Materialism and the Critique of Energy

Materialism and the Critique of Energy Édité par Brent Ryan Bellamy et Jeff Diamanti, Chicago, MCM’ Publishing, 2018. ( Librement téléchargeable sur internet)

Encore un ouvrage très volumineux ( 700 pages) et varié ( 27 contributions) mais cette fois-ci sur un versant bien plus théorique comme en témoigne l’introduction Brent Ryan Bellamy et Jeff Diamanti : » Que ce soit pour répondre aux besoins de la croissance économique cumulée ou au développement de nouveaux horizons de valorisation, le capitalisme a été historiquement et logiquement lié à la production de quantités toujours croissantes d’énergie. La contradiction centrale du système économique actuel est et a toujours été liée à son rapport à l’énergie. Une perspective critique sur les conditions des possibles politiques, économiques et écologiques requiert une nouvelle analyse du rapport de l’énergie à la production, la distribution et l’accumulation de valeur. Materialism and the Critique of Energy développe cette perspective, tout d’abord en revisitant les histoires conceptuelles et matérielles enchevêtrées du capital et de l’énergie qui se trouvent au fondement du matérialisme et ensuite en clarifiant les enjeux de la critique de l’énergie pour la théorie critique contemporaine. Sa thèse principale c’est que si les conditions du changement climatique actuel ont provoqué un vaste intérêt pour les régimes énergétiques et les systèmes environnementaux, seule la critique de l’énergie qui se trouve au coeur du marxisme peut expliquer pourquoi le capitalisme est un système énergétique et de là offrir une perspective plus claire de sortie de son inertie fossile. » Dans la suite de leur introduction, Bellamy et Diamanti, insistent particulièrement, à la suite d’Anson Rabinbach notamment (on y reviendra), sur la production mutuelle du matérialisme moderne et du nouveau régime énergétique capitaliste qui trouve bien sûr son plus haut point critique avec Marx. Par contre les développements qui suivent sur l’éternel retour, comme métaphore de l’énergie, chez Nietzsche ou Blanqui et sa reprise critique par Walter Benjamin auraient pu faire l’objet d’une contribution intéressante mais, dans une introduction à un si épais volume, ils égarent un peu le lecteur tout de même inquiet de savoir ce qui l’attend….

Inquiétude qui ne dissipe certes pas à la lecture du numéro de marxologie qui ouvre le recueil, « Marxism, Materialism, and the Critique of Energy » puisque son auteur Allan Stoekl fait comme si la critique développée par Jason W. Moore n’existait pas ( il se positionne pourtant vis à vis de John Bellamy Foster) comme en témoigne ce passage où il résume son argumentation :  » il y a une contradiction importante entre la critique marxiste du capitalisme et la critique du capitalisme portée par les économistes écologistes et « énergicistes ». Dans le premier cas, dans la perspective marxiste classique, la crise finale du capitalisme sera essentiellement économique : la chute du taux de profit rendra l’économie capitaliste dans son ensemble incapable de se reproduire et ouvrira la voie à une révolution prolétarienne. Dans le second modèle, la vulnérabilité du capitalisme est due avant tout à la faillibilité de son modèle de croissance lui-même- le principe que l’économie mondiale peut faire « croître » indéfiniment son offre monétaire et ses profits sur la base d’un monde fondamentalement fini en terme de ressources énergétiques et minérales. Le premier modèle – celui de Marx- se concentre sur le travail, la baisse du profit et l’illusion d’une expansion infinie du capitalisme par la recherche de profit; le seconde – celui, entres autres, de Frederick Soddy, M. King Hubbert et Richard Heinberg, que j’appellerai la thèse énergétique- souligne la base matérielle de l’impossibilité à moyen terme du capitalisme : la finitude de la terre et de ses ressources. Ce sont, pourrait-on dire, deux positions très différentes. Néanmoins, j’avancerais, qu’à la fin, chaque théorie fournit quelque chose dont l’autre manque et que, de surcroît, il y a même une certain rapport complémentaire entre les deux. Et j’avancerais, enfin, que les modèles marxistes et énergicistes ne sont pas seulement connectés mais que les modèles futurs de valeur [ sic !] devront aller au-delà de leur dyade apparemment inévitable. » Bref mieux vaut lire Le Capitalisme dans la toile de la vie qui ne tourne certes pas autour du pot sur ce point !

Le texte qui suit, Water, water, every where, Nor any drop to drink”: Accumulation and the Power over Hydro » de Peter Hitchcock est probablement trop « surplombant » vu l’ampleur de son sujet mais a le mérite de présenter un relatif panorama de la réflexion marxiste sur cette « marchandise non-coopérative » (Karen Bakker) qui « semble constamment échapper aux processus de marchandisation qui lui sont infligés » et si « Il n’y a pas de baguette magique pour saisir la Weltanschauung de l’eau, les luttes qui l’entourent mettent toujours en jeu les termes fondateurs de l’économie politique. » Reprenant le fil d’une tradition « récente » de réflexion sur la question de l’accumulation primitive ( Perelman, De Angelis, Federici, Harvey) et constatant tout à la fois sa validité et son incapacité relative à se saisir de la question, en bien des points spécifique, de l’eau, Hitchcock invite donc à repenser le concept à l’aune des enjeux multiples qui l’environnent aujourd’hui et au crible de la reproduction sociale, telle que théorisée sur ce point par Adrienne Roberts. Ainsi selon lui « l’eau n’est pas un élément connexe de la globalisation comme système-monde mais plutôt une réalité heuristique centrale pour en comprendre la maturité, les limites et les contradictions. » La lutte autour de l’eau étant finalement une lutte pour « décider de ce qui sera « originel » » (entendu ici au sens d’accumulation originelle) dans le cycle d’accumulation à venir.

Daniel Cunha, dont nous avons également évoqué un texte dans les jalons bibliographiques sur l’écologie monde, livre dans sa contribution « The Anthropocene as Fetishism » une critique qui paraît certes moins originale trois ans plus tard mais éventuellement toujours utile de la notion d’anthropocène qu’il relit au crible de la théorie du fétichisme de la marchandise de qui vous savez : » Un système qui devient quasi automatique, dépassant la contrôle conscient de ceux qui y sont impliqués et qui est animé par la compulsion de l’accumulation infinie comme fin en soi, a nécessairement comme conséquence le bouleversement des cycles matériels de la terre. Appeler cela l’Anthropocène, est néanmoins imprécis, d’un côté puisqu’il s’agit du résultat d’une forme spécifique de métabolisme avec la nature et non d’un être générique ( anthropo) et de l’autre car le capitalisme constitue une « domination sans sujet », c’est à dire dans lequel le sujet n’est pas l’homme ( et pas même la classe dominante), mais le capital. » De même  » le dérèglement des cycles écologiques globaux est présenté comme anthropocène c’est à dire comme un processus naturel. Que l’homme soit présenté comme une force géologique aveugle, à l’image des éruptions volcaniques ou des variations de la radiation solaire, c’est une expression de la forme naturalisée ou fétichisée des rapports sociaux qui prédomine sous le capitalisme. » Notons toutefois que l’auteur qui comprend donc le bouleversement global de la nature comme « l’externalisation du travail aliéné, sa conclusion matérielle logique » n’en finit pas moins son texte sur une « ouverture » aberrante : « Libérée de la forme valeur et de la raison instrumentale qui réduit la nature a un « substrat de domination », la géo-ingéniérie et la technologie avancée en général pourront être utilisées non seulement pour résoudre le changement climatique mais, comme l’écrivait Theodor Adorno pour « aider la nature à ouvrir les yeux », etc Après Hitchock ( voir plus haut) qui imaginait une société libérée du capital mais pas de la loi de la valeur, le volume semble de nouveau témoigner d’une confusion « post-capitaliste » certaine dans la nouvelle génération de marxistes…

Malgré un titre inquiétant, « Mapping the Atomic Unconscious: Postcolonial Capital in Nuclear Glow » de Katherine Lawless présente à la fois une introduction intéressante, pour le/la néophyte, aux Memory Studies, et une réflexion foisonnante sur l’instrumentalisation nucléocrate de la mémoire des bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki. La critique qu’elle et d’autres auteurs donnent de la nouvelle muséographie commémorante est sans appel : » malgré le mandat donné d’éduquer, la fonction des musées de la mémoire et de médias mémoriels similaires est d’apaiser et de désarmer tout en dans le même temps marchandisant et incorporant les restes sociaux et matériels d’étapes précédentes de l’accumulation. (…) N’étant plus de simples espaces de sédimentation de la mémoire historique, ils sont devenus les véhicules par lesquels la mémoire collective comme ressource culturelle est à la fois produite et transmise. » On comprend quels sont les enjeux par rapport à l’histoire de l’énergie nucléaire : » Accompagnant le discours sensationnialiste sur l’atrocité nucléaire, la banalisation de l’énergie nucléaire sert à éluder la sourde violence de tels régimes énergétiques (…) dans la production de la mémoire nucléaire, la violence latente des régimes énergétiques globaux ( qui inclut tout autant le changement climatique que les nouvelles enclosures globales) est éclipsée par le spectacle de l’atrocité nucléaire et re-présentée comme préservation de la mémoire nucléaire. » Argument pas particulièrement original mais qui permet à Lawless  » de remonter la piste des différentes expressions de l’inconscient énergétique [ expression forgée à l’origine par Patricia Yaeger], ce qui suppose dans le cas de l’inconscient atomique, non seulement les invisibilités énergétiques qui accompagne la transition à la nucléarité mais aussi la matérialité oubliée de la mémoire nucléaire elle-même. Sans une telle perspective matérialiste, nous en sommes réduits à la fausse lueur de la révolution morale dont les défenseurs se trouvent du côté des gagnants de l’histoire nucléaire et dont les discours servent les intérêts du capital post-colonial. »

Après cette première série relativement disparate de textes, on ne boude certes pas son plaisir à retrouver le « vétéran » George Caffentzis qui livre ici, sous le titre « Work or Energy or Work/Energy? On the Limits to Capitalist Accumulation », une critique claire et incisive d’un certain « anti-capitalisme des limites objectives ». Ce qui fait d’ailleurs regretter qu’il n’ait pas pris le temps de recenser le livre de Jason Moore, qui ne se résume certes pas à ça mais … L’objet de la critique de Caffentzis c’est principalement Saral Sarkar, universitaire et activiste éco-socialiste dont on peut trouver un certain nombre de textes en français en ligne. Sarkar est emblématique de la variante actuelle de la vieille antienne des « limites à la croissance » et d’un certain  » fétichisme de l’énergie qui considère que la valeur n’est pas créée par le travail humain. » Comme le résume Caffentzis, « Pour Sarkar, puisque le capitalisme dépend d’un surplus écologique, pour assurer ses profits et son accumulation, les trois sources de celui-ci nomment d’ores et déjà les limites à la croissance : 1) l’épuisement des ressources naturelles d’énergie, particulièrement le pétrole et le gaz 2) la « toxification » croissante sous la forme de l’appauvrissement des sols, le smog, etc quand les « éviers » naturels commencent à ne plus fonctionner et enfin au niveau de l’énergie 3) nous avons atteint une limite entropique et aucune innovation scientifique et technologique ne pourra permettre de surmonter la perte de la base de ressources en énergies fossiles. » Cette dernière thèse s’appuyant elle-même grandement sur les travaux de Nicholas Georgescu-Roegen. La réfutation de Caffentzis est certes aisément prévisible mais selon nous, toujours nécessaire :  » Les limites à la croissance de Sarkar passent à côté d’un élément crucial de toute analyse d’une fin potentielle du capitalisme, puisque son rejet de l’importance du travail dans la reproduction et l’accumulation du capital passe à côté également de l’importance de son refus pour la dés-accumulation et l’éventuelle abolition du capital. Je saisis bien la frustration qu’évoquent beaucoup d’écrits anti-capitalistes quand ils se penchent sur les luttes ouvrières avec leurs divisions, leurs reculs et leurs fréquents accommodements racistes, sexistes et anti-écologiques avec le capital. Mais ce sont les luttes des travailleurs contre l’exploitation et non l’épuisement des stocks de pétrole, qui constituent la seule limite logique définitive à l’accumulation capitaliste, toutes subjectives qu’elles puissent paraître. »

Comme il le rappelle à Sarkar, qui, précisons à sa décharge, si comme tant d’autres il ne veut pas de la lutte de classe à au moins le mérite de ne pas se réclamer du marxisme :  » La valeur n’est pas un objet matériel, ni même un rapport entre des choses. C’est bien plutôt une forme sociale qui peut être incarnée- contrairement à quelque chose comme la richesse naturelle qui constitue plus une condition de possibilité qu’une quantité échangeable- et a besoin d’un équivalent temps socialement déterminé pour circuler comme valeur. Donc bien que plus de pluies puissent affecter le montant de travail socialement nécessaire pour la production d’un kilo de blé, la pluie ne crée pas la valeur de ce kilo de blé. En d’autres termes, le capitalisme est extrêmement « humaniste » dans le sens où sa préoccupation majeure est d’étendre autant que possible son contrôle de la vie humaine afin de transformer cette vie en travail exploitable.  » De même un peu plus loin :  » Si le travail n’est pas central dans la création de la plus-value, alors le capital se préoccuperait surtout de réduire tout autant la quantité et la qualité de travailleurs mais ce n’est pas ce qui se produit au XXIe siècle. Au contraire, des milliards d’êtres humains intègrent la classe ouvrière et ce a de nombreux niveaux de qualification. Les capitalistes semblent plus inquiets de localiser des réserves de travailleurs « à faible entropie » qu’à trouver des dépôts de pétrole et de gaz. » Enfin, s’appuyant sur les travaux de Timothy Mitchell, dont le livre Carbon Democracy constitue évidemment une référence incontournable pour toute critique sociale de l’énergie, Caffentzis rappelle également à quel point les choix énergétiques sont déterminés par les luttes réelles et non des « limites objectives », dont le caractère parfois indéniable n’en justifie certes pas pour autant qu’on les érige en alpha et oméga, à moins bien sûr qu’il s’agisse de laisser libre au cours, sous prétexte d’anti-capitalisme, aux pulsions autoritaires et ur-étatistes de certaines fractions de classe…

Cette première partie du livre, intitulée « Theories », s’achève sur le très long texte « Crisis, Energy, and the Value Form of Gender: Towards a Gender-Sensitive Materialist Understanding of Society-Nature Relations » de Elmar Flatschart, dont les premières pages constituent un tel numéro de logomachie marxologique tendance »Wert-kritik », que nous n’avons pas eu le courage de poursuivre la lecture …

Après un telle caricature d’un « marxisme » réduit à faire les cent pas dans la chambre capitonnée de ses abstractions, la lecture du texte de l’omniprésent « écololéniniste » Andreas Malm, « Long Waves of Fossil Development: Periodizing Energy and Capital » est relativement revigorante, car lui au moins ne fait pas comme si l’histoire voire la réalité n’existaient pas. La question de départ de Malm est simple : « Comment précisément la croissance capitaliste a t-elle été liée à la consommation d’énergies fossiles dans le cours de son histoire ? » Après avoir rappelé qu’il ne s’agit certes pas d’un processus linéaire et harmonieux mais bien plutôt que ce sont « les contradictions et les convulsions [ du mode de production capitaliste] qui participent le plus à la production et la reproduction à une plus grande échelle de l’économie fondée sur les énergies fossiles » Malm invoque les mannes de Kondratieff et de ses « vagues longues de la conjoncture », avant devant leur déterminisme chronologique par trop littéral de se tourner vers la reprise critique qui en a été faite par Trotsky, Eric Hobsbawm et Ernest Mandel. C’est surtout ce dernier, dirigeant trotskyste et théoricien marxiste, qui a tenté de rétablir une « dynamique non-équilibrée » du développement du système capitaliste, en réconciliant tout à la fois ce qu’il considérait être la dynamique interne du mode de production et l’ensemble des « contingences » sociales, historiques et culturelles qui viendraient influer sur le cours systématique des choses. Comme le résume Malm :  » Les lois du mouvement capitaliste s’affirment à travers l’interaction entre des forces intra-économiques et extra-économiques, et c’est là, dans la dialectique concrète des facteurs subjectifs et objectifs que se produit une onde longue [ de développement capitaliste], celle-ci étant essentiellement la fusion d’innombrables variables dotées une solidité temporaire et bientôt fissurées par de nouvelles contradictions. (…) Quelle que soit la nature exacte de ces contradictions, elles vont orienter à la baisse le taux de profit. Qu’il s’agisse de machines couteuses, d’épuisement de marchés, de luttes ouvrières, de renchérissement de l’énergie ou d’un quelconque autre fléau, les capitalistes vont le vivre comme une pression à la baisse du taux de profit. Et c’est là « l’index synthétique du système », « le sismographe de l’histoire », enregistrant et exprimant « tous les changements auquel est en permanence assujetti le capital  » : le point unique où converge les facteurs endogènes et exogènes. »

Tout cela a certes un peu vieilli même si il faut reconnaître avec Malm que Mandel, évitait autant que possible les ornières du déterminisme mécaniste au point d’ailleurs d’ajouter variables sur variables et de se rendre parfois incompréhensible. Quant à la reconnaissance de la primauté en dernière instance de la lutte de classe, à laquelle le dirigeant de la IVe internationale se raccrochait toujours in fine, il ne faut pas oublier non plus qu’elle était considérée au prisme du développement des divers sectes et groupuscules trotskystes de par le monde… Pour revenir à la question de départ, l’énergie jouait, selon Mandel, un rôle primordial pour permettre la transition d’une onde à une autre, en éliminant les barrières à la hausse et à la diffusion des profits et en impulsant une nouvelle accumulation, l’énergie étant « le point d’arrivée matérialiste de la tentative de Mandel de fusionner les lois endogènes et les chocs exogènes, Kondratieff et Trosky, l’accumulation et la politique ». Poursuivant donc sur cette voie et après avoir donné une description relativement succincte de la restructuration/mondialisation capitaliste qui a débuté dans les années 70 et du rôle central joué par les nouvelles technologies dans le processus, Malm se demande dans la dernière partie de son texte si la transition vers le tout renouvelable pourra ouvrir la voie à une nouvelle phase d’expansion après la cinquième crise structurelle dans laquelle, selon lui, nous nous trouvons : « Comment les investissements dans les énergies renouvelables peuvent-ils non seulement dégager des profits mais soutenir une forte hausse du taux de profit moyen nécessaire pour que la capital amorce un véritable rebond ? Dans quel sens pourront-ils constituer la solution aux contradictions de la cinquième crise structurelle ? Pourront-t-ils servir de bulldozer au capital pour abattre les obstacles qui se multiplient partout? » Sans répondre définitivement, il avance tout de même : « Pour reprendre les termes de Mandel, le keynésianisme climatique semble avoir besoin de l’intervention d’un facteur subjectif, une forme de force sociale plus externe et hostile qu’interne et acceptable au capital. Cette force doit encore apparaître. » Remarquons pour finir que Malm n’évoque pas dans ce texte, Mandel ne se serait pourtant pas retourné dans sa tombe !, les sinistres remèdes de cheval bolchéviques dont il fait commerce partout ailleurs. A l’heure où la vieille séparation/articulation entre facteurs endogènes et exogènes prend l’eau toute part, il semblerait que le démenti de la méthode n’empêche pas certains de vouloir confirmer coute que coute la conclusion.

Le texte qui suit, « Nuclear Power and Oil Capital in the Long Twentieth Century » de Adam Broinowski, se présente tout d’abord comme un exposé particulièrement concis de la géopolitique du pétrole, du gaz et du nucléaire au XXe et début du XXIe siècles sous un angle classiquement anti-impérialiste. Mais dés que l’auteur se met à aborder les événements les plus récents, on voit fleurir toutes sortes de thèses douteuses voire loufoques : les « révolutions de couleur » en Europe de l’Est et en Asie Centrale étant de pures et simples machinations occidentales trouvant leur apothéose dans le « putsch » de la révolte de Maidan, les bombardements chimiques de Bachar el Assad étant en fait le fruit d’un complot américano-turco-quatarien pour venir en aide aux rebelles modérés ( p. 258) et l’axe plouto-autoritaire russo-chinois constituant via ses divers programmes et manoeuvres de vassalisation des États dépendants une véritable alternative à l’héganomalie américaine, ou dixit Broinowski :  » La possibilité d’un monde multipolaire représenté par l’infrastructure énergétique, financière, politique et militaire eurasienne pour soutenir les souverainetés au milieu des tentatives actuelles de déstabilisation pourrait représenter une alternative majeure au contrôle largement maritime de la distribution des ressources et aux soixante-dix dernières années de bipolarité type guerre froide et d’unipolarité néo-libérale post chute du mur. Cela représenterait une étape positive au vu de l’intensification de la militarisation, de l’érosion du droit international, de l’affaiblissement des institutions multilatérales, de la déstabilisation des souverainetés étatiques et de l’accélération des désordres environnementaux dans cette période de transition. » Il suffit en lisant cela de penser à la politique russe de la décennie écoulée et du tournant chinois de ces dernières années pour apprécier à sa juste valeur ce bel exemple de « conscience renversée » campiste ( l’auteur enseigne dans une université australienne).

Le texte qui suit de David Thomas, « Keeping the Lights On: Oil Shocks, Coal Strikes, and the Rise of Electroculture » présente par contre une analyse par bien de points exemplaire de la transition/ restructuration au tout électrique à partir des années 70 et son implication réciproque avec les grandes luttes des mineurs britanniques jusqu’à leur emblématique défaite au milieu des années 80. Comme il est difficile de résumer ce texte dense et rythmé, nous traduisons ici l’introduction.

« Écrivant au moment où la belle époque [ Thomas évoque ici le fordisme] arrivait à son acrimonieuse conclusion sous une grêle de piquets de grève et de coups de matraques, Raymond Williams s’en prenait au modèle d’analyse sociale « étapiste » qui est resté jusqu’à aujourd’hui une composante tenace de l’écriture historiographique. Williams se plaignait que la préoccupation académique pour les formations sociales « faisant époque » empêchait souvent de reconnaître les mouvements et tendances historiques qui étaient également actifs  » au sein et au delà » du régime dominant. Cherchant à les débarrasser de ces oeillères, il incitait les sociologues de la culture à se concentrer intentionnellement sur les effets des forces « résiduelles » et « émergentes », et donc d’essayer par là de saisir les processus historiques et culturels dans tout leur dynamisme contingent et leurs déterminations mutuelles. Dans ce texte, j’applique la conceptualisation triadique des processus sociaux proposée par Williams – c’est à dire en étant attentif aux effets des forces résiduelles, dominantes et émergentes- pour étudier les systèmes énergétiques et leurs « cultures énergétiques » afférentes. J’essaie ici de dégager les implications politiques des différentes compositions technologiques et sociales de ces systèmes imbriqués. Redéfinissant le terme d' »électro-culture », j’avance qu’un ensemble distinctif de formations sociales et de rapports de production a émergé dans la foulée de la crise énergétique des années 70, lorsque les décideurs politiques ont commencé à faire de l’électricité l’énergie symbole – et le médium matériel- d’une restructuration cybernétique radicale du système énergétique global. Mais, en accord avec les dynamiques que Williams considérait comme caractéristiques du processus historique, l’hégémonie de ces nouvelles technologies ne changea pas seulement les pratiques structurelles de la pétro-culture dominante mais elle a servi également à réactiver des modes résiduels de lutte de classe qui s’étaient d’abord développés à l’apogée de la vapeur. Alors que les mineurs britanniques tentaient de défendre leurs intérêts dans le contexte d’un changement de système énergétique ils utilisèrent des versions modifiées de leurs vieilles tactiques datant de l’ère de la vapeur pour forcer le gouvernement britannique à une embarassante série de capitulations politiques. Le succès à court-terme de leur lutte découlait de cette ironie historique : l’électricité britannique – l’élément vital du tournant cybernétique- était en grande partie le produit du charbon extrait domestiquement.

En analysant les « cultures énergétiques » de cette façon assez lâche et extensive, je définis la « culture » au sens le plus large possible et je suis de nouveau Williams en considérant qu’elle contient l’expérience partagée « d’institutions, de moeurs, d’habitudes de pensée et d’intentions » qui pris ensemble constituent un mode de vie. Mais en me concentrant sur l’énergie je reprends également l’argument de Imre Szeman et Dominic Boyer selon lequel  » on ne peut plus comprendre effectivement les développements dans les champs de la culture, du social, de la politique et de l’économie sans prêter attention au rôle joué par l’énergie dans chacun de ces domaines.  » Je m’appuie sur cette thèse en tentant de décrire les formes distinctes de vie et de modes de lutte qui émergent à la travers la production socio-écologique de différents – mais se superposant – systèmes énergétiques qui opèrent simultanément à un temps et un endroit donné. Car les systèmes énergétiques ne font pas simplement « tourner » la vie de façon invisible ou souterraine. Ils sont au contraire vécus d’une façon si complète que nous pouvons commencer à identifier les « institutions, moeurs, habitudes de pensée et intentions » propres à chacun. Malgré le caractère évident d’une telle thèse, il a fallu énormément de temps à l’analyse historique pour reconnaître pleinement comme les questions d’énergie ont déterminé le déroulement des luttes politiques et du développement technologique. De fait quand je revisite les analyses matérialistes les plus importantes de la grande grève des mineurs et du tournant cybernétique, il est évident – à l’exception notable de George Caffentzis- que les commentateurs de l’époque avaient tendance à négliger la signification centrale de l’énergie. Donc en même temps que ce texte essaie de reprendre certaines des catégories centrales de la théorie historiographique de Williams, il cherche aussi à aborder cette lacune « énergétique  » qui réside au coeur des récits de ce cycle de lutte. »

Dans « Peak Oil after Hydrofracking » Gerry Canavan utilise « l’exemple du pic pétrolier comme prophétie démentie pour démontrer le besoin pressant d’une critique marxiste écologiste qui ne se fonde pas sur une logique de la catastrophe imminente « . Le tableau qu’il donne dans la suite de son texte des diverses prédictions apocalyptiques qui ont entouré le pic pétrolier, avant l’essor de la fracturation hydraulique, est en effet assez ravageur. Et le retournement d’humeur qui a accompagné le boom du « fracking », avec son optimisme délirant malgré ses multiples dévastations immédiatement constatables qu’il détaille longuement, n’a fait qu’illustrer un peu mieux l’absurdité des discours de la « chute imminente » précédents, en tout cas du point de la critique sociale. Car, comme il le rappelle en conclusion et à la suite de David Harvey, le capitalisme est indissociable d’une forme de dynamique de l’obstacle, qu’il s’agisse d’ailleurs de la nature, de populations entières, de savoir-faire ou de résistance à l’exploitation ou l’expropriation.

Le texte qui suit de Daniel Worden, « Oil and Corporate Personhood: Ida Tarbell’s The History of the Standard Oil Company and John D. Rockefeller » critique les représentations courantes de l’histoire du secteur pétrolier notamment la personnalisation « héroïque » de ses grands barons, ici en l’occurrence Rockfeller, qui permet d’empêcher de saisir le capitalisme comme système ou structure et d’invisibiliser l’exploitation, les déprédations et dévastations qui l’accompagnent. On remarquera pour aller dans le sens de l’auteur, et comme l’avait déjà souligné George Caffentzis, l’absence flagrante dans la quasi totalité des grands récits sur l’énergie, qu’ils soient apologitiques, critiques ou géopolitiques, de la vie et des luttes des travailleurs du secteur…. Vide que certaines publications de ces dernières années ont commencé à combler voir par exemple America’s Kingdom: Mythmaking on the Saudi Oil Frontier de Robert Vitalis ou Working for Oil. Comparative Social Histories of Labor in the Global Oil Industry paru sous la direction de Touraj Atabaki, Elisabetta Bini et Kaveh Ehsani ( nous y reviendrons dans une prochaine note de lecture).

Texte qui clôt la partie « Histories », The Belly of the Revolution: Agriculture, Energy, and the Future of Communism » de Jasper Bernes est clairement l’un des plus incisifs et courageux du recueil ( et certes l’un des plus proches du point de vue du « recenseur »). Bernes se livre au début de son texte à une critique, un peu convenue mais toujours salutaire, des thèses, moins démodées qu’on le croit ( voir le texte de Daniel Cunha plus haut), de la révolution « libératrice des forces productives » : « L’hypothèse de base parmi les marxistes et beaucoup d’autres c’est que, malgré ses excrétions toxiques, plus la technologie se développe, plus il sera facile de produire [« produce »] le communisme. Et si en fait ces technologies rendaient les choses plus compliquées ? Et si elles agissaient aussi comme des entraves, faisant obstacle à l’abolition de la société de classe ? » Là où il s’avère selon nous « courageux » c’est que ne s’arrêtant pas à des points de doctrine, il entreprend de se coltiner à la question de l’abolition concrète et communiste des rapports sociaux :  » Dans les pages qui suivent, je m’appuie sur mes travaux précédents et considère les obstacles, infrastructurels et technologiques que va rencontrer la révolution au XXIe siècle. Je prends comme principal objet de recherche l’agriculture et la chaine d’approvisionnement en nourriture, le ventre de la révolution comme je l’appelle, non seulement parce que les révolutions devront parvenir à assurer leur approvisionnement ou elles mourront, mais parce que l’agriculture et les ressources alimentaires dépendent de tous les autres systèmes techniques du capitalisme industriel : l’approvisionnement en énergie, l’industrie et la logistique. » Précisons que (pour ce texte comme pour les autres) puisqu’il s’agit ici de proposer une introduction/incitation à la lecture de ce recueil, nous passons bien sûr sur les longs et riches développement de Bernes sur la question agricole, la séparation ville-campagne, etc et qui lui permettent d’aboutir sur une articulation entre ces problématiques et le déroulement d’une révolution possible.

Dans la dernière partie de son texte, retraçant la dynamique des échecs russes et espagnols du XXe siècle et critiquant, un peu trop gentiment, les dangereuses « utopies » d’un Urstaat écologiste ( Malm), Bernes constate :  » Une authentique révolution au XXIe siècle, rompant avec le capitalisme et la société de classe, devra dans le même temps être une révolution agraire (…) Elle devra transformer radicalement la façon dont la nourriture est produite et distribuée, non seulement parce que le système alimentaire actuel est gaspilleur, toxique pour les humains et destructeur environnementalement et pas seulement parce que le changement climatique va changer radicalement ce qui peut être cultivé et où et comment, mais aussi, de façon encore plus importante, car l’organisation capitaliste de la nature comme agriculture, si on s’appuie sur elle, invalide complétement la possibilité de telles révolutions, garantissant la restauration de la société de classe. » De là, après avoir donc sollicité les mannes de Jason Moore, il se tourne assez naturellement vers une des rares courants théoriques ayant essayé de penser la révolution « comme activité », le courant dit de la communisation ( le site des nouvelles du front constitue une excellente porte d’entrée à cette galaxie théorique et à ses débats) :  » Je prends comme base de ma réflexion le point de vue selon lequel l’horizon de la révolution à notre époque suppose la « communisation » de toutes les ressources et rapports : c’est à dire, l’abolition immédiate de l’argent et du salariat, du pouvoir d’État et de la centralisation administrative, et l’organisation de l’activité sociale sans ces médiations sur la base des rapports sociaux personnels, directs ou immédiats. » Bernes conclut son texte sur ce résumé de son argumentation : « Si les prolétaires du XXIème siècle communisent l’approvisionnement en nourriture, dépassent la séparation ville/ campagne, ils ne le feront pas parce que cela s’accorde à leurs idéaux mais parce que ces mesures communistes vont émerger comme la meilleure, et de fait la seule voie, pour répondre à leurs besoins dans la conjoncture révolutionnaire, et ce compte tenu de la trajectoire de dépendance aux ressources productives qu’ils hériteront du capitalisme. »

La partie « Cultures » s’ouvre sur le texte Sheena Wilson, « Energy Imaginaries: Feminist and Decolonial Futures », qui est principalement constitué d’une critique acerbe du livre, et certes visiblement caricature du « tout ira très bien madame la marquise dans le meilleur des mondes stato-marchand », de Jonathon Porritt The World We Made: Alex McKay’s Story from 2050. Wilson résume son approche dans son introduction :  » Via une lecture intersectionnelle féministe [du livre de Porritt], j’illustre les limites des imaginaires dominants aujourd’hui et j’avance qu’abandonner le pétrole comme principale source d’énergie pourrait fournir des opportunités pour développer des façons plus justes de vivre qui mettent en avant les préoccupations des plus exploités – les femmes, les personnes de couleur et le 99% global- au coeur des politiques de transition énergétique. Pour parvenir à cela, il nous faut une transition énergétique qui se confronte et mette fin aux violences systémiques de l’ère du pétrole qui reposent sur les logiques du capitalisme pétro-suprématiste-blanc-cis-hétéropatriarcal-néolibéral-colonial- déployées au nom du développement, de la croissance économique, de la sécurité énergétique et toute une autre série d’expressions sensément inoffensives, qui font abstraction du pillage en cours des ressources naturelles et de l’exploitation des corps marqués par la race, la classe, le genre à travers le monde. L’antidote à ces façons de penser et d’être au monde, c’est de réintroduire d’Autres systèmes de savoir et de conceptions du monde, y compris mais pas seulement féministe et indigène, qui peuvent ,nous aider à imaginer collaborativement et avancer collectivement vers des futures énergétiques socialement justes – décolonisés et féministes. » Précisons que cette profession de foi un peu convenue ne rend pas réellement justice à certaines qualités du texte de Wilson…

Dans « Petrofiction and Political Economy in the Age of Late Fossil Capital », Amy Riddle propose dans la foulée du type de lecture initiée par Amitav Ghosh, une analyse comparative de deux livres de « pétro-fiction » : Villes de sel de Abdelrahman Munif, un classique sur les débuts de l’exploitation pétrolière au Moyen-Orient et les luttes qui l’entourèrent et Du pétrole sur l’eau de Helon Habila qui se situe dans les zones pétrolifères les plus reculées et chaotiques du Nigeria actuel. Comme elle le constate dés l’abord de son texte : « Tandis que Villes de sel dépeint la transition d’une formation sociale traditionnelle à un mode de vie colonial-capitaliste, Du pétrole sur l’eau nous montre le résultat final de cette forme sociale. Le premier livre souligne une possibilité perdue, tandis que le second décrit l’épuisement qui traverse autant les paysages physiques que sociaux embarqués dans la pétro-économie émergente. » Toutefois pour l’auteur, l’analyse des « pétrofictions » ne s’arrêtent pas certes pas là :  » Les qualités supra-objectives du pétrole à la fois comme carburant et comme plastique, terre et air, sujet et système, le distingue des marchandises qui l’ont précédé en littérature, comme le café, les épices ou le sucre. Ce qui revient à dire que la présence physique ou l’absence du pétrole dans ces romans est aussi connectée aux différentes formes que prend la richesse pétrolière et ce qu’elle rend possible : la richesse sous la forme de la valeur, comme abstraction, n’est peut-être pas représentable directement en littérature – ce n’est après tout pas une chose mesurable mais un ensemble spécifique de rapports sociaux- mais les façons dont la forme valeur agit sur les rapports sociaux dans la littérature qui évoque le pétrole nous donne un moyen d’arbitrer [« mediate »] entre ces fictions elles-mêmes. » C’est donc autant autour de la perception du pétrole par les personnages, que celui-ci soit considéré comme richesse matérielle et possible ou comme valeur et malédiction, mais aussi à l’aune de la distinction « lukàcsienne » entre naturalisme et réalisme et enfin de l’articulation effectivement dynamique ou non entre nature et société ( « Quand les processus sociaux ne sont pas décrits comme se développant en rapport avec les processus écologiques mais sont plutôt entièrement subsumés dans les processus écologiques, alors le temps historique semble fusionner avec le temps naturalisé, non-humain ») que Riddle déploie sa lecture de ces deux oeuvres.

Dans « The Political Energies of the Archaeomodern Tool », Amanda Boetzkes sollicite les mannes de Marx, Frederic Jameson, Bruno Latour, le collectif Endnotes, Jacques Rancière, Walter Benjamin, etc pour commenter des oeuvres exposées à l’arsenal lors de l’exposition « All the World Futures » durant la biennale de Venise de 2015.

« Antiphysis/Antipraxis: Universal Exhaustion and the Tragedy of Materiality » d’Alberto Toscano offre une réflexion intéressante sur la trajectoire du concept d’épuisement dans la critique sociale européenne, ou comme il le décrit lui même : « une histoire courte et pour le moins impressionniste de l’épuisement. Les inquiétudes du XIXe siècle vis à vis de l’appauvrissement irrémédiable de la nature, riches en leçons matérielles, étaient aussi accompagnées d’efforts spéculatifs, cosmo-politiques, dans lesquels l’humanité était pensée dans les termes à la fois de ses fins et de sa fin. L’attention portée au contrastes et recoupements entre épuisement, dégradation et entropie comme idéologies naturalo-historiques pourrait peut-être nous servir d’antidote face à la tentation d’ériger trop rapidement l’anthropocène comme mot-clé de notre époque. Elle peut également nous fournir une appréciation plus nuancée du contexte d’émergence de la théorie matérialiste historique des rapports entre l’économie politique et la nature. » Le texte offre ensuite une réflexion sur les apports respectifs des livres et thèses de Moore et de Malm et tente de proposer, en passant par Sartre, un dépassement des clivages que ces deux auteurs incarnent : « La nature ne constitue une limite historique pour la société et le capital, uniquement dans la mesure où la société s’y est externalisée. C’est dans ce sens dialectique que nous pouvons commencer à penser le rapport entre les limites du capital et les limites de la nature d’une façon qui ne soit ni endogène, ni exogène, dualiste ou holiste ; en d’autres termes que nous pouvons commencer à penser l’anthropocène, ou plutôt le capitalocène, comme une figure géologique et historique de l’agency aliénée  » où la nature » comme l’écrit Sartre  » devient la négation de l’homme précisément dans la mesure où l’homme est rendu antiphysis » anti-nature. » [citation de Sartre non vérifiée].

La quatrième et dernière partie, « Politics », s’ouvre sur le texte du très prolifique théoricien marxiste de l’énergie Matthew Hubber ( voir par exemple ses nombreuses contributions dans la revue Jacobin), « Fossilized Liberation: Energy, Freedom, and the “Development of the Productive Forces”. Il faut reconnaître le mérite à Hubber de ne pas tourner autour du pot : « J’avance qu’historiciser l’énergie devrait nous amener à ré-évaluer la critique écologiste de l’insistance mise par Marx sur le développement de forces productives. Tandis que certains pourraient penser que du fait que les énergies fossiles – et par conséquence le changement climatique- sont associés aux développement industriel des forces productives nous devrions abandonner tout espoir quant à cette perspective marxienne, je pense au contraire que nous devons continuer à considérer la production basée sur les énergies fossiles comme la base matérielle pour le développement d’une société meilleure au-delà du capital. Mon argumentation procède en trois étapes. D’abord en concevant dans une perspective large l’énergie et les forces productives, je suggère qu’une sensibilité matérialiste historique doit saisir les machines comme libérant le travail de l’exploitation de l’énergie musculaire qui définissait toutes les formations sociales pré-capitalistes. Ensuite, en me plaçant au-delà du capitalisme, je re-analyse les idées de Marx sur « le temps disponible » et le « royaume de la liberté » à travers une interprétation de l’énergie requise dans le « royaume de la nécessité ». Puis, je rappelle que même si le socialisme du XXe siècle a eu un bilan environnemental atroce, les socialistes doivent réaffirmer leur engagement en faveur du développement des forces productives – mais comme le défend David Schwartzman dans son appel à un communisme solaire dans la direction du solaire et des autres énergies renouvelables et ce dans des rapports de production différents. Cette affirmation maintient la possibilité de créer la liberté à partir du temps disponible comme Marx l’avait prédit. Enfin, je rend compte de la façon dont une grande partie de la critique de gauche des questions énergétiques prédit en général deux types de futur : 1) l’effondrement dû au pic pétrolier ou la pénurie énergétique 2) la transition vers une société à faible consommation d’énergie basée sur une agriculture localisée. J’avance qu’aucun de ces futurs ne se conforme à ce à quoi Marx avait à l’esprit quant il évoquait une société au-delà du capital. Je ne cherche pas à dire qu’aucune de ces hypothèses ne soit historiquement possible – elles le sont- mais aucune des deux ne découle d’une critique de classe de l’énergie nécessaire pour construire des luttes se basant sur la possibilité d’un type différent de futur que celui lié aux conditions matérielles des énergies fossiles. » Comme le laisse présumer cette introduction, la suite du texte donne lieu à des développements plutôt prévisibles et aux habituelles « ventriloquies » marxiennes et autres échafaudages de citations décidemment bien vains. D’ailleurs si il tient tant à sauver le développement des forces productives chez le barbu pourquoi Hubber ne rappelle-t-il pas aussi son très éclairant avertissement : « le plus grand pouvoir productif, c’est la classe révolutionnaire elle-même » ? Mais c’est probablement trop en demander à l’auteur de perles comme  » Bernie Is the Best Chance We Have on Climate »….

Dans « Technologies for an Ecological Transition: A Faustian Bargain? », Tomislav Medak souhaite « analyser le rôle des technologies dans deux scénarios de transition écologique opposés. Tout d’abord je vais analyser les limites caractérisant les stratégies d’innovation et de croissance vertes qui fournissent les bases de la plus grande partie de la politique internationale sur le changement climatique et que je saisis comme s’inscrivant dans la longue lignée de la doxa techno-dévelopmentaliste dominante. Dans la suite de cette doxa, ces stratégies placent des espoirs démesurés dans les processus d’innovation pour nous sortir de la situation planétaire actuelle. Ensuite je vais indiquer quelles sont les options pour un scénario de décroissance tout en prévenant contre la tentation de « picorer » [Cherry-picking] des technologies à sa guise ou de se concentrer exclusivement sur celles considérées comme conviviales ou de petite échelle. Je finis en proposant quelques éléments de stratégies qu’il pourrait être au bout du compte raisonnable d’adopter dans une transition décroissante, quand cette transition est comprise comme un processus potentiellement turbulent et révolutionnaire de changement de mode de production, d’organisation sociale et d’une relation métabolique entre l’humanité et l’environnement qui ne serait plus fondée sur la croissance économique qui soutient à la fois l’auto-expansion du capital et pousse à l’extraction accrue des ressources naturelles de la terre. » Là comme ailleurs tout le versant « prescripteur » et autres catalogues de stratégies sonnent évidemment un peu creux…

Dans « Anarchism and Unconventional Oil », Johnathan Parsons souhaite illustrer comment les résistances à la ‘fracturation hydraulique » mais aussi à l’exploitation des sables bitumeux un peu partout dans le monde (il en donne un rapide panorama) sont un exemple « d’anarchisme en action ». En effet  » les nombreuses mobilisations contre les installations d’extraction de pétrole non conventionnel ne s’identifient pas nécessairement comme anarchistes et ne s’appuient pas explicitement sur les théories anarchistes dans la façon dont elles s’organisent ou opèrent. Néanmoins, comme la résistance à ces nouvelles exploitations de pétrole s’organise à la base, de façon décentralisée et dispersée et puisqu’elle se développe en dehors des structures organisationnelles souvent associées avec la politique contestataire comme les syndicats, les ONG et les partis politiques, elle reflète en général l’anarchisme en action.  » De même : » La résistance à l’exploitation des pétroles non conventionnels est essentiellement anarchiste puisqu’elle agit sans leadership défini et sans structure politique avec laquelle on puisse négocier d’une quelconque manière. Néanmoins si le mouvement n’a pas de centre de coordination, il a une sorte d’intelligence de l’action, attaquant les faiblesses du système de production et de distribution de façon créative et souvent inattendue. » Si on retrouve évidemment là les idées d’un Murray Bookchin,  » le mouvement dans son ensemble ressemble à cette association lâche de communautés autonomes de résistance qu’on peut voir comme les graines d’une future fédération de communes anarchistes », Parsons n’en signale pas moins la présence et les critiques de deux autres courants de l’anarchisme, l’éco-anarchisme qui vise principalement au démantèlement au plus vite de la civilisation dans sa totalité et l’anarchisme insurrectionnel, qu’il réduit maladroitement à la prose apocalyptique qui enrobe les velléités d’intégration par le haut de certaines fractions radicalisées de la petite bourgeoisie culturelle française. Notons par ailleurs qu’il est étonnant que Parsons ne semble voir ce « néo-anarchisme » de masse à l’oeuvre que dans la lutte contre les « gaz de schiste », etc., alors qu’on pourrait l’identifier un peu partout dans les luttes et le monde comme l’avait par exemple théorisé Paolo Gerbaudeau dans The Mask and the Flag. Populism, Citizenism and Global Protest….

Le recueil se clôt sur deux très intéressants textes portant sur les travailleurs du pétrole, et assimilé ( sables bitumeux notamment) au Canada. « Oil Drums: Indigenous Labour and Visions of Compensation in the Tar Sands Zone » de Warren Carriou, auteur d’un documentaire (Land of Oil and Water) sur le sujet, s’appuie sur l’expérience personnelle de l’auteur et de sa famille pour évoquer la situation des indiens qui travaille dans le secteur pétrolier et toute la propagande qui entoure cette « heureuse conclusion » : » La description des opportunités d’emploi [souvent assez bien payés comparé à la moyenne] comme étant un moyen « de partager la richesse » avec les peuple indigènes constitue un lieu commun du discours gouvernemental et entrepreunarial sur le développement des sables bitumeux. Ce qu’on n’évoque pas en général c’est pourquoi les propriétaires putatifs de cette richesse voudraient cette fois-ci la partager avec les peuples indigènes- contrairement à toute l’histoire coloniale précédente- et quelles conditions sont attachées à ce partage supposément magnanime. Le fait que ces ressources pétrolière se trouvent » dans de nombreux cas sur des terres tribales » soulève une question intéressante pour les peuples indigènes : qui doit partager avec qui ? Quoique cette stratégie d’emploi soit présentée comme un acte généreux de réconciliation néo-libérale, il est possible que les compagnies aient plus besoin des indigènes que vice-versa. »

« The Oil Bodies: Workers of Fort McMurray » de Dominique Perron (traduit du français par Wafa Gaiech) débute sur un mode « éthnographique » plutôt laborieux si ce n’est douteux ( description du voyage en avion de l’auteur en compagnie de travailleurs de l’industrie pétrolière) mais s’avère une description incisive des multiples paradoxes qui entourent l’existence de cette « aristocratie ouvrière » constamment sur la sellette que sont les travailleurs du pétrole, etc de l’Alberta. Et comme le souligne un glaçant postscriptum, après l’incendie de mai 2016 qui a détruit la plus grande partie de Fort Mc Murray, ce que Perron qualifie a juste titre d’étonnant « cercle autophagique » ( l’exploitation du pétrole, etc provoque le changement climatique qui provoque les incendies) semble se refermer sur ces travailleurs pris au piège de la logique hyper-individualiste et mercenariale du secteur….

A l’issue de ce laborieux mais selon nous nécessaire, « panorama », on n’étonnera pas le lecteur éventuellement égaré ici, en concluant que ce recueil Materalism and the Critique of Energy a certes les défauts de ses qualités (et réciproquement), témoigne d’une tendance lourde à la sur-théorisation au détriment d’analyses concrètes de situations concrètes qui seraient parfois plus éclairantes ou manifeste quelques oublis surprenants ( pas de critique féministe par exemple alors pourtant que la critique des systèmes énergétiques est indissociable de celles des rapports de reproduction). Mais il n’en constitue pas moins un jalon et une lecture indispensables pour saisir les enjeux d’une critique radicale de l’énergie.

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