Du « terrain vierge » à la « terra nullius » ? Débats autour du rôle des épidémies dans la conquête de l’Amérique

Si pour beaucoup la question pourrait sembler réglée, notamment après les succès des livres de Jared Diamond ou de Charles C. Mann, le rôle effectif des épidémies dans la conquête de l’Amérique est encore l’objet de riches débats, dont nous donnerons ici un bref aperçu.

Il faut d’abord rappeler que c’est l’historien Alfred W. Crosby qui le premier a véritablement théorisé ce rôle dans son article d’avril 1976  » Virgin Soil Epidemics as a Factor in the Aboriginal Depopulation in America« . Le concept central de l’approche de Crosby c’est la notion d’épidémie sur un terrain vierge :  » Les épidémies sur un terrain vierge sont celles dans lesquelles les populations à risque n’ont pas eu de contacts préalables avec les maladies qui les frappent et sont donc, du point de vue immunitaire, presque sans défense. L’importance des épidémies sur un terrain vierge est confirmée par le fait que nombre de maladies dangereuses, comme la variole, la rougeole, le paludisme, la fièvre jaune et certainement beaucoup d’autres, étaient inconnues dans le monde pré-colombien. » Il replaçait également dans son classique The Columbian Exchange : Biological and Cultural Consequences of 1492, cette notion dans son contexte historique, voire métahistorique :  » Les migrations de l’homme et de ses maladies sont la première cause des épidémies. Et quand ces migrations se produisent, ce sont les créatures qui sont restées le plus longtemps isolées qui souffrent le plus, car leur matériel génétique a été moins aguerri au contact de la variété des maladies mondiales. Les indiens d’Amérique disposaient probablement du dangereux privilège d’avoir connu la plus longue isolation du reste de l’humanité. » Le simple fait que, faute d’exposition préalable dans aucune tranche d’âge, les maladies frappaient potentiellement 100% de la population et qu’elles emportaient donc autant les jeunes que les vieux met effectivement en évidence l’effet démultiplié qu’elles ont pu avoir.

Crosby souligne d’autres facteurs ayant pu également jouer dans la forte mortalité des indiens :  » La façon dont les natifs ont réagi face aux épidémies a souvent eu une influence aussi décisive sur la mortalité que la virulence des maladies. Les aborigènes d’Amérique étaient soumis à un intense déluge de maladies et leurs coutumes et religions n’étaient que de peu de secours dans ces épreuves. Les traitements traditionnels, probablement efficaces contre les maladies locales, l’étaient rarement contre les infections sévères venues d’ailleurs et ils étaient souvent dangereux comme le montre la coutume consistant à transférer subitement le malade d’un bain brulant à l’eau glacial d’un lac. (…) Les indiens n’avaient pas de conception de la contagion et ne pratiquaient pas la quarantaine des malades, et ils n’acceptèrent ces nouvelle théories qu’après bien des désastres successifs. » (« Virgin Soil Epidemics ») Crosby fait notamment ici bon ménage de la réalité de la médecine occidentale de l’époque, qui ignorait tout autant la contagion, Fracastoro le premier à l’avoir théorisé à l’ère moderne l’a fait en s’appuyant sur la syphilis dont on sait qu’elle fut ramenée en Europe par Colomb, et s’avérait tout autant dangereuse, Thomas Sydenham postulant ainsi au XVIIe siècle que si les riches et les nobles mourraient plus que les pauvres de la variole c’est justement parce qu’ils avaient accès aux « soins » médicaux.

Crosby se montre toutefois bien plus prudent dans ce qu’il avance que beaucoup de ceux qui se sont inspirés de ses thèses par la suite et il signale notamment, entre les lignes, la possibilité d’une crise syndémique, c’est à dire cumulant les effets simultanés de plusieurs maladies et le rôle de facteurs non épidémiques comme les diverses déstabilisations subies par les sociétés indiennes… Néanmoins ses thèses qui participaient plus généralement, avec le classique de William H. Mc Neil Plagues and Peoples, de la redécouverte du rôle des épidémies dans l’histoire, ont mené à ce que Pekka Hämäläinen a qualifié de « tournant biologique dans l’histoire coloniale de l’Amérique. Soudainement la conquête de l’Amérique a semblé être le produit non pas tant de la supériorité techno-organisationnelle de l’Europe mais des caprices de la chance biogéographique. » Ou comme le résume David S. Jones dans sa contribution « Death, Uncertainty, and Rhetoric » au recueil Beyond Germs Native Depopulation in North America édité par Catherine M. Cameron, Paul Kelton, et Alan C. Swedlund : « Ils ont fait passer la faute des européens et de la Légende Noire à des forces biohistoriques moralement neutres. Comme a pu le décrire Lawrence Summers, alors président de l’université de Harvard en 2004 :  » La plus grande partie de la souffrance infligée à la population native américaine lors de l’arrivée des européens ne découlait pas d’un plan ou d’une attaque, mais, de bien des manières, d’une coïncidence ». Les récits déplaçaient simultanément la responsabilité de la destruction des sociétés indiennes vers leur système immunitaire inexpérimenté, le simple résultat d’une géographie particulière. (…) En représentant la mortalité indienne comme le produit d’un moment historico-immunologique unique – la collision de deux populations restées longtemps isolées l’une de l’autre- ce récit créait une distance bienvenue entre les horreurs du passé et notre présent. »

Afin de mieux saisir l’ampleur du débat, on peut brièvement évoquer plusieurs points de friction sur cette question du rôle des épidémies dans la conquête de l’Amérique, à savoir les sources, la démographie et l’épidémiologie.

Les sources

Sur ce point, il faut tout d’abord noter que l’on est face à un champ de recherche en pleine mutation, comme le signale ce qu’on appelle la « nouvelle histoire de la conquête ». Selon Matthew Restall, dans sa synthèse « The New Conquest History » ( dont nous traduisons ici l’abstract) : « Notre compréhension et perception de la période de la conquête dans l’histoire latino-américaine ont été profondément modifiées par la recherche de ces vingt dernières années. Le récit traditionnellement triomphaliste de la conquête espagnole se concentrait principalement sur les conquistadors au Mexique et au Pérou et soulignait l’inévitabilité et la rapidité des victoires militaires, de la conversion religieuse ( la conquête spirituelle) et de la colonisation. La nouvelle histoire révisionniste [ NDT : le terme très lourdement, et à juste titre !, chargé en français, est beaucoup sollicité dans ces débats dans les milieux universitaires américains] de la conquête, qui a en partie émergé d’une nouvelle attention au travail d’archive, des recherches paléographiques mais aussi de la nouvelle philologie, un courant d’étude se basant sur l’analyse des sources primaires de l’époque coloniale rédigées dans les langues méso-américaines, complique le récit de la conquête en multipliant les sources et les protagonistes, en proposant de nouveaux matériaux, analyses du rôle des hommes et femmes indigènes et noirs, et des études de régions jusqu’ici négligées des Amériques. » Ce qui permet d’ores et déjà de prendre à « rebrousse-poil » (comme disait l’autre) bien des événements canonisés et ce, pas toujours dans le sens de cet unanimisme victimaire qui ferait tant de ravage dans les universités américaines…

Pour ce qui est de la question des épidémies, les nouvelles analyses en termes de « terrain vierge » et de suprématie des facteurs biologiques se sont surtout construites à rebours de la « Légende noire », qui via les textes de Bartolomé de Las Casas et de Pierre Martyr d’Anghiera, mettait l’accent sur la responsabilité de la barbarie des espagnols vis à vis des autochtones dans la décimation de ces derniers. Toutefois la rareté des sources et leurs évocations souvent lapidaires des fléaux épidémiques ( ce que reconnaissait bien volontiers Crosby dans « Virgin Soils Epidemics » cf. p. 4 du Pdf) n’ont pas manqué de provoquer quelques controverses. Ainsi Francis J. Brooks dans « Revising the Conquest of Mexico: Smallpox, Sources, and Populations » constate que  » Certaines descriptions de ce qui était censé être une épidémie de variole sont soit imaginaires ou évoquent une autre maladie. Les récits du cours de la maladie sont difficiles à rapprocher de son épidémiologie connue. Certaines sources ont des motifs propres présidant à leur description de la maladie qui appellent à une grande prudence quant à leur utilisation. D’autres, prétendant être originales ne font en fait que copier d’autres textes antérieurs ou sont involontairement influencées par ceux-ci. Et enfin beaucoup des conclusions tirées de matériaux aussi problématiques sont nécessairement bancales. »

Brooks souligne ainsi que les premiers rapports envoyés à la couronne sur l’épidémie de variole qui commença à frapper l’Amérique vers 1518 venaient des prêtres Hieronymites qui servaient alors de gouverneurs des colonies américaines et qu’ils avaient pour but, en soulignant les ravages de la maladie, d’alimenter une campagne incitant le roi à accorder des licences aux marchands et colons pour leur permettre d’importer des esclaves afin de les substituer aux indiens. De même il rappelle longuement le rôle des convictions religieuses espagnoles dans la conception des épidémies chez les indiens et donc de l’idée de la nécessité de l’apocalypse pour tout dire « biblique » subie par les païens, notamment chez le franciscain Toribio de Benavente ( Motolinia) dont l’Historia de los indios de la Nueva España, en donne un des rares récits à peu près détaillé et a été largement copiée par la suite. Précisons que les analyses de Brooks ont été critiquées en détail par Robert McCaa dans son article « Spanish and Nahuatl Views on Smallpox and Demographic Catastrophe in Mexico« .

La démographie

La question de la taille des populations autochtones avant « le contact » est la plus épineuse et la plus disputée et donne lieu, depuis plusieurs décennies déjà, à un véritable carnaval polémique et méthodologique. Au vu de la pléthore des contributions et des variations d’estimation allant parfois de 1 à 10, nous évoquerons ici plus la méthode que les chiffres eux-mêmes. Le livre Demographic Collapse, Indian Peru, 1520-1620 de Noble David Cook ( qui a fait l’objet d’une recension par Nathan Wachtel dans les Annales) a de ce point de vue le mérite d’offrir, dans sa première partie, une synthèse complète des différentes approches utilisées traditionnellement pour parvenir à un estimation de ces populations avant l’arrivée des espagnols.

Le premier modèle d’estimation relève de ce qu’il appelle « l’approche écologique », c’est à dire calculer la population à l’aune de la capacité de l’environnement à la soutenir et à la supporter. Ce qui suppose d’établir « La quantité de terrains pouvant être utilisés pour l’agriculture, la disponibilité et la distribution saisonnière de l’eau, la qualité des sols, l’utilisation d’amendements, les variations de température et la possibilité d’avoir deux récoltes par an, la nécessité de laisser certains champs en jachère à certaines périodes, les différents niveaux de productivité des différentes cultures, bref tous les facteurs qui influent sur la productivité agricole finale. Les variations de court et de long terme du climat et son impact sur les cultures et les insectes viennent compliquer le tableau. » On sait qu’un des modèles canoniques de l’inadéquation population/environnement c’est l’Europe de la crise du XIVe siècle, où la multiplication des famines préparera le terrain à la Peste Noire qui viendra opérer une radicale remise à niveau « malthusienne ». Il faut rappeler pour ce qui est des régulations de la population et des équilibres environnementaux dans les sociétés pré-colombiennes, la thèse déjà ancienne de Sherbourne F. Cook dans son article  » Human Sacrifice and Warfare as Factors in the Demography of Pre-colonial Mexico » selon laquelle  » Au Mexique avant la conquête espagnole, la population atteignit son niveau maximum par rapport à la disponibilité des subsistances. Simultanément l’intensité des affrontements militaires s’éleva rapidement, et l’institution du sacrifice humain, qui dépendait principalement des prisonniers de guerre comme victimes, connut un développement quasiment pathologique. (…) l’effet de la guerre et des sacrifices pourraient bien avoir eu un rôle très efficace dans la maitrise de la population. Je suggère que ces méthodes ont pu être développées comme une réponse sociale ou de groupe au besoin de contrôle démographique. » ( Thèse reprise et amplifiée par Michael Harner quelques décennies plus tard dans « The Ecological Basis for Aztec Sacrifice« ). Du point de vue de l’approche écologique, Cook n’en conclut pas moins, pour le Pérou et les Incas, à une forte productivité agricole et à l’absence de phénomènes de tension démographique importants qu’illustrerait le caractère sporadique et localisé des famines avant la conquête et ce, peut-être aussi grâce au système de répartition des denrées en cas de crise mis en place à l’échelle de l’empire.

Les autres modèles de déduction de la population se fondent sur les vestiges archéologiques ( « Le nombre de maisons, leur taille et la force de travail nécessaires pour construire les pyramides et temples »), l’organisation sociale ( c’est à dire le niveau développement de la production et la superstructure idéologique, etc afférente), et les ratios de dépopulation. Cette dernière méthode, longtemps la plus populaire, s’appuyait sur les quelques chiffres disponibles sur la population indienne avant le contact et les chiffres post-contact pour déduire un ratio de dépopulation, déclinable ensuite selon les nuances régionales et données disponibles. Là encore les auteurs sont parvenus, en utilisant la même méthode, à des résultats aux antipodes les uns des autres. Cook arrive quant à lui à l’estimation d’une population de 9 millions de personnes au Pérou avant l’arrivée des espagnols, population qui descendra à 600 000 en 1620, soit un déclin total de 93%.

Dans son introduction, Cook rappelle les enjeux de ces querelles de chiffres à l’époque ( 1981) :  » L’aspect philosophique est également important dans le débat sur le niveau de la population indienne au moment du contact. La légende noire de la conquête dérive largement des écrits de Bartolomé de Las Casas, défenseur des indiens, qui déplorait la perte de millions de vies innocentes. De ce fait, pour les hispanophobes, plus grande était la population au moment du contact, plus grande était la barbarie dont avaient fait preuve les espagnols. De même, si moins de natifs étaient morts, les conséquences de la conquête étaient moins abominables et pouvaient être évaluées à l’aune de la réalité de l’Europe du XVe et XVIe siècle. » Or, le paradoxe c’est que le nouveau consensus historique autour du rôle des épidémies a débouché sur une inflation des estimations de la population pré-contact via le modèle de calcul par les effets des maladies, c’est à dire en postulant un taux de mortalité uniforme. C’est ce que souligne notamment David Henige dans « Recent Work and Prospects in American Indian Contact Population » :  » Le problème avec le modèle de calcul par la maladie provient moins du modèle lui-même – que les maladies aient joué le rôle le plus important dans la réduction de la population de l’Amérique est indéniable- mais dans les usages qu’il promeut. Même le scénario le plus catastrophique – que toutes les maladies mentionnées dans les archives, ainsi que d’autres qui ne le sont pas, ont été des épidémies entrainant une forte mortalité et parcourant l’entièreté du continent – ne suppose pas que les populations frappées aient été de facto plus importantes. Pourtant le principe implicite du modèle de calcul par la maladie c’est que se concentrer sur la maladie comme mécanisme de dépopulation autorise les projections les plus spectaculaires. C’est comme d’avancer que le développement de la bombe atomique supposait que les populations d’Hiroshima et Nagasaki étaient plus importantes que quand elles subissaient des bombardements classiques. »

Signe que la question est loin d’être close, une étude récente par des généticiens « A genetic history of the pre-contact Caribbean » publiée dans Nature en décembre 2020 et s’appuyant sur le séquençage génétique de restes humains datant d’avant le contact trouvés dans les caraïbes et une méthode nouvelle de comparaison avec le patrimoine génétique de la population actuelle de l’archipel, est parvenue à une estimation très basse de la population d’Hispaniola (où débarqua Colomb en 1492) avant contact, quelques dizaines de milliers d’individus, soit 10 fois que les chiffres avancés jusque là…

L’épidémiologie

Là encore les controverses étant nombreuses (notamment sur la place prise par telle ou telle maladie, précoce comme la grippe porcine voir « The Earliest American Epidemic: The Influenza of 1493 » de Francisco Guerra ou un peu plus tardive, ainsi la variole – voir sur ce point Francis J. Brooks « Revising the Conquest of Mexico » ) nous nous focaliserons sur la question du rôle de l’absence d’immunité des indiens dans leur décimation. Cette thèse a été pour ainsi dire génétiquement « étayée » dans de nombreuses contributions notamment par Francis L. Black dans son article « An Explanation of High Death Rates among New World Peoples When in Contact with Old World Diseases« . Selon Black « les peuples du Nouveau Monde étaient particulièrement vulnérables aux maladies de l’ancien monde non seulement par ce qu’ils ne disposaient pas d’une résistance particulière et que les maladies introduites étaient nouvelles mais aussi parce qu’en tant que populations, ils manquaient d’hétérogénéité. Ils étaient vulnérables car les agent pathogènes pouvaient s’adapter à chaque population dans son entièreté et de ce fait causer des dommages exceptionnels. » C’est donc l’absence de mixité génétique qui aurait rendu la rencontre avec les nouvelles maladies d’autant plus dévastatrice.

L’article « Virgin Soils Revisited » de David S. Jones propose quant à lui la mise en garde la plus incisive et la plus complète contre bien des raccourcis épidémiologiques ou génétiques. Selon lui,  » Les analyses existantes montrent clairement que le sort des populations dépendaient de facteurs découlant de leur environnement physique, économique, social et politique. Il se pourrait bien que les épidémies parmi les indiens d’Amérique, malgré leur sévérité inhabituelle, ont été causées par les mêmes forces de la pauvreté, du stress social et de la vulnérabilité environnementale qui causent les épidémies à travers l’histoire. Ces nouvelles compréhensions des mécanismes de dépopulation demandent aux historiens de faire preuve de la plus grande prudence quand ils écrivent sur les épidémies qui ont frappé les populations du Nouveau Monde. S’ils attribuent la dépopulation à d’irrésistibles forces microbiennes ou génétiques, ils risquent d’être assimilés aux théories raciales du développement historique. Ils doivent au contraire reconnaître les façons dont des facteurs multiples, particulièrement les forces sociales et « l’agency » humaine ont façonné les épidémies qui ont accompagné la conquête et la colonisation. »

Jones constate que la plupart du temps les thèses dominantes sur ce thème sont très peu étayées, ce qui amène souvent les auteurs à solliciter les mânes des  » forces inexorables de la sélection naturelle. Dans ces explications, l’absence de sélection naturelle via des pathogènes virulents dans l’Amérique d’avant la conquête a laissé les indiens « génétiquement vierges » et vulnérables aux maladies de l’ancien monde. » Ce qui suppose notamment de transformer les conquistadors en des sortes de surhommes « surimmunisés » par leur crasse et leur exposition au véritable bouillon de culture microbien qu’aurait été l’Espagne de l’époque. Ainsi l’historien Francis Jennings écrit :  » Si il y a quoi que ce soit de vrai dans les distinctions biologiques entre les grands groupes raciaux humains, la capacité des européens à résister à certaines maladies les rendaient supérieurs, au sens purement darwinien du terme, aux indiens qui succombèrent. » Jones donne ( pp. 9-13 du Pdf) un édifiant tableau des diverses raisons qui sous-tendent ce consensus sur un « déterminisme immunologique » qui présente au bout du compte « de surprenantes similarités avec les théories puritaines de la Providence », sauf qu’ici la théologie est remplacée par la biologie moléculaire. « Les puritains avançaient que la corruption des indiens ( le paganisme) les laissait vulnérables à la colère de Dieu qui se manifesta par les épidémies. Les théoriciens du « terrain vierge » considèrent que la pureté indienne ( leur naïveté immunologique) les rendait vulnérables au contact avec les européens et donc aux épidémies. Les implications sont les mêmes. Chaque discours pose l’issue comme inévitable et inexorable. Chacun souligne une infériorité inhérente des victimes, déchargeant les contemporains de toute responsabilité dans cette mortalité. »

Après un long panorama des différentes hypothèses dominantes expliquant la moindre résistance des indiens aux maladies, Jones constate que bien peu sont vérifiables et doivent donc être sollicitées avec prudence, d’autant que la « ruée » vers les explications en termes de « terrain vierge » et de génétique, laissent dans l’ombre d’autres dynamiques bien concrètes affectant l’immunité des populations : « Les environnements physiques, sociaux, économiques et politiques interagissent tous pour créer des propensions à la vulnérabilité, quel que soit le substrat génétique préalable. » Il évoque ainsi le rôle que joue la malnutrition dans le développement et la propagation des infections (pp. 34-35 du Pdf) mais aussi celui des dégradations environnementales et souligne que « La magnitude de la mortalité dépendait des caractéristiques des populations indiennes avant le contact ( taille, densité, structure sociale, statut nutritionnel) et des modes de colonisations européens ( fréquence et ampleur des contacts, niveau d’intervention dans les sociétés indiennes des régimes coloniaux). Comme le dit l’anthropologue Spencer Larsen, les chercheurs  » doivent abandonner les explications en termes de causalité unique pour atteindre une compréhension globale du déclin et de l’extinction des groupes indiens après 1492. » Et donc laisser de côté toute fatalité épidémiologique érigée en « Deus ex Machina »… Sur l’extinction des indiens d’Amérique du nord on lira également avec beaucoup de profit Epidemics and enslavement : biological catastrophe in the Native Southeast, 1492-1715 de Paul Kelton qui rappelle notamment que « Le colonialisme a créé les conditions dans lesquelles beaucoup de maladies nouvelles pouvaient se propager et dans lesquelles ces maladies produisaient des taux de mortalité extrêmement élevés. L’arrivée des européens et des africains dans les Amériques a certainement résulté en une catastrophe biologique mais la dissémination de ces germes chez les natifs et leur impact sur ceux-ci dépendaient aussi des processus non-biologiques du colonialisme. »

Signalons enfin que des recherches récentes en bio-archéologie, sur des squelettes d’indiens mettent en évidence que l’impact de la colonisation sur leur santé ne fut certes pas que microbien ( voir par exemple le passionnant « Colonialism and Decline in the American Southeast. The Remarkable Record of La Florida » de Clark Spencer Larsen dans le recueil Beyond Germs Native Depopulation in North America ).

Retour à Hispaniola

Pour conclure ce rapide tour d’horizon, il est peut-être utile de revenir au point de départ, c’est à dire l’île d’Hispaniola où Colomb débarqua en 1492. Massimo Livi-Bacci a présenté dans son article « Return to Hispaniola: Reassessing a Demographic Catastrophe » une étude très complète de la disparition des indiens Tainos qui permet de saisir le faisceau de facteurs ayant déterminé leur décimation. Livi-Bacci distingue quatre périodes dans « la triste histoire démographique » des Tainos : « Durant la première, de 1492 jusqu’à la complète soumission de l’île et la généralisation du repartimiento [ système de travail forcé imposé aux populations indiennes] en 1505, la population souffrit énormément mais ne perdit pas son organisation communautaire traditionnelle. Si les espagnols étaient partis à la fin de cette période, un rebond aurait été possible. Durant la seconde période, du repartimiento d’Ovando [ Nicolàs de Ovando, gouverneur de l’île jusqu’en 1509 qui acheva brutalement la mise au pas des indigènes] jusqu’au départ des Hyéronymites et l’épidémie de variole de 1518-1519, la population fut complétement réduite en esclavage ( « de facto » si ce n’est « de jure ») et se retrouva totalement disloquée, les communautés originelles ayant été détruites. Dans la troisième période, de 1520 à 1550, le restant de la population fut progressivement éliminé, les quelques natifs restant devenant domestiques dans les familles espagnoles, se mélangeant avec les espagnols, les esclaves noirs et les indiens amenés d’ailleurs. La quatrième période est pour ainsi dire post-démographique, il ne restait plus de population Taino distincte, mais les gènes tainos se transmirent de génération en génération dans la population composite de l’île. (…) Pour faire simple on peut distinguer trois causes principales de la spectaculaire mortalité post-contact : a) la violence espagnole directe : les tueries en masse, les guerres et la « pacification » et les nombreuses cruautés gratuites menant à la mort b) les conséquences du désarroi et de la dislocation provoqués par les conquérants et c) les nouvelles maladies provoquant un désastre sur le terrain vierge des populations non immunisées. La « Légende noire »se base sur a) et b) et les révisionnistes tendent à donner la prédominance à c). »

Or comme le conclut Livi-Bacci :  » Le paradigme d’une population « vierge » vulnérable aux nouveaux pathogènes semble fournir une réponse efficace et convaincante à la question de la dépopulation, mais il a deux défauts. Le premier c’est qu’il n’y a pas de preuves historiques d’épidémies majeures avant la variole de 1518-1519. Il est souvent fait référence à une survie précaire, à la faiblesse de la population et à une forte mortalité constante – mais pas à de grandes épidémies. Le second défaut c’est que ce paradigme du « terrain vierge » tend à masquer tous les autres facteurs de déclin de la population comme le profond effet sur la reproduction de la violente dislocation sociale subie par ces populations. (…) La conquête espagnole a provoqué une profonde dislocation qui a créé les conditions d’une forte mortalité et réduit la fertilité. La dislocation économique fut déterminée par la « confiscation »du travail natif, coupé de ses activités de subsistance normales et employé pour la production de nourriture, de biens, de services et plus tard d’or pour les nouveaux-venus. (…) Ni la « légende noire » avec sa cruauté exceptionnelle, ni le paradigme du « terrain vierge » ne sont nécessaires pour expliquer l’extinction des Tainos. Le cours normal de la conquête représente une cause bien suffisante. »

Un génocide ?

Le contre-pied le plus radical pris, et ce précocement, vis à vis des explications en termes purement biologiques a été et est peut-être représenté par les nombreuses études et recherches qui qualifient de génocide ou d’Holocauste cette disparition des indiens d’Amérique. Sans entrer dans les complexes débats qui entourent encore l’usage de ce terme pour l’Amérique coloniale, on peut citer dans la désormais vaste littérature et dans l’ordre chronologique : A Little Matter of Genocide. Holocaust and Denial in the Americas 1492 to the Present de Ward Churchill, American Indian Holocaust and Survival : A Population History Since 1492 de Russell Thornton, An American Genocide. The United States and the California Indian Catastrophe, 1846–1873 de Benjamin Madley et le recueil Colonial Genocide in Indigenous North America. Signalons également le passionnant article « Raphael Lemkin as historian of genocide in the Americas » sur les recherches menées sur l’extinction des indiens par celui qui a forgé le terme de génocide et l’a défendu devant le tribunal de Nuremberg. Dans un des ouvrages les plus connus de cette série et paru au moment du 500e anniversaire de la découverte de l’Amérique, American Holocaust. The Conquest of the New World, David E. Stannard rappelait déjà :  » L’extraordinaire foisonnement d’études récentes qui ont analysé l’impact dévastateur du vieux monde sur le nouveau a vu l’emploi de tout un ensemble de nouveaux moyens de techniques de recherche permettant d’identifier les maladies comme la cause principale du grand déclin de la population indienne. Comme l’a résumé un des pionniers de ces recherches il y a une vingtaine d’années, les « plus horribles » ennemis n’étaient pas les envahisseurs européens eux-mêmes « mais les tueurs invisibles que ces hommes amenaient avec eux dans leur sang et leur souffle ». C’est vrai, au sens le plus platement quantitatif le déluge de maladies libéré par les européens sur le « so-called terrain vierge » des populations des Amériques causa plus de morts que n’importe quelle autre force de destruction. Néanmoins en se concentrant uniquement sur la maladie, en attribuant la responsabilité de la mort en masse à une armée de microbes envahisseurs, les auteurs contemporains ont de plus en plus créé l’impression que l’éradication des ces dizaines de million de personnes fut une conséquence innatendue et involontaire de la migration humaine et du progrès. »

Or, comme il le note dans l’épilogue du livre, « une des conditions préalables des génocides espagnols et anglo-américains était la définition publique des natifs comme des êtres racialement inférieurs. Pour les espagnols, les indiens étaient des esclaves naturels, des bêtes de somme sous-humaines, puisque cela correspondait à l’usage qu’ils voulaient en faire et que cette explication permettait d’en appeler aux vieilles vérités chrétiennes et européennes, en remontant même jusqu’à Aristote. Puisque les colons britanniques puis américains, n’avaient que peu d’usage du travail servile indien, ils en appelaient à d’autres sources de sagesse chrétiennes et européennes pour justifier leur génocide : les indiens étaient des suppôts de Satan, ils étaient des sauvages dévergondés et sanguinaires, des ours, des loups, de la vermine. S’étant montré incapables de se convertir au christianisme et à la vie civile et n’étant pas utile en tant qu’esclaves, leur massacre était considéré comme la seule option. »

Que ce texte date de 1992 ne doit pas faire oublier que ce sont dans les décennies 90 et 2000 que via les livres à succès de Jared Diamond et Charles C. Mann, le paradigme du « terrain vierge » et le pure déterminisme biologisant se sont le plus largement diffusé et imposé dans le public. Ce qui souligne l’importance des travaux ultérieurs à ceux de Stannard évoqués dans ce post et la nécessité de constamment remettre sur le métier la question des faisceaux d’interactions présidant à tous les niveaux aux épidémies et plus généralement encore au rapport du biologique et du social…


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