnisme ne relevait pas d’un problème théorique ou même médical. Le contagionisme avait trouvé son expression matériel dans les quarantaines et leur bureaucratie, et tout le débat ne tourna jamais seulement autour de la contagion mais toujours autour de la contagion et de la quarantaine. Les quarantaines signifiaient pour la classe des marchands et industriels en rapide croissance, une source de pertes de revenus, une limite à leur expansion, une arme de contrôle bureaucratique qu’elle ne voulait plus tolérer, et cette classe se tenait bien naturellement, avec sa presse et ses élus, ses ressources matérielles, morales et politiques derrière ceux qui montraient que les fondements scientifiques de la quarantaine étaient inexistants et qui de toute façon étaient la plupart du temps issus de cette même classe. Le contagionnisme, via son association avec les vieux pouvoirs bureaucratiques, allait devenir suspect aux yeux de tous les libéraux qui cherchaient à réduire l’interférence de l’État au minimum. Les anticontagionnistes n’étaient donc pas simplement des scientifiques, c’étaient également des réformateurs, se battant pour la liberté de l’individu et du commerce contre les chaînes du despotisme et de la réaction. »

Patrice Bourdelais dans la meilleure synthèse sur le sujet en français « La construction de la notion de contagion entre médecine et société » rappelle que « Le contagionnisme représentait l’ancien système de protection mis au point afin de lutter contre la peste et la lèpre, qui imposait des cordons
sanitaires, des lazarets, des quarantaines, contraintes associées à un
pouvoir absolutiste. Or, au début du XIXe siècle, l’amalgame entre progrès des connaissances et progrès politique s’effectue par les élites : de nombreux médecins soutiennent dans un même mouvement l’humanisme issu de la philosophie des Lumières, la révolution médicale et le libéralisme politique et économique porté par la Révolution de 1830. » Et quand le poids des idées dominantes ne suffit pas à faire privilégier la théorie de l’infection ( par les miasmes et l’environnement) sur celle de la contagion ( par les individus et les marchandises), la nécessité de défendre l’ordre social y pourvoit : « Outre la pression des milieux du grand négoce libre-échangiste, les médecins ont subi les impératifs politiques du maintien d’un minimum de cohésion sociale. Tous les responsables politiques, effrayés par les rumeurs d’empoisonnement, les violences de la population (en particulier parisienne), les entraves à la libre circulation dans les départements, le refus de soigner les malades, ont utilisé la nouvelle théorie de l’infection comme une arme de maintien de l’ordre public et social. Et les médecins, sollicités, se sont prêtés aux nécessités du moment. »

Cette opposition entre contagionnistes et anti-contagionnistes a toutefois été fortement relativisée par certains auteurs ( voir par exemple la contribution de Margaret Pelling  » The meaning of contagion: reproduction,
medicine and metaphor » au recueil Contagion: Historical and cultural studies) tandis que d’autres auteurs concluent sur une aporie relativement positive du débat : « L’histoire de l’anticontagionnisme semble avoir suivi un cours classiquement dialectique. L’anticontagionnisme a émergé en réaction aux exagérations des principes et pratiques contagionnistes, qu’il combattait avec des affirmations et des promesses tout aussi exagérées. Au bout du compte tout cela a débouché sur un juste-milieu : un compromis scientifique sur la transmission infectieuse et un compromis pratique sur la rationalisation des quarantaines ». ( E.A. Heaman « The Rise and Fall of Anticontagionism in France« ). De fait, le recul, après les vagues de choléra du XIXe, des épidémies sur le continent européen couplé notamment avec les campagnes du grand héraut de la réforme des prisons et de la quarantaine, John Howard ( dont le projet de lazaret modèle orne ce poste), va progressivement sonner le glas des lazarets de quarantaine sur le vieux continent, ceux-ci se maintenant par contre sur le pourtour d’en face de la Méditerranée avec des effets là aussi relativement contrastés ( voir par exemple : « Les quarantaines au Moyen-Orient : vecteurs ambigus de la modernité médicale (XIXe-XXe siècles) » de Sylvia Chiffoleau ).

Ces quelques notes sur les lazarets et la quarantaine, souhaitaient donc rappeler, de façon certes un peu disparate, que se pencher sur le rapport entre épidémie et confinement suppose notamment de s’intéresser aux régimes successifs de « production de la vérité » qui l’ont fondé, justifié mais aussi contesté et donc entre autre à la question de la contagion et les débats qui l’ont entouré jusqu’à l’émergence de la théorie microbienne. Ce qui ne signifie pas nécessairement s’embourber dans les controverses médicales mais plutôt de saisir les antagonismes sociaux à l’oeuvre , y compris dans leur profondeur idéologique et sensible et dans leur inévitables contradictions politiques et culturelles…

Épidémies et confinement (I) : lépreux et léproseries

[Précision liminaire : si nous utilisons le terme confinement plutôt que celui d’enfermement c’est qu’au bout du compte, il englobe aussi bien, voire mieux, les diverses réalités historiques qui seront évoquées ici.]

 » S’il est vrai que la lèpre a suscité les rituels d’exclusion qui ont donné jusqu’à un certain point le modèle et comme la forme générale du grand Renfermement, la peste, elle, a suscité des schémas disciplinaires. Plutôt que le partage massif et binaire entre les uns et les autres, elle appelle des séparations multiples, des distributions individualisantes, une organisation en profondeur des surveillances et des contrôles, une intensification et une ramification du pouvoir. Le lépreux est pris dans une pratique du rejet, de l’exil-clôture; on le laisse s’y perdre comme dans une masse qu’il importe peu de différencier; les pestiférés sont pris dans un quadrillage tactique méticuleux où les différenciations individuelles sont les effets contraignants d’un pouvoir qui se multiplie, s’articule et se subdivise.

Le grand renfermement d’une part; le bon dressement de l’autre. La lèpre et son partage; la peste et ses découpages. L’une est marquée; l’autre, analysée et répartie. L’exil du lépreux et l’arrêt de la peste ne portent pas avec eux le même rêve politique. L’un, c’est celui d’une communauté pure, l’autre celui d’une société disciplinée. Deux manières d’exercer le pouvoir sur les hommes, de contrôler leurs rapports, de dénouer leurs dangereux mélanges. La ville pestiférée, toute traversée de hiérarchie, de surveillance, de regard, d’écriture, la ville immobilisée dans le fonctionnement d’un pouvoir extensif qui porte de façon distincte sur tous les corps individuels — c’est l’utopie de la cité parfaitement gouvernée. La peste (celle du moins qui reste à l’état de prévision), c’est l’épreuve au cours de laquelle on peut définir idéalement l’exercice du pouvoir disciplinaire. Pour faire fonctionner selon la pure théorie les droits et les lois, les juristes se mettaient imaginairement dans l’état de nature; pour voir fonctionner les disciplines parfaites, les gouvernants rêvaient de l’état de peste. Au fond des schémas disciplinaires l’image de la peste vaut pour toutes les confusions, et les désordres; tout comme l’image de la lèpre, du contact à trancher, est au fond des schémas d’exclusion.

Schémas différents, donc, mais non incompatibles. Lentement, on les voit se rapprocher; et c’est le propre du XIXe siècle d’avoir appliqué à l’espace de l’exclusion dont le lépreux était l’habitant symbolique (et les mendiants, les vagabonds, les fous, les violents formaient la population réelle) la technique de pouvoir propre au quadrillage disciplinaire. Traiter les « lépreux » comme des « pestiférés », projeter les découpages fins de la discipline sur l’espace confus de l’internement, le travailler avec les méthodes de répartition analytique du pouvoir, individualiser les exclus, mais se servir des procédures d’individualisation pour marquer des exclusions — c’est cela qui a été opéré régulièrement par le pouvoir disciplinaire depuis le début du XIXe siècle : l’asile psychiatrique, le pénitentier, la maison de correction, l’établissement d’éducation surveillée, et pour une part les hôpitaux, d’une façon générale toutes les instances de contrôle individuel fonctionnent sur un double mode : celui du partage binaire et du marquage (fou – non fou; dangereux – inoffensif; normal – anormal); et celui de l’assignation coercitive, de la répartition différentielle (qui il est; où il doit être; par quoi le caractériser, comment le reconnaître; comment exercer sur lui, de manière individuelle, une surveillance constante, etc.). D’un côté, on « pestifére » les lépreux; on impose aux exclus la tactique des disciplines individualisantes; et d’autre part l’universalité des contrôles disciplinaires permet de marquer qui est « lépreux » et de faire jouer contre lui les mécanismes dualistes de l’exclusion. Le partage constant du normal et de l’anormal, auquel tout individu est soumis, reconduit jusqu’à nous et en les appliquant à de tout autres objets, le marquage binaire et l’exil du lépreux; l’existence de tout un ensemble de techniques et d’institutions qui se donnent pour tâche de mesurer, de contrôler, et de corriger les anormaux, fait fonctionner les dispositifs disciplinaires qu’appelait la peur de la peste. Tous les mécanismes de pouvoir qui, de nos jours encore, se disposent autour de l’anormal, pour le marquer comme pour le modifier, composent ces deux formes dont elles dérivent de loin. » Michel Foucault

Il était difficile d’entamer ces quelques notes de lecture sur « épidémies et confinement » et en l’occurrence sur la lèpre, sans reproduire ce célèbre et magistral passage de Surveiller et punir (tiré du troisième chapitre, « Le panoptisme »). Il ne s’agira pas ici, et dans le prochain post autour de la peste, de chercher à démentir cette analyse mais plutôt de modestement la « lester » de quelques dynamiques contingentes dont s’encombrent rarement les nombreux ventriloques académiques et « radicaux » de Foucault…

L’exclusion dans son contexte

Comme le note Bruno Tabuteau dans « Historical Research Developments on Leprosy in France and Western Europe » : « En montrant que les malades médiévaux de la lèpre étaient pleinement impliqués dans l’évolution multiforme de sociétés complexes et non pas les éternels parias d’un immuable monde coercitif, le paysage de l’histoire de la lèpre a changé pour se refonder sur une analyse des constructions sociales [de la maladie]. » C’est ce qu’on peut illustrer en évoquant brièvement quelques analyses existantes des déterminants, rituels, acteurs et institutions de l’exclusion subie par les lépreux au Moyen-âge puis ensuite. Ce qui permet d’ores et déjà d’aller au-delà de certaines conceptions « absolutisées » et a-historiques de cette exclusion, dont Foucault, qui sollicite souvent la figure -somme toute généalogiquement bien commode- du lépreux, s’est finalement accommodé.

Rappelons pour commencer que, comme l’illustre le texte de Mark Gregory Pegg « Le corps et l’autorité : la lèpre de Baudouin IV » reproduit dans le recueil ( mais aussi l’article « Des lépreux pas comme les autres. L’ordre de Saint-Lazare dans le royaume latin de Jérusalem « de Shulamith Shahar), l’exclusion des lépreux n’a pas été un phénomène universel. Michael W. Dolls dans « The Leper in Medieval Islamic Society » souligne également l’absence dans les pays musulmans du stigmate moral attaché à la maladie par le christianisme mais aussi l’hindouisme et le bouddhisme. Et il suggère qu’en « plus des motifs religieux et médicaux de cette approche plus bienveillante vis à vis des lépreux, les sociétés islamiques médiévales semblent en général ne pas avoir disposé d’une structure sociale aussi clairement formalisée que l’Europe médiévale. Il n’y régnait pas un fort sens d’appartenance à un groupe et l’affiliation et la soumission à des modèles de comportement. Les relations sociales étaient plus fluides, personnelles et informelles dans les sociétés islamiques. » Et, de fait, on pourrait probablement lire, comme le fait Mark Gregory Pegg, la montée croissante de l’intolérance générale vis à vis des lépreux jusqu’à la fin du Moyen-Âge à l’aune de la centralisation progressive des pouvoirs nationaux ( et des résistances à cette centralisation cf. les massacres de 1321) et de l’affirmation de l’unité de l’église. Selon Daniel le Blévec dans « Les lépreux peuvent-ils vivre en société ? Réflexions sur l’exclusion sociale dans les villes du Midi à la fin du Moyen Âge » : « on ne saurait nier, à la fin du Moyen Âge, la réalité d’une radicalisation de l’attitude de l’Église et de la société d’Occident dans son ensemble vis- à-vis des déviants et des minorités, en fonction d’une conception de l’unité chrétienne assimilée à l’uniformité. Ce durcissement se fonde sur la hantise de la diversité et sur l’obsession de ce qu’André Vauchez appelle la reductio ad unum. La diversité est dès lors assimilée au mal. Le diable est d’abord celui qui divise, diabolos. »

Rêve d' »une communauté pure » donc mais on sait aussi que la conception théologique du lépreux était plus paradoxale, la maladie étant à la fois élection et damnation ou, comme le résumait Foucault dans Histoire de la folie à l’âge classique, « l’abandon lui est un salut, son exclusion lui offre une communion ». D’ailleurs l’Église est restée très attachée à cette figure ambivalente, même alors que la maladie commence son inexorable déclin en Occident. Ainsi la multiplication des « Ordines de séparation » au XVe siècle, cette cérémonie d’adieu au monde de lépreux, certes « morts vivants » mais « auxquels il convient d’appliquer tout de même un contrôle social », « peut être vue comme une reprise en main par l’Église, après la décadence des léproseries, du contrôle imposé aux lépreux. Il s’agit de rappeler sa compétence sur les pécheurs et de réaffirmer son autorité comme institution de régulation de la vie en société. » ( Virginie Portes, « Communiquer la mort : un rituel de séparation des lépreux du xve siècle« ) En effet à partir du XIIIe, ce sont les médecins et les autorités civiles qui avaient de plus en plus pris en main la gestion de la maladie notamment au travers les procédures de dépistage des lépreux présumés.

On trouve dans Leprosy in Premodern Medicine. A Malady of the Whole Body de Luke Demaitre, la description la plus détaillée du déroulé de ces diagnostics et des diverses controverses ecclésiastiques, médicale et sociales les entourant. Comme il le rappelle « Les prêtres avaient initialement joué le rôle principal dans la conduite et la conclusion des examens de quiconque était suspecté d’être porteur de lèpre. A partir du XIIIe siècle, ce rôle fut éclipsé par le pouvoir grandissant des autorités municipales et par le nouveau statut acquis par les médecins. » On assiste selon lui à « une médicalisation de la lèpre » qu’accompagnent également de nouveaux enjeux liés à l’examen, qu’il s’agisse des dénonciations qui deviennent monnaie courante et moyen bien pratique de se débarrasser de « gêneurs » ( voir les articles de Pegg et Douglas dans le recueil) mais également d’impétrants qui souhaitent être reconnus comme lépreux pour avoir accès au droit de mendier voire se réfugier dans les léproseries pour échapper à leurs créanciers.

Cette médicalisation suppose également d’interminables débats d’étiologie où ce qu’on pourrait qualifier de paradoxe de la lèpre, cette maladie finalement peu contagieuse symbolisant historiquement les angoisses sociales vis à vis de l’infection et leurs contrecoups excluants, se déploie dans la multitude des explications données à la maladie ( voir le chapitre VI du livre : « Causes, Categories, and Correlations »). Dans ce sens, ces examens des lépreux participaient donc d’une certaine « archéologie du regard médical » même si, quoique moins marquées par les dogmes religieux, « les premières études de la pathologie de la lèpre restaient plus conceptuelles qu’empiriques. Et de ce fait elles étaient plus enclines aux spéculations rationalisantes et surtout plus sensibles aux tendances culturelles et idéologiques dominantes. »

Françoise Bériac dans Histoire des lépreux au Moyen Âge. Une société d’exclus constate également que si « Le rejet de lépreux est partout la norme, il connaît des modalités au fond forts variées localement. Cela tient sans doute en grande partie à la laïcisation et à la dispersion des procédures de séparation qui échappent de plus en plus à l’église, pour devenir la compétence de mille et une autorités locales : avec elle, la police des ladres également s’émiette. » Cette balkanisation ne sonnait pas nécessairement le déclin des rituels excluants qui accompagnaient la maladie, Denis Clauzel dans Une ville face à la lèpre : Lille à la fin du Moyen Age. souligne ainsi qu’au XIVe « chaque vague de fléaux nouveaux déclenche une véritable fièvre de dépistage des lépreux, signe d’une sorte de psychose collective  » et que « ce dépistage a tous les traits d’une enquête policière débouchant sur une procédure judiciaire. Le traitement du condamné de droit commun et celui du lépreux paraissent en effet très proches. En premier lieu, il est fait appel à dénonciation : la délation est encouragée par la municipalité. En second lieu, le prévenu est incarcéré ou gardé à vue, chez lui. Puis il passe entre les mains des experts. Ceux-ci sont désignés par l’échevinage parmi les lépreux des grandes maladreries qui pratiquent les examens : piquer ou brûler la peau afin de détecter des zones insensibles. A l’issue du verdict, le coupable est écarté de la société des gens sains. » Signe du péché, laïcisée en conséquence de la turpide morale et sexuelle, la lèpre inaugure ou jalonne donc aussi une association entre crime et contagion amenée à durer jusqu’à aujourd’hui. A ce croisement du pénal, du religieux et du sanitaire, l’exclusion des lépreux supposait donc des lieux spécifiques de confinement, les léproseries ou maladreries.

Les léproseries

Le troisième concile de Latran de 1179, qui édictait une liste d’interdictions restées célèbres et « presque » d’actualité ( interdiction de pénétrer dans la plupart des lieux publiques, de boire et de manger avec des personnes non infectées, de parler dans le sens du vent, etc) dont Bériac note qu’elles « débordent très largement le discours médical et dénotent une adhésion sans réserve à la notion de contagion », prévoyait également que les léproseries qui avaient commencé à se créer ici et là deviendraient des institutions ecclésiastiques autonomes disposant de leur propre église, prêtre et cimetière. On a là un aspect souvent souligné dans l’abondante littérature sur le sujet, c’est à dire que lieu de bannissement et de confinement les léproseries n’en ressemblaient pas moins beaucoup à des monastères ou des couvents, voire à des « workhouse » ( c’est ce qu’avance R.I Moore dans The Formation of Persecuting Societies qui signale l’installation d’une « horloge » à la léproserie d’Arras en 1241 ). Ainsi « en 1213, le concile provincial de Paris a prescrit l’adoption d’une règle de vie commune dans les léproseries avec la profession de pauvreté, de chasteté, d’obéissance au supérieur ainsi que le port de l’habit religieux. » ( Bruno Tabuteau « Prédestinés à l’état religieux ? Les lépreux dans la pastorale de l’Église au XIIIe siècle« ). Ces lieux bénéficieront d’ailleurs jusqu’au XIVe de la charité des puissants et parfois de la protection du roi, ce qui ne manquera pas d’attiser les convoitises ( voir le post sur les persécutions de 1321) et de donner lieu à quelques épiques controverses foncières et juridiques (voir par exemple « The Prior of Butley and the Lepers of West Somerton » de Richard Mortimer)

D’ailleurs souvent, comme le rappelle Daniel le Blevec ( in Les lépreux peuvent-ils vivre en société ?) « Les règles que se donne à elle-même la société des lépreux ont donc un double objectif : d’une part l’entretien de la maison, d’autre part la protection de la communauté. Le droit d’entrée en est le symbole. C’est à la fois une source de revenus et un moyen de sélection contre les vagabonds. On ne reçoit que les malades connus, bien intégrés dans un milieu socio-professionnel et présentés par leur famille. À la léproserie, ils continueront à « vivre en société », une société restreinte certes, mais où jouent à plein les solidarités communautaires.(…) Si exclusion il y eu, elle a touché essentiellement les étrangers. Quant aux communautés lépreuses vivant en maladrerie, elles constituent bien une société de reclus et non d’exclus. » Denis Clauzel note plus prudemment :  » Le lépreux dûment repéré est certes un exclu ; mais son exclusion revêt des formes différentes selon la position qu’il occupe. L’hôpital, la maladrerie, apparaissent certainement au niveau social comme des mesures de protection, remparts des gens sains contre les maladies. Mais ce qui frappe, c’est la bigarrure d’un système hospitalier, souple et hiérarchisé, dans lequel l’individu a désormais droit de cité, surtout s’il appartient aux strates dirigeantes de la société. » ( in Une ville face à la lèpre).

Il y a donc les exclus de l’exclusion, les lépreux « gyrovagues », errants qui sont l’objet de toutes les peurs :  » Le « sauvage » et le « domestique » distingueraient les deux catégories selon lesquelles les autorités ecclésiastiques et urbaines auraient ordinairement perçu les lépreux, la seconde catégorie étant celle des malades des léproseries. Leprosi extranei, « lépreux forains », « lépreux sauvages », veldzieken, akkerzieken, etc., appartenaient à la première. Autant d’appellations qui ont décliné dans des langues différentes le problème des lépreux gyrovagues à travers l’Europe. Carole Rawcliffe nous brosse un tableau pathétique de ces misérables, dont on a facilement exagéré le nombre à défaut de le connaître et qui erraient sans feu ni lieu ou échouaient dans des abris délabrés des banlieues des villes. L’Église avait le désir de leur procurer quelque réconfort spirituel et d’améliorer leur sort, à condition qu’on contrôlât ces marginaux potentiellement subversifs. Peur de la pauvreté ingouvernable et du vagabondage, pas moins que de la contagion. « Panique morale » (« moral panic »). On imaginait que les pires des lépreux extranei, les plus indociles, rebelles à toute sujétion, étaient aussi sexuellement les plus avides et contamineraient le reste de la société. » (Bruno Tabuteau recension de Leprosy in Medieval England de Carole Rawcliffe). On remarquera toutefois que leur statut relativement privilégié n’épargna pas aux reclus des léproseries les affres de la persécution en 1321, qui avec l’asséchement de la charité et l’arrivée de la Peste noire précipita le déclin de la maladie en Occident, avant que l’émergence de la tuberculose ne lui donne un probable coup de grâce ( voir Mirko Dražen Grmek  » Préliminaires d’une étude historique des maladies« ).

La redécouverte coloniale de la lèpre au XIXe

Les historiens modernes de la lèpre s’accordent à dire que la « redécouverte » de la maladie lors de l’expansion coloniale occidentale dans la seconde moitié du XIXe a mené à une seconde vague, mondiale cette fois-ci, de stigmatisation et de ségrégation des malades. Zachary Gussow et George S.Tracy retrace ainsi dans « Stigma and the Leprosy Phenomenon : The Social History of a Disease in the XIXth and XXth Centuries » comment une épidémie de lèpre à Hawaï dans les années 1860 provoqua la panique des colons anglais et américains qui se disputaient le contrôle des îles. Ceux-ci désignèrent les travailleurs migrants chinois comme étant à l’origine de l’épidémie et décidèrent de mettre en place une quarantaine stricte avant de procéder à la mise à l’isolement complet des lépreux sur l’île de Molokai. Cette première expérience et la peur d’une arrivée de la maladie dans les métropoles occidentales initia un vaste mouvement international en faveur de la récréation de léproseries et d’autres structures de confinement spécialisées dans le pays nouvellement soumis aux puissances impérialistes. Comme le résument Alison Bashford et Maria Nugent dans « Leprosy and the management of race, sexuality and nation in tropical Australia » (dans le recueil Contagion. Historical and Cultural Studies) : « La lèpre est soudainement redevenue importante pour les européens à la fin du XIXe siècle. A travers le monde occidental et colonial, y compris dans les colonies australiennes, des institutions chargées des lépreux furent crées, des conférences internationales sur la maladie organisées, de nouvelles législations adoptées qui permettaient la ségrégation discrétionnaire des malades, des colonies de lépreux ou des « lazarets » furent créés là où ils n’existaient pas encore. Aucun accroissement effectif de la maladie ne justifiait cette action. C’est plutôt que la lèpre devint de nouveau un enjeu symbolique pour la culture européenne qui se confrontait aux implications du colonialisme et aux économies changeantes de la race. L’étude moderne de la lèpre se développa au milieu des nouvelles théories sur les différences raciales et climatiques véhiculées par la science coloniale par excellence, la médecine tropicale. »

Il existe plusieurs contributions qui permettent de comprendre aussi les effets de l’influence de ce nouveau paradigme sous de nombreuses latitudes, où les malades pouvaient certes faire préalablement l’objet de discriminations mais n’étaient pas soumis à ce régime systématique de confinement promu par les occidentaux. Diana Obregon dans « The Social Construction of Leprosy in Colombia, 1884-1939″ démontre comment les médecins colombiens, cherchant à affirmer leur rôle dans une société en pleine modernisation, relayèrent les théories racistes, les pronostics alarmistes de contagion et les méthodes ségrégatives prônées dans les conférence internationales sur la lèpre, pour faire pression sur le gouvernement afin qu’il crée des léproseries à travers le pays. Susan L. Burns dans « From ‘leper villages’ to leprosaria. Public health, nationalism and the culture of exclusion in Japan » ( dans le recueil Isolation. Places and Practices of Exclusion) constate qu’au Japon si  » la lèpre a été stigmatisée depuis l’époque médiévale, les formes d’exclusion qui ont émergé dans la période prémoderne [« les villages de lépreux » notamment] ne supposaient pas l’isolation ou le confinement. A la fin du XIXe néanmoins, une nouvelle culture de l’exclusion prit forme, qui transforma la lèpre d’un problème individuel et familial en une maladie aux implications politiques et sociales profondes. » Là encore l’adoption et/ou la comparaison avec le modèle occidental fut centrale et cette politique de confinement s’avéra particulièrement pérenne puisqu’il reste treize léproseries au Japon où résident plus de 2000 lépreux. Ces nouvelles pratiques ne furent toutefois pas toujours adoptées partout sans résistances. Jane Buckingham dans Leprosy in Colonial South India. Medicine and Confinement note que « Tandis que Foucault ne donne pas de place à la résistance comme « élément constitutif de l’histoire du pouvoir », en Inde du sud la résistance au confinement de la part des autorités britanniques et indiennes et des lépreux eux-mêmes a été essentielle dans la formation et l’exercice de l’autorité britannique. Loin d’être une articulation unanime des rapports de pouvoir, le confinement des lépreux ne fut que partiellement adopté par les diverses autorités et dépendait toujours de la coopération des malades. »

Il faudra en tout cas attendre les années 50, et la reconnaissance de la faible contagiosité de la maladie et des possibilités de guérison offertes par de nouveaux traitements, pour que le discours dominant change. Pourtant comme le rappelle Étienne Thévenin dans « La lèpre au XXe siècle » : « La lèpre devrait devenir une maladie banale et la peur des lépreux s’évanouir puisqu’il est scientifiquement démontré qu’elle est largement infondée. Mais le monde n’est pas organisé de manière rationnelle. Beaucoup ignorent ce découvertes, d’autres ne peuvent accéder aux soins. (…) Les chercheurs les plus éminents constatent le décalage qui existe entre les possibilités nouvelles offertes par les découvertes médicales et les réalités quotidiennes du moment. A entendre certains d’entre eux, la situation du lépreux aurait même tendance à s’aggraver. Chef du service de la lèpre à l’institut Pasteur de Paris, le docteur Chaussinand déclare en 1952 : « L’internement du lépreux a pris de nos jours un caractère de sévérité inconnu au Moyen-Âge. Aujourd’hui on parle de séquestration à perpétuité et les léproseries sont souvent placées dans des îles ou en des endroits désertiques pour prévenir toute évasion. Du temps que le bagne existait encore, les criminels n’y étaient pas toujours aussi sévèrement détenus que ne le sont aujourd’hui encore les lépreux dans certaines léproseries. » Remarquons que les problèmes liés à ces ségrégations sont, de nos jours, loin d’avoir disparu, notamment en Afrique et en Asie du Sud.

Une tradition inventée ?

Cette redécouverte coloniale de la lèpre n’a pas manqué d’avoir aussi des répercussions historiographiques. Dans le premier chapitre de Leprosy in Medieval England, Carole Rawcliffe décortique la construction au XIXe siècle de la mythologie entourant le lépreux médiéval. Selon elle cette dernière fut une « invention » de l’époque quand  » les microbiologistes, les administrateurs coloniaux et les évangélistes se tournèrent vers le passé pour trouver des arguments en faveur de leur propre campagne visant à imposer la ségrégation des lépreux ». Leurs thèses contagionnistes ( à l’époque où les deux camps, contagionnistes et aéristes s’affrontent encore autour de la gestion des épidémies ) et les mesures radicales qu’ils en déduisaient se trouvant donc confortés par les descriptions d’une exclusion stricte des lépreux au Moyen-Âge, le tout agrémenté bien entendu d’autres ingrédients de l’esprit du temps (« darwinisme social, racisme, impérialisme et religion »).

Les missionnaires n’étaient certes pas en reste dans cette réinvention de la ségrégation : « Les missionnaires chrétiens ont été moins réceptifs au modèle biomédical et ont préféré envisager un monde de parias, lépreux « impurs » de la loi mosaïque, mais appelant l’héroïsme des saints. Le succès, si ce n’est la « raison d’être » (en français dans le texte) de l’action missionnaire parmi les lépreux aux XIXe et XXe siècles, reposait sur leur victimisation tant morale que physiologique. Un intensif programme d’évangélisation visait ces patients de la médecine coloniale écartés de leur environnement familier et promis à la guérison par le salut. De la sorte, l’asile de lépreux paraissait hériter en droite ligne de la maladrerie médiévale et les « héros chrétiens » qui s’y occupaient des malades, à l’instar du père Damien à Molokaï, marchaient sur les pas des saint François d’Assise du Moyen Âge. Basé sur une propagande malsaine mais jugée nécessaire à la collecte des fonds des missions d’outre-mer, le modèle missionnaire a alimenté la peur de la contagion en métropole, tout en faussant durablement l’attitude de beaucoup d’Asiatiques et d’Africains face au « problème lépreux ». » ( B. Tabuteau, recension de Leprosy in Medieval England)

C’est probablement ces poncifs et « traditions inventées » qui ont amené Rawcliffe et d’autres ( voir par exemple Timothy S. Miller et Rachel Smith-Savage, « Medieval Leprosy Reconsidered« ) à vouloir absolument relativiser l’exclusion vécue par les lépreux au Moyen-Âge, les léproseries ne constituant par exemple plus des lieux de séquestration et de confinement mais un élément du continuum institutionnel de l’église et des structures pleinement intégrées au monde social. Dans ce qui semble un excès inverse, signalons également la thèse de Sheldon Watts dans le second chapitre de Epidemics and History, (qui se réclame du texte de Mary Douglas traduit dans le recueil) selon laquelle la lèpre pourrait bien avoir été en grande partie une maladie inventée, une pure construction dans laquelle les léproseries servaient aux diverses institutions ( Église, Monarchie, autorités locales) pour mettre à l’écart et exproprier les gêneurs :  » les hiérarchies politico-religieuses étant déterminées à utiliser la lèpre « construite » comme une instrument de contrôle social ».

Quoi qu’il en soit, si c’est effectivement autour de la lèpre au Moyen-Âge, puis au XIXe, que semblent s’être réunies puis recomposées bien des coordonnées des rapports entre épidémies et confinement ( importance de la contagion, du diagnostic et de l’isolement des malades, rôles et concurrence des diverses autorités, poids des rapports de force sociaux et idéologies, conceptions médicales ou religieuses régnantes, etc ), postuler un « schéma » ou un « modèle » unique, absolu et intemporel d’exclusion qui lui serait associé permet certes de faire de jolies métaphores sur les fantasmes des pouvoirs mais sans dire au bout du compte grand chose de leur exercice concret. Il semblerait malheureusement que bien des paraphrasages paresseux de Foucault n’aient de ce point de vue pas beaucoup aidé, bien au contraire, à développer sa méthode, ses intuitions ou à aller au-delà de certains de ses raccourcis littéraires…

Du « terrain vierge » à la « terra nullius » ? Débats autour du rôle des épidémies dans la conquête de l’Amérique

Si pour beaucoup la question pourrait sembler réglée, notamment après les succès des livres de Jared Diamond ou de Charles C. Mann, le rôle effectif des épidémies dans la conquête de l’Amérique est encore l’objet de riches débats, dont nous donnerons ici un bref aperçu.

Il faut d’abord rappeler que c’est l’historien Alfred W. Crosby qui le premier a véritablement théorisé ce rôle dans son article d’avril 1976  » Virgin Soil Epidemics as a Factor in the Aboriginal Depopulation in America« . Le concept central de l’approche de Crosby c’est la notion d’épidémie sur un terrain vierge :  » Les épidémies sur un terrain vierge sont celles dans lesquelles les populations à risque n’ont pas eu de contacts préalables avec les maladies qui les frappent et sont donc, du point de vue immunitaire, presque sans défense. L’importance des épidémies sur un terrain vierge est confirmée par le fait que nombre de maladies dangereuses, comme la variole, la rougeole, le paludisme, la fièvre jaune et certainement beaucoup d’autres, étaient inconnues dans le monde pré-colombien. » Il replaçait également dans son classique The Columbian Exchange : Biological and Cultural Consequences of 1492, cette notion dans son contexte historique, voire métahistorique :  » Les migrations de l’homme et de ses maladies sont la première cause des épidémies. Et quand ces migrations se produisent, ce sont les créatures qui sont restées le plus longtemps isolées qui souffrent le plus, car leur matériel génétique a été moins aguerri au contact de la variété des maladies mondiales. Les indiens d’Amérique disposaient probablement du dangereux privilège d’avoir connu la plus longue isolation du reste de l’humanité. » Le simple fait que, faute d’exposition préalable dans aucune tranche d’âge, les maladies frappaient potentiellement 100% de la population et qu’elles emportaient donc autant les jeunes que les vieux met effectivement en évidence l’effet démultiplié qu’elles ont pu avoir.

Crosby souligne d’autres facteurs ayant pu également jouer dans la forte mortalité des indiens :  » La façon dont les natifs ont réagi face aux épidémies a souvent eu une influence aussi décisive sur la mortalité que la virulence des maladies. Les aborigènes d’Amérique étaient soumis à un intense déluge de maladies et leurs coutumes et religions n’étaient que de peu de secours dans ces épreuves. Les traitements traditionnels, probablement efficaces contre les maladies locales, l’étaient rarement contre les infections sévères venues d’ailleurs et ils étaient souvent dangereux comme le montre la coutume consistant à transférer subitement le malade d’un bain brulant à l’eau glacial d’un lac. (…) Les indiens n’avaient pas de conception de la contagion et ne pratiquaient pas la quarantaine des malades, et ils n’acceptèrent ces nouvelle théories qu’après bien des désastres successifs. » (« Virgin Soil Epidemics ») Crosby fait notamment ici bon ménage de la réalité de la médecine occidentale de l’époque, qui ignorait tout autant la contagion, Fracastoro le premier à l’avoir théorisé à l’ère moderne l’a fait en s’appuyant sur la syphilis dont on sait qu’elle fut ramenée en Europe par Colomb, et s’avérait tout autant dangereuse, Thomas Sydenham postulant ainsi au XVIIe siècle que si les riches et les nobles mourraient plus que les pauvres de la variole c’est justement parce qu’ils avaient accès aux « soins » médicaux.

Crosby se montre toutefois bien plus prudent dans ce qu’il avance que beaucoup de ceux qui se sont inspirés de ses thèses par la suite et il signale notamment, entre les lignes, la possibilité d’une crise syndémique, c’est à dire cumulant les effets simultanés de plusieurs maladies et le rôle de facteurs non épidémiques comme les diverses déstabilisations subies par les sociétés indiennes… Néanmoins ses thèses qui participaient plus généralement, avec le classique de William H. Mc Neil Plagues and Peoples, de la redécouverte du rôle des épidémies dans l’histoire, ont mené à ce que Pekka Hämäläinen a qualifié de « tournant biologique dans l’histoire coloniale de l’Amérique. Soudainement la conquête de l’Amérique a semblé être le produit non pas tant de la supériorité techno-organisationnelle de l’Europe mais des caprices de la chance biogéographique. » Ou comme le résume David S. Jones dans sa contribution « Death, Uncertainty, and Rhetoric » au recueil Beyond Germs Native Depopulation in North America édité par Catherine M. Cameron, Paul Kelton, et Alan C. Swedlund : « Ils ont fait passer la faute des européens et de la Légende Noire à des forces biohistoriques moralement neutres. Comme a pu le décrire Lawrence Summers, alors président de l’université de Harvard en 2004 :  » La plus grande partie de la souffrance infligée à la population native américaine lors de l’arrivée des européens ne découlait pas d’un plan ou d’une attaque, mais, de bien des manières, d’une coïncidence ». Les récits déplaçaient simultanément la responsabilité de la destruction des sociétés indiennes vers leur système immunitaire inexpérimenté, le simple résultat d’une géographie particulière. (…) En représentant la mortalité indienne comme le produit d’un moment historico-immunologique unique – la collision de deux populations restées longtemps isolées l’une de l’autre- ce récit créait une distance bienvenue entre les horreurs du passé et notre présent. »

Afin de mieux saisir l’ampleur du débat, on peut brièvement évoquer plusieurs points de friction sur cette question du rôle des épidémies dans la conquête de l’Amérique, à savoir les sources, la démographie et l’épidémiologie.

Les sources

Sur ce point, il faut tout d’abord noter que l’on est face à un champ de recherche en pleine mutation, comme le signale ce qu’on appelle la « nouvelle histoire de la conquête ». Selon Matthew Restall, dans sa synthèse « The New Conquest History » ( dont nous traduisons ici l’abstract) : « Notre compréhension et perception de la période de la conquête dans l’histoire latino-américaine ont été profondément modifiées par la recherche de ces vingt dernières années. Le récit traditionnellement triomphaliste de la conquête espagnole se concentrait principalement sur les conquistadors au Mexique et au Pérou et soulignait l’inévitabilité et la rapidité des victoires militaires, de la conversion religieuse ( la conquête spirituelle) et de la colonisation. La nouvelle histoire révisionniste [ NDT : le terme très lourdement, et à juste titre !, chargé en français, est beaucoup sollicité dans ces débats dans les milieux universitaires américains] de la conquête, qui a en partie émergé d’une nouvelle attention au travail d’archive, des recherches paléographiques mais aussi de la nouvelle philologie, un courant d’étude se basant sur l’analyse des sources primaires de l’époque coloniale rédigées dans les langues méso-américaines, complique le récit de la conquête en multipliant les sources et les protagonistes, en proposant de nouveaux matériaux, analyses du rôle des hommes et femmes indigènes et noirs, et des études de régions jusqu’ici négligées des Amériques. » Ce qui permet d’ores et déjà de prendre à « rebrousse-poil » (comme disait l’autre) bien des événements canonisés et ce, pas toujours dans le sens de cet unanimisme victimaire qui ferait tant de ravage dans les universités américaines…

Pour ce qui est de la question des épidémies, les nouvelles analyses en termes de « terrain vierge » et de suprématie des facteurs biologiques se sont surtout construites à rebours de la « Légende noire », qui via les textes de Bartolomé de Las Casas et de Pierre Martyr d’Anghiera, mettait l’accent sur la responsabilité de la barbarie des espagnols vis à vis des autochtones dans la décimation de ces derniers. Toutefois la rareté des sources et leurs évocations souvent lapidaires des fléaux épidémiques ( ce que reconnaissait bien volontiers Crosby dans « Virgin Soils Epidemics » cf. p. 4 du Pdf) n’ont pas manqué de provoquer quelques controverses. Ainsi Francis J. Brooks dans « Revising the Conquest of Mexico: Smallpox, Sources, and Populations » constate que  » Certaines descriptions de ce qui était censé être une épidémie de variole sont soit imaginaires ou évoquent une autre maladie. Les récits du cours de la maladie sont difficiles à rapprocher de son épidémiologie connue. Certaines sources ont des motifs propres présidant à leur description de la maladie qui appellent à une grande prudence quant à leur utilisation. D’autres, prétendant être originales ne font en fait que copier d’autres textes antérieurs ou sont involontairement influencées par ceux-ci. Et enfin beaucoup des conclusions tirées de matériaux aussi problématiques sont nécessairement bancales. »

Brooks souligne ainsi que les premiers rapports envoyés à la couronne sur l’épidémie de variole qui commença à frapper l’Amérique vers 1518 venaient des prêtres Hieronymites qui servaient alors de gouverneurs des colonies américaines et qu’ils avaient pour but, en soulignant les ravages de la maladie, d’alimenter une campagne incitant le roi à accorder des licences aux marchands et colons pour leur permettre d’importer des esclaves afin de les substituer aux indiens. De même il rappelle longuement le rôle des convictions religieuses espagnoles dans la conception des épidémies chez les indiens et donc de l’idée de la nécessité de l’apocalypse pour tout dire « biblique » subie par les païens, notamment chez le franciscain Toribio de Benavente ( Motolinia) dont l’Historia de los indios de la Nueva España, en donne un des rares récits à peu près détaillé et a été largement copiée par la suite. Précisons que les analyses de Brooks ont été critiquées en détail par Robert McCaa dans son article « Spanish and Nahuatl Views on Smallpox and Demographic Catastrophe in Mexico« .

La démographie

La question de la taille des populations autochtones avant « le contact » est la plus épineuse et la plus disputée et donne lieu, depuis plusieurs décennies déjà, à un véritable carnaval polémique et méthodologique. Au vu de la pléthore des contributions et des variations d’estimation allant parfois de 1 à 10, nous évoquerons ici plus la méthode que les chiffres eux-mêmes. Le livre Demographic Collapse, Indian Peru, 1520-1620 de Noble David Cook ( qui a fait l’objet d’une recension par Nathan Wachtel dans les Annales) a de ce point de vue le mérite d’offrir, dans sa première partie, une synthèse complète des différentes approches utilisées traditionnellement pour parvenir à un estimation de ces populations avant l’arrivée des espagnols.

Le premier modèle d’estimation relève de ce qu’il appelle « l’approche écologique », c’est à dire calculer la population à l’aune de la capacité de l’environnement à la soutenir et à la supporter. Ce qui suppose d’établir « La quantité de terrains pouvant être utilisés pour l’agriculture, la disponibilité et la distribution saisonnière de l’eau, la qualité des sols, l’utilisation d’amendements, les variations de température et la possibilité d’avoir deux récoltes par an, la nécessité de laisser certains champs en jachère à certaines périodes, les différents niveaux de productivité des différentes cultures, bref tous les facteurs qui influent sur la productivité agricole finale. Les variations de court et de long terme du climat et son impact sur les cultures et les insectes viennent compliquer le tableau. » On sait qu’un des modèles canoniques de l’inadéquation population/environnement c’est l’Europe de la crise du XIVe siècle, où la multiplication des famines préparera le terrain à la Peste Noire qui viendra opérer une radicale remise à niveau « malthusienne ». Il faut rappeler pour ce qui est des régulations de la population et des équilibres environnementaux dans les sociétés pré-colombiennes, la thèse déjà ancienne de Sherbourne F. Cook dans son article  » Human Sacrifice and Warfare as Factors in the Demography of Pre-colonial Mexico » selon laquelle  » Au Mexique avant la conquête espagnole, la population atteignit son niveau maximum par rapport à la disponibilité des subsistances. Simultanément l’intensité des affrontements militaires s’éleva rapidement, et l’institution du sacrifice humain, qui dépendait principalement des prisonniers de guerre comme victimes, connut un développement quasiment pathologique. (…) l’effet de la guerre et des sacrifices pourraient bien avoir eu un rôle très efficace dans la maitrise de la population. Je suggère que ces méthodes ont pu être développées comme une réponse sociale ou de groupe au besoin de contrôle démographique. » ( Thèse reprise et amplifiée par Michael Harner quelques décennies plus tard dans « The Ecological Basis for Aztec Sacrifice« ). Du point de vue de l’approche écologique, Cook n’en conclut pas moins, pour le Pérou et les Incas, à une forte productivité agricole et à l’absence de phénomènes de tension démographique importants qu’illustrerait le caractère sporadique et localisé des famines avant la conquête et ce, peut-être aussi grâce au système de répartition des denrées en cas de crise mis en place à l’échelle de l’empire.

Les autres modèles de déduction de la population se fondent sur les vestiges archéologiques ( « Le nombre de maisons, leur taille et la force de travail nécessaires pour construire les pyramides et temples »), l’organisation sociale ( c’est à dire le niveau développement de la production et la superstructure idéologique, etc afférente), et les ratios de dépopulation. Cette dernière méthode, longtemps la plus populaire, s’appuyait sur les quelques chiffres disponibles sur la population indienne avant le contact et les chiffres post-contact pour déduire un ratio de dépopulation, déclinable ensuite selon les nuances régionales et données disponibles. Là encore les auteurs sont parvenus, en utilisant la même méthode, à des résultats aux antipodes les uns des autres. Cook arrive quant à lui à l’estimation d’une population de 9 millions de personnes au Pérou avant l’arrivée des espagnols, population qui descendra à 600 000 en 1620, soit un déclin total de 93%.

Dans son introduction, Cook rappelle les enjeux de ces querelles de chiffres à l’époque ( 1981) :  » L’aspect philosophique est également important dans le débat sur le niveau de la population indienne au moment du contact. La légende noire de la conquête dérive largement des écrits de Bartolomé de Las Casas, défenseur des indiens, qui déplorait la perte de millions de vies innocentes. De ce fait, pour les hispanophobes, plus grande était la population au moment du contact, plus grande était la barbarie dont avaient fait preuve les espagnols. De même, si moins de natifs étaient morts, les conséquences de la conquête étaient moins abominables et pouvaient être évaluées à l’aune de la réalité de l’Europe du XVe et XVIe siècle. » Or, le paradoxe c’est que le nouveau consensus historique autour du rôle des épidémies a débouché sur une inflation des estimations de la population pré-contact via le modèle de calcul par les effets des maladies, c’est à dire en postulant un taux de mortalité uniforme. C’est ce que souligne notamment David Henige dans « Recent Work and Prospects in American Indian Contact Population » :  » Le problème avec le modèle de calcul par la maladie provient moins du modèle lui-même – que les maladies aient joué le rôle le plus important dans la réduction de la population de l’Amérique est indéniable- mais dans les usages qu’il promeut. Même le scénario le plus catastrophique – que toutes les maladies mentionnées dans les archives, ainsi que d’autres qui ne le sont pas, ont été des épidémies entrainant une forte mortalité et parcourant l’entièreté du continent – ne suppose pas que les populations frappées aient été de facto plus importantes. Pourtant le principe implicite du modèle de calcul par la maladie c’est que se concentrer sur la maladie comme mécanisme de dépopulation autorise les projections les plus spectaculaires. C’est comme d’avancer que le développement de la bombe atomique supposait que les populations d’Hiroshima et Nagasaki étaient plus importantes que quand elles subissaient des bombardements classiques. »

Signe que la question est loin d’être close, une étude récente par des généticiens « A genetic history of the pre-contact Caribbean » publiée dans Nature en décembre 2020 et s’appuyant sur le séquençage génétique de restes humains datant d’avant le contact trouvés dans les caraïbes et une méthode nouvelle de comparaison avec le patrimoine génétique de la population actuelle de l’archipel, est parvenue à une estimation très basse de la population d’Hispaniola (où débarqua Colomb en 1492) avant contact, quelques dizaines de milliers d’individus, soit 10 fois que les chiffres avancés jusque là…

L’épidémiologie

Là encore les controverses étant nombreuses (notamment sur la place prise par telle ou telle maladie, précoce comme la grippe porcine voir « The Earliest American Epidemic: The Influenza of 1493 » de Francisco Guerra ou un peu plus tardive, ainsi la variole – voir sur ce point Francis J. Brooks « Revising the Conquest of Mexico » ) nous nous focaliserons sur la question du rôle de l’absence d’immunité des indiens dans leur décimation. Cette thèse a été pour ainsi dire génétiquement « étayée » dans de nombreuses contributions notamment par Francis L. Black dans son article « An Explanation of High Death Rates among New World Peoples When in Contact with Old World Diseases« . Selon Black « les peuples du Nouveau Monde étaient particulièrement vulnérables aux maladies de l’ancien monde non seulement par ce qu’ils ne disposaient pas d’une résistance particulière et que les maladies introduites étaient nouvelles mais aussi parce qu’en tant que populations, ils manquaient d’hétérogénéité. Ils étaient vulnérables car les agent pathogènes pouvaient s’adapter à chaque population dans son entièreté et de ce fait causer des dommages exceptionnels. » C’est donc l’absence de mixité génétique qui aurait rendu la rencontre avec les nouvelles maladies d’autant plus dévastatrice.

L’article « Virgin Soils Revisited » de David S. Jones propose quant à lui la mise en garde la plus incisive et la plus complète contre bien des raccourcis épidémiologiques ou génétiques. Selon lui,  » Les analyses existantes montrent clairement que le sort des populations dépendaient de facteurs découlant de leur environnement physique, économique, social et politique. Il se pourrait bien que les épidémies parmi les indiens d’Amérique, malgré leur sévérité inhabituelle, ont été causées par les mêmes forces de la pauvreté, du stress social et de la vulnérabilité environnementale qui causent les épidémies à travers l’histoire. Ces nouvelles compréhensions des mécanismes de dépopulation demandent aux historiens de faire preuve de la plus grande prudence quand ils écrivent sur les épidémies qui ont frappé les populations du Nouveau Monde. S’ils attribuent la dépopulation à d’irrésistibles forces microbiennes ou génétiques, ils risquent d’être assimilés aux théories raciales du développement historique. Ils doivent au contraire reconnaître les façons dont des facteurs multiples, particulièrement les forces sociales et « l’agency » humaine ont façonné les épidémies qui ont accompagné la conquête et la colonisation. »

Jones constate que la plupart du temps les thèses dominantes sur ce thème sont très peu étayées, ce qui amène souvent les auteurs à solliciter les mânes des  » forces inexorables de la sélection naturelle. Dans ces explications, l’absence de sélection naturelle via des pathogènes virulents dans l’Amérique d’avant la conquête a laissé les indiens « génétiquement vierges » et vulnérables aux maladies de l’ancien monde. » Ce qui suppose notamment de transformer les conquistadors en des sortes de surhommes « surimmunisés » par leur crasse et leur exposition au véritable bouillon de culture microbien qu’aurait été l’Espagne de l’époque. Ainsi l’historien Francis Jennings écrit :  » Si il y a quoi que ce soit de vrai dans les distinctions biologiques entre les grands groupes raciaux humains, la capacité des européens à résister à certaines maladies les rendaient supérieurs, au sens purement darwinien du terme, aux indiens qui succombèrent. » Jones donne ( pp. 9-13 du Pdf) un édifiant tableau des diverses raisons qui sous-tendent ce consensus sur un « déterminisme immunologique » qui présente au bout du compte « de surprenantes similarités avec les théories puritaines de la Providence », sauf qu’ici la théologie est remplacée par la biologie moléculaire. « Les puritains avançaient que la corruption des indiens ( le paganisme) les laissait vulnérables à la colère de Dieu qui se manifesta par les épidémies. Les théoriciens du « terrain vierge » considèrent que la pureté indienne ( leur naïveté immunologique) les rendait vulnérables au contact avec les européens et donc aux épidémies. Les implications sont les mêmes. Chaque discours pose l’issue comme inévitable et inexorable. Chacun souligne une infériorité inhérente des victimes, déchargeant les contemporains de toute responsabilité dans cette mortalité. »

Après un long panorama des différentes hypothèses dominantes expliquant la moindre résistance des indiens aux maladies, Jones constate que bien peu sont vérifiables et doivent donc être sollicitées avec prudence, d’autant que la « ruée » vers les explications en termes de « terrain vierge » et de génétique, laissent dans l’ombre d’autres dynamiques bien concrètes affectant l’immunité des populations : « Les environnements physiques, sociaux, économiques et politiques interagissent tous pour créer des propensions à la vulnérabilité, quel que soit le substrat génétique préalable. » Il évoque ainsi le rôle que joue la malnutrition dans le développement et la propagation des infections (pp. 34-35 du Pdf) mais aussi celui des dégradations environnementales et souligne que « La magnitude de la mortalité dépendait des caractéristiques des populations indiennes avant le contact ( taille, densité, structure sociale, statut nutritionnel) et des modes de colonisations européens ( fréquence et ampleur des contacts, niveau d’intervention dans les sociétés indiennes des régimes coloniaux). Comme le dit l’anthropologue Spencer Larsen, les chercheurs  » doivent abandonner les explications en termes de causalité unique pour atteindre une compréhension globale du déclin et de l’extinction des groupes indiens après 1492. » Et donc laisser de côté toute fatalité épidémiologique érigée en « Deus ex Machina »… Sur l’extinction des indiens d’Amérique du nord on lira également avec beaucoup de profit Epidemics and enslavement : biological catastrophe in the Native Southeast, 1492-1715 de Paul Kelton qui rappelle notamment que « Le colonialisme a créé les conditions dans lesquelles beaucoup de maladies nouvelles pouvaient se propager et dans lesquelles ces maladies produisaient des taux de mortalité extrêmement élevés. L’arrivée des européens et des africains dans les Amériques a certainement résulté en une catastrophe biologique mais la dissémination de ces germes chez les natifs et leur impact sur ceux-ci dépendaient aussi des processus non-biologiques du colonialisme. »

Signalons enfin que des recherches récentes en bio-archéologie, sur des squelettes d’indiens mettent en évidence que l’impact de la colonisation sur leur santé ne fut certes pas que microbien ( voir par exemple le passionnant « Colonialism and Decline in the American Southeast. The Remarkable Record of La Florida » de Clark Spencer Larsen dans le recueil Beyond Germs Native Depopulation in North America ).

Retour à Hispaniola

Pour conclure ce rapide tour d’horizon, il est peut-être utile de revenir au point de départ, c’est à dire l’île d’Hispaniola où Colomb débarqua en 1492. Massimo Livi-Bacci a présenté dans son article « Return to Hispaniola: Reassessing a Demographic Catastrophe » une étude très complète de la disparition des indiens Tainos qui permet de saisir le faisceau de facteurs ayant déterminé leur décimation. Livi-Bacci distingue quatre périodes dans « la triste histoire démographique » des Tainos : « Durant la première, de 1492 jusqu’à la complète soumission de l’île et la généralisation du repartimiento [ système de travail forcé imposé aux populations indiennes] en 1505, la population souffrit énormément mais ne perdit pas son organisation communautaire traditionnelle. Si les espagnols étaient partis à la fin de cette période, un rebond aurait été possible. Durant la seconde période, du repartimiento d’Ovando [ Nicolàs de Ovando, gouverneur de l’île jusqu’en 1509 qui acheva brutalement la mise au pas des indigènes] jusqu’au départ des Hyéronymites et l’épidémie de variole de 1518-1519, la population fut complétement réduite en esclavage ( « de facto » si ce n’est « de jure ») et se retrouva totalement disloquée, les communautés originelles ayant été détruites. Dans la troisième période, de 1520 à 1550, le restant de la population fut progressivement éliminé, les quelques natifs restant devenant domestiques dans les familles espagnoles, se mélangeant avec les espagnols, les esclaves noirs et les indiens amenés d’ailleurs. La quatrième période est pour ainsi dire post-démographique, il ne restait plus de population Taino distincte, mais les gènes tainos se transmirent de génération en génération dans la population composite de l’île. (…) Pour faire simple on peut distinguer trois causes principales de la spectaculaire mortalité post-contact : a) la violence espagnole directe : les tueries en masse, les guerres et la « pacification » et les nombreuses cruautés gratuites menant à la mort b) les conséquences du désarroi et de la dislocation provoqués par les conquérants et c) les nouvelles maladies provoquant un désastre sur le terrain vierge des populations non immunisées. La « Légende noire »se base sur a) et b) et les révisionnistes tendent à donner la prédominance à c). »

Or comme le conclut Livi-Bacci :  » Le paradigme d’une population « vierge » vulnérable aux nouveaux pathogènes semble fournir une réponse efficace et convaincante à la question de la dépopulation, mais il a deux défauts. Le premier c’est qu’il n’y a pas de preuves historiques d’épidémies majeures avant la variole de 1518-1519. Il est souvent fait référence à une survie précaire, à la faiblesse de la population et à une forte mortalité constante – mais pas à de grandes épidémies. Le second défaut c’est que ce paradigme du « terrain vierge » tend à masquer tous les autres facteurs de déclin de la population comme le profond effet sur la reproduction de la violente dislocation sociale subie par ces populations. (…) La conquête espagnole a provoqué une profonde dislocation qui a créé les conditions d’une forte mortalité et réduit la fertilité. La dislocation économique fut déterminée par la « confiscation »du travail natif, coupé de ses activités de subsistance normales et employé pour la production de nourriture, de biens, de services et plus tard d’or pour les nouveaux-venus. (…) Ni la « légende noire » avec sa cruauté exceptionnelle, ni le paradigme du « terrain vierge » ne sont nécessaires pour expliquer l’extinction des Tainos. Le cours normal de la conquête représente une cause bien suffisante. »

Un génocide ?

Le contre-pied le plus radical pris, et ce précocement, vis à vis des explications en termes purement biologiques a été et est peut-être représenté par les nombreuses études et recherches qui qualifient de génocide ou d’Holocauste cette disparition des indiens d’Amérique. Sans entrer dans les complexes débats qui entourent encore l’usage de ce terme pour l’Amérique coloniale, on peut citer dans la désormais vaste littérature et dans l’ordre chronologique : A Little Matter of Genocide. Holocaust and Denial in the Americas 1492 to the Present de Ward Churchill, American Indian Holocaust and Survival : A Population History Since 1492 de Russell Thornton, An American Genocide. The United States and the California Indian Catastrophe, 1846–1873 de Benjamin Madley et le recueil Colonial Genocide in Indigenous North America. Signalons également le passionnant article « Raphael Lemkin as historian of genocide in the Americas » sur les recherches menées sur l’extinction des indiens par celui qui a forgé le terme de génocide et l’a défendu devant le tribunal de Nuremberg. Dans un des ouvrages les plus connus de cette série et paru au moment du 500e anniversaire de la découverte de l’Amérique, American Holocaust. The Conquest of the New World, David E. Stannard rappelait déjà :  » L’extraordinaire foisonnement d’études récentes qui ont analysé l’impact dévastateur du vieux monde sur le nouveau a vu l’emploi de tout un ensemble de nouveaux moyens de techniques de recherche permettant d’identifier les maladies comme la cause principale du grand déclin de la population indienne. Comme l’a résumé un des pionniers de ces recherches il y a une vingtaine d’années, les « plus horribles » ennemis n’étaient pas les envahisseurs européens eux-mêmes « mais les tueurs invisibles que ces hommes amenaient avec eux dans leur sang et leur souffle ». C’est vrai, au sens le plus platement quantitatif le déluge de maladies libéré par les européens sur le « so-called terrain vierge » des populations des Amériques causa plus de morts que n’importe quelle autre force de destruction. Néanmoins en se concentrant uniquement sur la maladie, en attribuant la responsabilité de la mort en masse à une armée de microbes envahisseurs, les auteurs contemporains ont de plus en plus créé l’impression que l’éradication des ces dizaines de million de personnes fut une conséquence innatendue et involontaire de la migration humaine et du progrès. »

Or, comme il le note dans l’épilogue du livre, « une des conditions préalables des génocides espagnols et anglo-américains était la définition publique des natifs comme des êtres racialement inférieurs. Pour les espagnols, les indiens étaient des esclaves naturels, des bêtes de somme sous-humaines, puisque cela correspondait à l’usage qu’ils voulaient en faire et que cette explication permettait d’en appeler aux vieilles vérités chrétiennes et européennes, en remontant même jusqu’à Aristote. Puisque les colons britanniques puis américains, n’avaient que peu d’usage du travail servile indien, ils en appelaient à d’autres sources de sagesse chrétiennes et européennes pour justifier leur génocide : les indiens étaient des suppôts de Satan, ils étaient des sauvages dévergondés et sanguinaires, des ours, des loups, de la vermine. S’étant montré incapables de se convertir au christianisme et à la vie civile et n’étant pas utile en tant qu’esclaves, leur massacre était considéré comme la seule option. »

Que ce texte date de 1992 ne doit pas faire oublier que ce sont dans les décennies 90 et 2000 que via les livres à succès de Jared Diamond et Charles C. Mann, le paradigme du « terrain vierge » et le pure déterminisme biologisant se sont le plus largement diffusé et imposé dans le public. Ce qui souligne l’importance des travaux ultérieurs à ceux de Stannard évoqués dans ce post et la nécessité de constamment remettre sur le métier la question des faisceaux d’interactions présidant à tous les niveaux aux épidémies et plus généralement encore au rapport du biologique et du social…


Épidémies, violences et discriminations anti-asiatiques aux États-Unis : les précédents de la variole et de la peste…

Les nombreuses attaques, verbales et physiques, anti-asiatiques qui ont jalonné les débuts de la pandémie de Covid-19 aux États-Unis ne constituent certes pas une anomalie historique puisqu’elles ont également caractérisé plusieurs vagues épidémiques par le passé, notamment celle de variole dans les années 1880 puis diverses éruptions de peste du début du XXe siècle.

Comme le retrace Samuel K. Cohn Jr, dans sa somme Hate and Compassion from the Plague of Athens to Aids, dans les années 1880  » La variole n’était certes pas une maladie nouvelle et avec la découverte par Jenner de la vaccination à la fin du siècle, elle était devenue la première maladie épidémique que l’on pouvait effectivement contrôler via une intervention médicale. Pourtant les toxines sociales de la maladie se développèrent dans la période postérieure à ces découvertes. A partir de l’épidémie de 1881-1882 jusqu’à la seconde décennie du XXe siècle, sa violence sociale fit plus de ravages dans le tissu communautaire qu’aucune autre maladie de l’histoire américaine, choléra inclus.

Comme pour le choléra, la violence provoquée par les épidémies de variole engendrait la suspicion, la haine et la diffamation selon des lignes de classe. Mais avec la variole, les instigateurs et les victimes changeaient de côté : les émeutiers « varioliques » étaient rarement des pauvres et des marginaux. Au contraire c’étaient des personnes aisées, ainsi le fils d’un ancien vice-président. De l’autre côté, les victimes expiatoires n’étaient pas la police, les médecins ou les gouverneurs, mais les pauvres – noirs, chinois, juifs et vagabonds. La cruauté des violences provoquées par la variole à la fin du XIXe en Amérique et en Angleterre remplit pour une fois les attentes de la littérature dominante sur le sujet : la plus grande partie du blâme fut rejeté sur les faibles et les marginaux, les étrangers et souvent les victimes de la maladie. Avec la variole, les émeutiers attaquaient rarement les travailleurs de santé ou les représentants de l’État et ne s’imaginaient jamais comme les libérateurs des malades. » ( p. 265)

La haine et la paranoïa se dirige donc à l’époque presque littéralement « contre tout ce qui bouge », c’est à dire les noirs qui commencent timidement à quitter le sud, les vagabonds, travailleurs saisonniers et bien sûr les migrants notamment les chinois mais aussi les italiens et les juifs. Beaucoup de ces violences se produisaient dans de petites communautés à l’instigation des notables locaux contre des malades supposés ou l’installation d’un camp de quarantaine pour des personnes atteintes mais il y eut également des épisodes plus spectaculaires notamment à la fin du XIXe où certaines émeutes réunirent des centaines voire des milliers de personnes et débouchèrent sur des dévastations importantes ( ainsi les émeutes de Milwaukee d’aout 1894, Cohn dresse dans le douzième chapitre de son livre – » Smallpox and Collective Violence »- un complet, et même fastidieux, tableau de ces violences « varioliques »).

Mais plus que ces explosions sporadiques de violence, ce sont les phénomènes de stigmatisation et d’exclusion « structurels », sous prétexte d’épidémie, des communautés chinoises, singulièrement en Californie et particulièrement à San-Francisco, qui ont retenu l’attention des historiens. En effet c’est là que s’est exprimée, peut-être encore plus brutalement qu’ailleurs, la haine anti-asiatique de la population blanche et que celle-ci a le plus directement convergé avec les préoccupations des institutions et acteurs du secteur, alors balbutiant, de la santé publique. Dés l’épidémie de variole qui frappe la ville en 1876, les diverses autorités et notabilités blâment en effet les « 30 000 chinois non scrupuleux, menteurs et traîtres » qui peuplent le Chinatown local. Selon Joan B. Trauner dans son article de 1978, « Chinese as Medical Scapegoats, 1870-1905 » :  » La ligne d’attaque utilisée par les responsables de la santé contre les chinois découlait directement des théories médicales de l’époque. Selon les théories aéristes ( ou miasmatiques) de la maladie, populaires dans les années 1870, les épidémies étaient provoquées par l’air ambiant ou par les mauvaises conditions sanitaires l’affectant. Chinatown avec « ses émanations putrides et répugnantes » était considéré comme la première source de pollution atmosphérique de la ville. (…) Pour les partisans des mesures sanitaires, Chinatown était plus qu’un taudis. C’était un « laboratoire d’infection » peuplé d’étrangers fourbes n’ayant que faire de la santé des américains. L’acceptation universelle de la théorie microbienne dans les années 1880 ne changea pas grand chose à ces croyances populaires dans la responsabilité directe des conditions de vie à Chinatown dans les épidémies. Comme avant, les théorisations médicales étaient inséparables des attitudes et préjugés sociaux. »

Caricature raciste du journal The Wasp paru le 26 mai 1882 décrivant Chinatown comme foyer de toutes les infections. ( reproduit in Trauner « Chinese as Medical Scapegoats »)

Le responsable municipal de la santé de la ville en 1870, C.M. Bates, résumait de façon véhémente l’ensemble de ces préjugés : « Ils ne représentent pas seulement la lèpre morale de notre communauté, mais leurs coutumes et leurs manières de vivre sont telles qu’elles nourrissent et engendrent des maladies partout où ils résident. » ( Cité dans Linnea Klee « The « Regulars » And The Chinese: Ethnicity And Public Health In 1870s San Francisco »). Cette référence à la lèpre est intéressante, car cette maladie fut également l’objet de controverses et de mesures radicales comme le rappelle Trauner : « Une autre source de consternation pour la communauté médicale – et pour le public en général- était la présence de lépreux à Chinatown. En 1875 un certain nombre de lépreux, d’une apparence « particulièrement hideuse » étaient apparemment arrivés à San-Francisco d’un peu partout dans le pays. Si certains se faisaient soigner dans le lazaret de la 26e rue, on présumait que la majorité se cachait dans les « tanières souterraines » de Chinatown. Durant les années 1870 et au début des années 1880, on connaissait peu de choses de l’étiologie de la lèpre. On la présumait héréditaire, contagieuse, incurable, plus courante chez les hommes que les femmes et susceptible de disparaître via un assainissement de l’hygiène générale. Pour un des responsables de la santé de la ville, la lèpre parmi les chinois « était simplement le résultat de la syphilis transmise sur des générations ». Un autre considérait qu’elle était inhérente aux asiatiques et transmise aux blancs [« caucasians »] par le partage de pipes à opium avec des lépreux chinois. Dès 1871, les chinois furent accusés d’avoir introduit le « fléau mortel » de la lèpre mongolienne sur la Côte ouest. En 1876, un amendement à la loi de police générale de Californie interdisait aux personnes atteintes de lèpre de vivre de façon habituelle avec la population locale et stipulait que ces « personnes devaient habiter des lazarets ou des camps de lépreux ». En 1878, puis de nouveau en 1883, les autorités sanitaires firent des descentes à Chinatown, se saisirent de tous les lépreux et les placèrent dans le lazaret de la 26e rue, avec l’intention de tous les renvoyer en Chine à la première occasion. » L’historien Guenter B. Risse est notamment revenu sur les conditions abominables qui régnaient dans ces « lazarets » dans son livre Driven by Fear: Epidemics and Isolation in San Francisco’s House of Pestilence.

C’est à partir de mars 1900, avec l’épidémie de Peste Bubonique qui frappa, relativement modestement, San-Francisco que toutes ces tensions accumulées éclatèrent mais pas nécessairement dans le sens voulu par les adeptes du « racisme sanitaire ». La découverte du cadavre d’un chinois mort de la maladie le 6 provoqua immédiatement la décision par les autorité sanitaires de mettre Chinatown, et Chinatown seulement, en quarantaine. Comme le souligne Charles McClain dans « Of Medicine, Race, and American Law: The Bubonic Plague Outbreak of 1900″ ( sur lequel nous nous appuierons principalement ici, on trouve également des récits détaillés de cette épidémie dans Plague, Fear, and Politics in San Francisco’s Chinatown de Guenter B. Risse et dans le chapitre 5 du décevant Contagious Divides. Epidemics and Race in San Francisco’s Chinatown. de Nayan Shah) :  » Quoique n’étant pas sans précédent dans l’histoire de la santé publique dans le monde occidental, cette quarantaine était hautement inhabituelle. Elle ne s’appliquait pas à un bateau en particulier ou a des maisons mais à un quartier entier d’une grande ville. De plus elle était décrétée après la découverte d’un seul cas de peste. Du point de vue de la santé publique moderne, on peut considérer cette mesure comme absolument inutile pour prévenir la propagation de la peste bubonique. (…) Même selon les principes médicaux de l’époque, la décision semblait profondément illogique, mais elle devenait aisément compréhensible si on prend en compte l’orthodoxie alors régnante dans la santé publique concernant Chinatown et les chinois. »

Malgré cette réaction éclair, les autorités sanitaires vont pourtant aller de déconvenues en déconvenues. En effet elles font face immédiatement à un tir de barrage de la presse et d’une partie de la communauté des affaires : « Les réactions des businessmen de San-Francisco, de la presse et des politiciens, soulignait le fait que la peste était aussi une maladie sociale, présentant des problèmes qui transcendaient l’approche médicale conventionnelle. L’appréhension qu’une épidémie puisse générer une colère sociale généralisée, et des conséquences économiques sérieuses, encouragea les intérêts industriels et financiers à nier la vérité. Avançant que le commerce allait être très durement impacté, ils condamnaient dans le termes les plus durs les actions de la ville et des autorités sanitaires fédérales. » (Philip A. Kalisch, « The Black Death in Chinatown: Plague and Politics in San Francisco 1900-1904« ) A cela s’ajoute la combativité d’une communauté chinoise, qui, soumise depuis des décennies à de constantes mesures de rétorsion ( voir l’impressionnante liste de législations discriminantes à leur égard adoptées en Californie à l’époque dans McClain, Of Medicine, Race, and American Law pp. 5 et 6 du Pdf), n’hésite pas à recourir à la loi pour se défendre :  » Interdits de naturalisation et donc d’accès au droit de vote, les chinois n’avaient pas d’outil de pression politique au sens classique du terme. Mais ils n’étaient pas non plus complétement privés de pouvoir. Assez précocement, les chinois avaient réalisé comment les tribunaux, ou plus exactement le recours à la justice, pouvaient les aider à frustrer les impulsions sinophobes de la majorité blanche et ils avaient appris à y avoir recours quand leurs intérêts étaient en jeu. » ( McClain)

Ces recours en justice vont ainsi permettre de suspendre la première quarantaine dés le 9 mars, ce qui fit déclarer au maire démocrate de la ville James Phelan  » ces chinois ont de la chance, avec les coutumes malsaines de leurs coolies et leurs taudis crasseux, qu’on leur permette de rester dans les limites légales d’une ville américaine. Économiquement, leur présence a causé un grand tort à la classe ouvrière et sanitairement ils sont une constante menace pour la santé publique. » On voit que le politicien essayait de jouer tout autant sur la peur de la maladie que de la concurrence de cette main d’oeuvre bon marché qui hantait une bonne partie du mouvement ouvrier de l’époque. D’ailleurs Kalisch dans « The Black Death in Chinatown » souligne que le journal syndical Organized Labor était l’un des rares organes de presse de la ville à soutenir la municipalité et qu’il n’hésitait pas à écrire : « Nous pensons qu’il n’y a pas de châtiment trop sévère pour l’officier du port surpris en train de faire la sieste quand la peste et les chinois essaient de prendre à revers le public (…) Frères, réveillez vous ! C’est une question des plus vitale qui devrait recevoir la plus grande attention dans vos meetings. Le mongol aux yeux d’amandes attend la bonne occasion de pouvoir vous assassiner vous et vos enfants avec l’une de ses nombreuses maladies. » Malgré de tels soutiens, toutes les initiatives ultérieures des autorités sanitaires furent retoquées par le juge, ainsi les projets d’inoculation obligatoire des chinois avec le vaccin anti-pesteux expérimental de Waldemar Haffkine, qui aurait été rendue possible par l’imposition d’un passeport sanitaire (uniquement pour les asiatiques) dans les transports ou la deuxième quarantaine du quartier au mois de mai. Le projet de destruction/assainissement par le feu de Chinatown, sur le modèle de ce qui s’était passé à Honolulu ( voir « Epidemics and Racism: Honolulu’s Bubonic Plague and the Big Fire, 1899-1900« ), suggéré lors d’une réunion du conseil de santé à la fin mai, ne fut pas réalisé pas non plus.

Le scepticisme et la mauvaise volonté d’une grande partie de la population blanche et la résistance opiniâtre des diverses couches sociales de la communauté chinoise avaient donc permis de freiner les divers projets de l’administration sanitaire de San-Francisco. Ces résistances facilitèrent probablement également le changement de cap progressif de la politique sanitaire vis à vis des populations étrangères, à San-Francisco mais aussi ailleurs dans le pays. Nayan Shah dans Contagious Divides parle d’une transition, très progressive, d’une politique d’exclusion à une politique d’inclusion où » la race est reconfigurée de différence menaçante en quelque chose susceptible d’être modifié et réconcilié avec les normes de la société. » Toutefois cela ne sonnait certes pas le glas de l’association raciste des chinois aux épidémies dans la société américaine du début du XXe siècle, ce que Alan Kraut nomme le « nativisme médicalisé », que signalât notamment la perpétuation en 1902 du « Chinese Exclusion Act » d’abord voté en 1882 et qui interdisait l’immigration chinoise en Amérique, notamment sous prétexte de danger épidémique ( voir également Markel et Stern  » The Foreigness of Germs : the Persistant Association of Immigrants and Disease in American Society « ) et qui ne fut pleinement aboli, comme toutes les autres restrictions à l’immigration, qu’en 1965. Cette assimilation des chinois à la maladie étant donc loin d’avoir disparue, comme cela avait été déjà constaté lors de l’épidémie de SRAS ( voir « SARS and New York’s Chinatown: The politics of risk and blame during an epidemic of fear« )…

Perspectives nouvelles sur les massacres des juifs lors de la Peste Noire

Plus grandes persécutions commises en Europe avant la Solution finale nazie, les massacres de juifs en Europe durant la Peste Noire (1348-1351) sont le plus souvent analysés au prisme de la terreur des populations face au fléau, qui rappelons-le emporta 40% de la population du continent, et de l’exacerbation du traditionnel antisémitisme chrétien. Certaines analyses récentes présentent des perspectives relativement nouvelles que nous relayons ici.

Samuel K. Cohn Jr a donné dans son article de 2007 « Black Death and the Burning of Jews » , un bon panorama critique des hypothèses et des travaux existants tant en anglais, en français qu’en allemand et une nécessaire mise au point à partir de ses propres recherches. Il constate ainsi que « Le caractère social de cette persécution ( qui ordonna les massacres, quelles étaient les cibles initiales, et quels en étaient les motifs ?) reste hypothétique, les analyses à son sujet se basant sur des présupposés concernant les caractéristiques et motifs du massacre des juifs. Ces présupposés dérivent de généralisations concernant les juifs et leurs persécuteurs qui courent de l’Europe médiévale à l’Holocauste et au-delà. Les massacres de juifs au moment de la Peste Noire furent-ils provoqués par l’exploitation dont on les accusait, notamment dans leur rôle de préteurs d’argent ? Cet article analyse les sources des persécutions de 1348-1351 dans le contexte des rebellions populaires du Moyen-Âge tardif et compare les massacres de la Peste Noire avec ceux intervenus dans la suite du siècle et avance qu’elles différaient quant à la composition sociale des bourreaux et des victimes et quant aux causes psychologiques sous-jacentes. »

Cohn étant par ailleurs historien des révoltes médiévales ( voir notamment son Lust for Liberty. The Politics of Social Revolt in Medieval Europe, 1200–1425), il est effectivement en mesure de replacer les événements qui se sont déroulés durant l’épidémie dans le contexte plus large des luttes de classe de l’Europe de l’époque, notamment le fait que  » la Peste Noire a réaligné les trajectoires du conflit social au nord et au sud des Alpes », menant à un déclin provisoire des révoltes contre les oligarchies locales qui avaient marqué la période précédant l’épidémie. Cohn n’en avalise pas pour autant la thèse récurrente, reprise tant par les marxistes que par les nazis mais jamais étayée, d’une « lutte de classe entre le prolétariat endetté et les usuriers juifs privilégiés » qui aurait aboutie aux pogroms de la Peste Noire :  » L’idée que les attaques contre les juifs en 1348-1351 venaient d’une populace aveugle composée de travailleurs, d’artisans et de paysans provient presque exclusivement des divagations des historiens modernes et non des sources médiévales. Les conseils municipaux dominés par les patriciens ne démentaient pas les rumeurs d’empoisonnement des puits par les juifs et quand des villes telle Bâle ou Strasbourg soulevèrent la question, ce sont les patriciens – et non la populace- qui marchèrent jusqu’à la mairie « pour convoquer des assemblées et prêter serment qu’ils iraient bruler les juifs.  » Cohn en profite également pour démonter plusieurs mythes tant concernant la composition de classe des flagellants (p. 12) que sur l’exploitation supposée des plus pauvres par les « usuriers juifs » ( pp. 22-24) qui ne composaient d’ailleurs pas la majorité des victimes des pogroms (p. 25).

Après avoir évoqué les persécutions mais aussi révoltes qui marquèrent l’après Peste Noire, il conclut : » Les différents épisodes d’antisémitisme et de massacre de juifs à travers le Moyen-Âge tardif ne peuvent pas être mis dans le même sac. Ils ne découlaient pas toujours de façon transhistorique des stéréotypes enracinés concernant les « juifs usuriers » ou d’une envie et d’un ressentiment contre ceux-ci profondément ancrés dans les classes populaires. Ils ne peuvent pas non plus être expliqués rationnellement comme une conséquence d’une lutte classe dirigée contre les succès commerciaux des juifs et leur supposée exploitation des classes subalternes. Les sources du Moyen-Âge tardif montrent qu’en une génération les rôles de persécuteurs ou de protecteurs des juifs pouvaient changer rapidement. Contrairement aux attaques précédentes, entre la première croisade et les accusations de profanation d’hostie attisées par les prêches franciscains dans les années 1330 et 1340, les persécutions lors de la Peste Noire transformèrent fondamentalement la composition et la localisation de la population juive à travers l’Europe pour les cinq cent années qui suivirent. L’origine de ces persécutions, les plus graves avant le XXe siècle, ne sont pas une « hystérie de masse » ou la soudaine libération de la haine des paysans, ouvriers et artisans contre le juif archétypique – l’usurier- comme on le pense souvent. Au contraire, ce sont les élites, des oligarques urbains aux chevaliers ruraux en passant par l’empereur du Saint Empire Germanique qui furent poussés par la mortalité monumentale qui frappait l’Europe à croire que les juifs voulaient détruire la chrétienté, et qui en conséquence instiguèrent et menèrent ces horribles massacres. Ils le firent en calculant de sang froid et en faisant sanctionner légalement leurs actions. Ainsi, les contours de l’antisémitisme épousaient les vagues plus larges de lutte de classes et de violence du Moyen-Âge tardif. »

Au-delà de la tendance à postuler un antisémitisme « suprahistorique », qu’il n’y aurait donc pas besoin d’articuler aux rapports sociaux de l’époque, les hypothèses existantes concernant la persécution des juifs durant la Peste Noire ne reposent souvent, selon Cohn, que sur un corpus réduit d’archives. C’est peut-être ce qui a incité une nouvelle génération de chercheurs, venant en général de l’économie, à aborder ce sujet de façon relativement hétérodoxe, ce qui participe d’ailleurs d’un foisonnement d’études sur « l’économie politique » des persécutions. Présentant les qualités des défauts, et réciproquement, de ce genre de littérature, comme par exemple, le recours extensif aux modélisations mathématiques ou l’empressement à parvenir à de grandes conclusions générales, les études que nous présentons désormais sont donc à prendre avec une raisonnable prudence quant aux résultats qu’elles avancent.

Dans la foulée des conclusions de Cohn sur le rôle des diverses élites dans l’instigation et la mise en oeuvre des massacres, il peut être intéressant de lire « Plague, Politics, and Pogroms: The Black Death, the Rule of Law, and the Persecution of Jews in the Holy Roman Empire » de Theresa Finley et Mark Koyama. En effet, ces deux auteurs souhaitent étudier « le rapport entre l’intensité des persécutions et la fragmentation politique » dans l’Empire Romain Germanique de l’époque. Ils rappellent tout d’abord qu’étant les seuls autorisés à pratiquer l’usure, les juifs constituaient une source importante de revenus pour les élites et l’empereur et étaient placés sous la protection de ce dernier. Mais, du fait de la forte fragmentation politique qui caractérisait l’empire, l’effectivité de cette protection variait largement selon les zones. Ce qui débouchât selon eux sur le différentiel dans l’intensité des persécutions : « Là où le droit de taxer les communautés juives était fermement détenu par l’Empereur, il avait une forte incitation à investir dans leur protection. Mais là où la rente tirée des préteurs juifs était disputée et où aucun dirigeant ne disposait d’un accès exclusif aux futurs revenus associés au prêt d’argent, les communautés juives étaient beaucoup plus vulnérables à la violence populaire et à la prédation des élites locales. »

S’appuyant sur La Germania Judaica ( « Les éditeurs de la Germania Judaica s’étaient proposé de publier un dictionnaire des entités territoriales et des localités du Reich médiéval dans lesquelles on a pu relever les traces d’une présence juive, et d’en retracer l’histoire et la contribution. Contrairement à la Gallia Judaica de Henri Gross, qui n’a pris en compte que les seules sources rabbiniques (les notices y sont classées alphabétiquement selon l’alphabet hébraïque), la Germania Judaica rassemble toutes les indications géographiques possibles, quelle que soit la langue des documents dans laquelle elles apparaissent. Elle est donc infiniment plus riche. » Recension de Simon Schwarzfuchs pour La revue de l’histoire des religions), les auteurs établissent des degrés de persécution des communautés juives durant la Peste Noire allant de 1 (aucune) à 5 ( extermination complète) et les mettent en rapport avec le niveau de fragmentation politique, c’est à dire selon que la ville ou la zone était un évêché, un archevêché, une ville libre ou contrôlée par un seigneur indépendant. Les auteurs en concluent que « Les pogroms eurent lieu à travers tout l’Empire Romain Germanique, mais les persécutions dans les évêchés, archevêchés, villes libres furent significativement plus intenses que dans les zones contrôlées par l’empereur. » On retrouverait donc le rôle central des autorités et notabilités locales dans les persécutions souligné tant pour les persécutions de 1321 que pour la Peste Noire.

Un des auteurs de cette étude, Mark Koyama, a de concert avec deux autres chercheurs proposé une autre analyse des différentiels de persécutions lors de la Peste Noire dans l’article « Negative Shocks and Mass Persecutions: Evidence from the Black Death« . Les auteurs  » utilisent des données de mortalité de la peste et de persécution des juifs au niveau des villes pour montrer comment, contrairement à ce qu’on pourrait croire conventionnellement, plus la mortalité était importante dans une ville moins il était probable que se déroule une persécution. » et de plus que c’est « les niveaux généraux de complémentarité économique [ entre communauté chrétienne et communauté juive] qui expliquent les variations locales dans les persécutions (…) les juifs étaient moins susceptibles d’être persécutés, quand la mortalité était importante, dans les villes où ils pouvaient offrir des services économiques spécialisés, c’est à dire là où les effets de complémentarité étaient les plus importants. En le conditionnant à l’ampleur du choc de mortalité, nous trouvons que la possibilité de persécution était moindre dans les villes où les juifs offraient des services de prêts d’argent ou des services aux marchands. » Évidemment ce genre d’hypothèse suppose de phagocyter dans le champ des théories du choix rationnel une situation et des persécutions qui ne s’y prêtaient certes pas et consiste au bout du compte à tomber dans le travers symétriquement inverse des théories suprahistoriques comme le signale la conclusion :  » Au bout du compte la décision de persécuter une minorité dépend de la façon dont la magnitude du choc épidémique interagit avec l’utilité qu’on tire de la persécution et les bénéfices économiques associés à la présence de la minorité. » Bref l’individu rationnel fait persécuteur et réciproquement…

Notons qu’un article de Francesco D’Acunto, Marcel Prokopczuk et Michael Weber, « Historical Antisemitism, Ethnic Specialization, and Financial Development« , prolonge en quelque sorte  » Negative Shocks and Mass Persecutions » puisqu’il postule qu » »aujourd’hui la demande de services financiers est moindre dans les départements [« counties »] allemands où historiquement l’antisémitisme a été le plus important, comparé à des départements similaires. Les foyers des départements qui ont connu historiquement un fort antisémitisme ont des niveaux d’épargne similaires mais ont un plus faible taux d’investissement sur les marchés financiers et un plus faible taux d’emprunt immobilier (…) Les foyers des départements où historiquement l’antisémitisme a été plus important ont moins confiance dans le secteur financier – une possible externalité culturelle qui réduit l’accumulation de richesse sur le long terme. » Là encore, on se demande un peu où ces chercheurs veulent en venir, si ce n’est à offrir un nouveau tour de piste, sous l’angle de la frilosité spéculative, à une assimilation essentialisante et non historicisée de l’anticapitalisme à l’antisémitisme.

C’est pourtant dans cette veine du rapprochement entre les époques que cette nouvelle vague d’études a donné lieu à sa contribution la plus intéressante à ce jour. En effet, dans « Persecution Perpetuated : The Medieval Origins of Anti-semitic Violence in Nazi Germany« , Nico Voigtländer et Hans-Joachim Voth se proposent « d’explorer les persistances de long terme de la haine inter-ethnique en utilisant un nouvel ensemble de données concernant 400 villes et villages où il existe des informations sur les communautés juives qui y résidaient à la fois pour la période médiévale et pour l’Allemagne de l’entre-deux guerre. Quand la Peste Noire arriva en Europe en 1348-1350, les juifs furent souvent accusés d’empoisonner les puits. Beaucoup de villes et villages ( mais pas tous) assassinèrent leur population juive. Près de 600 ans plus tard, la défaite lors de la première guerre mondiale fut suivie d’une montée de l’antisémitisme à l’échelle nationale. Cela mena à une vague de persécutions, même avant que le parti nazi prenne le pouvoir en 1933- mais seulement à certains endroits. Nous constatons qu’attitudes et comportements antisémites ont perduré pendant toute cette période entre les deux époques. Les localités où les juifs furent brulés en 1348-1350 connurent un niveau d’antisémitisme significativement plus important pendant l’entre-deux guerre au XXe siècle; les attaques contre les juifs étaient 6 fois plus probables dans les années 20 dans les villes et villages qui avaient connu des pogroms pendant la Peste Noire; la part du vote nazi en 1928 – là où il menait ses campagnes les plus ouvertement antisémites- était 1,5 fois plus importante; les lettres de lecteurs au journal nazi violemment antisémite Der Stürmer étaient plus fréquentes; les attaques contre les synagogues durant la « Nuit de Cristal » en 1938 furent plus courantes; et une plus grande proportion de juifs furent déportés durant la Solution finale. »

Selon Voigtländer et Voth, cette « persistance locale reflète en partie une faible mobilité. La plupart des villages étudiés sont petits, avec une population médiane ne dépassant pas les 9000 habitants en 1933 et au mieux quelques milliers au Moyen Âge. L’immigration et les mariages avec des personnes nées hors de la ville sont relativement rares. Ces caractéristiques pourraient avoir facilité la persistance des croyances au niveau local. » Persistance notamment facilitée à travers les siècles par les commémorations, sous prétexte de carnaval ou de fêtes de village, de ces pogroms du XIVe siècle, ainsi le village de Deggendorf en Bavière dont les célébrations du massacre des juifs a duré jusqu’en 1968. Sans aller jusqu’aux essentialisations à la « Goldhagen », ce dont les auteurs se défendent à plusieurs reprises, il est toutefois intéressant de constater l’importance des transmissions culturelles sur le long terme et, il faut bien le dire, certains réflexes « organicistes » qui font encore aujourd’hui le bonheur de bien des populismes.

La persécution des juifs et des lépreux de 1321 et son contexte

On doute que cela ait été beaucoup commémoré mais 2021 constituait le 700eme anniversaire de la persécution en masse des lépreux et des juifs en France parfois connue sous le nom de « Complot des lépreux, des juifs et des musulmans pour renverser la chrétienté ». Des rumeurs accusant les lépreux, bientôt de concert avec les juifs et sous les ordres d’un prince musulman, d’empoisonner puits et rivières partirent de Périgueux en avril 1321 avant de se répandre dans tout le sud-ouest, jusqu’à ce qu’en juin, sous la pression, le roi Philippe V étende la répression à tout le royaume. Deux récits complets relativement récents de cette persécution étant disponibles ( « La persécution des lépreux dans la France Méridionale en 1321 » de l’historienne de la lèpre Françoise Beriac et « Lepers, Jews and Moslems: the Plot to Overthrow Christendom in 1321 » de Malcom Barber) nous relaierons principalement ici les analyses concernant son contexte.

Comme le rappelle Françoise Bériac  » L’affaire dénote une psychose du complot qui doit beaucoup au procès des Templiers. M. Barber souligne que les lépreux apparaissent comme de nouvelles victimes de pulsions agressives, habituelles envers les juifs. Leur séparation a fini par les placer dans la même situation que ces derniers : une minorité vivant à part. (…) L’événement de 1321 s’inscrit dans la perspective tracée par Norman Cohn pour la sorcellerie : des stéréotypes s’accumulent depuis l’antiquité, prêtant à des individus ou des communautés des pratiques abominables contre la collectivité, mais ne deviennent « réalité » digne de répression qu’à partir du XIIIe siècle ».

La contextualisation que propose Malcom Barber, plus complète, mérite (d’être traduite et) reproduite en longueur :  » L’idée délirante qu’une conspiration des lépreux, des juifs et des maures existait effectivement en 1321, constitue un exemple significatif de la mentalité médiévale dans les conditions de stress crées par les problèmes économiques et sociaux du XIVe siècle. Ni isolément ni dans leur combinaison, les éléments du complot supposé ne représentaient une quelconque menace pour la société et, comme le reconnaissait un chroniqueur tourangeau anonyme, aucun chrétien n’était mort ou n’avait souffert de l’empoisonnement des sources d’eau, pourtant ces accusations étaient largement acceptées par l’ensemble du spectre social et ce jusqu’au roi lui-même. On y croyait car la nature des accusations s’accordait au climat mental de l’époque durant une période d’angoisse où l’on cherchait un bouc émissaire pour tous les maux de la société. Les persécutions judiciaires des vingt années précédents avaient habitué les gens à l’existence de conspirateurs anti-sociaux, prêts à renverser la société par tous les moyens à leur disposition. Les plus scandaleux de ces comploteurs avaient été les templiers, qui durant leur procès entre 1307 et 1312, avaient confessé nier le christ, avoir craché, uriné sur un crucifix, avoir pratiqué le culte d’idoles monstrueuses, encouragé la sodomie et l’affront aux sacrements, particulièrement par l’omission des paroles de consécrations durant les messes. Tout cela ayant été perpétré lors d’assemblées secrètes et dans des cérémonies de réception qui excluaient les personnes étrangères au groupe. D’autres motifs d’angoisse existaient depuis quelques années déjà. Le famines entre 1315 et 1317 dans le nord de l’Europe avaient clairement été plus longues et plus sérieuses dans leur impact que les fréquentes disettes locales, qui étaient inséparables du système agricole médiéval. » On assiste effectivement à l’époque aux podromes de la grande « crise d’époque » du XIVe siècle, avec les famines mais aussi les premières grandes inondations, que va une décennie et demi plus tard venir consacrer la Peste Noire ( sur cette crise du XIVe voir notre post sur le site associé au livre Le capitalisme dans la toile de la vie).

Il faut signaler également que la croisade des pastoureaux avait déjà donné lieu l’année précédente dans les mêmes régions à des persécutions antisémites, et même à quelques occasions anti-lépreuses, mobilisant les populations locales. Ces « croisades » et persécutions signalaient notamment un affaiblissement de l’emprise de l’église parti pour durer au fil des fléaux qui marqueront le siècle puisque que comme le note Bériac :  » L’agitation de 1321, où un antisémitisme primaire [sic !] se mêle à des relents de croisade populaire dut choquer les membres les plus avisés de la hiérarchie ecclésiastique qui avait nettement condamné les Pastoureaux en 1320 et allait, en 1349, faire de même pour les Flagellants : ces mouvements nés en dehors de l’Église, et sans esprit de discrétion, imposaient une forte torsion aux motifs religieux traditionnels. »

La monarchie, fut tout autant prise de court. En effet, au moment où les persécutions prennent une ampleur inquiétante et forcent le pouvoir royal à réagir, le roi Philippe le Long était en train de réunir une assemblée de barons, prélats et représentants des villes, pour proposer, via une réforme monétaire et la levée de subsides, un renforcement inédit des prérogatives et finances de l’État. Comme le retrace Charles H. Taylor dans son article « French Assemblies and Subsidy in 1321 » cette réunion, lointain ancêtre des États généraux, constituait une tentative relativement innovante de réforme : « Le gouvernement de Philippe V appréhendait la politique budgétaire dans des dimensions nouvelles. Aucune guerre ne menaçait et on ne postulait aucune nécessité militaire, le gouvernement cherchait ostensiblement de l’argent pour mener des réformes domestiques et convoquait pour ce faire de larges assemblées consultatives. » L’assemblée fut finalement en grande partie un échec, repoussant notamment une fois de plus le règlement du lancinant problème monétaire (voir Marc Bompaire, « La question monétaire : avis et consultations à l’époque de Philippe le Bel et de ses fils« ). Il est en tout cas intéressant de constater que l’échec de cette tentative d’accroître l’emprise du pouvoir central est contemporaine des persécutions contre les juifs et les lépreux, où le roi est obligé d’entériner après coup les exactions commises et les expropriations réalisées par les diverses autorités locales.

En effet, l’ordonnance du 21 juin 1321 contre les lépreux est prise dans l’urgence et dans l’espoir de garder un tant soit peu le contrôle de la situation : « En France, l’attitude du pouvoir royal relève peu ou prou, de la fuite en avant. Les ordonnances se fondent sur la conviction qu’il y a eu crime et qu’il faut le réprimer; l’aurait-il voulu, le roi ne pouvait opter, sans risque, pour une autre attitude. Pour la seconde fois à un an d’intervalle, ses officiers étaient confrontés à une « justice » spontanée, aussi alarmante, à sa façon, que la rumeur d’empoisonnement des eaux ! » (Françoise Bériac)., Henri Duplès-Agier résumait, en 1857, le contenu de cette ordonnance : « Les lépreux qui d’eux-mêmes se reconnaîtront coupables ou seront jugés tels à la suite d’aveux arrachés par la torture, subiront le supplice du feu ; seront condamnés à la même peine les femmes qui ne seront point enceintes, et les jeunes garçons ainsi que les jeunes filles de plus de quatorze ans; quant aux femmes enceintes, elles resteront emprisonnées jusqu’à leur accouchement, et tant que leurs enfants réclameront les soins maternels. Tous ceux qui n’avoueront pas les maléfices dont ils se voient convaincus seront emprisonnés à perpétuité dans les pays d’où ils sont originaires; la même mesure s’appliquera aux lépreux qui pourront naître à l’avenir et à ceux qui n’auront point atteint l’âge de quatorze ans. Ce n’est pas tout : comme les lépreux se sont rendus coupables du crime de lèse-majesté, et que leur forfait est un attentat contre la chose publique, leurs biens sont et demeurent dans la main du roi jusqu’à ce qu’il en soit autrement disposé; les biens confisqués seront affectés à l’entretien et à la nourriture des lépreux incarcérés et des frères et sœurs qui sont dans l’usage de vivre du produit de ces biens. Cette dernière disposition de l’ordonnance semble prouver que l’idée de s’emparer des richesses des lépreux et de les exploiter au profit du pays ne fut pas étrangère aux persécutions dont ils furent les victimes. »

Carlo Ginzburg revient sur ce dernier aspect des persécutions dans Ecstasies. Deciphering the Witches’ Sabbath ( Traduit en français sous le titre Le sabbat des sorcières par Monique Aymard – nous nous appuyons toutefois ici sur la version anglaise). Il y analyse notamment une protestation pour le moins prémonitoire des consuls de Carcassonne adressée au roi à la fin de 1320. Selon cette protestation :  » Les abus et excès de divers sortes troublaient la vie de la cité dont ils avaient la charge. Les violations par les fonctionnaires du royaume des prérogatives des cours de justice locales forçaient les différentes parties en conflit à aller jusqu’à Paris pour les procès, cela occasionnant de grandes dépenses et inconvénients; de plus on forçait les marchands à payer de fortes amendes en les accusant injustement de pratiquer l’usure. Non contents de faire des prêts à des taux usuraires, les juifs prostituaient et violaient les femmes des pauvres chrétiens qui étaient incapables de payer les intérêts (…) ils étaient coupables de toutes sortes de monstruosités défiant dieu et la foi. Les consuls plaidaient pour que les juifs soient chassés du royaume, afin qu’on ne punisse pas les bons chrétiens pour leurs abominables péchés. De plus, ils dénonçaient les viles intentions des lépreux, qui se préparaient à répandre la maladie qui les affligeait  » avec des poisons, des potions pestilentielles et de la sorcellerie ». Afin de prévenir la propagation de la contagion, les consuls suggéraient que le roi procède à la ségrégation des lépreux dans des bâtiments prévus à cet effet en séparant hommes et femmes. Ils s’affirmaient prêts à garantir l’entretien des reclus et l’administration des revenus, des aumônes et des héritages pieux que ceux-ci recevraient à l’avenir. De cette façon, concluaient-ils, les lépreux cesseraient de se multiplier. Se débarrasser une fois pour toute du monopole du crédit dont disposaient juifs ; administrer les importants revenus des asiles de lépreux – ces objectifs des consuls de Carcassonne étaient exposée avec une brutale clarté dans leur protestation au roi. (…) Derrière cette liste de réclamations, on perçoit l’évidente détermination d’une classe mercantile agressive, soucieuse de se débarrasser d’une concurrence – celle des juifs- désormais considérée comme intolérable. Il est possible que le plan (voué à l’échec) de centralisation administrative proposé par Philippe le Long précisément durant ces quelques mois, ait aidé à exacerber la tension. La tentative du pouvoir central d’affaiblir les identités locales a nourri l’hostilité vis à vis des groupes les moins protégés. »

David Nirenberg dans Violence et minorités au Moyen Âge ( traduit en français au PUF par Nicole Genet, ne disposant toutefois que de la version anglaise c’est sur celle-ci que nous nous appuyons ici) revient également sur les signes annonciateurs des persécutions dans la foulée de la « croisade des pastoureaux » :  » Bien avant les attaques généralisées, une vaste coalition de forces menait une agitation contre les lépreux et contre les fondations charitables qui s’occupaient de ceux-ci. L’évêque de Dax fit arrêter tous les lépreux de son diocèse en décembre 1320 afin de protéger ses droits sur eux des empiétements d’un noble local tandis que les municipalités essayaient en utilisant des rumeurs d’empoisonnement perpétrés par les lépreux de s’approprier des ressources jusque là hors de leur contrôle. » En fait,  » contrairement à la croisade des pastoureaux, l’attaque contre les lépreux fut menée par les autorités municipales plus que par une foule d’émeutiers. La violence prit une forme judiciaire,quoi qu’extralégale, puisque de telles actions des municipalités constituaient une usurpation évidente des prérogatives judiciaires royales. »

Les analyses de Ginzburg, Nirenberg mais également pour la période antérieure, de Robert Ian Moore dans The formation of a persecuting society ( Traduit en français sous le titre La Persécution. Sa formation en Europe (Xe-XIIIe siècle)) s’inscrivaient dans le cadre d’un débat sur la nature et la motivation des persécutions qui caractérisent l’époque et dont 1321 constitue une sorte d’acmé. Articulant explications en termes de mentalité et en termes de structures sociales, la conclusion de Nirenberg nous semble pertinente : « Pendant des siècles avant 1321, les stéréotypes sur la malveillance et le caractère infectieux du lépreux coexistaient avec un idéal du même lépreux comme objet de la charité sans que cela génère des violences de masse, ce qui est vrai également pour les siècles après 1321. Les lépreux ne furent pas massacrés du fait d’une lente accumulation de stéréotypes mais du fait d’accusations révolutionnaires. Bien entendu ces accusations faisaient référence aux idées séculaires au sujet de leurs cibles, mais elles le faisaient dans un contexte unique (…) ces accusations étaient nouvelles dans la mission qu’on leur demandait d’accomplir : fournir la légitimation idéologique de ce qu’on peut considérer comme étant une rébellion. » Le statut ambivalent des lépreux mais surtout des juifs, qui étaient à la fois les agent fiscaux du royaume et les victimes privilégiées et récurrentes de l’exercice de son hégémonie politique et religieuse sur le pays, les plaçant donc en première ligne face à ce qui était certes l’expression des angoisses et peurs du temps mais aussi une révolte contre la centralisation monarchique et la monétarisation de l’économie, que cette révolte ait été largement « populaire » comme avec les pastoureaux en 1320 ou largement aiguillée par les notabilités locales comme en 1321…

Les conséquences des persécutions furent en tout cas durables comme le rappelle Françoise Bériac : « La portée pratique de l’événement apparaît considérable. A défaut de déterminer une ségrégation durablement rigoureuse des lépreux, les massacres en diminuent sérieusement le nombre, au moins pour un temps, les bûchers auraient contribué à la régression de la lèpre… Par la suite, les survivants et les nouveaux malades ne trouvèrent plus qu’un réseau hospitalier amoindri et appauvri, et durent plus encore que par le passé recourir à la mendicité donc, peu ou prou, fréquenter des gens sains. Partout l’occasion a été bonne de spolier plus ou moins ladres et maladreries, mais dans le Sud-Ouest, là où la persécution pris naissance, on peut parler d’un démantèlement profond du vieux réseau de léproseries. » Il n’est pas aberrant de supposer que l’arrivée de la Peste Noire en 1348 puis celles qui lui succéderont à intervalles réguliers ont en grande partie achevée « l’oeuvre » entamée en 1321, en privant pendant de longues périodes les lépreux d’une charité dont ils étaient encore plus dépendants que par le passé. Ces persécutions annoncent en tout cas certainement les massacres en masse des juifs lors de la Peste Noire qui s’opéreront là aussi sous le rituel prétexte de l’empoisonnement des puits ( à ce sujet voir « Une arme venue d’ailleurs. Portrait de l’étranger en empoisonneur » de Franck Collard) mais mettra en jeu également, en plus des peurs et fantasmes séculaires, des forces et contradictions sociales bien réelles…

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