Des léproseries aux lazarets ?
Si il parait donc impossible d’établir l’existence d’un mode simple et récurrent de gestion de la lèpre à l’époque médiévale, des principes et dispositions associés à cette épidémie semblent toutefois avoir joué un rôle notable dans la gestion du fléau qui, d’une certaine manière, lui succéda, c’est à dire la peste. Dans sa contribution, » The Renaissance Institution of Quarantine » au recueil Society in the Age of Plague , Jane Stevens Crawshaw note que « L’expérience de la lèpre a permis à la société de concevoir la contagiosité de la peste et de trouver les moyens d’y faire face. » La reconnaissance de la possibilité d’une propagation par simple proximité ou contact, dont témoignaient caricaturalement les diverses interdictions encadrant l’existence des lépreux, trouvèrent effectivement très rapidement un écho dans les mesures prises en temps de peste vis à vis des maisons des malades, claquemurées et surveillées nuit et jour pour empêcher les habitants d’en sortir. La continuité dans la gestion des deux épidémies fut peut-être aussi « institutionnelle » selon Crawshaw : » Les structures mises en place pour loger les lépreux et les victimes de la peste ont été considérées par certains historiens comme constituant deux générations d’une même institution. Les épidémies de peste devinrent fréquentes à une époque où la lèpre était sur le déclin. Les léproseries se vidant, elles devenaient donc disponibles pour créer des hôpitaux réservés à la peste. » Ce fut ainsi le cas à Marseille en 1476 ( selon Eugenia Tognotti in « Lessons from the History of Quarantine, from Plague to Influenza A« ).
L’effet de la peste noire de 1348 sur les léproseries a en effet été bien plus que conjoncturel, Guenter B. Risse dans Mending Bodies, Saving Souls. A History of Hospitals avance ainsi, qu’en plus des ravages immédiats de l’épidémie, « Suite à la Peste Noire, les revenus des baux agricoles [ les revenus tirés des terres données aux léproseries par leurs résidents ou leurs bienfaiteurs] s’écroulèrent à cause de la pénurie de main d’oeuvre et de la hausse des coûts des travaux agricoles. Le sentiment que les lépreux vivaient dans un relatif confort dans leur splendide isolement transforma les anciennes pulsions charitables en hostilité et même en haine. Dans ces circonstances les léproseries connurent une chute vertigineuse des donations, ce qui mena à la ruine des plus petites institutions ne disposant pas de soutiens importants. » L’idée d’une conversion progressive des léproseries en lazarets contre la peste est parue d’autant plus probable du fait d’une dénomination parfois commune, même si il s’agit probablement d’une confusion : « Le terme lazaret vient du mot italien lazzaretto qui serait lui-même une déformation de Nazareth. En effet, ce fut sur un îlot de la lagune de Venise, dénommé Santa Maria di Nazareth, que fut fondé en 1423 le premier établissement destiné en Europe à mettre en quarantaine les pestiférés. Dans les textes des XVIe et XVIIe siècles un tel établissement est désigné parfois sous le nom de sanitat, qui est emprunté lui aussi à l’italien Sanità, institution mise en place en 1486 par la république de Venise pour administrer ses lazarets, qui étaient, depuis 1471, au nombre de deux : le lazzaretto vecchio et le lazzaretto nuovo (ce dernier destiné à l’hébergement des convalescents). Lazaret n’a donc pas grand-chose à voir avec saint Lazare (par ailleurs patron des lépreux et non des pestiférés), mais résulte néanmoins très vraisemblablement d’une contamination linguistique avec le nom de Lazare (Nazaretto / Lazzaretto). » (Pierre-Louis Laget, Les lazarets et l’émergence de nouvelles maladies pestilentielles au XIXe et au début du XXe siècle)
Notons aussi que cette question d’une forme de transition, des perceptions, institutions et modes de lutte contre la maladie (confinement ou expulsion des malades), de la lèpre à la peste est significative car doublement paradoxale. Paradoxe de la lèpre, érigée en modèle de la contagion et des peurs qui l’accompagnent alors qu’elle l’est effectivement très peu et qu’elle n’a probablement pas été aussi répandue au Moyen-âge qu’on a pu le croire un temps. Et paradoxe de l’usage de cette notion de contagion dans la balbutiante étiologie de la peste comme le souligne Ann G. Carmichael dans « Contagion Theory and Contagion Practice in Fifteenth-Century Milan » : « Le terme « contagion » n’est pas très utile quand on veut comprendre et combattre la diffusion de la peste bubonique. La peste est une maladie complexe qui se transmet des rongeurs aux humains via les moustiques, et la transmission interhumaine n’est pas courante. De plus les humains ne développe pas d’immunité de long terme à la peste et ne peuvent maintenir le micro-organisme dans la population en l’absence de rongeurs infectés et de leurs moustiques. (…) Néanmoins, les histoires populaires de la médecine et de la santé publique, louent l’émergence des théories et des pratiques se basant sur l’idée de contagion comme la pointe avancée des défenses européennes contre les pestes récurrentes. » L’importance primordiale des déterminants culturels et conjoncturels dans la perception de la contagion et plus généralement de la maladie jusqu’au XIXe, voire au-delà, suppose donc de ne pas approcher trop « mécaniquement » le rapport entre épidémies et confinement ainsi que le notait Jacques Revel dans « Autour d’une épidémie ancienne : la peste de 1666-1670″ : « Qu’elles ressortissent de la police ou de la santé, les mesures prises sont solidaires de la représentation confuse et illogique de la maladie. » Représentation « confuse et illogique » qui n’en reflétait certes pas moins certaines logiques sociales plus « cohérentes »….
L’étiologie de la peste et les pauvres
On trouve dans le texte » De la lutte contre la peste au contrôle social », publié dans le recueil, et tiré du classique de Ann G. Carmichael Plague and the Poor in Renaissance Florence, un tableau succinct des premières mesures prises contre l’épidémie par les cités-États italiennes au XIVe et XVe siècle et de l’émergence souvent fastidieuse des lazarets comme centres spécifiques de confinement des malades lors des vagues de peste. Mis à part une nécessaire mise au point sur un éventuel modèle disciplinaire « sorti tout armé » de l’épidémie, le texte de Carmichael et d’autres, contemporains et ultérieurs, ont le grand mérite de souligner les interactions entre évolution de l’étiologie de la maladie et gestion de la pauvreté dans l’Europe du XVe et XVIe siècle. Brian Pullan dans sa contribution « Plague and perceptions of the poor in early modern Italy » au recueil Epidemics and ideas. Essays on the historical perception of pestilence, note ainsi : « Les théories de la contagion, qui considéraient que la peste était convoyée des régions infestées aux régions non infestées, gagna du terrain à partir de la moitié du XVe siècle parmi les administrateurs des villes et probablement à partir du XVIe chez les médecins jusqu’à ce que les termes de « peste » et de « contagion » deviennent quasiment synonymes. Elles ne prirent pas tant la place de, mais plutôt place à côté des théories miasmatiques [ou aéristes], accentuant la tendance régnante à faire porter le blâme des épidémies sur les étrangers. C’est la peur de ces derniers qui poussaient les vagabonds et peut-être aussi les prostitués dans une position marginale qui leur interdisait quasiment toute compassion de la part de la société; ils devinrent des candidats privilégiés à l’expulsion, ou au moins à l’isolation et l’emprisonnement, tant que durait l’épidémie. »
Neil Murphy dans sa contribution « Plague Ordinances and the Management of Infectious Diseases in Northern French Towns, c.1450–c.1560 » au recueil Society in the Age of Plague va dans le même sens : » Les inquiétudes quant à la contagion convergeaient avec la volonté d’imposer une réforme morale aux populations urbaines, particulièrement aux pauvres. Beaucoup des mesures adoptées par les magistrats cherchaient à réguler les comportements des classes déshéritées. » Murphy souligne également le même tournant étiologique et son spectre social : « Une telle intolérance vis à vis des pauvres errants découlait de la croyance désormais répandue qu’ils étaient les premiers vecteurs de la maladie ; et les ordonnances prises contre la peste devinrent bientôt des ordonnances contre les pauvres (…) La peste offrait une opportunité aux magistrats de mettre au pas ceux qu’ils considéraient comme des parasites et les mesures prises contre les pauvres non méritants reflétaient les inquiétudes plus larges concernant l’oisiveté et le vagabondage dans la société en général. »
Samuel K. Cohn Jr dans Cultures of Plague. Medical Thinking at the End of the Renaissance remarque qu’à partir de 1400 la maladie semble avoir pris un « biais de classe » marqué, ce qui n’avait pas échappé à certains contemporains : » Au moins un médecin du XVIe siècle, Giovanni Filippo Ingrassia, se pencha sur des différences historiques dans l’évolution sociale de la maladie. En 1576 il remarqua que les pestes italiennes des années 1360 étaient différentes dans leur effets sociaux des pestes de son temps : désormais les maladies étaient confinées à la plèbe la plus misérable ( « poveretti plebei »). » Cela ne manqua pas de se répercuter sous forme de nouvelles instructions sanitaires : « Dés le départ, les docteurs médiévaux savaient que leur nouveau fléau était hautement contagieux et au XVe siècle ils conseillaient à leurs patients d’éviter les lieux où se rassemblaient des foules, particulièrement les places et singulièrement les lieux clos comme les églises. Néanmoins en désignant ces endroits, ceux qui écrivaient sur la peste avant 1575 n’opéraient pas de discrimination sociale, c’est à dire ne considéraient pas certains endroits plus dangereux selon la géographie sociale de la ville. C’est ce qu’ils firent en 1575 et par la suite : les endroits où les pauvres se réunissaient et résidaient étaient désormais vus comme de dangereux foyers de la maladie. Ingrassia conseilla d’éviter toute interaction avec la plèbe pendant la peste sicilienne de 1575 : » leurs corps et vêtements étaient grossiers et négligés, laids et pleins de crasse » et ils infectaient ainsi de nombreuses personnes. Il était particulièrement dangereux de se retrouver parmi « cette multitude et cette confusion » durant les mois d’été. » ( Tout le septième chapitre du livre de Cohn, « Plague and Poverty », regorge de détails sur cette nouvelle « plébophobie » en temps d’épidémie).
John Henderson dans Florence Under Siege. Surviving Plague in an Early Modern City souligne lui aussi une certaine coexistence, déjà signalée plus haut, des théories contagionnistes et aéristes : » Au XVIe et XVIIe siècle le terme le plus fréquemment utilisé pour décrire la transmission de la maladie était celui de « contagion », mais il est important de souligner qu’il ne s’agissait pas là de la reconnaissance de l’existence d’un pathogène pouvant passer de personne à personne. Cette notion se basait principalement sur l’idée d’une corruption de l’air et même si on prend en compte les idées, héritées de Galien et développées par Fracastoro, de « semences de maladie » ( seminaria contigionis) dispersées dans l’atmosphère, cela ne représente pas une prémonition de la théorie microbienne de Koch. C’est un point important à souligner, car il aide à comprendre le rôle de l’air et son rapport avec les idées concernant la putréfaction et les odeurs dans les théories de la maladie et de sa transmission dans l’Italie de l’époque. » Et ses conséquences sociales : » Les croyances quant au rôle de la putréfaction dans la genèse et la propagation de la maladie se trouvaient à la base non seulement des conseils donnés par les médecins mais aussi des mesures prises par la Sanità. C’est sur elles que s’appuyaient les enquêtes menées dans les parties les plus pauvres de la ville et les actions prises contre les mendiants, mesures prises pour s’assurer que la maladie ne soit pas générée par la putréfaction de diverses effluences et matières en décomposition. » En effet leur mode de vie et leur régime alimentaire étaient supposés prédisposer les pauvres à devenir les principaux vecteurs de la maladie et ce par leurs simples exhalations. Le docteur Antonio Righi, membre de la Sanità de Florence et auteur d’une histoire de la peste de 1630, avertissant ainsi que la mauvaise alimentation des pauvres généraient dans leurs corps de « grandes masses d’humeurs mauvaises » qui avaient créé en eux « une putréfaction extraordinaire » qui même à longue distance s’était transformée en peste. Ce genre de théories connurent une fortune certaine par la suite en Angleterre comme le nous verrons dans le troisième post de cette série…
Plus craints que la mort elle-même ? Les lazarets en temps d’épidémie
Au vu de ces conceptions on perçoit mieux l’importance et l’utilité pour les autorités des lazarets comme centre de confinement des malades réels ou supposés. Si la mise en place de ces structures fut parfois laborieuse, certaines atteignirent des tailles impressionnantes pour l’époque. Le lazaret permanent de Milan, un des plus grands d’Italie, fondé en 1488, comptait 280 « chambres » et put accueillir jusqu’à 16000 malades lors de l’épidémie de 1630. Bien évidemment les personnes emmenées au lazaret n’avaient que peu de chances d’en ressortir vivant ( certaines études suggèrent une mortalité des 2/3 dans les lazarets vecchio et nuovo de Venise) d’où leur sinistre réputation. Toutefois plusieurs auteurs ont souligné qu’il ne s’agissait pas non plus uniquement de mouroirs ou de simples instruments de maintien du contrôle social en temps de crise. John Henderson note ainsi dans Florence Under Siege. : » Les politiques menées par la ville et l’État se fondaient sur un fort principe de contrôle social, de même qu’une discipline stricte se justifiait dans les plus petites communautés institutionnelles. Mais l’histoire des lazarets de Florence est plus complexe et riche d’aspects contradictoires. Quand on essaie d’évaluer leur rôle et la mesure dans laquelle ils contribuaient à la campagne contre la peste, il faut se souvenir que les hôpitaux d’isolement n’étaient pas entièrement séparés du reste de la communauté qu’ils servaient, que ce soit par la circulation des patients et du personnel ou par le trafic des objets volés. Les conditions étaient souvent horrifiques et même les docteurs craignaient de rentrer en contact avec leurs patients. Il ne s’agit toutefois pas que d’une histoire de marginalisation des pauvres mais aussi celle d’un grand courage et d’un incroyable dévouement. »
En effet se concentrer uniquement sur la fonction de mise à l’écart et de mise au pas ne rend pas justice aux soins bien réels et de toute sorte qui étaient parfois prodigués dans ces lazarets et à l’oscillation constante entre exclusion et charité chez les autorités des cités-États. Jane Stevens Crawshaw dans Plague Hospitals. Public Health for the City in early Modern Venice constate que « Certains sites de confinement étaient pensés pour protéger l’ensemble de la ville, certains autres pour protéger les éléments et individus qu’ils contenaient. Quelques institutions, comme les lazarets, combinaient ces deux fonctions. L’utilisation du confinement pour les malades et ceux suspectés de l’être permettait de gérer un groupe social considéré à la fois comme dangereux et digne de charité. Considérer les lazarets dans ce contexte nous permet de saisir l’influence que les hôpitaux réservés à la peste ont eu comme initiatives précoces pour organiser l’espace urbain afin de nettoyer la ville moralement, physiquement et spirituellement. » La même Crawshaw souligne que les coûts importants générés par ces structures signalent une « volonté réelle de soigner la peste » et non simplement de confiner les malades entre quatre murs.
Sur cet « entre-deux » du lazaret on peut aussi citer cette synthèse, qui en vaut d’autres, de Morris J. Vogel dans sa contribution, « The Transformation of the American Hospital » au recueil Institutions of Confinement. Hospitals, asylums and prisons in Western Europe and North America, 1500-1950 : « La maison de peste, une des institutions dont tangentiellement les hôpitaux tirent leur origine, fournissent un exemple particulier mais instructif des débuts de l’institution hospitalière. Les maisons de peste n’avaient clairement aucune vocation thérapeutique; leur mission était l’isolement pas le traitement des patients [Ndt : ce qui, on vient de le voir, est relativement faux]. Les patients y entraient en général de force et non volontairement. Mais dans un sens général, il y avait une part de démarche médicale dans la colonie de lépreux ou l’hôpital pour malades de la syphilis ou de la variole, le fait d’isoler ceux qu’on avait reconnu comme contagieux tenant de la médecine préventive. Étendre de cette façon la définition de la médecine nous force à reconnaître que la séparation rigide des forces sociales et médicales est pour le moins artificielle. Il en découle plusieurs possibilités analytiques. A un extrême, on peut en venir à un type de jugement définitif associé à Michel Foucault, qui avance que la médecine a été un instrument de contrôle social et de répression, que les médecins et le discours médical sont en soi des instruments de l’État et du système économique dominant. A l’autre extrême, le progrès médical et le développement de la connaissance scientifique sont saisis comme la clé de toute expansion et réorganisation de l’hôpital. Aucune de ces deux stratégies intellectuelles ne permet d’analyse nuancée des interactions entre forces sociales, culturelles et scientifiques. » On retrouve, d’une certaine manière, un tel contraste au sujet de « l’autre lazaret », c’est à dire celui, permanent, spécifiquement voué à l’isolement réglementaire et temporaire des voyageurs et marchandises venant de l’étranger.
Lazarets de quarantaine
Comme le rappelle très justement Mark Harrison dans son introduction à Contagion. How Commerce Has Spread Disease : « le commerce a longtemps déterminé le sort épidémiologique de l’humanité », la Peste Noire et celles qui lui ont succédé l’ont de fait parfaitement illustré. Ce qui aboutit dés 1377 à Raguse, le Dubrovnik actuel, à l’invention de la quarantaine et la construction ou reconversion progressive de lazarets à cet usage dans toutes les villes côtières d’Italie puis d’Europe. Car comme le résument joliment Mafart et Perret dans leur « Histoire du concept de quarantaine » : « Les voies maritimes tissent alors les réseaux de la prospérité entre des comptoirs excentrés et les cités portuaires de la Méditerranée occidentale qui les commanditent. Mises en péril dans leur substance autant que dans le flux nourricier assurant leur puissance, elles vont riposter de toute leur ingénieuse et pragmatique autorité en se donnant les moyens d’un cloisonnement sélectif qui va inaugurer les expressions concrètes des quarantaines. » Pour le reste de l’Europe le mouvement fut plus lent comme le constate Harrison dans Contagion : » Il n’y eut pas de lazaret permanent dans le nord de l’Europe avant que soit construit celui d’Amsterdam en 1655. De fait avant le XVIIIe siècle, la plupart des pays du nord n’avaient ni lazarets ni législations édictant la durée de la quarantaine et la façon dont celle-ci devait être imposée. »
Avant de prendre, naturellement, une pente plus critique il ne nous semble pas absurde de commencer par reproduire quelques remarques du, par ailleurs assez vain, carnet de voyage de Geoff Manaugh et Nicola Twilley, Until Proven Safe. The History and Future of Quarantine : « L’acceptation et la mise en place de la quarantaine constitue un signe précoce de modernisation de la pratique médicale, signalant une confiance nouvelle dans les explications scientifiques et séculières de la santé plutôt que religieuses et supra-naturelles. (…) Le dévouement à la vertu civique et l’investissement dans le bien commun incarnés par la construction d’un lazaret de quarantaine suppose un fort sens de la communauté et de l’identité partagée. L’isolement et la quarantaine sont donc des exemples précoces d’une rationalité médicale et d’une modernité politique dans l’esprit public et dans la science. » On pourrait également citer dans un autre genre Carlo M. Cipolla dans Fighting Plague in XVIIe Century Italia, qui évoque la coordination mise en place entre plusieurs cités-États ( Florence, Gènes, etc) : « La convention entre ces trois puissances prévoyant l’adoption de pratiques de santé et de mesures de prévention communes dans les trois ports de la Mer Tyrrhénienne représentait une idée révolutionnaire qui, dans l’intérêt de la santé commune, envisageait des contrôles internationaux et l’abandon volontaire des pouvoirs discrétionnaires d’États pleinement souverains en matière de santé publique. » Quand on sait combien le sujet reste épineux, on comprend l’enthousiasme de ces auteurs pour une telle pratique « d’avant-garde »…
On trouve une approche certes moins optimiste dans deux recueils récents Quarantine. Local and Global Histories et Medicalizing Borders. Selection, Containment and Quarantine since 1800. Dans l’introduction à ce dernier les éditeurs notent qu' »Une des propriétés que les lazarets semblent partager avec le concept générique de camp c’est qu’ils opéraient comme « lieux ambigües », compte tenu du fait que malgré l’isolation et l’extra-territorialité, ils constituaient des escales et le lieu d’un nouveau départ (…) Du fait de leur conception et mode d’opération, les lazarets constituaient des centres multitâches : à la fois mécanisme disciplinaire, lieux de désinfection mais aussi de surveillance des mobilités humaines, animales ou idéologiques et sites où étaient générées de nouvelles connaissances scientifiques. » L’historien de la quarantaine, John Chircop, va dans le même sens dans sa contribution, » Lazarettos as border filters : expurgating bodies, commodities and ideas, 1800-1870″ : » Les lazarets étaient aussi efficaces comme sites de détention, postes-frontières, asiles, laboratoires sanitaires et sociaux, sas de censure du courrier et de la littérature venant de l’étranger et lieux de récolte d’informations pour les services de renseignements. » Bashford dans l’introduction au premier recueil constate quant à elle que « La quarantaine a été un mécanisme central par lequel l’autorité et la territorialité des État-nations modernes se sont affirmées et ont pris tous leur sens. »
Bref, si le lazaret « urbain » se situe encore au vieux carrefour de l’exclusion et de la charité, le « lazaret de quarantaine » semble plutôt avoir été un des creusets de ce que Foucault, dans « La politique de la santé au XVIIIe siècle » appelait encore la « nouvelle noso-politique » : « Jusqu’à la fin du XVIIe siècle les prises en charge collectives de la maladie se faisaient à travers l’assistance aux pauvres. Il y a bien sûr des exceptions : les règlements à appliquer en temps d’épidémie, les mesures qu’on prenait dans les villes pestiférés, les quarantaines qui étaient imposées dans certains grands ports constituaient des formes de médicalisation autoritaire qui n’étaient pas organiquement liées aux techniques de l’assistance. » Symbole précoce « d’un enchevêtrement médico-administratif autour des contrôles de l’hygiène publique » (idem) promis à un grand avenir, le lazaret de quarantaine constituerait donc un jalon de l’émergence des « régulations de la population », second pilier, après les disciplines, du « biopouvoir » ( Rappelons la définition qu’en donne Foucault dans La Volonté de savoir : « La vieille puissance de la mort où se symbolisait le pouvoir souverain est maintenant recouverte soigneusement par l’administration des corps et la gestion calculatrice de la vie. Développement rapide au cours de l’âge classique des disciplines diverses – écoles, collèges, casernes, ateliers ; apparition aussi, dans le champ des pratiques politiques et des observations économiques, des problèmes de natalité, de longévité, de santé publique, d’habitat, de migration ; explosion, donc, de techniques diverses et nombreuses pour obtenir l’assujettissement des corps et le contrôle des populations. »).
Moins dépendante des assimilations confuses entre classe et contagion ( quoique les hiérarchies sociales s’y maintiennent relativement), cette esquisse d' »étatisation du biologique », voire lointain ancêtre des « technologies de sécurité non disciplinaires », que sont les lazarets de quarantaine permet d’illustrer comment la médecine va prendre toute sa place dans l’échafaudage du pouvoir moderne. En effet le corps social, la nation et ses frontières y étant immédiatement saisis de façon organique, ils deviennent d’autant problématisables dans les termes d’une médecine dont les techniques, procédures et principes auront une importance centrale dans le fonctionnement de cette institution hybride avant d’en avoir une équivalente dans la gestion de la population qui s’invente progressivement. Certes les autres « mesures prises en temps de peste » que Foucault sollicite extensivement – mais en s’appuyant sur des édits très tardifs, du XVIIIe siècle en France ( dans Surveiller et punir) ou même du XIXe en Italie ( dans le cours au Collège de France sur « Les anormaux ») qui n’ont donc probablement jamais été en vigueur et ne témoignent, comme il le reconnaît bien volontiers, que des ambitions, voire rêveries, des pouvoirs – avaient d’ores et déjà permis une extension inédite des prérogatives de l’État et de ses auxiliaires sanitaires. Mais si on souhaite dégager les épidémies de la gangue des métaphores commodes et du fourre-tout sous-théorique, considérer « la ville en temps de peste » comme le laboratoire d’un nouveau « pouvoir sur la vie » supposerait tout de même d’aller un peu plus loin que le joli paradoxe et de se pencher sur un tant soit peu sur l’histoire réelle (et donc pas seulement sur une fiction documentée comme celle de Daniel Defoe), ce dont se gardent bien les quelques textes prétendant aborder cet enjeu ( On ne peut sur ce point que renvoyer aux textes de Ann G. Carmichael et David Arnold publiés dans le second chapitre de notre recueil ). D’ailleurs même une institution aussi « paradigmatique » et relativement efficace que le lazaret de quarantaine est loin d’avoir connue cette trajectoire sans accrocs que laissent supposer certaines téléologies du contrôle et du pouvoir…
La contagion, le confinement et le commerce : les débats sur la quarantaine au XIXe
Mark Harisson retrace longuement et en détail dans Contagion. How Commerce Has Spread Disease la fortune que connaît la quarantaine en Europe du XVIIe au XVIIIe siècle. Moyen d’affirmation nationale et étatique ( » La quarantaine et les embargos sanitaires en sont venus à être utilisés consciemment comme instrument du pouvoir d’État et figurent à une place centrale dans les relations internationales depuis lors. »), voire procédé commode d’extorsion de revenus ( « Le développement des institutions de quarantaine était également motivé par des intérêts pécuniaires. En 1781, on avait construit un troisième lazaret à Livourne en réponse à l’extension des structures de quarantaine de Gènes. Chaque partie se faisait concurrence pour capter les bateaux obligés de procéder à une quarantaine à un moment ou à un autre de leur traversée de la Méditerranée »), le système de quarantaine européen va progressivement être remis en cause par toute une série d’acteurs au premier rang desquels le florissant empire britannique. En effet au milieu du XIXe : » L’Empire formel britannique, qui se confinait à l’époque essentiellement à l’Inde, aux Caraïbes, à l’Australie et au Canada était désormais complété par un empire informel de libre échange chaperonné par la Royal Navy. Ces réseaux impériaux formaient la base de ce qui il allait devenir la première économie globale : » un système monde » basé explicitement sur les principes du libre-échange. Ce système fut fondé dans la foulée de l’abolition de l’esclavage dans l’empire britannique et sa profitabilité dépendait non seulement d’une plus grande liberté du commerce mais aussi de la migration transocéanique de la force de travail depuis l’Asie vers les économies anciennement esclavagistes des Amériques. Le mouvement des personnes et des biens était facilité par l’usage croissant des bateaux à vapeur et des chemins de fer, qui accroissaient la vitesse et la fréquence des communications entre des territoires autrefois séparés. L’empire acquit ainsi une plus grande cohérence mais ses réseaux constituaient également de nouvelles opportunités de circulation pour les maladies. (…) Des plaintes contre les effets nuisibles des quarantaines sur les communications impériales avaient déjà été émises par le passé mais les nouvelles technologies avaient accru les attentes et rendu possible une vision nouvelle du rapport entre la Grande Bretagne et ses territoires d’outre-mer. Les communications rapides que ce soit par le bateau à vapeur ou le télégraphe alimentaient la perception de l’empire britannique comme un ensemble cohérent. Cela peut expliquer pourquoi le gouvernement britannique et les administrateurs coloniaux étaient de plus en plus enclins à réformer ou abolir la quarantaine. » ( Mark Harisson)
Un tel panorama préalable est nécessaire pour comprendre les enjeux à l’oeuvre dans le long et vif débat entre contagionnistes ( défenseurs des quarantaines) et anti-contagionnistes ( qui s’y opposaient) qui se déroule tout au long du XIXe siècle. Comme le résume Erwin H Ackerknecht dans un article devenu un classique « Anticontagionism between 1821 and 1867« , « Le contagionnisme ne relevait pas d’un problème théorique ou même médical. Le contagionisme avait trouvé son expression matériel dans les quarantaines et leur bureaucratie, et tout le débat ne tourna jamais seulement autour de la contagion mais toujours autour de la contagion et de la quarantaine. Les quarantaines signifiaient pour la classe des marchands et industriels en rapide croissance, une source de pertes de revenus, une limite à leur expansion, une arme de contrôle bureaucratique qu’elle ne voulait plus tolérer, et cette classe se tenait bien naturellement, avec sa presse et ses élus, ses ressources matérielles, morales et politiques derrière ceux qui montraient que les fondements scientifiques de la quarantaine étaient inexistants et qui de toute façon étaient la plupart du temps issus de cette même classe. Le contagionnisme, via son association avec les vieux pouvoirs bureaucratiques, allait devenir suspect aux yeux de tous les libéraux qui cherchaient à réduire l’interférence de l’État au minimum. Les anticontagionnistes n’étaient donc pas simplement des scientifiques, c’étaient également des réformateurs, se battant pour la liberté de l’individu et du commerce contre les chaînes du despotisme et de la réaction. »
Patrice Bourdelais dans la meilleure synthèse sur le sujet en français « La construction de la notion de contagion entre médecine et société » rappelle que « Le contagionnisme représentait l’ancien système de protection mis au point afin de lutter contre la peste et la lèpre, qui imposait des cordons
sanitaires, des lazarets, des quarantaines, contraintes associées à un
pouvoir absolutiste. Or, au début du XIXe siècle, l’amalgame entre progrès des connaissances et progrès politique s’effectue par les élites : de nombreux médecins soutiennent dans un même mouvement l’humanisme issu de la philosophie des Lumières, la révolution médicale et le libéralisme politique et économique porté par la Révolution de 1830. » Et quand le poids des idées dominantes ne suffit pas à faire privilégier la théorie de l’infection ( par les miasmes et l’environnement) sur celle de la contagion ( par les individus et les marchandises), la nécessité de défendre l’ordre social y pourvoit : « Outre la pression des milieux du grand négoce libre-échangiste, les médecins ont subi les impératifs politiques du maintien d’un minimum de cohésion sociale. Tous les responsables politiques, effrayés par les rumeurs d’empoisonnement, les violences de la population (en particulier parisienne), les entraves à la libre circulation dans les départements, le refus de soigner les malades, ont utilisé la nouvelle théorie de l’infection comme une arme de maintien de l’ordre public et social. Et les médecins, sollicités, se sont prêtés aux nécessités du moment. »
Cette opposition entre contagionnistes et anti-contagionnistes a toutefois été fortement relativisée par certains auteurs ( voir par exemple la contribution de Margaret Pelling » The meaning of contagion: reproduction,
medicine and metaphor » au recueil Contagion: Historical and cultural studies) tandis que d’autres auteurs concluent sur une aporie relativement positive du débat : « L’histoire de l’anticontagionnisme semble avoir suivi un cours classiquement dialectique. L’anticontagionnisme a émergé en réaction aux exagérations des principes et pratiques contagionnistes, qu’il combattait avec des affirmations et des promesses tout aussi exagérées. Au bout du compte tout cela a débouché sur un juste-milieu : un compromis scientifique sur la transmission infectieuse et un compromis pratique sur la rationalisation des quarantaines ». ( E.A. Heaman « The Rise and Fall of Anticontagionism in France« ). De fait, le recul, après les vagues de choléra du XIXe, des épidémies sur le continent européen couplé notamment avec les campagnes du grand héraut de la réforme des prisons et de la quarantaine, John Howard ( dont le projet de lazaret modèle orne ce poste), va progressivement sonner le glas des lazarets de quarantaine sur le vieux continent, ceux-ci se maintenant par contre sur le pourtour d’en face de la Méditerranée avec des effets là aussi relativement contrastés ( voir par exemple : « Les quarantaines au Moyen-Orient : vecteurs ambigus de la modernité médicale (XIXe-XXe siècles) » de Sylvia Chiffoleau ).
Ces quelques notes sur les lazarets et la quarantaine, souhaitaient donc rappeler, de façon certes un peu disparate, que se pencher sur le rapport entre épidémie et confinement suppose notamment de s’intéresser aux régimes successifs de « production de la vérité » qui l’ont fondé, justifié mais aussi contesté et donc entre autre à la question de la contagion et les débats qui l’ont entouré jusqu’à l’émergence de la théorie microbienne. Ce qui ne signifie pas nécessairement s’embourber dans les controverses médicales mais plutôt de saisir les antagonismes sociaux à l’oeuvre , y compris dans leur profondeur idéologique et sensible et dans leur inévitables contradictions politiques et culturelles…