L’écologie-monde, quelques jalons bibliographiques

Pour autant qu’on puisse en juger, les thèses de l’écologie-monde semblent avoir agrégé un certain nombre de chercheurs de par le monde. Ce que nous proposons ici n’est certainement pas une bibliographie générale mais un choix de quelques articles en diverses langues qui nous ont paru des jalons (plus ou moins) éclairants sur quelques grands thèmes.

L’agriculture, l’aquaculture, la pèche

Migration et exploitation

Plusieurs textes des chercheurs espagnol et italien, Yoan Molinero Gerbeaux et Gennaro Avallone proposent des analyses pertinentes s’appuyant sur les thèses de Jason Moore pour comprendre les migrations et leur rapport à l’agriculture. Ainsi dans « Ecología-mundo un nuevo paradigma para el estudio de las migraciones internacionales« , les deux auteurs avancent que : » Le cadre de l’écologie-monde est polyvalent, interdisciplinaire et permet aussi bien de s’appuyer sur de nombreux développements théoriques que de tester une quantité innombrable d’hypothèses sur les dynamiques qui interviennent dans les processus migratoires. Les migrations en tant que phénomène transnational et multiscalaire, requièrent de dépasser le cadre stato-ethno-centré car elles ne peuvent se saisir que comme un fait social total. L’écologie-monde n’est pas seulement une théorie de l’international, car elle propose une analyse géo-historique et systémique dont les suggestions permettent d’aborder l’étude des mouvements de population sur la base de leur fonction et de leur résistance dans la structure capitaliste globale. Des phénomènes comme le recours au travail migrant agricole, qui est une tendance croissante au niveau global, peut se comprendre par l’intermédiaire de la stratégie du système visant à garantir la production de nourriture à bas coût, qui réduit en retour le coût du travail global. Mais d’autres migrations, comme celles qu’on qualifie d’écologiques, peuvent également se comprendre comme des produits des dynamiques constitutives de l’écologie-monde puisque ces mobilités sont produites par les appropriations [ capitalistes] de la nature. »

Dans un autre article, « Producing Cheap Food and Labour: Migrations and Agriculture in the Capitalistic World-Ecology », Gerbeau et Avallone reviennent plus spécifiquement sur le travail agricole :  » Nous souhaitons démontrer que l’accumulation requiert la reproduction de rapports hiérarchiques entre les États et les populations, dans lesquels le centre économique, politique et symbolique du système-monde est caractérisé par un taux élevé de capital constant ( machinerie) et la périphérie fournit le capital variable ( la force de travail). De plus, à cause de l’épuisement de la révolution verte et de l’inefficacité des biotechnologies, la profitabilité de l’agriculture et de la production de nourriture a été maintenue grâce à une extraction massive de plus-value au détriment du travail migrant venant de la périphérie. Cette stratégie est à courte-vue mais a été étendue à travers le système-monde. (…) L’utilisation de travail  » bon marché » peut être interprétée dans l’agriculture comme une contre-tendance qui contraste avec la tendance croissante globale à la hausse de la composition organique du capital dans l’agriculture. »

Un court article en Français de Yoan Molinero Gerbeaux « Produire de la nourriture et du travail à bon marché : migrations et agriculture dans l’écologie-monde capitaliste » résume très bien les thèses évoquées ici : « La « révolution verte » ayant échoué dans sa fonction structurelle, le faible prix des aliments repose principalement sur l’emploi de travailleurs migrants dont les maigres salaires ont permis de maintenir les denrées alimentaires à un prix relativement bas. Cela ne constitue pas une nouvelle frontière de production, c’est-à-dire que l’emploi des migrants n’est pas la nouvelle norme productive systémique pour garantir la nourriture à bon marché, mais c’est une stratégie temporaire pendant que le système trouve de nouveaux modèles de production qui permettent de résoudre la barrière que la « révolution verte » ne peut pas sauter, comprenez une augmentation systémique de la production de nourriture à bon marché. N’oublions pas que les travailleurs ne sont pas des entités passives, leur disponibilité est soumise à une architecture politique complexe, et surtout à leur acceptation de la norme de travail selon laquelle ils sont employés. Leurs bas salaires, très souvent inférieurs aux minimums légaux dans des pays comme les États-Unis, l’Espagne ou l’Italie, et les conditions de travail précaires constituent la base évidente des protestations et des révoltes, ce qui, comme chacun sait, nuit à la production. C’est pourquoi le système ne peut que s’appuyer sur cette stratégie sans cesser d’en rechercher d’autres, car l’exploitation, en fin de compte, finit par déclencher des réactions. »

Notons que cette centralité du travail migrant dans le secteur agricole a bien sûr été de nouveau largement soulignée dans la crise sanitaire actuelle, puisque après les inquiétudes quant à la « pénurie de bras », on l’a accusé à plusieurs reprises d’être en fait un vecteur de diffusion du virus. Le paradoxe de ce reproche n’est qu’apparent car ce n’est que le dernier avatar de l’encadrement spécifique de cette force de travail qu’évoque Gerbeaux, où la très forte dépendance mutuelle avec l’exploiteur semble donner exactement la mesure de l’ostracisation/ répression qu’elle subit ( Ce n’est pas un hasard si les régions où ce travail migrant s’est rendu indispensable pour maintenir à flot la sinécure agro-industrielle sont souvent, en Europe, des bastions de l’extrême droite cf par exemple dans le sud-est en france).

Poissons d’élevage ou de mer

A propos de virus, Beatriz Bustos-Gallardo & Felipe Irarrazaval offre une éclairante étude de l’industrie du saumon au Chili et de sa crise dans « “Throwing Money into the Sea”: Capitalism as a World-ecological System. Evidence from the Chilean Salmon Industry Crisis, 2008. ».

Comme le rappelle les auteurs de 2007 à 2011, cette industrie « modèle du néo-libéralisme à la chilienne » ( c’est à dire fortement poussée « au cul » par l’État) a été dévastée par le virus ISA ( avec une baisse de 75% de la production en 2009-2010), virus mortel à quasiment 100% pour les saumons d’élevage. Pour les deux auteurs « la crise de l’ISA commença comme une crise environnementale ( causée par l’incapacité de l’écosystème et de la biologie animale à supporter le stress des conditions qui leur sont imposés) qui devint une crise financière de réalisation ( comprise comme l’incapacité des compagnies à compléter le cycle de circulation et d’accumulation du capital et donc de rembourser leurs emprunts). »

Répondant à des auteurs issus du « marxisme écologiste » pour lesquels cette crise virale renforce l’idée que « la logique interne du capitalisme est incompatible avec les écosystèmes qui soutiennent la vie humaine », Gallardo et Arrazaval avance que ‘ »les écosystèmes font partie de la logique interne du capitalisme. Suivant Moore nous pensons que la crise de réalisation et la crise écologique que le virus ISA a provoqué est devenue une seule et même crise écologique de réalisation, qui a forcé à la restructuration industrielle des conditions de production, initiant ainsi un nouveau round d’accumulation du capital. » Ce problème de virus dans l’aquaculture n’en est d’ailleurs qu’à ses prémisses comme nous y reviendrons très bientôt dans la rubrique  » Crise d’époque ou transition ? « 

Sur un thème approchant et à l’issu d’un travail au long cours entre la France et l’Espagne ( 6 ans et 500 entretiens) l’article de Liam Campling, « The Tuna Commodity Frontier: Business Strategies and Environment in the Industrial Tuna Fisheries of the Western Indian Ocean. », se place également explicitement dans la lignée de Moore : « Me basant sur les récents travaux de Jason Moore, mon principal objectif est de montrer les stratégies particulières déployées par le capital pour maximiser l’appropriation du surplus écologique dans les pêcheries de thon. Se faisant, je décris le développement historico-géographique d’une nouvelle « Frontière » marchande du thon et comment le capital intensifie la production pour la maintenir à flot quand les conditions de « Frontière » déclinent en termes de productivité écologique relative. »

La première question que se pose Campling est  » Comment les stratégies des flottes européennes sont-elles déterminées par et déterminent-elles les ressources naturelles dont elles dépendent ? Ou pour le dire avec les mots de Jason Moore : comment la production capitaliste fonctionne-t-elle à travers la nature dans cette industrie de la pêche ?  » En l’occurrence ce rapport à été révolutionné comme tant d’autres dans les années 50 puisque depuis lors  » les niveaux d’appropriation humaine se sont accrus concomitement à l’intensité capitalistique et la sophistication technologique des méthodes de pêche utilisées, elles-mêmes déterminées en retour par la pression mise pour maintenir l’approvisionnement. »

Campling retrace d’abord la longue histoire de la pêche au thon et des « enjeux interconnectés d’avoir à surmonter les contrainte de distance et de durabilité et la quête de nouvelles Frontières marchandes » résolus progressivement avec le passage du bateau de pêche à voile à celui à vapeur au milieu du XIXe avant l’avènement des bateaux senneurs après la seconde guerre mondiale et leur modernisation dans les années 60. Autre modernisation, bien utile mais qui semble pour lui un énième maléfice diabolique, le thon en conserve : » La mise en conserve du thon représentait une solution technique aux problèmes de distance et de durabilité dans le noeud productif de la filière marchande du poisson car cela permettait de stériliser et de stocker des produits périssables, un clair exemple du capital contrôlant et modifiant les processus organiques afin d’assurer la régularité de son accumulation et de sa reproduction.  » Le professeur de la School of Business and Management de la Queen Mary University de Londres ne semble quant à lui pas se demander en quoi son petit carriérisme faisandé participe de « la régularité de l’accumulation et de la reproduction » d’un système dont on sait qu’un des plus grands torts, écologique entre autre !, est d’avoir mis le thon en boîte, le vin en bouteille et même inventé la congélation. Si on veut bien charitablement passer sur de telles (zerz)âneries, Campling offre un tableau très rapide des évolutions du secteur tant technologiquement que dans les choix successifs des zones de pêche, ou « Frontières marchandes » pour reprendre le vocabulaire Moorien, et les réverbérations géographico-politico-écologiques de cette extraction de forts « surplus écologiques » dans les océans indien et atlantique. De même il donne un synthèse des évolutions capitalistiques du secteur, avec une concurrence et une concentration qui suivent elles aussi l’épuisement des « Frontières » auquel le « capital » tente de répondre technologiquement par la fuite en avant dans le gigantisme et l’intensification de la pêche qui ne font que par la surpêche précipiter l’épuisement des ressources, etc.

Le texte de Campling comme celui des universitaires chiliens sur le saumon offrent certes informations utiles et rétrospectives historiques éclairantes au néophyte mais n’indiquent pas vraiment quelle nouveauté représenterait cette approche d' »‘écologie-monde » dont ils se revendiquent, si ce n’est le fait de doubler l’analyse « classique » des dévastations écologiques dues à telle ou telle industrie et ses effets en retour, d’une analyse un peu poussée de la structuration capitalistique du secteur le tout présidé par un métadiscours sur ces « limites » dont on nous serine depuis deux siècles qu’elles finiront par avoir la peau des rapports sociaux capitalistes.

A propos de la pêche il serait probablement intéressant de lire l’importance démesurée qu’elle a prise ( au regard de sa contribution effective au PIB des pays concernés) dans les négociations du Brexit ( allant dans la presse tabloïd anglaise jusqu’à des menaces de guerre navale), à l’aune de l’épuisement des ces « Frontières » et de leur « surplus écologique » mais aussi des resserrements et tensions autour de la fixation des limites des eaux territoriales, zones maritimes exclusives, etc partout sur la planète et de l’épuisement d’un cycle d’échange, du droit international, etc qu’elles signalent, ainsi que des dynamiques plus domestiques mais néanmoins importantes de gestion/ aménagement du territoire, géographie politique et accompagnement de « l’extinction » d’un groupe social dont la violence corporatiste faisait encore beaucoup parler d’elle dans les dernières décennies du XXe siècle, et ce au moment même où la destruction des communautés de pécheurs en Afrique, par cette même industrie, pousse chaque jour plus de personnes à tenter de très périlleuses migrations vers l’Europe.

Désert et plasticulture

Le dense et instructif texte de Marie Dixon « Plastics and Agriculture in the Desert Frontier », a notamment comme mérite de rapprocher les thèses de Moore d’un autre courant d’analyse, la théorie des systèmes agro-alimentaires ( « Food Regimes ») initié notamment par le chercheur Philip McMichael.

Dixon débute son texte, qui porte sur le développement de l’horticulture en Egypte (dans des zones désertiques le long de deux axes autoroutiers partant du Caire et qui enserrent le Delta du Nil, mais également au nord du Sinaï) par une critique des divers récits plus ou moins « utopisant » de « verdissement du désert » :  » La persistance des récits de verdissement du désert au moment même où se multiplient les crises de l’eau peut paraître contradictoire : les régions arides et semi-arides qui ont depuis longtemps été transformées en site de production agricole intensive sont désormais en train de se tarir et pourtant ces récits promeuvent le même ensemble de processus qui sont à l’origine de la crise actuelle, certes sur de nouvelles terres et avec les plus récentes technologies et pratiques agricoles. Pour ces récits, les derniers exploits de la technologie couplés à un management adapté, promettent de résoudre le problème de la production de nourriture face aux imminentes crises écologiques dues à la désertification, la diminution des aquifères, la salinisation des sols, etc . A travers une étude de cas des pratiques et politiques de verdissement du désert en Égypte, j’avance que la crise reflète en fait les rapports sociaux et écologiques de production dans les régions arides et ne sera pas surmontée grâce à un meilleur management ou le prochain « fix » technique.  »

L’auteur rappelle le contexte politique et économique global de l’émergence de ces politiques de « verdissement » du désert :  » On peut classer l’Égypte comme un Nouveau Pays Agricole ( NPA) – un concept que la littérature sur les systèmes agro-alimentaires a introduit pour rendre l’émergence de pays dans le Nord et le Sud global qui ont commencé à étendre leurs secteurs d’agro-exportation et à entrer en concurrence à partir des années 70 et 80 avec les pays agro-exportateurs dominants comme les États-Unis ou l’Europe de l’ouest. Les NPA ont constitué une partie importante du système agro-alimentaire global qui était en train d’émerger. » La hausse des prix du pétrole des années 70, puis les mesures d’ajustement structurel du FMI dans les années 80 jouant notamment un rôle important dans le déplacement d’une partie de l’horticulture industrielle, internationalement des zones tempérées aux zones arides et semi-arides, et en Égypte des zones traditionnelles du Delta du Nil vers le Désert.

Un des traits commun de ces nouveaux acteurs c’est leur dépendance au modèle dit de la plasticulture « qui est habituellement définie par une irrigation par goutte-à goutte ou aérosol, couplée à l’usage de serres, de paillis et autres éléments en plastique. La plasticulture peut impliquer la culture hors-sol et inclut souvent la fertirrigation ou l’irrigation avec une eau traitée ( filtrée et souvent additionné de fertilisants et autres intrants). » Comme le rappelle Dixon : » Le développement de systèmes d’agriculture dans un environnement contrôlé comme la plasticulture suppose des processus de bio-sécurisation, c’est à dire d’aller vers des interventions toujours plus élaborées, y compris au niveau moléculaire des cellules de la plante pour protéger le capital investi de la volatilité croissante liée à l’intensification de la production et à la simplification biologique. Une analyse en terme d’économie politique ne peut saisir seule le caractère particulier de ces changements, qui ont coïncidé avec la consolidation capitalistique de l’horticulture globale. Une analyse économico-politique tend à décrire ces changements comme une stratégie ( des entreprises, des plus grands États exportateurs) ou comme l’expression de la préférence des consommateurs ( pour le fruit « immaculé »). Suivant Jason W. Moore, Tony Weiss, Liam Campling et d’autres, j’introduis ici le concept de « Frontière désertique » [Desert frontier] pour démontrer que ces changements doivent aussi être approchés via une analyse des rapports entre nature et société. »

D’où, selon elle, l’apport des thèses de l’écologie-monde : « La littérature sur les systèmes agro-alimentaires offre une analyse en terme d’économie politique des régimes alimentaires et ne s’intéresse qu’aux effets sur l’environnement. En reprenant les termes de Moore je demande : comment l’horticulture globale se réalise-t-elle dans la nature ( plutôt que de simplement agir sur la nature) ? En d’autres termes, comment cette organisation humaine particulière ( de production marchande de fruits et légumes dans des zones réservées spécialement à l’agro-industrie globale) et la nature ( le vent, les parasites, le sol, les climat, l’eau, etc) sont-elles coproduites ? (…) Le concept [« moorien »] de Frontière marchande est utile pour comprendre comment la création de Frontières dans le désert suppose plus généralement l’appropriation de travail-énergie non payé : les États offrent l’accès aux terres désertiques ( via la construction de routes), des régimes de travail à bas coût et la possibilité de développer les terres ( à travers leur « leasing » par l’État, le financement de l’irrigation, etc) à des coûts bien plus bas que dans les zones agricoles existantes. Le concept aide en effet à expliquer le caractère historique et relationnel de la Frontière désertique : l’intensification de la production à un endroit mène finalement à un épuisement relatif – en terme de hausse des coûts résultant de la dégradation des conditions de production- ce qui mène à l’expansion de la production marchande dans de nouvelles zones. » Dixon donne dans la suite de son texte une description détaillée de cet échafaudage complexe de facilitations offertes par l’État, de diverses technologies d’artificialisation des cultures et bien sûr de l’approvisionnement en main d’oeuvre ( majoritairement féminine et acheminée des villages avoisinants) qui permet à cette agro-industrie du désert de « s’approprier suffisamment de travail-énergie non payé ».

Remarquons pour finir que si Dixon évoque aussi les divers risques parasitaires et financiers qui menacent le fragile équilibre artificialisé de cette horticulture du désert, on pourrait également mentionner « l’équilibre général » des rapports sociaux égyptiens. En effet comme l’ont analysé Habib Ayeb et Ray Bush dans Food insecurity and Revolution in the Middle East and North Africa, ce sont ces politiques étatiques de fuite en avant dans l’agro-business qui, en précarisant l’accès à la nourriture ont probablement rendu possible les révolutions tunisiennes et égyptiennes, et ce bien plus que le modernisme et l’insatisfaction des classes moyennes urbaines qu’on célèbre en général. ( Voir notamment la recension du livre sur La vie des idées ).

Modernisations agricoles et émeutes de la faim

Alors même que l’Organisation des Nations-Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture ( mieux connue sous son acronyme anglais F.A.O.) vient d’annoncer, sans surprise dans le contexte de la crise du Covid 19, que son indice global des prix de la nourriture avait atteint en novembre son plus haut niveau depuis presque six ans, lire ou relire le texte de 2016 de Ray Bush ( un des co-auteurs du texte cité plus haut) et Giulano Martniello « Food Riots and Protest: Agrarian Modernizations and Structural Crises » est d’autant plus salutaire. Les auteurs rappellent ainsi que le concept de « sécurité alimentaire » devenu le mantra des Institutions Financières Internationales (IFI), la Banque Mondiale notamment, est bien plus chargé d’histoire et de signification politique qu’il en a l’air.  » La sécurité alimentaire est devenue de façon croissante une fonction de la maximisation de la production et de l’optimisation de la circulation de la production de nourriture à l’échelle globale. Le concept a été dépouillé de son contenu politique et de plus en plus individualisé, c’est à dire considéré au niveau du pouvoir d’achat des gens, de leur droit à la nourriture et des apports calorifiques considérés comme nécessaires. » Pour Bush et Martiniello , qui s’appuient, comme Dixon, sur les travaux de Philippe Mc Michael et la théorie des systèmes agro-alimentaires il faut, à rebours des tentatives des IFI de « naturaliser » les crises alimentaires, les saisir comme résultant de tendances majeures du marché alimentaire mondial, ainsi « la concentration et centralisation croissante de ce marché qui a aggravé la tendance au contrôle monopolistique et oligopolistique, c’est à dire accru le pouvoir de l’agri-business. Le rallongement des chaines d’approvisionnement sous un tel contrôle monopolistique réduit l’autonomie et l’indépendance des petits producteurs de nourriture, augmentant leur vulnérabilité au marché mondial et aux aléas environnementaux. » Les deux auteurs rajoutent aussi à cela les effets de la pénétration dans le secteur de la finance, et de ses exigences de retour sur investissement, qui ont encore aggravé les fluctuations de prix et leurs effets dominos dans un sens comme dans l’autre.

C’est dans ce cadre global que les thèses de Moore leur apparaissent comme « un important et salutaire correctif aux notions dominantes de crise agricole et de subsistance. [Car Moore] lie les modèles d’accumulation et de crises du capital avec le changement climatique considéré comme une mutation de la biosphère profondément connectée à à l’agriculture industrielle néo-libérale qui génère de la « valeur négative ». Cette contradiction systémique ne peut être (temporairement) surmontée qu’en mettant en place des stratégies encore plus toxiques et dangereuses dans la quête du capital pour de nouvelles sources bon marché de travail et d’énergie. (…) Moore a souligné beaucoup des raisons sous-jacentes aux désordres dans le système agro-alimentaire mondial qui mène aux protestations : l’impact délétère des formes dominantes de spécialisation agricole et l’uniformité génétique qui érode les liens entre l’agriculture et l’écologie. Les assemblages de monoculture, de mécanisation, d’usage intensif de la chimie et d’ingénierie génétique ont sapé les cycles de reproduction des substances nutritives du sol et ont éliminé les ennemis naturels des parasites qui deviennent en retour des contributeurs majeurs à la crise écologique, provoquant encore plus de protestations. »

Bush et Martiniello offrent dans la suite du texte une intéressante succession de concises « études de cas » de vagues de mouvements sociaux liées à la hausse des prix alimentaires. Ainsi les émeutes en Ouganda en 2011 (notamment) qu’ils considèrent comme un révolte africaine de la « troisième vague » (après les luttes pour l’indépendance, puis contre les régimes autocratiques et militaires) et qui semblent, selon eux, indiquer que, du fait des réformes néo-libérales, la sempiternelle, et en général fatale aux luttes, séparation ville-campagne est désormais si floutée qu’elle dessine au contraire la possibilité d’une convergence nouvelle. Convergence qu’on imagine également possible au Burkina Faso où les révoltes successives déclenchées par la hausse des prix ont vu se mobiliser bien des secteurs de la société des jeunes chômeurs urbains aux paysans en passant par les travailleurs des mines ou du sucre. Enfin, en Égypte et en Tunisie, où les deux auteurs rappellent le rôle central joué dans les révoltes par les petits paysans victimes des campagnes de modernisation agricole.

La révolte en cours des paysans indiens contre le train de mesures de libéralisation promu par le gouvernement Modi souligne une fois plus l’absolue centralité de ces questions agricoles d’autant plus quand bien des compromis « nationaux », entre le secteur agricole et les autres secteurs économiques, la paysannerie et l’État, la ville et la campagne ( en Inde mais aussi un peu partout en Asie, avec parfois un, certes relatif mais réel, « statu-quo » qui semble être, sur ce continent (mais pas que !), un peu la « face cachée » de la grande phase de globalisation des années 90 et 2000 ) se retrouvent menacés tant par les velléités de réformes des gouvernements, la dégradation écologique que le tarissement, conjoncturel voire durable, des flux de migrations internes et internationales.

La question de l’eau

Bulles immobilière et droit de l’eau

Début septembre 2020 des fermiers frappés par la sécheresse ont pris le contrôle du barrage de Boquilla dans la région de Chihuahua au Mexique (en en chassant la garde nationale), pour protester contre le transfert de millions de mètres cubes d’eau vers les États-unis, transfert prévu dans le cadre d’un accord signé entre les deux pays en 1944. Un signe de plus de la crise de l’eau dans le pays, également largement soulignée par la crise du Covid19.

La lecture de l’article de Nadine Reis « Finance Capital and the Water Crisis: Insights from Mexico » permet de mettre dans leur contexte bien des aspects du problème et ce sous un angle relativement inattendu, celui du logement et de la financiarisation. Comme elle le résume dans son introduction :  » Cet article montre que le système de ressources hydriques interagit avec l’économie financiarisée d’une façon complexe qui va au-delà de l’appropriation directe. Dans la phase précédente du développement capitaliste au Mexique, l’eau était normalement appropriée comme un « don gratuit » de la nature ( cf. Moore Le capitalisme dans la toile de la vie), principalement via la « conquête » de ressources d’eau souterraines pour l’expansion de l’agriculture capitaliste après la révolution mexicaine. L’eau reste un élément nécessaire dans l’économie financiarisée d’aujourd’hui.(…) Néanmoins les conditions sociales, politiques, institutionnelles, et physiques-géographiques qui déterminent l’accès aux ressources en eau se sont de plus en plus complexifiées. Pour se réaliser, les projets de construction de logements dont l’achat sera financé par des prêts hypothécaires doivent faire avec le régime de gouvernance de l’eau existant, ses conditions hydrologiques, son cadre juridique et son réseau d’acteurs locaux. Pourtant, la matérialisation de cette accumulation financiarisée du capital à travers cet environnement socio-naturel a mené à l’émergence de nouvelles structures de gouvernance des eaux souterraines dans le centre du pays, avec potentiellement des implications importantes. Même si elles sont illégales, de ces structures pourrait résulter une marchandisation de facto de l’eau, aboutissant à une accélération de la réallocation de l’eau selon les moyens financiers des acteurs, au détriment du développement humain et de la soutenabilité environnementale. (…) En montrant comment le capitalisme financier n’agit pas sur mais au travers de la nature, le cas mexicain illustre la thèse de Moore selon laquelle le pouvoir, le capital et la nature sont dialectiquement joints au travers de deux mouvements simultanés,  » l’intériorisation par le capitalisme de la vie et des processus planétaires » et « l’intériorisation par la biosphère du capitalisme au travers des projets initiés par les humains et des projets qui influencent et forment la toile de la vie ».

L’article de Reis présente une rapide mais synthétique description de la « bulle immobilière « mexicaine, certes moins médiatisée que sa voisine américaine, et de ses effets sociaux comme écologiques :  » La perspective d’importants profits, basés sur la forte demande de maisons financées par prêts hypothécaires et le risque pris par l’État [ NDT : qui, comme partout ailleurs, a tenu à bout de bras cette « accession à la propriété »] à mené à un boom du secteur du logement social au Mexique. Ce boom s’est matérialisé par la prolifération de nouvelles colonies de logements ( conjuntos urbanos o fraccionamientos) dans les périphéries des grandes villes du Mexique. Les promoteurs se sont particulièrement focalisés sur l’État de Mexico, qui comprend les périphéries des aires métropolitaines de Mexico City et Toluca. Entre novembre 1999 et décembre 2014, le gouvernement de l’État de Mexico a autorisé la construction de 483 conjuntos, contenant au total 726101 maisons.  » Le toute empiétant évidemment sur les terres agricoles et posant d’innombrables problèmes d’infrastructures ce qui ne manqua pas de provoquer l’inévitable retour de bâton :  » Divers facteurs – incluant l’éloignement de ces colonies des centres urbains, le manque d’infrastructures, la mauvaise qualité des constructions et les pertes d’emplois- menèrent à un déclin de la demande et un abandon massif des maisons en 2012 et 2013. Cela provoqua un crash sur le marché, avec la faillite de trois des cinq plus gros promoteurs. Aujourd’hui il y a un nombre énorme de maisons inhabitées, de 400 000 officiellement à 5 millions selon les journaux. »

Derrière cette « classique » frénésie immobilière et ses déboires c’est bien sûr aussi la question de l’accès à l’eau qui se pose, puisque les promoteurs devaient obtenir des droits d’eau, principalement auprès d’agriculteurs et de paysans, pour pouvoir se faire accorder le permis de construire, ce qui mena au développement d’un énorme marché noir de ces droits. Mais si cette « capitalisation croissante de l’eau », « sert certaines classes qui ont des intérêts particuliers dans le commerce illégal des droits d’eau, elle s’oppose aux intérêts du capital en général, car elle suppose une hausse du coût des intrants. La fin de « l’eau bon marché » ne résulte pas seulement de l’épuisement des ressources physiques et des coûts croissants pour se l’approprier en creusant plus profondément dans le sol, mais aussi dans les constellations particulières de pouvoir local qui sont nécessaires à la réalisation de l’accumulation financiarisée. » Le très relatif paradoxe mexicain, entre une législation très avancée en décalage complet avec la réalité, ne sera probablement pas surmonté se sitôt, en tout cas pas par le populiste de gauche Lopez-Obrador qui s’est empressé de crier au complot et de rassurer les États-Unis après les événements de Boquilla.

Blue Humanities, écologie-monde et littérature

L’article « Water Enclosure and World-Literature: New Perspectives on Hydro-Power and World-Ecology »de Alexandra Campbell et Michael Paye, ouvre un numéro spécial de la revue Humanities consacré au rapport entre les « Blue Humanities« , qui souhaitent renouveler de façon critique les études de la mer, des océans, des rapports qui les traversent et les affectent, et la littérature mondiale. Emblématique de cette ur-radicalité verbeuse qui semble régner en maître dans certains secteurs du monde universitaire anglo-saxon et au-delà (et de prêter encore moins à conséquence que ses illustres prédécesseurs) , le texte constitue néanmoins une utile introduction aux thèses et pistes de recherche de ce nouveau champ d’étude, envisagé ici par les auteurs au prisme de l’écologie-monde.

La recherche « hydroculturelle » s’intéresse particulièrement aux phénomènes d’expropriations qui accompagnent la gestion de l’eau et des espace maritimes partout dans le monde. Ainsi  » les enclosures de l’eau se manifestent via une myriade de formes : au travers des structures matérielles des méga-barrages, des porte-conteneurs, des usines de désalinisation de l’eau de mer et des pipelines; à travers les stratégies territoriales des zones militarisées et des routes maritimes transnationales; à travers les grammaires juridiques des régimes d’extraction offshore; de même qu’au travers des discours néo-coloniaux de privatisation qui cherchent à naturaliser la notion d’eau comme ressource. Le constat que de telles formes de violence ne sont pas simplement liées à la dégradation écologique mais sont intrinsèquement écologiques est centrale dans l’approche de l’écologie-monde et influe sur beaucoup des articles réunis dans ce numéro spécial. » Écologie-monde qui trouve aussi beaucoup d’adeptes dans les études littéraires : « La popularité du paradigme de Moore dans les études littéraires et les humanités environnementales plus généralement n’est pas surprenante puisque il permet de développer une approche qui considère la culture, non comme un reflet de la société mais comme constitutive de ses abstractions et de ses violences et éventuellement, comme indicative de ses défaillances et contradictions. Avec son attention au langage et à la forme, de même que son évocation des structures de sentiments, la littérature peut constituer un puissant instrument non seulement pour saisir la logique et les épistémologies qui naturalisent « les modes capitalistes d’organisation de la nature » mais pour cultiver des modes de rapport alternatifs et d’imagination qui vont au-delà des enclosures capitalistes. »

Donc se situer à ce carrefour entre « blue humanities », écologie-monde et littérature permettrait de comprendre comment « les transformations géophysiques et les enclosures de l’eau impactent l’organisation à la fois du pouvoir et du sens. » Et pour saisir ces enclosures de l’eau point besoin d’aller bien loin… car qu’est ce après tout qu’une bouteille d’eau ? : » L’eau son embouteillage et son marquage publicitaire est donc devenu un mode d’enclosure en miniature, incorporé aux discours paradisiaques et de bien être qui dépendent de l’exclusion des populations locales. Pendant ce temps l’écotone est submergé par la pollution des effluents, déchets et des produits chimiques qui finissent dans une eau de mer déjà grouillante de microplastiques.  » Avec la critique de l’enclosure (en boîte) du thon ( voir plus haut), l’écologie-monde nous convie certes à un radical tour de table !

Plus « sérieusement », à côté de deux analyses de textes littéraires et de la critique d’un blockbuster hollywoodien, les deux auteurs passent allégrement à la moulinette « moorienne » un large spectre de phénomènes : « L’intensification des tempêtes, l’acidification des océans, les algues toxiques, le boom des méduses et la montée des eaux des océans mondiaux peuvent être lus comme des exemples hydrologiques de ce que Jason Moore appelle la  » valeur négative » quand « la nature externalisée » devient hostile à la poursuite de l’accumulation du capital. A ces blocages « écologiques » nous pouvons ajouter ceux qui sont habituellement identifiés comme « sociaux », comme le mouvement global des pécheurs qui a vu les communautés paysannes déplacées par le projet de barrage sur la Narmada marcher sur le G8 en conjonction avec le National Fishworkers Forum, une alliance sud-sud qui cherchait à entraver la destruction de leur mode vie. » De même :  » L’océan opère comme un « fix » multiforme à l’ère néolibérale, fournissant à la fois un évier à carbone, un voie de transport, une source d’énergie bon marché et une Frontière protéinique pour les nations capitalistes avancées.  » Point la peine de préciser que quand de telles généralités viennent meubler les trous entre quelques besogneuses analyses textuelles et cinématographiques, on a l’impression d’être revenu aux plus belles heures de la logomachie d’un certain discours « post-colonial »…

Matières premières

Soufre et révolution industrielle

Dans ce qui nous a paru être un modèle récent et convaincant d’application des thèses et méthodes de l’écologie monde à l’histoire, « The Frontier of Hell: Sicily, Sulfur, and the Rise of the British Chemical Industry,1750-1840 », Daniel Cunha part d’un épisode trop négligé de l’histoire du XIXe,« la question des soufres » qui opposa le royaume des Deux-Siciles et l’Angleterre entre 1838 et 1840. Les mines de soufre siciliennes constituaient en effet « une importante Frontière marchande pour le capital britannique, spécifiquement pour son industrie textile. La fourniture de soufre à bon marché était essentielle pour fabriquer les agents chimiques utilisés pour la finition des textiles, c’est à dire l’acide sulfurique, les agents blanchissants à base de chlore et la soude synthétique. » Cette importance nouvelle du soufre était donc liée à la révolution de l’industrie textile au XIXe et particulièrement dans les processus de finition, autrefois laborieux et incertains : « pour faciliter le flux de marchandises de la plantation aux filatures de coton puis au marché, des innovations étaient nécessaires à cette étape de la finition. Si celle-ci avait été faite selon les procédés traditionnels, les stocks se seraient accumulés de façon vertigineuse. Mais ces innovations eurent lieues. Elles sont bien moins soulignées dans l’historiographie du textile, peut-être car elles étaient d’une nature différente : il s’agissait principalement d’innovations chimiques, bien moins visibles que les innovations mécaniques. Ces innovations chimiques furent si importantes néanmoins qu’elles menèrent en fait à une retombée centrale de l’industrie textile, la création de l’industrie chimique comme branche séparée. »

En choisissant ce pan d’histoire moins connu, Daniel Cunha peut ainsi aborder successivement d’autres réalités négligées et concomitantes à cette exploitation du soufre : sa constitution géologique, les méthodes pour le moins rudimentaires d’extraction, les conséquences de cette dernière sur l’environnement, l’exploitation atroce des mineurs et particulièrement des enfants mais aussi l’inscription d’une zone relativement retardataire dans la division internationale du travail de l’époque et la sourcilleuse attention de la puissance anglaise à ne pas accepter d’entraves à « son libre commerce » ainsi que les effets sur la hiérarchie sociale locale de cette manne minière. Il insiste notamment sur le fait que ces mines auraient également été un des berceaux de la mafia : » L’abolition de la législation foncière féodale en 1812, qui créa un marché pour la terre et la loi qui accordait la libre disposition de la surface aux propriétaires de mines en 1826, couplés à l’explosion des exportations de soufre dans un État périphérique à l’appareil de répression chancelant, créèrent les conditions de la constitution de rackets de protection privé. La menace de mettre le feu au soufre présent dans les mines était utilisée comme moyen d’extorquer de l’argent et de mettre la pression sur les latifundiaires pour qu’ils emploient les criminels comme gardiens. Selon les termes de Mack Smith « Tous les ingrédients de la mafia étaient présents sauf le nom lui-même ». »

Bref il était effectivement temps « d’intégrer la Frontière du soufre dans l’histoire de la révolution industrielle. La Frontière sicilienne a été fondamentale dans la constitution de l’industrie chimique britannique comme branche industrielle séparée, qui permis d’en finir avec les goulots d’étranglement de la chaine de production textile en produisant des agents chimiques accélérant la finition des textiles. Cette constitution fut rendue possible par l’appropriation d’une nature et d’une force de travail non marchandisées sur la Frontière sicilienne.  » De même « l’accumulation primitive et l’exploitation du prolétariat britannique sont bien documentés. Mais nous devons aussi reconnaître le travail d’esclave des enfants dans les mines siciliennes comme une condition nécessaire à l’essor de l’industrie chimique. »

Phosphate et géo-stratégie

L’article de Axel Anlauf , « Eine „tickende geostrategische Zeitbombe“?
Phosphathandel und Restrukturierungen in der globalen Düngemittelindustrie »
constitue un bon panorama politique, économique et social des enjeux de l’épuisement des ressources mondiales en phosphate. L’auteur s’inscrit clairement dans la lignée de Moore qui permet selon lui  » d’analyser de façon critique l’industrie des engrais, car il pense le procès d’accumulation du point de vue de l’appropriation de la nature ( frontier) ». Le résumé qu’il donne dans la conclusion de son article nous ayant paru suffisamment concis , nous la traduisons ci-après :

« Comme l’agriculture industrielle est organisée selon un système de flux de portée globale, l’apport continu de nouveaux intrants de nutriments extraits de matières premières minérales est primordial. On a longtemps considéré ce flux d’approvisionnement comme donné et il ne constitue qu’un champ négligé de la recherche socio-écologique critique. Du fait que les nutriments n’agissent que de concert et sont le plus souvent vendus sous forme d’engrais mélangés, un renchérissement du phosphate a des répercussions directes sur l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement en nourriture. Cette relation a été rendue clairement visible par la crise de l’alimentation de 2007-2008 puis 2011 et pourrait représenter un problème de longue durée pour la stabilité des sociétés capitalistes/urbaines. Dans le discours bourgeois du développement durable, les chercheurs ont commencé à attirer l’attention sur le problème de l’approvisionnement en phosphate avec des métaphores comme  » la prochaine vérité qui dérange » ( Rosemarin),  » une crise qui vient » ou  » une bombe à retardement géostratégique » (Vaccari).

Pourtant un conflit explosif autour des ressources en phosphate et en engrais ne semble pas se dessiner pour le moment. Les acteurs étatiques se comportent plutôt de façon pro-active, en définissant le phosphate comme une matière première stratégique ( Chine, UE) et en cherchant à reconfigurer l’industrie du phosphate selon leurs intérêts. Ainsi les pays producteurs de phosphate, et par exemple les exportateurs net comme la Chine, le Maroc et d’autres pays du moyen-orient et du Maghreb pourraient essayer de mieux imposer leurs intérêts et d’organiser au niveau national des chaines de production et distribution verticalement intégrées. Ce serait contraire aux intérêts des importateurs net comme les USA et les pays de l’UE, qui cherchent à s’assurer l’accès au phosphate selon les termes du libre échange et de l’OMC, ce à quoi ils ne parviennent que partiellement. L’accès direct à de nouvelles ressources, comme cela s’est produit au Pérou, constituant une exception. Dans ce contexte, on constate une relative perte de pouvoir des anciens centres de l’économie mondiale. Et cette perte de contrôle sur une matière première de plus en plus stratégique pourrait en en retour encore aggraver ce déclin. Les mécanismes exacts de ce transfert de pouvoir sur les ressources économiques aux pouvoirs étatiques restent encore à éclaircir : par exemple comment le contrôle du phosphate va effectivement revaloriser la position des pays exportateurs dans l’échange. Il convient de noter, qu’un maximum d’extraction géologiquement déterminé ( peak phosphorus) est pour l’instant moins important pour les pays importateurs qu’une pénurie/rareté politiquement régulée de phosphate et d’engrais.

Comme les États, les entreprises s’adaptent aux modifications du marché mondial ( production décroissante aux USA, inquiétudes accrues en Inde et au Brésil). Cet ajustement vise avant tout à s’assurer le contrôle des noeuds éminemment profitables de la production finale et de la vente. La mesure dans laquelle ils y parviendront est elle même également dépendante des rapports sociaux domestiques de chaque société. Ainsi Mosaic [ le mastodonte du secteur issu d’un autre géant Cargill ] avait pu après le putsch au Brésil [ 1964 ? à moins qu’il parle de l’éviction de Dilma Roussef ?] prendre la contrôle complet de l’industrie du phosphate mais n’a obtenu en Arabie Saoudite qu’une participation minoritaire.

Il se produit également une adaptation dans le domaine technologique, avec des recherches visant à réduire l’apport d’engrais et promettant de faibles gains de productivité. Une révolution agraire par les « smart technologies, qui pourrait assurer des résultats aussi important que les révolutions agraire du passé, ne se profile pourtant pas à l’horizon. Du fait que les biotechnologie n’ont pas mené à des hausses d’efficience notables, les engrais ont pris d’autant plus d’importance dans la production alimentaire.

Comme pour l’approvisionnement en azote dans l’Europe du début du XXe siècle, la fourniture en phosphate va devenir un goulot d’étranglement central pour l’agriculture industrielle au XXIe siècle, au moins dans les pays importateurs. Ce nutriment n’a pas remplaçable, les ressources s’épuisent et les pays exportateurs défendent de façon toujours plus résolue leurs intérêts. Et si le procédé Haber-Bosch, a permis, il y a plus de 100 ans, de résoudre le problème du goulot d’étranglement de l’approvisionnement en azote, il n’y a aujourd’hui pas de révolution technologique en vue. Seul le recyclage du phosphore et d’autre nutriments dans les sécrétions des humains pourrait permettre à l’agriculture industrielle de s’établir sur une base « durable ». Malgré le fait que ces secrétions soient sévèrement polluées et onéreuses à utiliser, leur usage est testé dans des projets pilotes et soutenu par les idéologues du développement durable et pourrait devenir un projet hégémonique. »

Dans le dernier paragraphe, Anlauf voit bien évidemment dans cette crise larvée du phosphate une aubaine pour l’agrobiologie et les circuits courts, etc… Précisons que nous donnerons d’autres éléments sur la question dans la rubrique  » Crise d’époque ou transition » de ce site. Pour ce qui est de l’écologie-monde, on peut également lire en allemand, l’article de Birgit Mahnkopf, „Peak Capitalism“? Wachstumsgrenzen als Grenzen des Kapitalismus », qui est un résumé des thèses de Moore et plusieurs articles plus critiques de Markus Wissen, « Kapitalismus und « natürliche Grenzen » ou « Zwischen Neo-Fossilismus und „grüner Ökonomie“.

Faute de courage pour s’attaquer aux nombreuses études littéraires qui semblent s’être greffées sur le corpus de l' »écologie-monde » ( on y parle entre autre de zombies ou de Malthus) et d’autres contributions qui nous ont paru moins originales ou éclairantes, nous arrêtons là ce tour d’horizon. Le lecteur pourra trouver d’autres éléments et suivre l’évolution de ce « courant » en gestation sur le site World Ecology Network.


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