La persécution des juifs et des lépreux de 1321 et son contexte

On doute que cela ait été beaucoup commémoré mais 2021 constituait le 700eme anniversaire de la persécution en masse des lépreux et des juifs en France parfois connue sous le nom de « Complot des lépreux, des juifs et des musulmans pour renverser la chrétienté ». Des rumeurs accusant les lépreux, bientôt de concert avec les juifs et sous les ordres d’un prince musulman, d’empoisonner puits et rivières partirent de Périgueux en avril 1321 avant de se répandre dans tout le sud-ouest, jusqu’à ce qu’en juin, sous la pression, le roi Philippe V étende la répression à tout le royaume. Deux récits complets relativement récents de cette persécution étant disponibles ( « La persécution des lépreux dans la France Méridionale en 1321 » de l’historienne de la lèpre Françoise Beriac et « Lepers, Jews and Moslems: the Plot to Overthrow Christendom in 1321 » de Malcom Barber) nous relaierons principalement ici les analyses concernant son contexte.

Comme le rappelle Françoise Bériac  » L’affaire dénote une psychose du complot qui doit beaucoup au procès des Templiers. M. Barber souligne que les lépreux apparaissent comme de nouvelles victimes de pulsions agressives, habituelles envers les juifs. Leur séparation a fini par les placer dans la même situation que ces derniers : une minorité vivant à part. (…) L’événement de 1321 s’inscrit dans la perspective tracée par Norman Cohn pour la sorcellerie : des stéréotypes s’accumulent depuis l’antiquité, prêtant à des individus ou des communautés des pratiques abominables contre la collectivité, mais ne deviennent « réalité » digne de répression qu’à partir du XIIIe siècle ».

La contextualisation que propose Malcom Barber, plus complète, mérite (d’être traduite et) reproduite en longueur :  » L’idée délirante qu’une conspiration des lépreux, des juifs et des maures existait effectivement en 1321, constitue un exemple significatif de la mentalité médiévale dans les conditions de stress crées par les problèmes économiques et sociaux du XIVe siècle. Ni isolément ni dans leur combinaison, les éléments du complot supposé ne représentaient une quelconque menace pour la société et, comme le reconnaissait un chroniqueur tourangeau anonyme, aucun chrétien n’était mort ou n’avait souffert de l’empoisonnement des sources d’eau, pourtant ces accusations étaient largement acceptées par l’ensemble du spectre social et ce jusqu’au roi lui-même. On y croyait car la nature des accusations s’accordait au climat mental de l’époque durant une période d’angoisse où l’on cherchait un bouc émissaire pour tous les maux de la société. Les persécutions judiciaires des vingt années précédents avaient habitué les gens à l’existence de conspirateurs anti-sociaux, prêts à renverser la société par tous les moyens à leur disposition. Les plus scandaleux de ces comploteurs avaient été les templiers, qui durant leur procès entre 1307 et 1312, avaient confessé nier le christ, avoir craché, uriné sur un crucifix, avoir pratiqué le culte d’idoles monstrueuses, encouragé la sodomie et l’affront aux sacrements, particulièrement par l’omission des paroles de consécrations durant les messes. Tout cela ayant été perpétré lors d’assemblées secrètes et dans des cérémonies de réception qui excluaient les personnes étrangères au groupe. D’autres motifs d’angoisse existaient depuis quelques années déjà. Le famines entre 1315 et 1317 dans le nord de l’Europe avaient clairement été plus longues et plus sérieuses dans leur impact que les fréquentes disettes locales, qui étaient inséparables du système agricole médiéval. » On assiste effectivement à l’époque aux podromes de la grande « crise d’époque » du XIVe siècle, avec les famines mais aussi les premières grandes inondations, que va une décennie et demi plus tard venir consacrer la Peste Noire ( sur cette crise du XIVe voir notre post sur le site associé au livre Le capitalisme dans la toile de la vie).

Il faut signaler également que la croisade des pastoureaux avait déjà donné lieu l’année précédente dans les mêmes régions à des persécutions antisémites, et même à quelques occasions anti-lépreuses, mobilisant les populations locales. Ces « croisades » et persécutions signalaient notamment un affaiblissement de l’emprise de l’église parti pour durer au fil des fléaux qui marqueront le siècle puisque que comme le note Bériac :  » L’agitation de 1321, où un antisémitisme primaire [sic !] se mêle à des relents de croisade populaire dut choquer les membres les plus avisés de la hiérarchie ecclésiastique qui avait nettement condamné les Pastoureaux en 1320 et allait, en 1349, faire de même pour les Flagellants : ces mouvements nés en dehors de l’Église, et sans esprit de discrétion, imposaient une forte torsion aux motifs religieux traditionnels. »

La monarchie, fut tout autant prise de court. En effet, au moment où les persécutions prennent une ampleur inquiétante et forcent le pouvoir royal à réagir, le roi Philippe le Long était en train de réunir une assemblée de barons, prélats et représentants des villes, pour proposer, via une réforme monétaire et la levée de subsides, un renforcement inédit des prérogatives et finances de l’État. Comme le retrace Charles H. Taylor dans son article « French Assemblies and Subsidy in 1321 » cette réunion, lointain ancêtre des États généraux, constituait une tentative relativement innovante de réforme : « Le gouvernement de Philippe V appréhendait la politique budgétaire dans des dimensions nouvelles. Aucune guerre ne menaçait et on ne postulait aucune nécessité militaire, le gouvernement cherchait ostensiblement de l’argent pour mener des réformes domestiques et convoquait pour ce faire de larges assemblées consultatives. » L’assemblée fut finalement en grande partie un échec, repoussant notamment une fois de plus le règlement du lancinant problème monétaire (voir Marc Bompaire, « La question monétaire : avis et consultations à l’époque de Philippe le Bel et de ses fils« ). Il est en tout cas intéressant de constater que l’échec de cette tentative d’accroître l’emprise du pouvoir central est contemporaine des persécutions contre les juifs et les lépreux, où le roi est obligé d’entériner après coup les exactions commises et les expropriations réalisées par les diverses autorités locales.

En effet, l’ordonnance du 21 juin 1321 contre les lépreux est prise dans l’urgence et dans l’espoir de garder un tant soit peu le contrôle de la situation : « En France, l’attitude du pouvoir royal relève peu ou prou, de la fuite en avant. Les ordonnances se fondent sur la conviction qu’il y a eu crime et qu’il faut le réprimer; l’aurait-il voulu, le roi ne pouvait opter, sans risque, pour une autre attitude. Pour la seconde fois à un an d’intervalle, ses officiers étaient confrontés à une « justice » spontanée, aussi alarmante, à sa façon, que la rumeur d’empoisonnement des eaux ! » (Françoise Bériac)., Henri Duplès-Agier résumait, en 1857, le contenu de cette ordonnance : « Les lépreux qui d’eux-mêmes se reconnaîtront coupables ou seront jugés tels à la suite d’aveux arrachés par la torture, subiront le supplice du feu ; seront condamnés à la même peine les femmes qui ne seront point enceintes, et les jeunes garçons ainsi que les jeunes filles de plus de quatorze ans; quant aux femmes enceintes, elles resteront emprisonnées jusqu’à leur accouchement, et tant que leurs enfants réclameront les soins maternels. Tous ceux qui n’avoueront pas les maléfices dont ils se voient convaincus seront emprisonnés à perpétuité dans les pays d’où ils sont originaires; la même mesure s’appliquera aux lépreux qui pourront naître à l’avenir et à ceux qui n’auront point atteint l’âge de quatorze ans. Ce n’est pas tout : comme les lépreux se sont rendus coupables du crime de lèse-majesté, et que leur forfait est un attentat contre la chose publique, leurs biens sont et demeurent dans la main du roi jusqu’à ce qu’il en soit autrement disposé; les biens confisqués seront affectés à l’entretien et à la nourriture des lépreux incarcérés et des frères et sœurs qui sont dans l’usage de vivre du produit de ces biens. Cette dernière disposition de l’ordonnance semble prouver que l’idée de s’emparer des richesses des lépreux et de les exploiter au profit du pays ne fut pas étrangère aux persécutions dont ils furent les victimes. »

Carlo Ginzburg revient sur ce dernier aspect des persécutions dans Ecstasies. Deciphering the Witches’ Sabbath ( Traduit en français sous le titre Le sabbat des sorcières par Monique Aymard – nous nous appuyons toutefois ici sur la version anglaise). Il y analyse notamment une protestation pour le moins prémonitoire des consuls de Carcassonne adressée au roi à la fin de 1320. Selon cette protestation :  » Les abus et excès de divers sortes troublaient la vie de la cité dont ils avaient la charge. Les violations par les fonctionnaires du royaume des prérogatives des cours de justice locales forçaient les différentes parties en conflit à aller jusqu’à Paris pour les procès, cela occasionnant de grandes dépenses et inconvénients; de plus on forçait les marchands à payer de fortes amendes en les accusant injustement de pratiquer l’usure. Non contents de faire des prêts à des taux usuraires, les juifs prostituaient et violaient les femmes des pauvres chrétiens qui étaient incapables de payer les intérêts (…) ils étaient coupables de toutes sortes de monstruosités défiant dieu et la foi. Les consuls plaidaient pour que les juifs soient chassés du royaume, afin qu’on ne punisse pas les bons chrétiens pour leurs abominables péchés. De plus, ils dénonçaient les viles intentions des lépreux, qui se préparaient à répandre la maladie qui les affligeait  » avec des poisons, des potions pestilentielles et de la sorcellerie ». Afin de prévenir la propagation de la contagion, les consuls suggéraient que le roi procède à la ségrégation des lépreux dans des bâtiments prévus à cet effet en séparant hommes et femmes. Ils s’affirmaient prêts à garantir l’entretien des reclus et l’administration des revenus, des aumônes et des héritages pieux que ceux-ci recevraient à l’avenir. De cette façon, concluaient-ils, les lépreux cesseraient de se multiplier. Se débarrasser une fois pour toute du monopole du crédit dont disposaient juifs ; administrer les importants revenus des asiles de lépreux – ces objectifs des consuls de Carcassonne étaient exposée avec une brutale clarté dans leur protestation au roi. (…) Derrière cette liste de réclamations, on perçoit l’évidente détermination d’une classe mercantile agressive, soucieuse de se débarrasser d’une concurrence – celle des juifs- désormais considérée comme intolérable. Il est possible que le plan (voué à l’échec) de centralisation administrative proposé par Philippe le Long précisément durant ces quelques mois, ait aidé à exacerber la tension. La tentative du pouvoir central d’affaiblir les identités locales a nourri l’hostilité vis à vis des groupes les moins protégés. »

David Nirenberg dans Violence et minorités au Moyen Âge ( traduit en français au PUF par Nicole Genet, ne disposant toutefois que de la version anglaise c’est sur celle-ci que nous nous appuyons ici) revient également sur les signes annonciateurs des persécutions dans la foulée de la « croisade des pastoureaux » :  » Bien avant les attaques généralisées, une vaste coalition de forces menait une agitation contre les lépreux et contre les fondations charitables qui s’occupaient de ceux-ci. L’évêque de Dax fit arrêter tous les lépreux de son diocèse en décembre 1320 afin de protéger ses droits sur eux des empiétements d’un noble local tandis que les municipalités essayaient en utilisant des rumeurs d’empoisonnement perpétrés par les lépreux de s’approprier des ressources jusque là hors de leur contrôle. » En fait,  » contrairement à la croisade des pastoureaux, l’attaque contre les lépreux fut menée par les autorités municipales plus que par une foule d’émeutiers. La violence prit une forme judiciaire,quoi qu’extralégale, puisque de telles actions des municipalités constituaient une usurpation évidente des prérogatives judiciaires royales. »

Les analyses de Ginzburg, Nirenberg mais également pour la période antérieure, de Robert Ian Moore dans The formation of a persecuting society ( Traduit en français sous le titre La Persécution. Sa formation en Europe (Xe-XIIIe siècle)) s’inscrivaient dans le cadre d’un débat sur la nature et la motivation des persécutions qui caractérisent l’époque et dont 1321 constitue une sorte d’acmé. Articulant explications en termes de mentalité et en termes de structures sociales, la conclusion de Nirenberg nous semble pertinente : « Pendant des siècles avant 1321, les stéréotypes sur la malveillance et le caractère infectieux du lépreux coexistaient avec un idéal du même lépreux comme objet de la charité sans que cela génère des violences de masse, ce qui est vrai également pour les siècles après 1321. Les lépreux ne furent pas massacrés du fait d’une lente accumulation de stéréotypes mais du fait d’accusations révolutionnaires. Bien entendu ces accusations faisaient référence aux idées séculaires au sujet de leurs cibles, mais elles le faisaient dans un contexte unique (…) ces accusations étaient nouvelles dans la mission qu’on leur demandait d’accomplir : fournir la légitimation idéologique de ce qu’on peut considérer comme étant une rébellion. » Le statut ambivalent des lépreux mais surtout des juifs, qui étaient à la fois les agent fiscaux du royaume et les victimes privilégiées et récurrentes de l’exercice de son hégémonie politique et religieuse sur le pays, les plaçant donc en première ligne face à ce qui était certes l’expression des angoisses et peurs du temps mais aussi une révolte contre la centralisation monarchique et la monétarisation de l’économie, que cette révolte ait été largement « populaire » comme avec les pastoureaux en 1320 ou largement aiguillée par les notabilités locales comme en 1321…

Les conséquences des persécutions furent en tout cas durables comme le rappelle Françoise Bériac : « La portée pratique de l’événement apparaît considérable. A défaut de déterminer une ségrégation durablement rigoureuse des lépreux, les massacres en diminuent sérieusement le nombre, au moins pour un temps, les bûchers auraient contribué à la régression de la lèpre… Par la suite, les survivants et les nouveaux malades ne trouvèrent plus qu’un réseau hospitalier amoindri et appauvri, et durent plus encore que par le passé recourir à la mendicité donc, peu ou prou, fréquenter des gens sains. Partout l’occasion a été bonne de spolier plus ou moins ladres et maladreries, mais dans le Sud-Ouest, là où la persécution pris naissance, on peut parler d’un démantèlement profond du vieux réseau de léproseries. » Il n’est pas aberrant de supposer que l’arrivée de la Peste Noire en 1348 puis celles qui lui succéderont à intervalles réguliers ont en grande partie achevée « l’oeuvre » entamée en 1321, en privant pendant de longues périodes les lépreux d’une charité dont ils étaient encore plus dépendants que par le passé. Ces persécutions annoncent en tout cas certainement les massacres en masse des juifs lors de la Peste Noire qui s’opéreront là aussi sous le rituel prétexte de l’empoisonnement des puits ( à ce sujet voir « Une arme venue d’ailleurs. Portrait de l’étranger en empoisonneur » de Franck Collard) mais mettra en jeu également, en plus des peurs et fantasmes séculaires, des forces et contradictions sociales bien réelles…

Les commentaires sont fermés.

Fièrement propulsé par WordPress | Thème : Baskerville 2 par Anders Noren.

Retour en haut ↑