La « superstructure wallersteinienne » ( au sens de feu Immanuel Wallerstein) de la théorie de Jason W. Moore fait que ce qu’on appelle communément la « crise du XIVe siècle » constitue une référence historique incontournable et le modèle de ce qu’il nomme une « crise d’époque ». Rappelons que pour Wallerstein la crise du XIVe siècle, « conjonction d’une crise cyclique, séculaire et climatique (..) permet la naissance de l’économie-monde capitaliste. » Cette « crise générale de la féodalité » a été l’objet de très nombreux débats dans les années 60 et 70, dont la qualité et la diversité des contributions rend très difficile une quelconque synthèse. Ce qui suit n’est donc qu’une « mise en forme » nécessaire mais nécessairement insuffisante.
Tout l’enjeu des analyses de cette crise du XIVe siècle pour l’Europe c’est de parvenir à articuler les vagues cumulatives et dans une large mesure réciproquement impliquées, de « calamités », et, bien sûr, de conjuguer temps long et événement. Ce qui donnerait pour faire au plus simple : l’arrêt progressif des défrichements dés la seconde moité du XIIIe siècle, alors même que l’expansion démographique engagée depuis trois siècles continue et que le système agraire de l’époque s’avère incapable ( socialement s’entend) de générer un saut qualitatif technique, se couple à une première vague de froid annonciatrice du petit âge glaciaire ( dont on considère en général qu’il court de 1350 à 1850) et les premières des inondations spectaculaires qui rythmeront le siècle pour provoquer la grande famine qui ravage le continent de 1315 à 1321, celle-ci se doublant bientôt d’une peste bovine dévastatrice en Angleterre de 1318 à 1350 et préparant surtout le « terrain immunitaire » à la Peste Noire de 1347-1351 acheminée via les routes de la soie, peste qui ne cessera dés lors de faire des réapparitions régulières pendant plus de trois siècles. Les phénomènes de persécutions tendant déjà à devenir « endémiques » depuis la fin du XIIIe siècle atteignent alors leur acmé, le massacre des juifs lors de la Peste Noire restant la plus grande persécution de masse qui se soit produite en Europe jusqu’au XXe siècle, tandis que se déroule en « arrière plan » la première phase de la guerre de cent ans entre la France et l’Angleterre (1337-1386). Les nécessités fiscales liées à cette guerre et l’épuisement des rapports de subordination féodaux provoquant par la suite, et sur fond de pénurie de main d’oeuvre due au bilan de la peste et de tentatives d’y remédier, de massives révoltes paysannes qui menacent parfois de renverser le pouvoir en place comme la Grande Jacquerie de 1358 en France et la révolte paysanne anglaise de 1381. On pourrait éventuellement rajouter à cette belle totalité catastrophique, une profonde crise de la chrétienté, où la papauté en Avignon de 1309 à 1378 prépare le « Grand Schisme d’Occident » tandis qu’aux croisades des pastoureaux succèdent les processions de flagellants…
Point la peine de préciser que cette conjonction entre événements climatiques, épidémie, démographie et crise sociales, économiques, etc à répétition n’est pas sans évoquer, certes toutes proportions gardées !, la situation actuelle… Une relecture détaillée des débats de l’époque, dont Jason Moore a donné une des meilleures synthèse/dépassement dans son article « Nature and the Transition from Feudalism to Capitalism« , serait probablement très utile ( qu’on pense à la notion d' »unification microbienne du monde » développée par Emmanuel Le Roy Ladurie, notamment dans son fameux article « L’histoire immobile » et qui a fait l’objet d’une « mise a jour » primordiale par Bruce M. S. Campbell dans The Great Transition. Climate, Disease and Society in the Late-Medieval World ou encore aux contributions toujours précieuses de Robert Brenner ou Rodney Hilton, notamment celles réunis dans The Brenner Debate. Agrarian Class Structure and Economic Development in Pre-industrial Europe). Mais, bien qu’il ne soit jamais bon de laisser quoi que ce soit aux « spécialistes », il y a probablement assez à faire dans le « bal des causes et des effets » actuel pour vouloir s’inviter dans celui d’il y a sept siècles. Constatons néanmoins que, même dans ces débats sur la crise du XIVe, l’agencement, plus ou moins hiérarchisé selon les auteurs, entre facteurs « exogènes » (climatiques, épidémiologiques, démographiques ou techniques) et « endogènes » ( les rapports sociaux féodaux ) ne semble jamais donner les résultats voulus… Que les uns ( Guy Bois, Le Roy Ladurie) donnent la primauté à la question démographique, au point d’être qualifiés de néo-malthusiens, tandis que d’autres ( M.M. Postan et ceux qu’on a qualifié de « ricardiens » ) insistent sur l’inertie technique rendue inévitable par la structure économique et sociale féodale ou qu’enfin les marxistes ( Brenner et Hilton) établissent la centralité de la lutte des classes ( quoi qu’en n’étant pas nécessairement d’accord sur sa périodisation), ils se retrouvent toujours à un moment ou à un autre à mitiger plus ou moins sévèrement la centralité de la dynamique qu’ils ont mis en avant, ce qui donne même lieu à des « réconciliations » plus ou moins enthousiastes ( entre Bois et Brenner ou entre Brenner et Postan) . L’inextricabilité de cette crise désarmant les meilleures « machines de guerre » explicatives, les débats des années 60-70 semblent, en partie, déboucher sur une impasse.
Or, si certes d’Atlantide en île de Pâques, les facteurs environnementaux sont traditionnellement sollicités sur l’air de l’engloutissement final, ils auront rarement semblé joué un rôle aussi massif dans l’évolution de sociétés humaines « modernes » qu’à cette époque puisqu’il s’agissait tout autant de déforestation que d’épuisement des sols, de changement climatique et de ses catastrophes afférentes que d’épizootie et d’épidémie. L’histoire environnementale s’est d’ailleurs emparée du sujet comme le retrace Bruce M. Campbell dans son article » Nature as Historical Protagonist: Environment and Society in Pre-industrial England ». Il note ainsi que « Les preuves commencent à s’accumuler qu’un événement environnemental global majeur et transitoire – presque certainement pas d’origine volcanique ( puisqu’il n’y a pas de traces d’un pic de sulfate au Groenland comme dans les carottes de glace de l’Antarctique) – a été responsable des mauvaises récoltes sévères et prolongées qui ont précipité le désastre humain. La même dislocation écologique massive fut probablement responsable d’une façon encore obscure du développement de la peste bovine qui a largement aggravé et prolongé la crise agraire. Brown [ dans son livre History and Climate Change Ndt] a appelé cet épisode environnemental « l’anomalie de Dante » (puisqu’il a fini l’année de la mort de Dante Aligheri, 1321). Bien que sa cause environnementale précise et les interconnexions entre ses éléments attendent d’être étudiés plus en détail, son ampleur et sa sévérité pour les humains et les plantes et animaux domestiqués dont ceux-ci dépendaient ne fait aucun doute. »
La question qui ne manque pas de suivre est bien sûr celle du rapport entre ces premiers événements et la Peste Noire qui arriva vingt ans plus tard. Le même Campbell fait le bilan des hypothèses à ce sujet dans l’introduction à son livre The Great Transition : « Les microbiologistes et les généticiens supposent que quelque part après 1268 [ les études qu’évoquent Campbell datent des années 1260-70 le début du changement climatique qui va affecter le monde], Yersinia pestis, agent pathogène qui provoque la peste bubonique, est entré dans une phase plus active au sein des régions arides d’Asie Centrale qui lui servent de réservoir. Le passage soudain de la peste d’un stade enzootique à un stade épizootique semble avoir été marqué par la prolifération de nouvelles branches ou polytomies dans ce qui a été décrit comme un « big bang » biologique. Les biologistes pensent que ces développements ont eu lieu sur le plateau tibétain semi-aride de Qinghai dans l’ouest de la Chine où la peste a longtemps persisté comme infection enzootique dans les terriers de Gerbilles et chez les marmottes. Serait en partie responsable une cascade trophique déclenchée par le stimuli donné par les incursions d’un courant d’air humide venant de l’ouest au développement des végétaux, des rongeurs et de tous leurs parasites et leurs charges d’agents pathogènes. Une fois atteint un certain volume, le trafic de caravane le long des routes marchandes qui traversait cette région réservoir pourrait avoir transmis le pathogène et son vecteur insecte à des communautés de rongeurs encore plus à l’ouest le long des routes de la soie, jusqu’à ce qu’il parvienne à Issyk-Kul dans le Kirghiztan actuel, à l’extrémité orientale d’une steppe qui s’étendait à l’ouest jusqu’à la grande plaine hongroise. Là, voire avant, le pathogène semble avoir franchir la barrière des espèces et causé des pertes humaines significatives. »
La suite du voyage du fléau est connu, mais on peut tout de même reproduire le résumé que donne Campbell de son arrivée à « point nommé » : « Durant les années 1340, les séries de crises environnementales et humaines qui menaçaient finirent par se matérialiser : la réorganisation climatique globale s’accéléra et entra dans une phase hautement instable, la guerre s’intensifia et entraîna une récession plus grande encore du commerce et de l’économie et la peste atteignit les rives de la Mer Noire et en moins de sept ans s’était répandue à travers le système commercial européen. Ce trio de crises s’assembla en une violente tempête dont chaque composant aggravait et amplifiait l’action des autres. (…) Bien que chaque élément était animé par une puissante dynamique qui lui était propre, la surprenante synchronicité entre les développements environnementaux et humains suppose l’existence de puissantes synergies entre eux. » C’était probablement le défaut majeur, mais bien compréhensible, des débats évoqués plus haut que d’avoir négligé ou insuffisamment développé cet aspect des choses, reconnaître l’aspect absolument exogène de certains phénomènes ( climatiques notamment) n’empêchant pas, bien au contraire, de se pencher de plus près sur les interactions, tout aussi décisives dans la catastrophe, entre nature et société. C’est en partie ce que fait Moore dans son article « Nature and the Transition from Feudalism to Capitalism » dont la démarche est bien résumée par cette leçon : « L’environnement compte, mais là où beaucoup pourraient chercher une réponse déterministe, nous ferions mieux de regarder comment les classes font l’histoire ( et la géographie) mais pas dans des conditions éco-géographiques de leur choix. Nous avons à faire ici à une détermination environnementale pas à un déterminisme. »
Et ce qui nous semble justement intéressant dans ce précédent de « crise écologique totale », comme interaction entre climat, nature, maladie et société, c’est qu’elle éclaire d’un jour nouveau ce qui est dorénavant un lieux commun de notre époque, à savoir que la détermination environnementale se retrouve elle-même désormais presque entièrement déterminée par l’activité humaine. C’est que pourraient, notamment, quoique marginalement, illustrer quelques phénomènes liés à la crise du Covid-19…
PS : on trouvera un résumé bien plus détaillé des nouveaux apports de « la perspective écologique » dans l’analyse de la crise du XIVe siècle dans l’article « De la « grande crise » à la « grande transition » : une nouvelle perspective ? » de Jean-Philippe Genet ( 2019).