Andrew Nikiforuk : L’énergie des esclaves. Le pétrole et la nouvelle servitude.

« Mea culpa » : nous nous sommes aperçus sur le tard que le livre avait été traduit en français par la maison d’édition canadienne Écosociété en 2015 sous le titre L’énergie des esclaves. Le pétrole et la nouvelle servitude, donc on précise que ces rapides commentaires s’appuient sur la version anglaise…

The Energy of Slave. Oil and the New Servitude du canadien Andrew Nikiforuk constitue un objet surprenant. Rédigé par un « conservateur » revendiqué (au sens « américain », si tant est que cela fasse un différence) mais riche d’un large spectre de références, partant un peu dans tous les sens quoiqu’en général sur un mode très pessimiste, le livre n’en constitue pas moins une contribution intéressante à la réflexion sur le rôle de l’énergie et les enjeux de toute transition énergétique.

Pour Nikiforuk, il faut saisir le rapport des sociétés modernes à l’énergie au prisme du rapport maître-esclave. Et ce, d’abord, historiquement : « Avant le charbon et le pétrole la civilisation fonctionnait grâce à un moteur à deux temps : l’énergie des cultures « nourries de soleil » et l’énergie des esclaves. Les muscles humains enchainés ont construit, alimenté et enhardi les empires de la Mésopotamie au Mexique. Les anciens comprenaient le coût et les lois de l’énergie. Les esclaves représentaient d’efficaces convertisseurs d’énergie et créaient d’importants surplus. Avec un minimum de calories fournies par les céréales, un groupe d’esclaves pouvait déplacer des montagnes – ramasser les déchets des riches, construire des infrastructures d’irrigation, combattre à la guerre ou simplement rendre la vie plus simple à leurs maitres. » L’esclavage n’est pas pour l’auteur une métaphore ou une analogie puisqu’il consacre la première partie de son livre à retracer, de Rome aux États-Unis du XIXe siècle, l’évolution concomitante de l’esclavage et de l’émergence de nouvelles sources d’énergie, ces dernières finissant progressivement, et non sans mal, à mettre le premier au rebus ( la victoire du nord sur le sud dans la guerre civile américaine paraissant à l’auteur un modèle de transition énergétique). Notons que la thèse n’est pas nouvelle comme il le reconnait lui-même. On pourrait d’ailleurs citer une référence qu’il omet, le grand historien italien Carlo M. Cipolla, ici dans un article de 1965, « Sources d’énergie et histoire de l’humanité » :  » L’homme est aussi un convertisseur d’énergie : il consomme de l’énergie chimique sous forme d’hydrates de carbone, de protéines, de matières grasses, il produit de l’énergie utilisable sous forme d’énergie nerveuse et mécanique. L’esclavage est une forme institutionnalisée de l’exploitation de l’homme dans sa qualité de convertisseur produisant de l’énergie mécanique » (voir également le livre de J.F. Mouhot à la fin de ce post).

Selon Nikiforuk, la dialectique maitre-esclave n’a toutefois pas pris fin avec l’esclavage humain : « Bien que les énergies fossiles aient au départ paru promettre une plus grande liberté, elles ont au bout du compte accouché d’autre chose : une armée de travailleurs mécaniques assoiffés de carburant qui allaient nécessiter des formes de plus en plus complexes de management et une classe agressive de puissant marchands de carbone. Sans réfléchir nous avons remplacé l’ancienne énergie des esclaves humains par une nouvelle servitude, alimentée par les énergies fossiles. » Bref « nous » sommes désormais maîtres et esclaves : « Les esclaves mécaniques alimentés par le charbon puis plus tard par le pétrole, éliminèrent effectivement le besoin d’esclavage humain et de servage à grande échelle. Les nouveaux esclaves n’ont pas remplacé immédiatement les esclaves humains – dans de nombreux cas ils ont rendu leur condition pire pour des décennies- mais ils ont changé la pensée humaine. Ils ont aussi fait paraître obsolète le pouvoir musculaire de l’esclave, de la même manière que les automobiles ont fait paraître les chevaux pittoresques. Ainsi l’age des hydrocarbures a créé une nouvelle classe de maîtres et une forme unique de servitude à l’énergie. Et le nouvel ordre inanimé présentait des enjeux et des inégalités distincts sur une échelle géographique sans précédent. »

Si il est inutile de retracer le tableau détaillé et volontiers caverneux que donne l’auteur des effets de cette nouvelle servitude à l’énergie sur l’agriculture, les villes, les régimes politiques, etc notons que ses développements sur l’équivalent en esclaves de l’énergie consommé par un ménage nord-américain ( 400 esclaves par famille selon lui) ont tout de même le mérite de souligner le « léger » somnambulisme qui préside encore aujourd’hui à la perception des besoins en énergie que supposent les multiples agréments de la vie moderne (Nikiforuk cite d’ailleurs l’émission de téléréalité The Human Power Station diffusée sur la BBC qui illustre spectaculairement son calcul !). Et plus généralement sa thèse, en partie involontairement, on présume, au vu de ses préoccupations principalement « réactionnaires », a la louable utilité de rappeler que les questions d’énergie, indissociables historiquement des formes successives d’exploitation du travail humain, de domination politique et patriarcale, le sont, certes !, désormais tout autant de l’aliénation marchande. Et penser l’énergie à « hauteur d’Homme  » constitue effectivement un utile remède à tous les délires technocratiques et autoritaires ( cf. Malm), que semble autoriser le désastre et une invitation à ne pas envoyer, sous ce même prétexte, valdinguer la bonne vieille cause d’une autre « Aufhebung » de la trop fameuse dialectique du maître et de l’esclave.

Au fait, sur le sujet existe également en français une synthèse par Jean François Mouhot Des esclaves énergétiques. Réflexions sur le changement climatique : « Ce livre explore les liens historiques et les similarités entre esclavage et utilisation contemporaine des énergies fossiles et montre comment l’histoire peut nous aider à lutter contre le changement climatique. Il décrit d’abord le rôle moteur de la traite dans l’industrialisation au xviiie siècle en Grande-Bretagne, puis explique comment l’abolition de l’esclavage peut être pensée en lien avec l’industrialisation. En multipliant les bras «virtuels», les nouveaux esclaves énergétiques que sont les machines ont en effet progressivement rendu moins nécessaire le recours au travail forcé. L’ouvrage explore ensuite les similarités troublantes entre l’utilisation des énergies fossiles aujourd’hui et l’emploi de la main-d’œuvre servile hier, et les méthodes utilisées par les abolitionnistes pour parvenir à faire interdire la traite et l’esclavage. Ces méthodes peuvent encore inspirer aujourd’hui l’action politique pour décarboner la société. »

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