[Précision liminaire : si nous utilisons le terme confinement plutôt que celui d’enfermement c’est qu’au bout du compte, il englobe aussi bien, voire mieux, les diverses réalités historiques qui seront évoquées ici.]
» S’il est vrai que la lèpre a suscité les rituels d’exclusion qui ont donné jusqu’à un certain point le modèle et comme la forme générale du grand Renfermement, la peste, elle, a suscité des schémas disciplinaires. Plutôt que le partage massif et binaire entre les uns et les autres, elle appelle des séparations multiples, des distributions individualisantes, une organisation en profondeur des surveillances et des contrôles, une intensification et une ramification du pouvoir. Le lépreux est pris dans une pratique du rejet, de l’exil-clôture; on le laisse s’y perdre comme dans une masse qu’il importe peu de différencier; les pestiférés sont pris dans un quadrillage tactique méticuleux où les différenciations individuelles sont les effets contraignants d’un pouvoir qui se multiplie, s’articule et se subdivise.
Le grand renfermement d’une part; le bon dressement de l’autre. La lèpre et son partage; la peste et ses découpages. L’une est marquée; l’autre, analysée et répartie. L’exil du lépreux et l’arrêt de la peste ne portent pas avec eux le même rêve politique. L’un, c’est celui d’une communauté pure, l’autre celui d’une société disciplinée. Deux manières d’exercer le pouvoir sur les hommes, de contrôler leurs rapports, de dénouer leurs dangereux mélanges. La ville pestiférée, toute traversée de hiérarchie, de surveillance, de regard, d’écriture, la ville immobilisée dans le fonctionnement d’un pouvoir extensif qui porte de façon distincte sur tous les corps individuels — c’est l’utopie de la cité parfaitement gouvernée. La peste (celle du moins qui reste à l’état de prévision), c’est l’épreuve au cours de laquelle on peut définir idéalement l’exercice du pouvoir disciplinaire. Pour faire fonctionner selon la pure théorie les droits et les lois, les juristes se mettaient imaginairement dans l’état de nature; pour voir fonctionner les disciplines parfaites, les gouvernants rêvaient de l’état de peste. Au fond des schémas disciplinaires l’image de la peste vaut pour toutes les confusions, et les désordres; tout comme l’image de la lèpre, du contact à trancher, est au fond des schémas d’exclusion.
Schémas différents, donc, mais non incompatibles. Lentement, on les voit se rapprocher; et c’est le propre du XIXe siècle d’avoir appliqué à l’espace de l’exclusion dont le lépreux était l’habitant symbolique (et les mendiants, les vagabonds, les fous, les violents formaient la population réelle) la technique de pouvoir propre au quadrillage disciplinaire. Traiter les « lépreux » comme des « pestiférés », projeter les découpages fins de la discipline sur l’espace confus de l’internement, le travailler avec les méthodes de répartition analytique du pouvoir, individualiser les exclus, mais se servir des procédures d’individualisation pour marquer des exclusions — c’est cela qui a été opéré régulièrement par le pouvoir disciplinaire depuis le début du XIXe siècle : l’asile psychiatrique, le pénitentier, la maison de correction, l’établissement d’éducation surveillée, et pour une part les hôpitaux, d’une façon générale toutes les instances de contrôle individuel fonctionnent sur un double mode : celui du partage binaire et du marquage (fou – non fou; dangereux – inoffensif; normal – anormal); et celui de l’assignation coercitive, de la répartition différentielle (qui il est; où il doit être; par quoi le caractériser, comment le reconnaître; comment exercer sur lui, de manière individuelle, une surveillance constante, etc.). D’un côté, on « pestifére » les lépreux; on impose aux exclus la tactique des disciplines individualisantes; et d’autre part l’universalité des contrôles disciplinaires permet de marquer qui est « lépreux » et de faire jouer contre lui les mécanismes dualistes de l’exclusion. Le partage constant du normal et de l’anormal, auquel tout individu est soumis, reconduit jusqu’à nous et en les appliquant à de tout autres objets, le marquage binaire et l’exil du lépreux; l’existence de tout un ensemble de techniques et d’institutions qui se donnent pour tâche de mesurer, de contrôler, et de corriger les anormaux, fait fonctionner les dispositifs disciplinaires qu’appelait la peur de la peste. Tous les mécanismes de pouvoir qui, de nos jours encore, se disposent autour de l’anormal, pour le marquer comme pour le modifier, composent ces deux formes dont elles dérivent de loin. » Michel Foucault
Il était difficile d’entamer ces quelques notes de lecture sur « épidémies et confinement » et en l’occurrence sur la lèpre, sans reproduire ce célèbre et magistral passage de Surveiller et punir (tiré du troisième chapitre, « Le panoptisme »). Il ne s’agira pas ici, et dans le prochain post autour de la peste, de chercher à démentir cette analyse mais plutôt de modestement la « lester » de quelques dynamiques contingentes dont s’encombrent rarement les nombreux ventriloques académiques et « radicaux » de Foucault…
L’exclusion dans son contexte
Comme le note Bruno Tabuteau dans « Historical Research Developments on Leprosy in France and Western Europe » : « En montrant que les malades médiévaux de la lèpre étaient pleinement impliqués dans l’évolution multiforme de sociétés complexes et non pas les éternels parias d’un immuable monde coercitif, le paysage de l’histoire de la lèpre a changé pour se refonder sur une analyse des constructions sociales [de la maladie]. » C’est ce qu’on peut illustrer en évoquant brièvement quelques analyses existantes des déterminants, rituels, acteurs et institutions de l’exclusion subie par les lépreux au Moyen-âge puis ensuite. Ce qui permet d’ores et déjà d’aller au-delà de certaines conceptions « absolutisées » et a-historiques de cette exclusion, dont Foucault, qui sollicite souvent la figure -somme toute généalogiquement bien commode- du lépreux, s’est finalement accommodé.
Rappelons pour commencer que, comme l’illustre le texte de Mark Gregory Pegg « Le corps et l’autorité : la lèpre de Baudouin IV » reproduit dans le recueil ( mais aussi l’article « Des lépreux pas comme les autres. L’ordre de Saint-Lazare dans le royaume latin de Jérusalem « de Shulamith Shahar), l’exclusion des lépreux n’a pas été un phénomène universel. Michael W. Dolls dans « The Leper in Medieval Islamic Society » souligne également l’absence dans les pays musulmans du stigmate moral attaché à la maladie par le christianisme mais aussi l’hindouisme et le bouddhisme. Et il suggère qu’en « plus des motifs religieux et médicaux de cette approche plus bienveillante vis à vis des lépreux, les sociétés islamiques médiévales semblent en général ne pas avoir disposé d’une structure sociale aussi clairement formalisée que l’Europe médiévale. Il n’y régnait pas un fort sens d’appartenance à un groupe et l’affiliation et la soumission à des modèles de comportement. Les relations sociales étaient plus fluides, personnelles et informelles dans les sociétés islamiques. » Et, de fait, on pourrait probablement lire, comme le fait Mark Gregory Pegg, la montée croissante de l’intolérance générale vis à vis des lépreux jusqu’à la fin du Moyen-Âge à l’aune de la centralisation progressive des pouvoirs nationaux ( et des résistances à cette centralisation cf. les massacres de 1321) et de l’affirmation de l’unité de l’église. Selon Daniel le Blévec dans « Les lépreux peuvent-ils vivre en société ? Réflexions sur l’exclusion sociale dans les villes du Midi à la fin du Moyen Âge » : « on ne saurait nier, à la fin du Moyen Âge, la réalité d’une radicalisation de l’attitude de l’Église et de la société d’Occident dans son ensemble vis- à-vis des déviants et des minorités, en fonction d’une conception de l’unité chrétienne assimilée à l’uniformité. Ce durcissement se fonde sur la hantise de la diversité et sur l’obsession de ce qu’André Vauchez appelle la reductio ad unum. La diversité est dès lors assimilée au mal. Le diable est d’abord celui qui divise, diabolos. »
Rêve d' »une communauté pure » donc mais on sait aussi que la conception théologique du lépreux était plus paradoxale, la maladie étant à la fois élection et damnation ou, comme le résumait Foucault dans Histoire de la folie à l’âge classique, « l’abandon lui est un salut, son exclusion lui offre une communion ». D’ailleurs l’Église est restée très attachée à cette figure ambivalente, même alors que la maladie commence son inexorable déclin en Occident. Ainsi la multiplication des « Ordines de séparation » au XVe siècle, cette cérémonie d’adieu au monde de lépreux, certes « morts vivants » mais « auxquels il convient d’appliquer tout de même un contrôle social », « peut être vue comme une reprise en main par l’Église, après la décadence des léproseries, du contrôle imposé aux lépreux. Il s’agit de rappeler sa compétence sur les pécheurs et de réaffirmer son autorité comme institution de régulation de la vie en société. » ( Virginie Portes, « Communiquer la mort : un rituel de séparation des lépreux du xve siècle« ) En effet à partir du XIIIe, ce sont les médecins et les autorités civiles qui avaient de plus en plus pris en main la gestion de la maladie notamment au travers les procédures de dépistage des lépreux présumés.
On trouve dans Leprosy in Premodern Medicine. A Malady of the Whole Body de Luke Demaitre, la description la plus détaillée du déroulé de ces diagnostics et des diverses controverses ecclésiastiques, médicale et sociales les entourant. Comme il le rappelle « Les prêtres avaient initialement joué le rôle principal dans la conduite et la conclusion des examens de quiconque était suspecté d’être porteur de lèpre. A partir du XIIIe siècle, ce rôle fut éclipsé par le pouvoir grandissant des autorités municipales et par le nouveau statut acquis par les médecins. » On assiste selon lui à « une médicalisation de la lèpre » qu’accompagnent également de nouveaux enjeux liés à l’examen, qu’il s’agisse des dénonciations qui deviennent monnaie courante et moyen bien pratique de se débarrasser de « gêneurs » ( voir les articles de Pegg et Douglas dans le recueil) mais également d’impétrants qui souhaitent être reconnus comme lépreux pour avoir accès au droit de mendier voire se réfugier dans les léproseries pour échapper à leurs créanciers.
Cette médicalisation suppose également d’interminables débats d’étiologie où ce qu’on pourrait qualifier de paradoxe de la lèpre, cette maladie finalement peu contagieuse symbolisant historiquement les angoisses sociales vis à vis de l’infection et leurs contrecoups excluants, se déploie dans la multitude des explications données à la maladie ( voir le chapitre VI du livre : « Causes, Categories, and Correlations »). Dans ce sens, ces examens des lépreux participaient donc d’une certaine « archéologie du regard médical » même si, quoique moins marquées par les dogmes religieux, « les premières études de la pathologie de la lèpre restaient plus conceptuelles qu’empiriques. Et de ce fait elles étaient plus enclines aux spéculations rationalisantes et surtout plus sensibles aux tendances culturelles et idéologiques dominantes. »
Françoise Bériac dans Histoire des lépreux au Moyen Âge. Une société d’exclus constate également que si « Le rejet de lépreux est partout la norme, il connaît des modalités au fond forts variées localement. Cela tient sans doute en grande partie à la laïcisation et à la dispersion des procédures de séparation qui échappent de plus en plus à l’église, pour devenir la compétence de mille et une autorités locales : avec elle, la police des ladres également s’émiette. » Cette balkanisation ne sonnait pas nécessairement le déclin des rituels excluants qui accompagnaient la maladie, Denis Clauzel dans Une ville face à la lèpre : Lille à la fin du Moyen Age. souligne ainsi qu’au XIVe « chaque vague de fléaux nouveaux déclenche une véritable fièvre de dépistage des lépreux, signe d’une sorte de psychose collective » et que « ce dépistage a tous les traits d’une enquête policière débouchant sur une procédure judiciaire. Le traitement du condamné de droit commun et celui du lépreux paraissent en effet très proches. En premier lieu, il est fait appel à dénonciation : la délation est encouragée par la municipalité. En second lieu, le prévenu est incarcéré ou gardé à vue, chez lui. Puis il passe entre les mains des experts. Ceux-ci sont désignés par l’échevinage parmi les lépreux des grandes maladreries qui pratiquent les examens : piquer ou brûler la peau afin de détecter des zones insensibles. A l’issue du verdict, le coupable est écarté de la société des gens sains. » Signe du péché, laïcisée en conséquence de la turpide morale et sexuelle, la lèpre inaugure ou jalonne donc aussi une association entre crime et contagion amenée à durer jusqu’à aujourd’hui. A ce croisement du pénal, du religieux et du sanitaire, l’exclusion des lépreux supposait donc des lieux spécifiques de confinement, les léproseries ou maladreries.
Les léproseries
Le troisième concile de Latran de 1179, qui édictait une liste d’interdictions restées célèbres et « presque » d’actualité ( interdiction de pénétrer dans la plupart des lieux publiques, de boire et de manger avec des personnes non infectées, de parler dans le sens du vent, etc) dont Bériac note qu’elles « débordent très largement le discours médical et dénotent une adhésion sans réserve à la notion de contagion », prévoyait également que les léproseries qui avaient commencé à se créer ici et là deviendraient des institutions ecclésiastiques autonomes disposant de leur propre église, prêtre et cimetière. On a là un aspect souvent souligné dans l’abondante littérature sur le sujet, c’est à dire que lieu de bannissement et de confinement les léproseries n’en ressemblaient pas moins beaucoup à des monastères ou des couvents, voire à des « workhouse » ( c’est ce qu’avance R.I Moore dans The Formation of Persecuting Societies qui signale l’installation d’une « horloge » à la léproserie d’Arras en 1241 ). Ainsi « en 1213, le concile provincial de Paris a prescrit l’adoption d’une règle de vie commune dans les léproseries avec la profession de pauvreté, de chasteté, d’obéissance au supérieur ainsi que le port de l’habit religieux. » ( Bruno Tabuteau « Prédestinés à l’état religieux ? Les lépreux dans la pastorale de l’Église au XIIIe siècle« ). Ces lieux bénéficieront d’ailleurs jusqu’au XIVe de la charité des puissants et parfois de la protection du roi, ce qui ne manquera pas d’attiser les convoitises ( voir le post sur les persécutions de 1321) et de donner lieu à quelques épiques controverses foncières et juridiques (voir par exemple « The Prior of Butley and the Lepers of West Somerton » de Richard Mortimer)
D’ailleurs souvent, comme le rappelle Daniel le Blevec ( in Les lépreux peuvent-ils vivre en société ?) « Les règles que se donne à elle-même la société des lépreux ont donc un double objectif : d’une part l’entretien de la maison, d’autre part la protection de la communauté. Le droit d’entrée en est le symbole. C’est à la fois une source de revenus et un moyen de sélection contre les vagabonds. On ne reçoit que les malades connus, bien intégrés dans un milieu socio-professionnel et présentés par leur famille. À la léproserie, ils continueront à « vivre en société », une société restreinte certes, mais où jouent à plein les solidarités communautaires.(…) Si exclusion il y eu, elle a touché essentiellement les étrangers. Quant aux communautés lépreuses vivant en maladrerie, elles constituent bien une société de reclus et non d’exclus. » Denis Clauzel note plus prudemment : » Le lépreux dûment repéré est certes un exclu ; mais son exclusion revêt des formes différentes selon la position qu’il occupe. L’hôpital, la maladrerie, apparaissent certainement au niveau social comme des mesures de protection, remparts des gens sains contre les maladies. Mais ce qui frappe, c’est la bigarrure d’un système hospitalier, souple et hiérarchisé, dans lequel l’individu a désormais droit de cité, surtout s’il appartient aux strates dirigeantes de la société. » ( in Une ville face à la lèpre).
Il y a donc les exclus de l’exclusion, les lépreux « gyrovagues », errants qui sont l’objet de toutes les peurs : » Le « sauvage » et le « domestique » distingueraient les deux catégories selon lesquelles les autorités ecclésiastiques et urbaines auraient ordinairement perçu les lépreux, la seconde catégorie étant celle des malades des léproseries. Leprosi extranei, « lépreux forains », « lépreux sauvages », veldzieken, akkerzieken, etc., appartenaient à la première. Autant d’appellations qui ont décliné dans des langues différentes le problème des lépreux gyrovagues à travers l’Europe. Carole Rawcliffe nous brosse un tableau pathétique de ces misérables, dont on a facilement exagéré le nombre à défaut de le connaître et qui erraient sans feu ni lieu ou échouaient dans des abris délabrés des banlieues des villes. L’Église avait le désir de leur procurer quelque réconfort spirituel et d’améliorer leur sort, à condition qu’on contrôlât ces marginaux potentiellement subversifs. Peur de la pauvreté ingouvernable et du vagabondage, pas moins que de la contagion. « Panique morale » (« moral panic »). On imaginait que les pires des lépreux extranei, les plus indociles, rebelles à toute sujétion, étaient aussi sexuellement les plus avides et contamineraient le reste de la société. » (Bruno Tabuteau recension de Leprosy in Medieval England de Carole Rawcliffe). On remarquera toutefois que leur statut relativement privilégié n’épargna pas aux reclus des léproseries les affres de la persécution en 1321, qui avec l’asséchement de la charité et l’arrivée de la Peste noire précipita le déclin de la maladie en Occident, avant que l’émergence de la tuberculose ne lui donne un probable coup de grâce ( voir Mirko Dražen Grmek » Préliminaires d’une étude historique des maladies« ).
La redécouverte coloniale de la lèpre au XIXe
Les historiens modernes de la lèpre s’accordent à dire que la « redécouverte » de la maladie lors de l’expansion coloniale occidentale dans la seconde moitié du XIXe a mené à une seconde vague, mondiale cette fois-ci, de stigmatisation et de ségrégation des malades. Zachary Gussow et George S.Tracy retrace ainsi dans « Stigma and the Leprosy Phenomenon : The Social History of a Disease in the XIXth and XXth Centuries » comment une épidémie de lèpre à Hawaï dans les années 1860 provoqua la panique des colons anglais et américains qui se disputaient le contrôle des îles. Ceux-ci désignèrent les travailleurs migrants chinois comme étant à l’origine de l’épidémie et décidèrent de mettre en place une quarantaine stricte avant de procéder à la mise à l’isolement complet des lépreux sur l’île de Molokai. Cette première expérience et la peur d’une arrivée de la maladie dans les métropoles occidentales initia un vaste mouvement international en faveur de la récréation de léproseries et d’autres structures de confinement spécialisées dans le pays nouvellement soumis aux puissances impérialistes. Comme le résument Alison Bashford et Maria Nugent dans « Leprosy and the management of race, sexuality and nation in tropical Australia » (dans le recueil Contagion. Historical and Cultural Studies) : « La lèpre est soudainement redevenue importante pour les européens à la fin du XIXe siècle. A travers le monde occidental et colonial, y compris dans les colonies australiennes, des institutions chargées des lépreux furent crées, des conférences internationales sur la maladie organisées, de nouvelles législations adoptées qui permettaient la ségrégation discrétionnaire des malades, des colonies de lépreux ou des « lazarets » furent créés là où ils n’existaient pas encore. Aucun accroissement effectif de la maladie ne justifiait cette action. C’est plutôt que la lèpre devint de nouveau un enjeu symbolique pour la culture européenne qui se confrontait aux implications du colonialisme et aux économies changeantes de la race. L’étude moderne de la lèpre se développa au milieu des nouvelles théories sur les différences raciales et climatiques véhiculées par la science coloniale par excellence, la médecine tropicale. »
Il existe plusieurs contributions qui permettent de comprendre aussi les effets de l’influence de ce nouveau paradigme sous de nombreuses latitudes, où les malades pouvaient certes faire préalablement l’objet de discriminations mais n’étaient pas soumis à ce régime systématique de confinement promu par les occidentaux. Diana Obregon dans « The Social Construction of Leprosy in Colombia, 1884-1939″ démontre comment les médecins colombiens, cherchant à affirmer leur rôle dans une société en pleine modernisation, relayèrent les théories racistes, les pronostics alarmistes de contagion et les méthodes ségrégatives prônées dans les conférence internationales sur la lèpre, pour faire pression sur le gouvernement afin qu’il crée des léproseries à travers le pays. Susan L. Burns dans « From ‘leper villages’ to leprosaria. Public health, nationalism and the culture of exclusion in Japan » ( dans le recueil Isolation. Places and Practices of Exclusion) constate qu’au Japon si » la lèpre a été stigmatisée depuis l’époque médiévale, les formes d’exclusion qui ont émergé dans la période prémoderne [« les villages de lépreux » notamment] ne supposaient pas l’isolation ou le confinement. A la fin du XIXe néanmoins, une nouvelle culture de l’exclusion prit forme, qui transforma la lèpre d’un problème individuel et familial en une maladie aux implications politiques et sociales profondes. » Là encore l’adoption et/ou la comparaison avec le modèle occidental fut centrale et cette politique de confinement s’avéra particulièrement pérenne puisqu’il reste treize léproseries au Japon où résident plus de 2000 lépreux. Ces nouvelles pratiques ne furent toutefois pas toujours adoptées partout sans résistances. Jane Buckingham dans Leprosy in Colonial South India. Medicine and Confinement note que « Tandis que Foucault ne donne pas de place à la résistance comme « élément constitutif de l’histoire du pouvoir », en Inde du sud la résistance au confinement de la part des autorités britanniques et indiennes et des lépreux eux-mêmes a été essentielle dans la formation et l’exercice de l’autorité britannique. Loin d’être une articulation unanime des rapports de pouvoir, le confinement des lépreux ne fut que partiellement adopté par les diverses autorités et dépendait toujours de la coopération des malades. »
Il faudra en tout cas attendre les années 50, et la reconnaissance de la faible contagiosité de la maladie et des possibilités de guérison offertes par de nouveaux traitements, pour que le discours dominant change. Pourtant comme le rappelle Étienne Thévenin dans « La lèpre au XXe siècle » : « La lèpre devrait devenir une maladie banale et la peur des lépreux s’évanouir puisqu’il est scientifiquement démontré qu’elle est largement infondée. Mais le monde n’est pas organisé de manière rationnelle. Beaucoup ignorent ce découvertes, d’autres ne peuvent accéder aux soins. (…) Les chercheurs les plus éminents constatent le décalage qui existe entre les possibilités nouvelles offertes par les découvertes médicales et les réalités quotidiennes du moment. A entendre certains d’entre eux, la situation du lépreux aurait même tendance à s’aggraver. Chef du service de la lèpre à l’institut Pasteur de Paris, le docteur Chaussinand déclare en 1952 : « L’internement du lépreux a pris de nos jours un caractère de sévérité inconnu au Moyen-Âge. Aujourd’hui on parle de séquestration à perpétuité et les léproseries sont souvent placées dans des îles ou en des endroits désertiques pour prévenir toute évasion. Du temps que le bagne existait encore, les criminels n’y étaient pas toujours aussi sévèrement détenus que ne le sont aujourd’hui encore les lépreux dans certaines léproseries. » Remarquons que les problèmes liés à ces ségrégations sont, de nos jours, loin d’avoir disparu, notamment en Afrique et en Asie du Sud.
Une tradition inventée ?
Cette redécouverte coloniale de la lèpre n’a pas manqué d’avoir aussi des répercussions historiographiques. Dans le premier chapitre de Leprosy in Medieval England, Carole Rawcliffe décortique la construction au XIXe siècle de la mythologie entourant le lépreux médiéval. Selon elle cette dernière fut une « invention » de l’époque quand » les microbiologistes, les administrateurs coloniaux et les évangélistes se tournèrent vers le passé pour trouver des arguments en faveur de leur propre campagne visant à imposer la ségrégation des lépreux ». Leurs thèses contagionnistes ( à l’époque où les deux camps, contagionnistes et aéristes s’affrontent encore autour de la gestion des épidémies ) et les mesures radicales qu’ils en déduisaient se trouvant donc confortés par les descriptions d’une exclusion stricte des lépreux au Moyen-Âge, le tout agrémenté bien entendu d’autres ingrédients de l’esprit du temps (« darwinisme social, racisme, impérialisme et religion »).
Les missionnaires n’étaient certes pas en reste dans cette réinvention de la ségrégation : « Les missionnaires chrétiens ont été moins réceptifs au modèle biomédical et ont préféré envisager un monde de parias, lépreux « impurs » de la loi mosaïque, mais appelant l’héroïsme des saints. Le succès, si ce n’est la « raison d’être » (en français dans le texte) de l’action missionnaire parmi les lépreux aux XIXe et XXe siècles, reposait sur leur victimisation tant morale que physiologique. Un intensif programme d’évangélisation visait ces patients de la médecine coloniale écartés de leur environnement familier et promis à la guérison par le salut. De la sorte, l’asile de lépreux paraissait hériter en droite ligne de la maladrerie médiévale et les « héros chrétiens » qui s’y occupaient des malades, à l’instar du père Damien à Molokaï, marchaient sur les pas des saint François d’Assise du Moyen Âge. Basé sur une propagande malsaine mais jugée nécessaire à la collecte des fonds des missions d’outre-mer, le modèle missionnaire a alimenté la peur de la contagion en métropole, tout en faussant durablement l’attitude de beaucoup d’Asiatiques et d’Africains face au « problème lépreux ». » ( B. Tabuteau, recension de Leprosy in Medieval England)
C’est probablement ces poncifs et « traditions inventées » qui ont amené Rawcliffe et d’autres ( voir par exemple Timothy S. Miller et Rachel Smith-Savage, « Medieval Leprosy Reconsidered« ) à vouloir absolument relativiser l’exclusion vécue par les lépreux au Moyen-Âge, les léproseries ne constituant par exemple plus des lieux de séquestration et de confinement mais un élément du continuum institutionnel de l’église et des structures pleinement intégrées au monde social. Dans ce qui semble un excès inverse, signalons également la thèse de Sheldon Watts dans le second chapitre de Epidemics and History, (qui se réclame du texte de Mary Douglas traduit dans le recueil) selon laquelle la lèpre pourrait bien avoir été en grande partie une maladie inventée, une pure construction dans laquelle les léproseries servaient aux diverses institutions ( Église, Monarchie, autorités locales) pour mettre à l’écart et exproprier les gêneurs : » les hiérarchies politico-religieuses étant déterminées à utiliser la lèpre « construite » comme une instrument de contrôle social ».
Quoi qu’il en soit, si c’est effectivement autour de la lèpre au Moyen-Âge, puis au XIXe, que semblent s’être réunies puis recomposées bien des coordonnées des rapports entre épidémies et confinement ( importance de la contagion, du diagnostic et de l’isolement des malades, rôles et concurrence des diverses autorités, poids des rapports de force sociaux et idéologies, conceptions médicales ou religieuses régnantes, etc ), postuler un « schéma » ou un « modèle » unique, absolu et intemporel d’exclusion qui lui serait associé permet certes de faire de jolies métaphores sur les fantasmes des pouvoirs mais sans dire au bout du compte grand chose de leur exercice concret. Il semblerait malheureusement que bien des paraphrasages paresseux de Foucault n’aient de ce point de vue pas beaucoup aidé, bien au contraire, à développer sa méthode, ses intuitions ou à aller au-delà de certains de ses raccourcis littéraires…