Perspectives nouvelles sur les massacres des juifs lors de la Peste Noire

Plus grandes persécutions commises en Europe avant la Solution finale nazie, les massacres de juifs en Europe durant la Peste Noire (1348-1351) sont le plus souvent analysés au prisme de la terreur des populations face au fléau, qui rappelons-le emporta 40% de la population du continent, et de l’exacerbation du traditionnel antisémitisme chrétien. Certaines analyses récentes présentent des perspectives relativement nouvelles que nous relayons ici.

Samuel K. Cohn Jr a donné dans son article de 2007 « Black Death and the Burning of Jews » , un bon panorama critique des hypothèses et des travaux existants tant en anglais, en français qu’en allemand et une nécessaire mise au point à partir de ses propres recherches. Il constate ainsi que « Le caractère social de cette persécution ( qui ordonna les massacres, quelles étaient les cibles initiales, et quels en étaient les motifs ?) reste hypothétique, les analyses à son sujet se basant sur des présupposés concernant les caractéristiques et motifs du massacre des juifs. Ces présupposés dérivent de généralisations concernant les juifs et leurs persécuteurs qui courent de l’Europe médiévale à l’Holocauste et au-delà. Les massacres de juifs au moment de la Peste Noire furent-ils provoqués par l’exploitation dont on les accusait, notamment dans leur rôle de préteurs d’argent ? Cet article analyse les sources des persécutions de 1348-1351 dans le contexte des rebellions populaires du Moyen-Âge tardif et compare les massacres de la Peste Noire avec ceux intervenus dans la suite du siècle et avance qu’elles différaient quant à la composition sociale des bourreaux et des victimes et quant aux causes psychologiques sous-jacentes. »

Cohn étant par ailleurs historien des révoltes médiévales ( voir notamment son Lust for Liberty. The Politics of Social Revolt in Medieval Europe, 1200–1425), il est effectivement en mesure de replacer les événements qui se sont déroulés durant l’épidémie dans le contexte plus large des luttes de classe de l’Europe de l’époque, notamment le fait que  » la Peste Noire a réaligné les trajectoires du conflit social au nord et au sud des Alpes », menant à un déclin provisoire des révoltes contre les oligarchies locales qui avaient marqué la période précédant l’épidémie. Cohn n’en avalise pas pour autant la thèse récurrente, reprise tant par les marxistes que par les nazis mais jamais étayée, d’une « lutte de classe entre le prolétariat endetté et les usuriers juifs privilégiés » qui aurait aboutie aux pogroms de la Peste Noire :  » L’idée que les attaques contre les juifs en 1348-1351 venaient d’une populace aveugle composée de travailleurs, d’artisans et de paysans provient presque exclusivement des divagations des historiens modernes et non des sources médiévales. Les conseils municipaux dominés par les patriciens ne démentaient pas les rumeurs d’empoisonnement des puits par les juifs et quand des villes telle Bâle ou Strasbourg soulevèrent la question, ce sont les patriciens – et non la populace- qui marchèrent jusqu’à la mairie « pour convoquer des assemblées et prêter serment qu’ils iraient bruler les juifs.  » Cohn en profite également pour démonter plusieurs mythes tant concernant la composition de classe des flagellants (p. 12) que sur l’exploitation supposée des plus pauvres par les « usuriers juifs » ( pp. 22-24) qui ne composaient d’ailleurs pas la majorité des victimes des pogroms (p. 25).

Après avoir évoqué les persécutions mais aussi révoltes qui marquèrent l’après Peste Noire, il conclut : » Les différents épisodes d’antisémitisme et de massacre de juifs à travers le Moyen-Âge tardif ne peuvent pas être mis dans le même sac. Ils ne découlaient pas toujours de façon transhistorique des stéréotypes enracinés concernant les « juifs usuriers » ou d’une envie et d’un ressentiment contre ceux-ci profondément ancrés dans les classes populaires. Ils ne peuvent pas non plus être expliqués rationnellement comme une conséquence d’une lutte classe dirigée contre les succès commerciaux des juifs et leur supposée exploitation des classes subalternes. Les sources du Moyen-Âge tardif montrent qu’en une génération les rôles de persécuteurs ou de protecteurs des juifs pouvaient changer rapidement. Contrairement aux attaques précédentes, entre la première croisade et les accusations de profanation d’hostie attisées par les prêches franciscains dans les années 1330 et 1340, les persécutions lors de la Peste Noire transformèrent fondamentalement la composition et la localisation de la population juive à travers l’Europe pour les cinq cent années qui suivirent. L’origine de ces persécutions, les plus graves avant le XXe siècle, ne sont pas une « hystérie de masse » ou la soudaine libération de la haine des paysans, ouvriers et artisans contre le juif archétypique – l’usurier- comme on le pense souvent. Au contraire, ce sont les élites, des oligarques urbains aux chevaliers ruraux en passant par l’empereur du Saint Empire Germanique qui furent poussés par la mortalité monumentale qui frappait l’Europe à croire que les juifs voulaient détruire la chrétienté, et qui en conséquence instiguèrent et menèrent ces horribles massacres. Ils le firent en calculant de sang froid et en faisant sanctionner légalement leurs actions. Ainsi, les contours de l’antisémitisme épousaient les vagues plus larges de lutte de classes et de violence du Moyen-Âge tardif. »

Au-delà de la tendance à postuler un antisémitisme « suprahistorique », qu’il n’y aurait donc pas besoin d’articuler aux rapports sociaux de l’époque, les hypothèses existantes concernant la persécution des juifs durant la Peste Noire ne reposent souvent, selon Cohn, que sur un corpus réduit d’archives. C’est peut-être ce qui a incité une nouvelle génération de chercheurs, venant en général de l’économie, à aborder ce sujet de façon relativement hétérodoxe, ce qui participe d’ailleurs d’un foisonnement d’études sur « l’économie politique » des persécutions. Présentant les qualités des défauts, et réciproquement, de ce genre de littérature, comme par exemple, le recours extensif aux modélisations mathématiques ou l’empressement à parvenir à de grandes conclusions générales, les études que nous présentons désormais sont donc à prendre avec une raisonnable prudence quant aux résultats qu’elles avancent.

Dans la foulée des conclusions de Cohn sur le rôle des diverses élites dans l’instigation et la mise en oeuvre des massacres, il peut être intéressant de lire « Plague, Politics, and Pogroms: The Black Death, the Rule of Law, and the Persecution of Jews in the Holy Roman Empire » de Theresa Finley et Mark Koyama. En effet, ces deux auteurs souhaitent étudier « le rapport entre l’intensité des persécutions et la fragmentation politique » dans l’Empire Romain Germanique de l’époque. Ils rappellent tout d’abord qu’étant les seuls autorisés à pratiquer l’usure, les juifs constituaient une source importante de revenus pour les élites et l’empereur et étaient placés sous la protection de ce dernier. Mais, du fait de la forte fragmentation politique qui caractérisait l’empire, l’effectivité de cette protection variait largement selon les zones. Ce qui débouchât selon eux sur le différentiel dans l’intensité des persécutions : « Là où le droit de taxer les communautés juives était fermement détenu par l’Empereur, il avait une forte incitation à investir dans leur protection. Mais là où la rente tirée des préteurs juifs était disputée et où aucun dirigeant ne disposait d’un accès exclusif aux futurs revenus associés au prêt d’argent, les communautés juives étaient beaucoup plus vulnérables à la violence populaire et à la prédation des élites locales. »

S’appuyant sur La Germania Judaica ( « Les éditeurs de la Germania Judaica s’étaient proposé de publier un dictionnaire des entités territoriales et des localités du Reich médiéval dans lesquelles on a pu relever les traces d’une présence juive, et d’en retracer l’histoire et la contribution. Contrairement à la Gallia Judaica de Henri Gross, qui n’a pris en compte que les seules sources rabbiniques (les notices y sont classées alphabétiquement selon l’alphabet hébraïque), la Germania Judaica rassemble toutes les indications géographiques possibles, quelle que soit la langue des documents dans laquelle elles apparaissent. Elle est donc infiniment plus riche. » Recension de Simon Schwarzfuchs pour La revue de l’histoire des religions), les auteurs établissent des degrés de persécution des communautés juives durant la Peste Noire allant de 1 (aucune) à 5 ( extermination complète) et les mettent en rapport avec le niveau de fragmentation politique, c’est à dire selon que la ville ou la zone était un évêché, un archevêché, une ville libre ou contrôlée par un seigneur indépendant. Les auteurs en concluent que « Les pogroms eurent lieu à travers tout l’Empire Romain Germanique, mais les persécutions dans les évêchés, archevêchés, villes libres furent significativement plus intenses que dans les zones contrôlées par l’empereur. » On retrouverait donc le rôle central des autorités et notabilités locales dans les persécutions souligné tant pour les persécutions de 1321 que pour la Peste Noire.

Un des auteurs de cette étude, Mark Koyama, a de concert avec deux autres chercheurs proposé une autre analyse des différentiels de persécutions lors de la Peste Noire dans l’article « Negative Shocks and Mass Persecutions: Evidence from the Black Death« . Les auteurs  » utilisent des données de mortalité de la peste et de persécution des juifs au niveau des villes pour montrer comment, contrairement à ce qu’on pourrait croire conventionnellement, plus la mortalité était importante dans une ville moins il était probable que se déroule une persécution. » et de plus que c’est « les niveaux généraux de complémentarité économique [ entre communauté chrétienne et communauté juive] qui expliquent les variations locales dans les persécutions (…) les juifs étaient moins susceptibles d’être persécutés, quand la mortalité était importante, dans les villes où ils pouvaient offrir des services économiques spécialisés, c’est à dire là où les effets de complémentarité étaient les plus importants. En le conditionnant à l’ampleur du choc de mortalité, nous trouvons que la possibilité de persécution était moindre dans les villes où les juifs offraient des services de prêts d’argent ou des services aux marchands. » Évidemment ce genre d’hypothèse suppose de phagocyter dans le champ des théories du choix rationnel une situation et des persécutions qui ne s’y prêtaient certes pas et consiste au bout du compte à tomber dans le travers symétriquement inverse des théories suprahistoriques comme le signale la conclusion :  » Au bout du compte la décision de persécuter une minorité dépend de la façon dont la magnitude du choc épidémique interagit avec l’utilité qu’on tire de la persécution et les bénéfices économiques associés à la présence de la minorité. » Bref l’individu rationnel fait persécuteur et réciproquement…

Notons qu’un article de Francesco D’Acunto, Marcel Prokopczuk et Michael Weber, « Historical Antisemitism, Ethnic Specialization, and Financial Development« , prolonge en quelque sorte  » Negative Shocks and Mass Persecutions » puisqu’il postule qu » »aujourd’hui la demande de services financiers est moindre dans les départements [« counties »] allemands où historiquement l’antisémitisme a été le plus important, comparé à des départements similaires. Les foyers des départements qui ont connu historiquement un fort antisémitisme ont des niveaux d’épargne similaires mais ont un plus faible taux d’investissement sur les marchés financiers et un plus faible taux d’emprunt immobilier (…) Les foyers des départements où historiquement l’antisémitisme a été plus important ont moins confiance dans le secteur financier – une possible externalité culturelle qui réduit l’accumulation de richesse sur le long terme. » Là encore, on se demande un peu où ces chercheurs veulent en venir, si ce n’est à offrir un nouveau tour de piste, sous l’angle de la frilosité spéculative, à une assimilation essentialisante et non historicisée de l’anticapitalisme à l’antisémitisme.

C’est pourtant dans cette veine du rapprochement entre les époques que cette nouvelle vague d’études a donné lieu à sa contribution la plus intéressante à ce jour. En effet, dans « Persecution Perpetuated : The Medieval Origins of Anti-semitic Violence in Nazi Germany« , Nico Voigtländer et Hans-Joachim Voth se proposent « d’explorer les persistances de long terme de la haine inter-ethnique en utilisant un nouvel ensemble de données concernant 400 villes et villages où il existe des informations sur les communautés juives qui y résidaient à la fois pour la période médiévale et pour l’Allemagne de l’entre-deux guerre. Quand la Peste Noire arriva en Europe en 1348-1350, les juifs furent souvent accusés d’empoisonner les puits. Beaucoup de villes et villages ( mais pas tous) assassinèrent leur population juive. Près de 600 ans plus tard, la défaite lors de la première guerre mondiale fut suivie d’une montée de l’antisémitisme à l’échelle nationale. Cela mena à une vague de persécutions, même avant que le parti nazi prenne le pouvoir en 1933- mais seulement à certains endroits. Nous constatons qu’attitudes et comportements antisémites ont perduré pendant toute cette période entre les deux époques. Les localités où les juifs furent brulés en 1348-1350 connurent un niveau d’antisémitisme significativement plus important pendant l’entre-deux guerre au XXe siècle; les attaques contre les juifs étaient 6 fois plus probables dans les années 20 dans les villes et villages qui avaient connu des pogroms pendant la Peste Noire; la part du vote nazi en 1928 – là où il menait ses campagnes les plus ouvertement antisémites- était 1,5 fois plus importante; les lettres de lecteurs au journal nazi violemment antisémite Der Stürmer étaient plus fréquentes; les attaques contre les synagogues durant la « Nuit de Cristal » en 1938 furent plus courantes; et une plus grande proportion de juifs furent déportés durant la Solution finale. »

Selon Voigtländer et Voth, cette « persistance locale reflète en partie une faible mobilité. La plupart des villages étudiés sont petits, avec une population médiane ne dépassant pas les 9000 habitants en 1933 et au mieux quelques milliers au Moyen Âge. L’immigration et les mariages avec des personnes nées hors de la ville sont relativement rares. Ces caractéristiques pourraient avoir facilité la persistance des croyances au niveau local. » Persistance notamment facilitée à travers les siècles par les commémorations, sous prétexte de carnaval ou de fêtes de village, de ces pogroms du XIVe siècle, ainsi le village de Deggendorf en Bavière dont les célébrations du massacre des juifs a duré jusqu’en 1968. Sans aller jusqu’aux essentialisations à la « Goldhagen », ce dont les auteurs se défendent à plusieurs reprises, il est toutefois intéressant de constater l’importance des transmissions culturelles sur le long terme et, il faut bien le dire, certains réflexes « organicistes » qui font encore aujourd’hui le bonheur de bien des populismes.

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