Les nombreuses attaques, verbales et physiques, anti-asiatiques qui ont jalonné les débuts de la pandémie de Covid-19 aux États-Unis ne constituent certes pas une anomalie historique puisqu’elles ont également caractérisé plusieurs vagues épidémiques par le passé, notamment celle de variole dans les années 1880 puis diverses éruptions de peste du début du XXe siècle.
Comme le retrace Samuel K. Cohn Jr, dans sa somme Hate and Compassion from the Plague of Athens to Aids, dans les années 1880 » La variole n’était certes pas une maladie nouvelle et avec la découverte par Jenner de la vaccination à la fin du siècle, elle était devenue la première maladie épidémique que l’on pouvait effectivement contrôler via une intervention médicale. Pourtant les toxines sociales de la maladie se développèrent dans la période postérieure à ces découvertes. A partir de l’épidémie de 1881-1882 jusqu’à la seconde décennie du XXe siècle, sa violence sociale fit plus de ravages dans le tissu communautaire qu’aucune autre maladie de l’histoire américaine, choléra inclus.
Comme pour le choléra, la violence provoquée par les épidémies de variole engendrait la suspicion, la haine et la diffamation selon des lignes de classe. Mais avec la variole, les instigateurs et les victimes changeaient de côté : les émeutiers « varioliques » étaient rarement des pauvres et des marginaux. Au contraire c’étaient des personnes aisées, ainsi le fils d’un ancien vice-président. De l’autre côté, les victimes expiatoires n’étaient pas la police, les médecins ou les gouverneurs, mais les pauvres – noirs, chinois, juifs et vagabonds. La cruauté des violences provoquées par la variole à la fin du XIXe en Amérique et en Angleterre remplit pour une fois les attentes de la littérature dominante sur le sujet : la plus grande partie du blâme fut rejeté sur les faibles et les marginaux, les étrangers et souvent les victimes de la maladie. Avec la variole, les émeutiers attaquaient rarement les travailleurs de santé ou les représentants de l’État et ne s’imaginaient jamais comme les libérateurs des malades. » ( p. 265)
La haine et la paranoïa se dirige donc à l’époque presque littéralement « contre tout ce qui bouge », c’est à dire les noirs qui commencent timidement à quitter le sud, les vagabonds, travailleurs saisonniers et bien sûr les migrants notamment les chinois mais aussi les italiens et les juifs. Beaucoup de ces violences se produisaient dans de petites communautés à l’instigation des notables locaux contre des malades supposés ou l’installation d’un camp de quarantaine pour des personnes atteintes mais il y eut également des épisodes plus spectaculaires notamment à la fin du XIXe où certaines émeutes réunirent des centaines voire des milliers de personnes et débouchèrent sur des dévastations importantes ( ainsi les émeutes de Milwaukee d’aout 1894, Cohn dresse dans le douzième chapitre de son livre – » Smallpox and Collective Violence »- un complet, et même fastidieux, tableau de ces violences « varioliques »).
Mais plus que ces explosions sporadiques de violence, ce sont les phénomènes de stigmatisation et d’exclusion « structurels », sous prétexte d’épidémie, des communautés chinoises, singulièrement en Californie et particulièrement à San-Francisco, qui ont retenu l’attention des historiens. En effet c’est là que s’est exprimée, peut-être encore plus brutalement qu’ailleurs, la haine anti-asiatique de la population blanche et que celle-ci a le plus directement convergé avec les préoccupations des institutions et acteurs du secteur, alors balbutiant, de la santé publique. Dés l’épidémie de variole qui frappe la ville en 1876, les diverses autorités et notabilités blâment en effet les « 30 000 chinois non scrupuleux, menteurs et traîtres » qui peuplent le Chinatown local. Selon Joan B. Trauner dans son article de 1978, « Chinese as Medical Scapegoats, 1870-1905 » : » La ligne d’attaque utilisée par les responsables de la santé contre les chinois découlait directement des théories médicales de l’époque. Selon les théories aéristes ( ou miasmatiques) de la maladie, populaires dans les années 1870, les épidémies étaient provoquées par l’air ambiant ou par les mauvaises conditions sanitaires l’affectant. Chinatown avec « ses émanations putrides et répugnantes » était considéré comme la première source de pollution atmosphérique de la ville. (…) Pour les partisans des mesures sanitaires, Chinatown était plus qu’un taudis. C’était un « laboratoire d’infection » peuplé d’étrangers fourbes n’ayant que faire de la santé des américains. L’acceptation universelle de la théorie microbienne dans les années 1880 ne changea pas grand chose à ces croyances populaires dans la responsabilité directe des conditions de vie à Chinatown dans les épidémies. Comme avant, les théorisations médicales étaient inséparables des attitudes et préjugés sociaux. »
Le responsable municipal de la santé de la ville en 1870, C.M. Bates, résumait de façon véhémente l’ensemble de ces préjugés : « Ils ne représentent pas seulement la lèpre morale de notre communauté, mais leurs coutumes et leurs manières de vivre sont telles qu’elles nourrissent et engendrent des maladies partout où ils résident. » ( Cité dans Linnea Klee « The « Regulars » And The Chinese: Ethnicity And Public Health In 1870s San Francisco »). Cette référence à la lèpre est intéressante, car cette maladie fut également l’objet de controverses et de mesures radicales comme le rappelle Trauner : « Une autre source de consternation pour la communauté médicale – et pour le public en général- était la présence de lépreux à Chinatown. En 1875 un certain nombre de lépreux, d’une apparence « particulièrement hideuse » étaient apparemment arrivés à San-Francisco d’un peu partout dans le pays. Si certains se faisaient soigner dans le lazaret de la 26e rue, on présumait que la majorité se cachait dans les « tanières souterraines » de Chinatown. Durant les années 1870 et au début des années 1880, on connaissait peu de choses de l’étiologie de la lèpre. On la présumait héréditaire, contagieuse, incurable, plus courante chez les hommes que les femmes et susceptible de disparaître via un assainissement de l’hygiène générale. Pour un des responsables de la santé de la ville, la lèpre parmi les chinois « était simplement le résultat de la syphilis transmise sur des générations ». Un autre considérait qu’elle était inhérente aux asiatiques et transmise aux blancs [« caucasians »] par le partage de pipes à opium avec des lépreux chinois. Dès 1871, les chinois furent accusés d’avoir introduit le « fléau mortel » de la lèpre mongolienne sur la Côte ouest. En 1876, un amendement à la loi de police générale de Californie interdisait aux personnes atteintes de lèpre de vivre de façon habituelle avec la population locale et stipulait que ces « personnes devaient habiter des lazarets ou des camps de lépreux ». En 1878, puis de nouveau en 1883, les autorités sanitaires firent des descentes à Chinatown, se saisirent de tous les lépreux et les placèrent dans le lazaret de la 26e rue, avec l’intention de tous les renvoyer en Chine à la première occasion. » L’historien Guenter B. Risse est notamment revenu sur les conditions abominables qui régnaient dans ces « lazarets » dans son livre Driven by Fear: Epidemics and Isolation in San Francisco’s House of Pestilence.
C’est à partir de mars 1900, avec l’épidémie de Peste Bubonique qui frappa, relativement modestement, San-Francisco que toutes ces tensions accumulées éclatèrent mais pas nécessairement dans le sens voulu par les adeptes du « racisme sanitaire ». La découverte du cadavre d’un chinois mort de la maladie le 6 provoqua immédiatement la décision par les autorité sanitaires de mettre Chinatown, et Chinatown seulement, en quarantaine. Comme le souligne Charles McClain dans « Of Medicine, Race, and American Law: The Bubonic Plague Outbreak of 1900″ ( sur lequel nous nous appuierons principalement ici, on trouve également des récits détaillés de cette épidémie dans Plague, Fear, and Politics in San Francisco’s Chinatown de Guenter B. Risse et dans le chapitre 5 du décevant Contagious Divides. Epidemics and Race in San Francisco’s Chinatown. de Nayan Shah) : » Quoique n’étant pas sans précédent dans l’histoire de la santé publique dans le monde occidental, cette quarantaine était hautement inhabituelle. Elle ne s’appliquait pas à un bateau en particulier ou a des maisons mais à un quartier entier d’une grande ville. De plus elle était décrétée après la découverte d’un seul cas de peste. Du point de vue de la santé publique moderne, on peut considérer cette mesure comme absolument inutile pour prévenir la propagation de la peste bubonique. (…) Même selon les principes médicaux de l’époque, la décision semblait profondément illogique, mais elle devenait aisément compréhensible si on prend en compte l’orthodoxie alors régnante dans la santé publique concernant Chinatown et les chinois. »
Malgré cette réaction éclair, les autorités sanitaires vont pourtant aller de déconvenues en déconvenues. En effet elles font face immédiatement à un tir de barrage de la presse et d’une partie de la communauté des affaires : « Les réactions des businessmen de San-Francisco, de la presse et des politiciens, soulignait le fait que la peste était aussi une maladie sociale, présentant des problèmes qui transcendaient l’approche médicale conventionnelle. L’appréhension qu’une épidémie puisse générer une colère sociale généralisée, et des conséquences économiques sérieuses, encouragea les intérêts industriels et financiers à nier la vérité. Avançant que le commerce allait être très durement impacté, ils condamnaient dans le termes les plus durs les actions de la ville et des autorités sanitaires fédérales. » (Philip A. Kalisch, « The Black Death in Chinatown: Plague and Politics in San Francisco 1900-1904« ) A cela s’ajoute la combativité d’une communauté chinoise, qui, soumise depuis des décennies à de constantes mesures de rétorsion ( voir l’impressionnante liste de législations discriminantes à leur égard adoptées en Californie à l’époque dans McClain, Of Medicine, Race, and American Law pp. 5 et 6 du Pdf), n’hésite pas à recourir à la loi pour se défendre : » Interdits de naturalisation et donc d’accès au droit de vote, les chinois n’avaient pas d’outil de pression politique au sens classique du terme. Mais ils n’étaient pas non plus complétement privés de pouvoir. Assez précocement, les chinois avaient réalisé comment les tribunaux, ou plus exactement le recours à la justice, pouvaient les aider à frustrer les impulsions sinophobes de la majorité blanche et ils avaient appris à y avoir recours quand leurs intérêts étaient en jeu. » ( McClain)
Ces recours en justice vont ainsi permettre de suspendre la première quarantaine dés le 9 mars, ce qui fit déclarer au maire démocrate de la ville James Phelan » ces chinois ont de la chance, avec les coutumes malsaines de leurs coolies et leurs taudis crasseux, qu’on leur permette de rester dans les limites légales d’une ville américaine. Économiquement, leur présence a causé un grand tort à la classe ouvrière et sanitairement ils sont une constante menace pour la santé publique. » On voit que le politicien essayait de jouer tout autant sur la peur de la maladie que de la concurrence de cette main d’oeuvre bon marché qui hantait une bonne partie du mouvement ouvrier de l’époque. D’ailleurs Kalisch dans « The Black Death in Chinatown » souligne que le journal syndical Organized Labor était l’un des rares organes de presse de la ville à soutenir la municipalité et qu’il n’hésitait pas à écrire : « Nous pensons qu’il n’y a pas de châtiment trop sévère pour l’officier du port surpris en train de faire la sieste quand la peste et les chinois essaient de prendre à revers le public (…) Frères, réveillez vous ! C’est une question des plus vitale qui devrait recevoir la plus grande attention dans vos meetings. Le mongol aux yeux d’amandes attend la bonne occasion de pouvoir vous assassiner vous et vos enfants avec l’une de ses nombreuses maladies. » Malgré de tels soutiens, toutes les initiatives ultérieures des autorités sanitaires furent retoquées par le juge, ainsi les projets d’inoculation obligatoire des chinois avec le vaccin anti-pesteux expérimental de Waldemar Haffkine, qui aurait été rendue possible par l’imposition d’un passeport sanitaire (uniquement pour les asiatiques) dans les transports ou la deuxième quarantaine du quartier au mois de mai. Le projet de destruction/assainissement par le feu de Chinatown, sur le modèle de ce qui s’était passé à Honolulu ( voir « Epidemics and Racism: Honolulu’s Bubonic Plague and the Big Fire, 1899-1900« ), suggéré lors d’une réunion du conseil de santé à la fin mai, ne fut pas réalisé pas non plus.
Le scepticisme et la mauvaise volonté d’une grande partie de la population blanche et la résistance opiniâtre des diverses couches sociales de la communauté chinoise avaient donc permis de freiner les divers projets de l’administration sanitaire de San-Francisco. Ces résistances facilitèrent probablement également le changement de cap progressif de la politique sanitaire vis à vis des populations étrangères, à San-Francisco mais aussi ailleurs dans le pays. Nayan Shah dans Contagious Divides parle d’une transition, très progressive, d’une politique d’exclusion à une politique d’inclusion où » la race est reconfigurée de différence menaçante en quelque chose susceptible d’être modifié et réconcilié avec les normes de la société. » Toutefois cela ne sonnait certes pas le glas de l’association raciste des chinois aux épidémies dans la société américaine du début du XXe siècle, ce que Alan Kraut nomme le « nativisme médicalisé », que signalât notamment la perpétuation en 1902 du « Chinese Exclusion Act » d’abord voté en 1882 et qui interdisait l’immigration chinoise en Amérique, notamment sous prétexte de danger épidémique ( voir également Markel et Stern » The Foreigness of Germs : the Persistant Association of Immigrants and Disease in American Society « ) et qui ne fut pleinement aboli, comme toutes les autres restrictions à l’immigration, qu’en 1965. Cette assimilation des chinois à la maladie étant donc loin d’avoir disparue, comme cela avait été déjà constaté lors de l’épidémie de SRAS ( voir « SARS and New York’s Chinatown: The politics of risk and blame during an epidemic of fear« )…