David E. Nye : Consuming Power. A Social History of American Energies.

David E. Nye, Consuming Power. A Social History of American Energies, Cambridge (Massachusetts)/ Londres, The MIT Press, 1998.

Voilà un livre déjà ancien, mais dont la très relative ancienneté ne nuit finalement pas. C’est notamment que l’approche de Nye n’est pas sans rappeler celle de Lewis Mumford, ses qualités et défauts et indéniablement son gout tant du détail que de la synthèse. D’ailleurs Nye attend, étrangement, la conclusion de son livre pour admettre que son projet consistait « de différentes manières à re-conceptualiser le classique de Mumford Technique et civilisation (1934). Tandis que Mumford examinait toute la civilisation occidentale, je me suis concentré plus spécifiquement sur le États-Unis. Tandis que Mumford discernait trois époques couvrant plus d’un millénaire, j’ai décrit six époques correspondant à moins de 400 ans. » Plus encore, il se distingue de ce qu’il qualifie de « déterminisme » progressif de Mumford, où un pessimisme croissant sur « l’autonomisation de la technique » vient couronner la conviction plus ancienne que « les innovations [techniques] provoquent automatiquement le changement ». Nye prétend partir  » de présupposés différents concernant le rapport entre les hommes et les machines. Je ne parle pas  » de techniques centrées sur le pouvoir » qui prennent les commandes mais de choix- de comment les gens déterminent les techniques. Je souligne l' »agency » humaine et la différence culturelle. » Si le « dernier » Mumford ( et principalement celui du second tome du Mythe de la Machine – au fait : le premier tome a été retraduit/republié en 2019 par l’Encyclopédie des Nuisances) ressemble effectivement à ce que décrit Nye, on a toutefois plus l’impression que c’est le chrétien Ellul et sa déclinaison modernisée du « péché originel » ( cf La technique ou l’enjeu du siècle), qu’il vise au bout du compte …

Quoi qu’il en soit, la question qui anime ce « bilan fin de siècle » est simple : » Comment les États-Unis sont-ils devenus le plus grand consommateur mondial d’énergie ?  » Et ses « présupposés de départ » semblent l’être tout autant : » [Consuming Power] ne part pas du principe que plus d’énergie constitue un progrès, que plus d’énergie correspond à plus de civilisation ou que la technologie détermine inexorablement l’histoire. Il suppose plutôt qu’alors que les américains incorporaient de nouvelles machines et procédés dans leur vie, il se trouvèrent pris au piège dans des systèmes énergétiques qui ne pouvaient être aisément changés. Le marché régulait souvent ce processus d’incorporation mais il n’a pas dicté quelles seraient les technologies adoptées. Dans leur quotidien, les américains en sont venus à dépendre de plus de chaleur, de lumière et d’énergie qu’aucun autre peuple, y compris ceux au même niveau de développement. Le capitalisme et l’industrialisation n’expliquent pas à eux seuls ce développement rapide ou cette différence nationale. Seule la culture le peut. » On comprend aisément le lecteur qui aurait d’ores et déjà envie de tourner casaque, surtout vis à vis d’une culte de l’exceptionnalisme américain tenant plus que jamais lieu d’auto-intoxication, particulièrement dans ce domaine. Si sa notion de « culture » est pour le moins extensive et qu’il se méfie d’un marxisme qu’il réduit à ses versions les plus téléologiques, Nye n’en est pas moins conscient de la centralité des dynamiques sociales et donc effectivement de « l’agency » de ses acteurs que tant de littérature sur le sujet occulte ou ignore soigneusement.

Ainsi il précise dans la suite de son introduction : « Tout autant les fermiers que les ouvriers contrôlaient littéralement la première source majeure d’énergie : l’énergie musculaire. L’énergie musculaire humaine a creusé les premières mines, érigé les premiers buildings et créé la plupart des produits vendus sur le marché. L’eau et la « vapeur » n’ont que partiellement remplacé l’énergie musculaire durant le dix-neuvième siècle. Cette substitution a réduit les efforts physiques demandés aux travailleurs, mais elle a aussi permis aux managers d’utiliser l’énergie mécanique pour gagner un pouvoir de surveillance et de contrôle sur le lieu de travail. En contrôlant l’énergie hydraulique dans les usines textiles de Lowell, les managers étaient capables de dicter le rythme du travail. L’énergie thermique (et plus tard l’électrification) ont été utilisées pour gagner encore plus de contrôle à travers l’introduction de nouvelles machines et systèmes qui remplaçaient certaines tâches exercées par des travailleurs qualifiés. En réponse les ouvriers trouvèrent de nouveaux moyens de maintenir leur autonomie dans l’atelier et pour résister aux tentatives d’organiser et de diriger leur travail. Les travailleurs étaient souvent inventifs, améliorant collectivement les procédures de travail pour accroître la production et la qualité. Ils étaient, de façon bien compréhensible, bien moins dévoués à l’amélioration du système manufacturier qu’à la défense de leur gagne-pain, et cela supposait souvent de poser des limites volontaires à la production. La lutte continuelle du travail est inséparable des systèmes énergétiques et des nouvelles machines qui lui sont liées. »

Le livre se décompose en trois grande parties : « Expansion », « Concentration », « Dispersion ». Dans la première partie, il revient tout d’abord sur les débuts de la société américaine via son « invention » à la suite de ses « illustres » prédécesseurs européens, d’une « terra nullius » qui justifiait le plein déploiement de l' »énergie de conquête », au détriment bien évidemment des « natifs » :  » Tandis que les amérindiens considéraient leur rapport avec la terre sous l’angle de la réciprocité, les colons utilisaient les ressources naturelles; ils tendaient à » transformer la nature en des faisceaux distincts de marchandises » et « à intégrer le monde naturel dans l’économie monétaire ». Un des exemples les plus évidents de ce processus c’est la façon dont les colons européens se sont approprié les forêts. (…) Les amérindiens coupaient des arbres au même rythme que ceux-ci repoussaient mais les colons européens eux dépouillaient le continent de ses forêts. En agissant ainsi ils reproduisaient le processus de déforestation qu’avaient connu de grandes parties de la France et l’Angleterre au milieu du XVIIe siècle et les avaient forcé à devenir des importateurs de bois, d’adopter le charbon et de subir la pollution de l’air dans leurs villes pré-industrielles. » La production métallurgique et les moulins à eau vinrent compléter cette redéfinition fondatrice de « la nature comme ressource » ainsi, bien sûr, que les expropriations et massacres successifs des amérindiens. Si tout cela est certes déjà bien connu, Nye a le mérite de rappeler que les nouveaux colons étaient loin de correspondre au mythe classique du fermier « auto-suffisant » car, en l’occurrence :  » Les colons européens avaient amené avec eux une division extensive du travail. En plus de ne pas couper eux-mêmes leurs planches, la plupart ne tissaient pas leurs habits, ne pouvaient pas moudre eux-mêmes leurs grains ou faire du cidre à partir de leurs pommes. Cette spécialisation stimulait l’expansion.  » Bref, cette première « révolution » agricole, énergétique, etc s’appuyant encore principalement sur l’énergie musculaire ouvrait la voie à une phase nouvelle qui allait progressivement se centrer sur l’énergie hydraulique.

Si on a souvent tendance à célébrer les vertus de l’énergie hydraulique quand on l’oppose au charbon centralisateur, polluant, non renouvelable et ignorant les saisons, elle n’en remplissait et n’en remplit pas moins dans des rapports sociaux donnés une mission donnée. Ainsi dans cette seconde phase de développement de la société américaine qu’est la subordination de l’énergie musculaire à l’énergie hydraulique, la construction de grands barrages, notamment sur la fleuve Merrimack pour alimenter en énergie les grandes concentrations d’industries textiles du Massachusetts, constitue un tournant important : « Un tel barrage [ Nye évoque ici celui de Lawrence sur le Merrimack] éliminait les fermes en contre-bas, empêchait les saumons et autres poissons de migrer et forçait tous les bateaux empruntant le fleuve à passer à travers des écluses. Le barrage proclamait visiblement l’existence d’un contrôle centralisé, non seulement sur les forces naturelles mais aussi sur la force musculaire. Les fabriques rassemblaient les énergies irrégulièrement distribuées des eaux et des travailleurs en un flot uniforme. Ceux qui naviguaient sur les eaux à l’extérieur des fabriques se retrouvaient « gouvernés » par les écluses, comme Henry David Thoreau l’avait constaté lors de son voyage sur le Merrimack. Ceux qui travaillaient à l’intérieur de ces fabriques étaient assujettis aux vrombissements et grondements des machines et ils sentaient une pression immuable s’exercer pour qu’ils se conforment au rythme général. » Voilà un parallèle que Jason Moore ne renierait certes pas…

Pour Nye, cette essor de l’énergie hydraulique joue également un rôle central dans la divergence de trajectoire du nord et du sud et donc la montée progressive vers le conflit malgré l’illusion temporaire d’une complémentarité relative ( produits manufacturés du nord contre matières premières du sud) :  » Le sud avait choisi une forme de développement industriel moins intensif en énergie, basé sur l’énergie musculaire et les moulins locaux pour moudre le grain et couper le bois. Le nord était mieux placé pour utiliser l’énergie hydraulique » Si cela s’explique, bien entendu, par la géographie, « les facteurs culturels [sic] étaient aussi importants – notamment la dépendance au travail esclave, la faiblesse locale des marchés de capitaux et l’accent mis sur la plantation auto-suffisante plutôt que sur la manufacture urbaine.  » On voit ici que la notion de culture a tout de même bon dos, d’autant que si Nye reconnait que cette différence de régime énergétique recoupe deux économies, deux types dominants d’exploitation ( travail libre/esclavage) elle lui paraît « un rappel éclatant de la centralité de la culture dans la détermination des choix de technologies et de comment elles seront utilisées. » Quoiqu’il en soit la formation d’un marché national avec le réseau d’infrastructures, les spécialisations régionales et surtout la montée en gamme industrielle afférents appelait une accélération que seules la guerre civile et la vapeur allaient pouvoir permettre.

Si il se penche assez peu sur les effets « bénéfiques » en termes techniques et énergétiques de la guerre civile, qu’on imagine éminents comme pour tous les conflits armés modernes, Nye n’en souligne pas moins que celle-ci a « accru le prestige du modèle militaire d’organisation », participé à la formation d’un nouvelle classe de l’encadrement et mis au fin à la pluralité des modes d’exploitation (il en compte 4 en 1800 : l’esclavage, le salariat, la servitude sous contrat et l’apprentissage) au seul bénéfice du travail libre même si, « alors que les hommes gagnaient plus de contrôle sur leur force musculaire, ils se trouvaient défiés par d’autres formes d’énergie. Les travailleurs devinrent des agents libres sur un marché dominé par des léviathans industriels qui avaient accru l’accès au charbon, au gaz et au pétrole. » La seconde partie du livre, « Concentration », porte, assez classiquement, sur cette révolution carbonifère et ses effets. La victoire du charbon et de la vapeur sur l’eau comme sources d’énergie est principalement envisagée sous l’angle de la flexibilité que les premiers offraient, notamment pour la localisation des structures de production et le recrutement de la main d’oeuvre, comme le résume bien une comparaison entre les deux énergies parue en 1849 dans la revue Scientific American ( cité par Nye p. 72) :  » Un moulin à eau est nécessairement localisé dans la campagne loin des villes, des marchés et des réserves de travail, dont il dépend… Un homme peut poser sa machine à vapeur où cela lui plait – c’est à dire, là où c’est son intérêt bien compris de l’implanter, au beau milieu des autres industries et du marché, à la fois pour fournir et se fournir auprès de la grande ville. Là où il est sûr de trouver des travailleurs sans avoir perdre du temps à les chercher, où il peut acheter ses matières premières et vendre ses produits, sans se rajouter les coûts d’un double transport. »

Les deux infrastructures emblématiques de ce nouveau régime énergétique ce sont le chemin de fer et le télégraphe. Le premier, particulièrement et précocement développé aux États-unis ( pour partie un legs de la guerre civile d’ailleurs), harmonise le pays en termes de régulation, de rythme, d’organisation du travail et de mode de vie et permet, en acheminant le charbon, le développement de régions jusqu’alors désavantagées du fait de leurs ressources hydriques ainsi que le boom des grandes concentrations urbaines. Le télégraphe remplit en accélérant les flux d’informations la même mission :  » Plus le réseau télégraphique s’étendait, plus il unifiait des économies autrefois isolées. Il en résulta une nouvelle économie de marché qui avait moins à faire avec le climat et le sol d’une localité donnée qu’avec les prix et les flux d’informations de l’économie dans son ensemble. » Autre innovation moins centrale, quoique ( et objet de bien des vitupérations radicales semble-t-il), les boîtes de conserve : « L’usage intensif d’énergie pour conserver et expédier la nourriture stimula le développement agricole, réduisit le déchets et diversifia le régime alimentaire national, qui n’était plus dépendant du rythme des saisons et des moissons. Non seulement plus de personnes pouvaient vivre loin de la terre mais elles pouvaient être assurées d’un régime alimentaire varié et régulier. Dans le même temps, la vie dans des immeubles chauffés réduisait le montant d’apport calorifique nécessaire pour garder le corps à la bonne température et la moindre importance du travail physique réduisait également la taille des portions. Après 1900, il y eut un passage rapide vers un le régime plus léger de fruits et de légumes que la mise en boîte de conserve avait permis. »

Tous ces « bonds de géants » supposaient évidemment la naissance de mastodontes industriels qui étaient inséparables de l’intensification énergétique dans bien des secteurs et qui bénéficièrent des nouvelles lois dite d’incorporation ( c’est à dire de constitution en une société unique) votées à l’occasion de la guerre civile. Ces nouvelles corporations bénéficièrent comme le rappelle Nye de l’éclatement du mouvement ouvrier sur des lignes ethniques, religieuses et bien sûr raciales, que la création de l’American Federation of Labor ne compensa que très relativement, après la disparition des Knights of Labor, puisqu’elle n’organisait que les fractions les plus qualifiées de la classe ouvrière. Autre évolution effectivement culturelle cette fois : le développement, en échange du spectre élargie de consommation que permettent les nouvelles énergies, d’un assentiment général dans la société à bien des effets en retour de cette nouvelle ère : accidents spectaculaires et meurtriers, pollution, etc que Nye compare à l’acceptation du tout automobile une ou deux générations ensuite. Acceptation qui se reflétait dans les discours dominants : » Alors que la machine à vapeur était incorporée dans la société, elle entra aussi dans le langage de tous les jours. L’énergie n’avait pas toujours été une catégorie centrale dans la conceptualisation de la société, de la personnalité individuelle ou du travail.  » Elle en vint bientôt pourtant à déloger ( en partie) la « force », ses connotations immédiates et animales, de son piédestal séculaire comme idéal, concept général et source inépuisable de métaphores pour la société.

Une autre évolution « culturelle »permet à Nye d’effectuer la transition vers son analyse de l’essor du taylorisme et du fordisme :  » Vers 1900, les américains en étaient venus à penser les machines en termes de système. Comme il se doit, l’idée de système semble avoir été introduite par les compagnies de chemin de fer, qui promouvaient non des machines individuelles ou des composants mais le système ferroviaire dans son ensemble. L’idée s’étendit ensuite à de nombreux entreprises des service et d’infrastructures publiques, de façon la plus évidente pour le système téléphonique et celui d’éclairage public mais aussi le système d’évacuation des eaux, les tramways, les trains Pullman, etc. L’adoption massive de la métaphore exprime non seulement une nouvelle interdépendance mais aussi une fierté dans l’ingéniosité et l’efficacité de ces ensembles technologiques. Le plus haut point de l’achèvement personnel ce n’était plus d’inventer un outil utile mais de créer un système efficace dont les bénéfices pourraient se répandre dans toute la société. De ces systèmes aucun n’étaient plus connus et mal compris que l’organisation scientifique du travail de Taylor et la chaîne de production de Ford. »

Ces deux « systèmes » ne sortaient en tout cas pas que de la tête de leurs inventeurs, puisque : « entre 1880 et 1920, alors que la population américaine doublait, sa consommation d’énergie quadrupla. Ce n’était pas simplement un accroissement quantitatif; l’électricité devint disponible commercialement pour la première fois dans les années 1880, et dans les décennies qui suivirent les entreprises trouvèrent des modes d’utilisation de cette énergie qui permirent d’accomplir de remarquables gains de productivité, particulièrement après 1910. De nouvelles formations à la fois de capital et de travail participèrent de cette nouvelle concentration intensive d’énergie. Là où le travail avait été une activité physique contrôlée par le travailleur, la substitution à l’énergie musculaire de l’énergie mécanique en multipliant l’énergie, rendit possible de la monopolisation de son contrôle. Les travailleurs étaient de plus en plus séparés des moyens de production. » Malgré ce constat, l’objet principal du cinquième chapitre du livre, « Industrial Systems », est de dissiper les « mythes » concernant le triomphe, ou du moins l’hégémonie, de l’OST taylorienne et du « fordisme » : « Le modèle de développement historique proposé par les néo-marxistes est pris pour argent comptant dans la plupart de la littérature sur le sujet. Mais quoiqu’ils aient été importants, il n’est pas souhaitable d’utiliser les noms de Taylor et de Ford pour désigner des étapes de développement historique. Gramsci qui inaugura cette pratique, n’avait jamais été aux États-Unis. Contrairement à ce qu’il avançait, l’Amérique n’avait pas, et ne développait pas, un système industriel monolithique qui fonctionnerait selon un ensemble unique de principes. Il y avait au contraire un spectre considérable de pratiques de management et de production que ni Taylor ni Ford ne représentaient. La plupart des entreprises n’adoptèrent jamais l’OST, de nombreuses considérèrent que la ligne d’assemblage ne correspondait pas à leurs besoins et choisirent d’autres systèmes de production. (..) L’industrie américaine n’était pas monolithique ni en termes de mode d’organisation capitalistique ni en termes d’organisation du travail, et elle n’est pas passée collectivement par une étape appelée fordisme. »

Nye a probablement trop le nez dans le guidon des spécificités des modes d’organisation de l’exploitation pour admettre l’utilité de la notion de fordisme ( certes à relativiser après certains « excès » régulationistes ou marxistes) . Il n’en rappelle pas néanmoins quelques vérités importantes. Il cite ainsi l’étude de Hugh Aitken sur les travailleurs de l’arsenal de Watertown qui démontrait que l’introduction de l’OST avait échoué devant la résistance, l’habileté tactique des travailleurs, et le simple constat de son inefficience dans un cadre donné. De même, il mentionne l’interdiction, suite à une commission d’enquête dépêchée pour répondre aux nombreux conflits ouvriers contre l’introduction de la méthode Taylor, pendant trente ans de la même OST dans toutes les entreprises sous contrôle de l’État fédéral. Plus généralement « Au niveau de l’atelier, le taylorisme s’avéra souvent moins important que la myriade de changements amenés par l’électrification qui aidèrent les entreprises américaines à doubler leur productivité entre 1900 et 1930. » Or justement  » Taylor travaillait essentiellement dans le cadre conceptuel de l’âge de la vapeur et considérait les machines comme des extensions du pouvoir musculaire humain. Ford au contraire était un homme de cette ère électrique où « les machines commencèrent à réaliser ce qu’aucuns hommes quel que soit leur nombre ne pouvaient réaliser, devenant non seulement des extensions des muscles les plus fins, mais de l’oeil, de l’oreille et même du cerveau lui-même » (Wyn Wachhorst). Mais là encore  » la ligne d’assemblage n’était pas le seul système de production moderne, elle n’était pas nécessairement la méthode la plus efficiente pour chaque usine, ni ne représentait toujours le système le plus profitable et elle n’a même pas éradiqué le « putting-out system« . Les entreprises détenues « à titre personnel » comme celle de Henry Ford n’était pas inéluctables pas plus que ne l’étaient les méthodes de production de Ford. De fait la compagnie Ford est passée par deux périodes bien distinctes : une phase « welfare » qui dura moins d’une décennie et une période d’intimidation et de confrontation. »

A défaut donc d’être hégémonique dans l’industrie, le taylorisme n’en fut pas moins sollicité dans de nombreux domaines de la vie sociale. Nye rappelle en effet que les premières théoriciennes et théoriciens de « l’économie domestique » voulaient appliquer, en les couplant à l’électrification de tout, ces méthodes à la gestion du foyer, notamment en réorganisant les cuisines selon les principes des études d’optimisation des temps et mouvements. Mais cette restructuration et la vaste gamme de nouveaux équipements ne tinrent pas leurs promesses puisque toutes les études menées dans les années 50 démontraient que le temps de travail domestique n’avait pas diminué, au contraire :  » Quoique la rhétorique provenait de Taylor, sa réalité ce n’était pas l’efficience industrielle mais un travail plus intensif. La cuisine émergea comme l’homologue domestique d’un atelier d’usinage animé par un travailleur unique. La nouvelle domesticité accordait une grande valeur à la production de mets luxueux et à la propreté immaculée des sols. Elle transformait le travail non-payé des femmes en une sorte de performance publicitaire. »

La troisième et dernière partie du livre, intitulé « Dispersion », se penche tout d’abord sur les effets de l’essor de la consommation de masse et plus particulièrement l’automobile et ses conséquences, notamment le développement de la « suburbia ». Nye refuse toutefois d’établir un simple rapport de cause à effet :  » Il ne faut pas confondre dynamisme technologique et déterminisme. Les automobiles ne sont pas des objets isolés; elles ne constituent que la partie la plus saillante d’un système complexe de consommation d’énergie qui inclut des lignes de production, des routes, des parkings, des puits de pétrole, des pipelines, des stations services et la restructuration des espaces urbains pour s’adapter aux besoins des conducteurs. Entre 1910 et 1930, des systèmes alternatifs à l’habitat suburbain existaient et dans la plus grande partie de l’Europe des villes bien plus densément peuplées que les villes américaines bénéficiaient d’un système de transport public. Les voitures n’étaient pas en soi un facteur de transformation, elles donnèrent simplement aux américains un nouveau médium puissant pour exprimer des préférences culturelles pré-existantes. » Les effets en retour étaient pourtant aisément discernables :  » Ces nouvelles possessions à la fois incarnaient et utilisaient l’énergie. L’idéal de l' »American way of life » en 1925 incluait une voiture familiale, une maison dans les « suburbs » avec une large spectre d’appareils, un téléphone, un phonographe, une radio et du temps libre pour s’adonner à des loisirs à haute teneur énergétique à l’extérieur de la maison. Le succès et le bonheur supposaient implicitement le contrôle de très grandes quantités d’énergie, et les quantités demandées augmentaient chaque année. La lumière électrique, le téléphone et l’automobile- des articles de luxe réservés aux riches en 1890- étaient devenus indispensables à tous en 1930. » Nye décrit longuement les différentes facette de cette société à très haute intensité énergétique et ses utopies : » Le régime à haute intensité énergétique concernait tous les aspects de la vie. Il promettait un future fait de textiles miracles, de nourriture peu onéreuse, de plus grandes maisons suburbaines, de voyages plus rapides, d’essence moins chère, de contrôle du climat et de croissance sans limites. « 

L’arrivée de la crise énergétique dans les années 70 n’en fut que plus « brutale » et l’affolement comme le déni, encore plus important. La description que donne Nye n’est pas sans rappeler la situation actuelle: « Le discours politique américain affichait un style paranoïaque qui rappelait les sermons du XVIIe siècle. On trouvait autant des avertissements apocalyptiques sur la fin du monde une fois que les ressources énergétiques seraient épuisées, des jérémiades sur le viol des ressources et la consommation excessive, des dénonciations de complot internationaux dirigés contre les USA et des refus d’admettre la réalité de la crise. » C’est ce dernier point de vue incarné par Reagan, dont la « contre-révolution » dans ce domaine, tant les propos que les actes, a connu une réplique avec Trump, qui prit finalement le dessus : » L’élection de Reagan était en partie une déclaration publique de foi dans l’ordre ancien, dans lequel la forte consommation d’énergie allait de pair avec les rêves de réussite personnelle, et le progrès se mesurait à des centres commerciaux toujours plus gigantesques, des maisons toujours plus chers et équipées, des grandes voitures, etc. Et donc dans les années 80, la plupart des américains continuèrent à consommer comme si la crise n’avait jamais eu lieue. Les fours à micro-ondes et l’air conditionné devinrent la norme. » Et pourtant, le nouveau régime énergétique et productif qui émergeait dans cette dernière partie du XXe siècle, « le régime énergétique électronique » étaient déjà en train de miner « la structure de classe » et les rapports de production et distribution de la phase précédente, ouvrant la voie à la précarisation à outrance et le maintien de la consommation par l’endettement.

Nye revient enfin dans sa conclusion sur cette dépendance, désormais inscrite dans l’espace,  » les américains ont construit leur dépendance à l’énergie via leur zonage et leur architecture. », et qui semble si profondément intégrée qu’on ne voit pas très bien comment pourra s’imposer un changement de cap : » A la fin du XXe siècle, la consommation d’énergie est devenue à la fois une question technique, un dilemme écologique, une enjeu politique et un problème personnel de la plus haute importance. » Si Consuming Power offre donc un utile panorama historique et même si on est pas obligé d’être convaincu par son torticolis « culturel » celui-ci a toutefois le mérite de souligner les profonds ressorts de la question dans la société américaine. Et l’énergie, qu’il associe principalement au culte, pour lui très américain, de l’autonomie individuelle ( mais qu’en était-il effectivement hier et d’autant plus aujourd’hui ?), pourrait ainsi permettre de mieux analyser symboliquement certes mais concrètement aussi, certaines recompositions sociales et politiques « transitoires » tel ce plouto-populisme dopé au backlash patriarcal et racial qu’a réussi à incarner Trump. Comme cela a été noté lors de son élection, aux États-Unis la pollution au carbone suit des lignes partisanes (et inversement) puisque les États républicains produisent plus de carbone et leur habitants consomment plus d’énergie. De là, on peut bien évidemment crier au carbo-fascisme, ou appeler à l’union sacrée entre anti-fascistes et écologistes ( comme le promeut l’inépuisable Malm !) qu’on ignorait fâchés ( un conflit de livrée ou de bonnes intentions ? ) mais il semblerait que l’énergie comme rapport social appelle une critique certes plus subtile et certainement plus radicale.

Andrew Nikiforuk : L’énergie des esclaves. Le pétrole et la nouvelle servitude.

« Mea culpa » : nous nous sommes aperçus sur le tard que le livre avait été traduit en français par la maison d’édition canadienne Écosociété en 2015 sous le titre L’énergie des esclaves. Le pétrole et la nouvelle servitude, donc on précise que ces rapides commentaires s’appuient sur la version anglaise…

The Energy of Slave. Oil and the New Servitude du canadien Andrew Nikiforuk constitue un objet surprenant. Rédigé par un « conservateur » revendiqué (au sens « américain », si tant est que cela fasse un différence) mais riche d’un large spectre de références, partant un peu dans tous les sens quoiqu’en général sur un mode très pessimiste, le livre n’en constitue pas moins une contribution intéressante à la réflexion sur le rôle de l’énergie et les enjeux de toute transition énergétique.

Pour Nikiforuk, il faut saisir le rapport des sociétés modernes à l’énergie au prisme du rapport maître-esclave. Et ce, d’abord, historiquement : « Avant le charbon et le pétrole la civilisation fonctionnait grâce à un moteur à deux temps : l’énergie des cultures « nourries de soleil » et l’énergie des esclaves. Les muscles humains enchainés ont construit, alimenté et enhardi les empires de la Mésopotamie au Mexique. Les anciens comprenaient le coût et les lois de l’énergie. Les esclaves représentaient d’efficaces convertisseurs d’énergie et créaient d’importants surplus. Avec un minimum de calories fournies par les céréales, un groupe d’esclaves pouvait déplacer des montagnes – ramasser les déchets des riches, construire des infrastructures d’irrigation, combattre à la guerre ou simplement rendre la vie plus simple à leurs maitres. » L’esclavage n’est pas pour l’auteur une métaphore ou une analogie puisqu’il consacre la première partie de son livre à retracer, de Rome aux États-Unis du XIXe siècle, l’évolution concomitante de l’esclavage et de l’émergence de nouvelles sources d’énergie, ces dernières finissant progressivement, et non sans mal, à mettre le premier au rebus ( la victoire du nord sur le sud dans la guerre civile américaine paraissant à l’auteur un modèle de transition énergétique). Notons que la thèse n’est pas nouvelle comme il le reconnait lui-même. On pourrait d’ailleurs citer une référence qu’il omet, le grand historien italien Carlo M. Cipolla, ici dans un article de 1965, « Sources d’énergie et histoire de l’humanité » :  » L’homme est aussi un convertisseur d’énergie : il consomme de l’énergie chimique sous forme d’hydrates de carbone, de protéines, de matières grasses, il produit de l’énergie utilisable sous forme d’énergie nerveuse et mécanique. L’esclavage est une forme institutionnalisée de l’exploitation de l’homme dans sa qualité de convertisseur produisant de l’énergie mécanique » (voir également le livre de J.F. Mouhot à la fin de ce post).

Selon Nikiforuk, la dialectique maitre-esclave n’a toutefois pas pris fin avec l’esclavage humain : « Bien que les énergies fossiles aient au départ paru promettre une plus grande liberté, elles ont au bout du compte accouché d’autre chose : une armée de travailleurs mécaniques assoiffés de carburant qui allaient nécessiter des formes de plus en plus complexes de management et une classe agressive de puissant marchands de carbone. Sans réfléchir nous avons remplacé l’ancienne énergie des esclaves humains par une nouvelle servitude, alimentée par les énergies fossiles. » Bref « nous » sommes désormais maîtres et esclaves : « Les esclaves mécaniques alimentés par le charbon puis plus tard par le pétrole, éliminèrent effectivement le besoin d’esclavage humain et de servage à grande échelle. Les nouveaux esclaves n’ont pas remplacé immédiatement les esclaves humains – dans de nombreux cas ils ont rendu leur condition pire pour des décennies- mais ils ont changé la pensée humaine. Ils ont aussi fait paraître obsolète le pouvoir musculaire de l’esclave, de la même manière que les automobiles ont fait paraître les chevaux pittoresques. Ainsi l’age des hydrocarbures a créé une nouvelle classe de maîtres et une forme unique de servitude à l’énergie. Et le nouvel ordre inanimé présentait des enjeux et des inégalités distincts sur une échelle géographique sans précédent. »

Si il est inutile de retracer le tableau détaillé et volontiers caverneux que donne l’auteur des effets de cette nouvelle servitude à l’énergie sur l’agriculture, les villes, les régimes politiques, etc notons que ses développements sur l’équivalent en esclaves de l’énergie consommé par un ménage nord-américain ( 400 esclaves par famille selon lui) ont tout de même le mérite de souligner le « léger » somnambulisme qui préside encore aujourd’hui à la perception des besoins en énergie que supposent les multiples agréments de la vie moderne (Nikiforuk cite d’ailleurs l’émission de téléréalité The Human Power Station diffusée sur la BBC qui illustre spectaculairement son calcul !). Et plus généralement sa thèse, en partie involontairement, on présume, au vu de ses préoccupations principalement « réactionnaires », a la louable utilité de rappeler que les questions d’énergie, indissociables historiquement des formes successives d’exploitation du travail humain, de domination politique et patriarcale, le sont, certes !, désormais tout autant de l’aliénation marchande. Et penser l’énergie à « hauteur d’Homme  » constitue effectivement un utile remède à tous les délires technocratiques et autoritaires ( cf. Malm), que semble autoriser le désastre et une invitation à ne pas envoyer, sous ce même prétexte, valdinguer la bonne vieille cause d’une autre « Aufhebung » de la trop fameuse dialectique du maître et de l’esclave.

Au fait, sur le sujet existe également en français une synthèse par Jean François Mouhot Des esclaves énergétiques. Réflexions sur le changement climatique : « Ce livre explore les liens historiques et les similarités entre esclavage et utilisation contemporaine des énergies fossiles et montre comment l’histoire peut nous aider à lutter contre le changement climatique. Il décrit d’abord le rôle moteur de la traite dans l’industrialisation au xviiie siècle en Grande-Bretagne, puis explique comment l’abolition de l’esclavage peut être pensée en lien avec l’industrialisation. En multipliant les bras «virtuels», les nouveaux esclaves énergétiques que sont les machines ont en effet progressivement rendu moins nécessaire le recours au travail forcé. L’ouvrage explore ensuite les similarités troublantes entre l’utilisation des énergies fossiles aujourd’hui et l’emploi de la main-d’œuvre servile hier, et les méthodes utilisées par les abolitionnistes pour parvenir à faire interdire la traite et l’esclavage. Ces méthodes peuvent encore inspirer aujourd’hui l’action politique pour décarboner la société. »

L’écologie-monde, quelques jalons bibliographiques

Pour autant qu’on puisse en juger, les thèses de l’écologie-monde semblent avoir agrégé un certain nombre de chercheurs de par le monde. Ce que nous proposons ici n’est certainement pas une bibliographie générale mais un choix de quelques articles en diverses langues qui nous ont paru des jalons (plus ou moins) éclairants sur quelques grands thèmes.

L’agriculture, l’aquaculture, la pèche

Migration et exploitation

Plusieurs textes des chercheurs espagnol et italien, Yoan Molinero Gerbeaux et Gennaro Avallone proposent des analyses pertinentes s’appuyant sur les thèses de Jason Moore pour comprendre les migrations et leur rapport à l’agriculture. Ainsi dans « Ecología-mundo un nuevo paradigma para el estudio de las migraciones internacionales« , les deux auteurs avancent que : » Le cadre de l’écologie-monde est polyvalent, interdisciplinaire et permet aussi bien de s’appuyer sur de nombreux développements théoriques que de tester une quantité innombrable d’hypothèses sur les dynamiques qui interviennent dans les processus migratoires. Les migrations en tant que phénomène transnational et multiscalaire, requièrent de dépasser le cadre stato-ethno-centré car elles ne peuvent se saisir que comme un fait social total. L’écologie-monde n’est pas seulement une théorie de l’international, car elle propose une analyse géo-historique et systémique dont les suggestions permettent d’aborder l’étude des mouvements de population sur la base de leur fonction et de leur résistance dans la structure capitaliste globale. Des phénomènes comme le recours au travail migrant agricole, qui est une tendance croissante au niveau global, peut se comprendre par l’intermédiaire de la stratégie du système visant à garantir la production de nourriture à bas coût, qui réduit en retour le coût du travail global. Mais d’autres migrations, comme celles qu’on qualifie d’écologiques, peuvent également se comprendre comme des produits des dynamiques constitutives de l’écologie-monde puisque ces mobilités sont produites par les appropriations [ capitalistes] de la nature. »

Dans un autre article, « Producing Cheap Food and Labour: Migrations and Agriculture in the Capitalistic World-Ecology », Gerbeau et Avallone reviennent plus spécifiquement sur le travail agricole :  » Nous souhaitons démontrer que l’accumulation requiert la reproduction de rapports hiérarchiques entre les États et les populations, dans lesquels le centre économique, politique et symbolique du système-monde est caractérisé par un taux élevé de capital constant ( machinerie) et la périphérie fournit le capital variable ( la force de travail). De plus, à cause de l’épuisement de la révolution verte et de l’inefficacité des biotechnologies, la profitabilité de l’agriculture et de la production de nourriture a été maintenue grâce à une extraction massive de plus-value au détriment du travail migrant venant de la périphérie. Cette stratégie est à courte-vue mais a été étendue à travers le système-monde. (…) L’utilisation de travail  » bon marché » peut être interprétée dans l’agriculture comme une contre-tendance qui contraste avec la tendance croissante globale à la hausse de la composition organique du capital dans l’agriculture. »

Un court article en Français de Yoan Molinero Gerbeaux « Produire de la nourriture et du travail à bon marché : migrations et agriculture dans l’écologie-monde capitaliste » résume très bien les thèses évoquées ici : « La « révolution verte » ayant échoué dans sa fonction structurelle, le faible prix des aliments repose principalement sur l’emploi de travailleurs migrants dont les maigres salaires ont permis de maintenir les denrées alimentaires à un prix relativement bas. Cela ne constitue pas une nouvelle frontière de production, c’est-à-dire que l’emploi des migrants n’est pas la nouvelle norme productive systémique pour garantir la nourriture à bon marché, mais c’est une stratégie temporaire pendant que le système trouve de nouveaux modèles de production qui permettent de résoudre la barrière que la « révolution verte » ne peut pas sauter, comprenez une augmentation systémique de la production de nourriture à bon marché. N’oublions pas que les travailleurs ne sont pas des entités passives, leur disponibilité est soumise à une architecture politique complexe, et surtout à leur acceptation de la norme de travail selon laquelle ils sont employés. Leurs bas salaires, très souvent inférieurs aux minimums légaux dans des pays comme les États-Unis, l’Espagne ou l’Italie, et les conditions de travail précaires constituent la base évidente des protestations et des révoltes, ce qui, comme chacun sait, nuit à la production. C’est pourquoi le système ne peut que s’appuyer sur cette stratégie sans cesser d’en rechercher d’autres, car l’exploitation, en fin de compte, finit par déclencher des réactions. »

Notons que cette centralité du travail migrant dans le secteur agricole a bien sûr été de nouveau largement soulignée dans la crise sanitaire actuelle, puisque après les inquiétudes quant à la « pénurie de bras », on l’a accusé à plusieurs reprises d’être en fait un vecteur de diffusion du virus. Le paradoxe de ce reproche n’est qu’apparent car ce n’est que le dernier avatar de l’encadrement spécifique de cette force de travail qu’évoque Gerbeaux, où la très forte dépendance mutuelle avec l’exploiteur semble donner exactement la mesure de l’ostracisation/ répression qu’elle subit ( Ce n’est pas un hasard si les régions où ce travail migrant s’est rendu indispensable pour maintenir à flot la sinécure agro-industrielle sont souvent, en Europe, des bastions de l’extrême droite cf par exemple dans le sud-est en france).

Poissons d’élevage ou de mer

A propos de virus, Beatriz Bustos-Gallardo & Felipe Irarrazaval offre une éclairante étude de l’industrie du saumon au Chili et de sa crise dans « “Throwing Money into the Sea”: Capitalism as a World-ecological System. Evidence from the Chilean Salmon Industry Crisis, 2008. ».

Comme le rappelle les auteurs de 2007 à 2011, cette industrie « modèle du néo-libéralisme à la chilienne » ( c’est à dire fortement poussée « au cul » par l’État) a été dévastée par le virus ISA ( avec une baisse de 75% de la production en 2009-2010), virus mortel à quasiment 100% pour les saumons d’élevage. Pour les deux auteurs « la crise de l’ISA commença comme une crise environnementale ( causée par l’incapacité de l’écosystème et de la biologie animale à supporter le stress des conditions qui leur sont imposés) qui devint une crise financière de réalisation ( comprise comme l’incapacité des compagnies à compléter le cycle de circulation et d’accumulation du capital et donc de rembourser leurs emprunts). »

Répondant à des auteurs issus du « marxisme écologiste » pour lesquels cette crise virale renforce l’idée que « la logique interne du capitalisme est incompatible avec les écosystèmes qui soutiennent la vie humaine », Gallardo et Arrazaval avance que ‘ »les écosystèmes font partie de la logique interne du capitalisme. Suivant Moore nous pensons que la crise de réalisation et la crise écologique que le virus ISA a provoqué est devenue une seule et même crise écologique de réalisation, qui a forcé à la restructuration industrielle des conditions de production, initiant ainsi un nouveau round d’accumulation du capital. » Ce problème de virus dans l’aquaculture n’en est d’ailleurs qu’à ses prémisses comme nous y reviendrons très bientôt dans la rubrique  » Crise d’époque ou transition ? « 

Sur un thème approchant et à l’issu d’un travail au long cours entre la France et l’Espagne ( 6 ans et 500 entretiens) l’article de Liam Campling, « The Tuna Commodity Frontier: Business Strategies and Environment in the Industrial Tuna Fisheries of the Western Indian Ocean. », se place également explicitement dans la lignée de Moore : « Me basant sur les récents travaux de Jason Moore, mon principal objectif est de montrer les stratégies particulières déployées par le capital pour maximiser l’appropriation du surplus écologique dans les pêcheries de thon. Se faisant, je décris le développement historico-géographique d’une nouvelle « Frontière » marchande du thon et comment le capital intensifie la production pour la maintenir à flot quand les conditions de « Frontière » déclinent en termes de productivité écologique relative. »

La première question que se pose Campling est  » Comment les stratégies des flottes européennes sont-elles déterminées par et déterminent-elles les ressources naturelles dont elles dépendent ? Ou pour le dire avec les mots de Jason Moore : comment la production capitaliste fonctionne-t-elle à travers la nature dans cette industrie de la pêche ?  » En l’occurrence ce rapport à été révolutionné comme tant d’autres dans les années 50 puisque depuis lors  » les niveaux d’appropriation humaine se sont accrus concomitement à l’intensité capitalistique et la sophistication technologique des méthodes de pêche utilisées, elles-mêmes déterminées en retour par la pression mise pour maintenir l’approvisionnement. »

Campling retrace d’abord la longue histoire de la pêche au thon et des « enjeux interconnectés d’avoir à surmonter les contrainte de distance et de durabilité et la quête de nouvelles Frontières marchandes » résolus progressivement avec le passage du bateau de pêche à voile à celui à vapeur au milieu du XIXe avant l’avènement des bateaux senneurs après la seconde guerre mondiale et leur modernisation dans les années 60. Autre modernisation, bien utile mais qui semble pour lui un énième maléfice diabolique, le thon en conserve : » La mise en conserve du thon représentait une solution technique aux problèmes de distance et de durabilité dans le noeud productif de la filière marchande du poisson car cela permettait de stériliser et de stocker des produits périssables, un clair exemple du capital contrôlant et modifiant les processus organiques afin d’assurer la régularité de son accumulation et de sa reproduction.  » Le professeur de la School of Business and Management de la Queen Mary University de Londres ne semble quant à lui pas se demander en quoi son petit carriérisme faisandé participe de « la régularité de l’accumulation et de la reproduction » d’un système dont on sait qu’un des plus grands torts, écologique entre autre !, est d’avoir mis le thon en boîte, le vin en bouteille et même inventé la congélation. Si on veut bien charitablement passer sur de telles (zerz)âneries, Campling offre un tableau très rapide des évolutions du secteur tant technologiquement que dans les choix successifs des zones de pêche, ou « Frontières marchandes » pour reprendre le vocabulaire Moorien, et les réverbérations géographico-politico-écologiques de cette extraction de forts « surplus écologiques » dans les océans indien et atlantique. De même il donne un synthèse des évolutions capitalistiques du secteur, avec une concurrence et une concentration qui suivent elles aussi l’épuisement des « Frontières » auquel le « capital » tente de répondre technologiquement par la fuite en avant dans le gigantisme et l’intensification de la pêche qui ne font que par la surpêche précipiter l’épuisement des ressources, etc.

Le texte de Campling comme celui des universitaires chiliens sur le saumon offrent certes informations utiles et rétrospectives historiques éclairantes au néophyte mais n’indiquent pas vraiment quelle nouveauté représenterait cette approche d' »‘écologie-monde » dont ils se revendiquent, si ce n’est le fait de doubler l’analyse « classique » des dévastations écologiques dues à telle ou telle industrie et ses effets en retour, d’une analyse un peu poussée de la structuration capitalistique du secteur le tout présidé par un métadiscours sur ces « limites » dont on nous serine depuis deux siècles qu’elles finiront par avoir la peau des rapports sociaux capitalistes.

A propos de la pêche il serait probablement intéressant de lire l’importance démesurée qu’elle a prise ( au regard de sa contribution effective au PIB des pays concernés) dans les négociations du Brexit ( allant dans la presse tabloïd anglaise jusqu’à des menaces de guerre navale), à l’aune de l’épuisement des ces « Frontières » et de leur « surplus écologique » mais aussi des resserrements et tensions autour de la fixation des limites des eaux territoriales, zones maritimes exclusives, etc partout sur la planète et de l’épuisement d’un cycle d’échange, du droit international, etc qu’elles signalent, ainsi que des dynamiques plus domestiques mais néanmoins importantes de gestion/ aménagement du territoire, géographie politique et accompagnement de « l’extinction » d’un groupe social dont la violence corporatiste faisait encore beaucoup parler d’elle dans les dernières décennies du XXe siècle, et ce au moment même où la destruction des communautés de pécheurs en Afrique, par cette même industrie, pousse chaque jour plus de personnes à tenter de très périlleuses migrations vers l’Europe.

Désert et plasticulture

Le dense et instructif texte de Marie Dixon « Plastics and Agriculture in the Desert Frontier », a notamment comme mérite de rapprocher les thèses de Moore d’un autre courant d’analyse, la théorie des systèmes agro-alimentaires ( « Food Regimes ») initié notamment par le chercheur Philip McMichael.

Dixon débute son texte, qui porte sur le développement de l’horticulture en Egypte (dans des zones désertiques le long de deux axes autoroutiers partant du Caire et qui enserrent le Delta du Nil, mais également au nord du Sinaï) par une critique des divers récits plus ou moins « utopisant » de « verdissement du désert » :  » La persistance des récits de verdissement du désert au moment même où se multiplient les crises de l’eau peut paraître contradictoire : les régions arides et semi-arides qui ont depuis longtemps été transformées en site de production agricole intensive sont désormais en train de se tarir et pourtant ces récits promeuvent le même ensemble de processus qui sont à l’origine de la crise actuelle, certes sur de nouvelles terres et avec les plus récentes technologies et pratiques agricoles. Pour ces récits, les derniers exploits de la technologie couplés à un management adapté, promettent de résoudre le problème de la production de nourriture face aux imminentes crises écologiques dues à la désertification, la diminution des aquifères, la salinisation des sols, etc . A travers une étude de cas des pratiques et politiques de verdissement du désert en Égypte, j’avance que la crise reflète en fait les rapports sociaux et écologiques de production dans les régions arides et ne sera pas surmontée grâce à un meilleur management ou le prochain « fix » technique.  »

L’auteur rappelle le contexte politique et économique global de l’émergence de ces politiques de « verdissement » du désert :  » On peut classer l’Égypte comme un Nouveau Pays Agricole ( NPA) – un concept que la littérature sur les systèmes agro-alimentaires a introduit pour rendre l’émergence de pays dans le Nord et le Sud global qui ont commencé à étendre leurs secteurs d’agro-exportation et à entrer en concurrence à partir des années 70 et 80 avec les pays agro-exportateurs dominants comme les États-Unis ou l’Europe de l’ouest. Les NPA ont constitué une partie importante du système agro-alimentaire global qui était en train d’émerger. » La hausse des prix du pétrole des années 70, puis les mesures d’ajustement structurel du FMI dans les années 80 jouant notamment un rôle important dans le déplacement d’une partie de l’horticulture industrielle, internationalement des zones tempérées aux zones arides et semi-arides, et en Égypte des zones traditionnelles du Delta du Nil vers le Désert.

Un des traits commun de ces nouveaux acteurs c’est leur dépendance au modèle dit de la plasticulture « qui est habituellement définie par une irrigation par goutte-à goutte ou aérosol, couplée à l’usage de serres, de paillis et autres éléments en plastique. La plasticulture peut impliquer la culture hors-sol et inclut souvent la fertirrigation ou l’irrigation avec une eau traitée ( filtrée et souvent additionné de fertilisants et autres intrants). » Comme le rappelle Dixon : » Le développement de systèmes d’agriculture dans un environnement contrôlé comme la plasticulture suppose des processus de bio-sécurisation, c’est à dire d’aller vers des interventions toujours plus élaborées, y compris au niveau moléculaire des cellules de la plante pour protéger le capital investi de la volatilité croissante liée à l’intensification de la production et à la simplification biologique. Une analyse en terme d’économie politique ne peut saisir seule le caractère particulier de ces changements, qui ont coïncidé avec la consolidation capitalistique de l’horticulture globale. Une analyse économico-politique tend à décrire ces changements comme une stratégie ( des entreprises, des plus grands États exportateurs) ou comme l’expression de la préférence des consommateurs ( pour le fruit « immaculé »). Suivant Jason W. Moore, Tony Weiss, Liam Campling et d’autres, j’introduis ici le concept de « Frontière désertique » [Desert frontier] pour démontrer que ces changements doivent aussi être approchés via une analyse des rapports entre nature et société. »

D’où, selon elle, l’apport des thèses de l’écologie-monde : « La littérature sur les systèmes agro-alimentaires offre une analyse en terme d’économie politique des régimes alimentaires et ne s’intéresse qu’aux effets sur l’environnement. En reprenant les termes de Moore je demande : comment l’horticulture globale se réalise-t-elle dans la nature ( plutôt que de simplement agir sur la nature) ? En d’autres termes, comment cette organisation humaine particulière ( de production marchande de fruits et légumes dans des zones réservées spécialement à l’agro-industrie globale) et la nature ( le vent, les parasites, le sol, les climat, l’eau, etc) sont-elles coproduites ? (…) Le concept [« moorien »] de Frontière marchande est utile pour comprendre comment la création de Frontières dans le désert suppose plus généralement l’appropriation de travail-énergie non payé : les États offrent l’accès aux terres désertiques ( via la construction de routes), des régimes de travail à bas coût et la possibilité de développer les terres ( à travers leur « leasing » par l’État, le financement de l’irrigation, etc) à des coûts bien plus bas que dans les zones agricoles existantes. Le concept aide en effet à expliquer le caractère historique et relationnel de la Frontière désertique : l’intensification de la production à un endroit mène finalement à un épuisement relatif – en terme de hausse des coûts résultant de la dégradation des conditions de production- ce qui mène à l’expansion de la production marchande dans de nouvelles zones. » Dixon donne dans la suite de son texte une description détaillée de cet échafaudage complexe de facilitations offertes par l’État, de diverses technologies d’artificialisation des cultures et bien sûr de l’approvisionnement en main d’oeuvre ( majoritairement féminine et acheminée des villages avoisinants) qui permet à cette agro-industrie du désert de « s’approprier suffisamment de travail-énergie non payé ».

Remarquons pour finir que si Dixon évoque aussi les divers risques parasitaires et financiers qui menacent le fragile équilibre artificialisé de cette horticulture du désert, on pourrait également mentionner « l’équilibre général » des rapports sociaux égyptiens. En effet comme l’ont analysé Habib Ayeb et Ray Bush dans Food insecurity and Revolution in the Middle East and North Africa, ce sont ces politiques étatiques de fuite en avant dans l’agro-business qui, en précarisant l’accès à la nourriture ont probablement rendu possible les révolutions tunisiennes et égyptiennes, et ce bien plus que le modernisme et l’insatisfaction des classes moyennes urbaines qu’on célèbre en général. ( Voir notamment la recension du livre sur La vie des idées ).

Modernisations agricoles et émeutes de la faim

Alors même que l’Organisation des Nations-Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture ( mieux connue sous son acronyme anglais F.A.O.) vient d’annoncer, sans surprise dans le contexte de la crise du Covid 19, que son indice global des prix de la nourriture avait atteint en novembre son plus haut niveau depuis presque six ans, lire ou relire le texte de 2016 de Ray Bush ( un des co-auteurs du texte cité plus haut) et Giulano Martniello « Food Riots and Protest: Agrarian Modernizations and Structural Crises » est d’autant plus salutaire. Les auteurs rappellent ainsi que le concept de « sécurité alimentaire » devenu le mantra des Institutions Financières Internationales (IFI), la Banque Mondiale notamment, est bien plus chargé d’histoire et de signification politique qu’il en a l’air.  » La sécurité alimentaire est devenue de façon croissante une fonction de la maximisation de la production et de l’optimisation de la circulation de la production de nourriture à l’échelle globale. Le concept a été dépouillé de son contenu politique et de plus en plus individualisé, c’est à dire considéré au niveau du pouvoir d’achat des gens, de leur droit à la nourriture et des apports calorifiques considérés comme nécessaires. » Pour Bush et Martiniello , qui s’appuient, comme Dixon, sur les travaux de Philippe Mc Michael et la théorie des systèmes agro-alimentaires il faut, à rebours des tentatives des IFI de « naturaliser » les crises alimentaires, les saisir comme résultant de tendances majeures du marché alimentaire mondial, ainsi « la concentration et centralisation croissante de ce marché qui a aggravé la tendance au contrôle monopolistique et oligopolistique, c’est à dire accru le pouvoir de l’agri-business. Le rallongement des chaines d’approvisionnement sous un tel contrôle monopolistique réduit l’autonomie et l’indépendance des petits producteurs de nourriture, augmentant leur vulnérabilité au marché mondial et aux aléas environnementaux. » Les deux auteurs rajoutent aussi à cela les effets de la pénétration dans le secteur de la finance, et de ses exigences de retour sur investissement, qui ont encore aggravé les fluctuations de prix et leurs effets dominos dans un sens comme dans l’autre.

C’est dans ce cadre global que les thèses de Moore leur apparaissent comme « un important et salutaire correctif aux notions dominantes de crise agricole et de subsistance. [Car Moore] lie les modèles d’accumulation et de crises du capital avec le changement climatique considéré comme une mutation de la biosphère profondément connectée à à l’agriculture industrielle néo-libérale qui génère de la « valeur négative ». Cette contradiction systémique ne peut être (temporairement) surmontée qu’en mettant en place des stratégies encore plus toxiques et dangereuses dans la quête du capital pour de nouvelles sources bon marché de travail et d’énergie. (…) Moore a souligné beaucoup des raisons sous-jacentes aux désordres dans le système agro-alimentaire mondial qui mène aux protestations : l’impact délétère des formes dominantes de spécialisation agricole et l’uniformité génétique qui érode les liens entre l’agriculture et l’écologie. Les assemblages de monoculture, de mécanisation, d’usage intensif de la chimie et d’ingénierie génétique ont sapé les cycles de reproduction des substances nutritives du sol et ont éliminé les ennemis naturels des parasites qui deviennent en retour des contributeurs majeurs à la crise écologique, provoquant encore plus de protestations. »

Bush et Martiniello offrent dans la suite du texte une intéressante succession de concises « études de cas » de vagues de mouvements sociaux liées à la hausse des prix alimentaires. Ainsi les émeutes en Ouganda en 2011 (notamment) qu’ils considèrent comme un révolte africaine de la « troisième vague » (après les luttes pour l’indépendance, puis contre les régimes autocratiques et militaires) et qui semblent, selon eux, indiquer que, du fait des réformes néo-libérales, la sempiternelle, et en général fatale aux luttes, séparation ville-campagne est désormais si floutée qu’elle dessine au contraire la possibilité d’une convergence nouvelle. Convergence qu’on imagine également possible au Burkina Faso où les révoltes successives déclenchées par la hausse des prix ont vu se mobiliser bien des secteurs de la société des jeunes chômeurs urbains aux paysans en passant par les travailleurs des mines ou du sucre. Enfin, en Égypte et en Tunisie, où les deux auteurs rappellent le rôle central joué dans les révoltes par les petits paysans victimes des campagnes de modernisation agricole.

La révolte en cours des paysans indiens contre le train de mesures de libéralisation promu par le gouvernement Modi souligne une fois plus l’absolue centralité de ces questions agricoles d’autant plus quand bien des compromis « nationaux », entre le secteur agricole et les autres secteurs économiques, la paysannerie et l’État, la ville et la campagne ( en Inde mais aussi un peu partout en Asie, avec parfois un, certes relatif mais réel, « statu-quo » qui semble être, sur ce continent (mais pas que !), un peu la « face cachée » de la grande phase de globalisation des années 90 et 2000 ) se retrouvent menacés tant par les velléités de réformes des gouvernements, la dégradation écologique que le tarissement, conjoncturel voire durable, des flux de migrations internes et internationales.

La question de l’eau

Bulles immobilière et droit de l’eau

Début septembre 2020 des fermiers frappés par la sécheresse ont pris le contrôle du barrage de Boquilla dans la région de Chihuahua au Mexique (en en chassant la garde nationale), pour protester contre le transfert de millions de mètres cubes d’eau vers les États-unis, transfert prévu dans le cadre d’un accord signé entre les deux pays en 1944. Un signe de plus de la crise de l’eau dans le pays, également largement soulignée par la crise du Covid19.

La lecture de l’article de Nadine Reis « Finance Capital and the Water Crisis: Insights from Mexico » permet de mettre dans leur contexte bien des aspects du problème et ce sous un angle relativement inattendu, celui du logement et de la financiarisation. Comme elle le résume dans son introduction :  » Cet article montre que le système de ressources hydriques interagit avec l’économie financiarisée d’une façon complexe qui va au-delà de l’appropriation directe. Dans la phase précédente du développement capitaliste au Mexique, l’eau était normalement appropriée comme un « don gratuit » de la nature ( cf. Moore Le capitalisme dans la toile de la vie), principalement via la « conquête » de ressources d’eau souterraines pour l’expansion de l’agriculture capitaliste après la révolution mexicaine. L’eau reste un élément nécessaire dans l’économie financiarisée d’aujourd’hui.(…) Néanmoins les conditions sociales, politiques, institutionnelles, et physiques-géographiques qui déterminent l’accès aux ressources en eau se sont de plus en plus complexifiées. Pour se réaliser, les projets de construction de logements dont l’achat sera financé par des prêts hypothécaires doivent faire avec le régime de gouvernance de l’eau existant, ses conditions hydrologiques, son cadre juridique et son réseau d’acteurs locaux. Pourtant, la matérialisation de cette accumulation financiarisée du capital à travers cet environnement socio-naturel a mené à l’émergence de nouvelles structures de gouvernance des eaux souterraines dans le centre du pays, avec potentiellement des implications importantes. Même si elles sont illégales, de ces structures pourrait résulter une marchandisation de facto de l’eau, aboutissant à une accélération de la réallocation de l’eau selon les moyens financiers des acteurs, au détriment du développement humain et de la soutenabilité environnementale. (…) En montrant comment le capitalisme financier n’agit pas sur mais au travers de la nature, le cas mexicain illustre la thèse de Moore selon laquelle le pouvoir, le capital et la nature sont dialectiquement joints au travers de deux mouvements simultanés,  » l’intériorisation par le capitalisme de la vie et des processus planétaires » et « l’intériorisation par la biosphère du capitalisme au travers des projets initiés par les humains et des projets qui influencent et forment la toile de la vie ».

L’article de Reis présente une rapide mais synthétique description de la « bulle immobilière « mexicaine, certes moins médiatisée que sa voisine américaine, et de ses effets sociaux comme écologiques :  » La perspective d’importants profits, basés sur la forte demande de maisons financées par prêts hypothécaires et le risque pris par l’État [ NDT : qui, comme partout ailleurs, a tenu à bout de bras cette « accession à la propriété »] à mené à un boom du secteur du logement social au Mexique. Ce boom s’est matérialisé par la prolifération de nouvelles colonies de logements ( conjuntos urbanos o fraccionamientos) dans les périphéries des grandes villes du Mexique. Les promoteurs se sont particulièrement focalisés sur l’État de Mexico, qui comprend les périphéries des aires métropolitaines de Mexico City et Toluca. Entre novembre 1999 et décembre 2014, le gouvernement de l’État de Mexico a autorisé la construction de 483 conjuntos, contenant au total 726101 maisons.  » Le toute empiétant évidemment sur les terres agricoles et posant d’innombrables problèmes d’infrastructures ce qui ne manqua pas de provoquer l’inévitable retour de bâton :  » Divers facteurs – incluant l’éloignement de ces colonies des centres urbains, le manque d’infrastructures, la mauvaise qualité des constructions et les pertes d’emplois- menèrent à un déclin de la demande et un abandon massif des maisons en 2012 et 2013. Cela provoqua un crash sur le marché, avec la faillite de trois des cinq plus gros promoteurs. Aujourd’hui il y a un nombre énorme de maisons inhabitées, de 400 000 officiellement à 5 millions selon les journaux. »

Derrière cette « classique » frénésie immobilière et ses déboires c’est bien sûr aussi la question de l’accès à l’eau qui se pose, puisque les promoteurs devaient obtenir des droits d’eau, principalement auprès d’agriculteurs et de paysans, pour pouvoir se faire accorder le permis de construire, ce qui mena au développement d’un énorme marché noir de ces droits. Mais si cette « capitalisation croissante de l’eau », « sert certaines classes qui ont des intérêts particuliers dans le commerce illégal des droits d’eau, elle s’oppose aux intérêts du capital en général, car elle suppose une hausse du coût des intrants. La fin de « l’eau bon marché » ne résulte pas seulement de l’épuisement des ressources physiques et des coûts croissants pour se l’approprier en creusant plus profondément dans le sol, mais aussi dans les constellations particulières de pouvoir local qui sont nécessaires à la réalisation de l’accumulation financiarisée. » Le très relatif paradoxe mexicain, entre une législation très avancée en décalage complet avec la réalité, ne sera probablement pas surmonté se sitôt, en tout cas pas par le populiste de gauche Lopez-Obrador qui s’est empressé de crier au complot et de rassurer les États-Unis après les événements de Boquilla.

Blue Humanities, écologie-monde et littérature

L’article « Water Enclosure and World-Literature: New Perspectives on Hydro-Power and World-Ecology »de Alexandra Campbell et Michael Paye, ouvre un numéro spécial de la revue Humanities consacré au rapport entre les « Blue Humanities« , qui souhaitent renouveler de façon critique les études de la mer, des océans, des rapports qui les traversent et les affectent, et la littérature mondiale. Emblématique de cette ur-radicalité verbeuse qui semble régner en maître dans certains secteurs du monde universitaire anglo-saxon et au-delà (et de prêter encore moins à conséquence que ses illustres prédécesseurs) , le texte constitue néanmoins une utile introduction aux thèses et pistes de recherche de ce nouveau champ d’étude, envisagé ici par les auteurs au prisme de l’écologie-monde.

La recherche « hydroculturelle » s’intéresse particulièrement aux phénomènes d’expropriations qui accompagnent la gestion de l’eau et des espace maritimes partout dans le monde. Ainsi  » les enclosures de l’eau se manifestent via une myriade de formes : au travers des structures matérielles des méga-barrages, des porte-conteneurs, des usines de désalinisation de l’eau de mer et des pipelines; à travers les stratégies territoriales des zones militarisées et des routes maritimes transnationales; à travers les grammaires juridiques des régimes d’extraction offshore; de même qu’au travers des discours néo-coloniaux de privatisation qui cherchent à naturaliser la notion d’eau comme ressource. Le constat que de telles formes de violence ne sont pas simplement liées à la dégradation écologique mais sont intrinsèquement écologiques est centrale dans l’approche de l’écologie-monde et influe sur beaucoup des articles réunis dans ce numéro spécial. » Écologie-monde qui trouve aussi beaucoup d’adeptes dans les études littéraires : « La popularité du paradigme de Moore dans les études littéraires et les humanités environnementales plus généralement n’est pas surprenante puisque il permet de développer une approche qui considère la culture, non comme un reflet de la société mais comme constitutive de ses abstractions et de ses violences et éventuellement, comme indicative de ses défaillances et contradictions. Avec son attention au langage et à la forme, de même que son évocation des structures de sentiments, la littérature peut constituer un puissant instrument non seulement pour saisir la logique et les épistémologies qui naturalisent « les modes capitalistes d’organisation de la nature » mais pour cultiver des modes de rapport alternatifs et d’imagination qui vont au-delà des enclosures capitalistes. »

Donc se situer à ce carrefour entre « blue humanities », écologie-monde et littérature permettrait de comprendre comment « les transformations géophysiques et les enclosures de l’eau impactent l’organisation à la fois du pouvoir et du sens. » Et pour saisir ces enclosures de l’eau point besoin d’aller bien loin… car qu’est ce après tout qu’une bouteille d’eau ? : » L’eau son embouteillage et son marquage publicitaire est donc devenu un mode d’enclosure en miniature, incorporé aux discours paradisiaques et de bien être qui dépendent de l’exclusion des populations locales. Pendant ce temps l’écotone est submergé par la pollution des effluents, déchets et des produits chimiques qui finissent dans une eau de mer déjà grouillante de microplastiques.  » Avec la critique de l’enclosure (en boîte) du thon ( voir plus haut), l’écologie-monde nous convie certes à un radical tour de table !

Plus « sérieusement », à côté de deux analyses de textes littéraires et de la critique d’un blockbuster hollywoodien, les deux auteurs passent allégrement à la moulinette « moorienne » un large spectre de phénomènes : « L’intensification des tempêtes, l’acidification des océans, les algues toxiques, le boom des méduses et la montée des eaux des océans mondiaux peuvent être lus comme des exemples hydrologiques de ce que Jason Moore appelle la  » valeur négative » quand « la nature externalisée » devient hostile à la poursuite de l’accumulation du capital. A ces blocages « écologiques » nous pouvons ajouter ceux qui sont habituellement identifiés comme « sociaux », comme le mouvement global des pécheurs qui a vu les communautés paysannes déplacées par le projet de barrage sur la Narmada marcher sur le G8 en conjonction avec le National Fishworkers Forum, une alliance sud-sud qui cherchait à entraver la destruction de leur mode vie. » De même :  » L’océan opère comme un « fix » multiforme à l’ère néolibérale, fournissant à la fois un évier à carbone, un voie de transport, une source d’énergie bon marché et une Frontière protéinique pour les nations capitalistes avancées.  » Point la peine de préciser que quand de telles généralités viennent meubler les trous entre quelques besogneuses analyses textuelles et cinématographiques, on a l’impression d’être revenu aux plus belles heures de la logomachie d’un certain discours « post-colonial »…

Matières premières

Soufre et révolution industrielle

Dans ce qui nous a paru être un modèle récent et convaincant d’application des thèses et méthodes de l’écologie monde à l’histoire, « The Frontier of Hell: Sicily, Sulfur, and the Rise of the British Chemical Industry,1750-1840 », Daniel Cunha part d’un épisode trop négligé de l’histoire du XIXe,« la question des soufres » qui opposa le royaume des Deux-Siciles et l’Angleterre entre 1838 et 1840. Les mines de soufre siciliennes constituaient en effet « une importante Frontière marchande pour le capital britannique, spécifiquement pour son industrie textile. La fourniture de soufre à bon marché était essentielle pour fabriquer les agents chimiques utilisés pour la finition des textiles, c’est à dire l’acide sulfurique, les agents blanchissants à base de chlore et la soude synthétique. » Cette importance nouvelle du soufre était donc liée à la révolution de l’industrie textile au XIXe et particulièrement dans les processus de finition, autrefois laborieux et incertains : « pour faciliter le flux de marchandises de la plantation aux filatures de coton puis au marché, des innovations étaient nécessaires à cette étape de la finition. Si celle-ci avait été faite selon les procédés traditionnels, les stocks se seraient accumulés de façon vertigineuse. Mais ces innovations eurent lieues. Elles sont bien moins soulignées dans l’historiographie du textile, peut-être car elles étaient d’une nature différente : il s’agissait principalement d’innovations chimiques, bien moins visibles que les innovations mécaniques. Ces innovations chimiques furent si importantes néanmoins qu’elles menèrent en fait à une retombée centrale de l’industrie textile, la création de l’industrie chimique comme branche séparée. »

En choisissant ce pan d’histoire moins connu, Daniel Cunha peut ainsi aborder successivement d’autres réalités négligées et concomitantes à cette exploitation du soufre : sa constitution géologique, les méthodes pour le moins rudimentaires d’extraction, les conséquences de cette dernière sur l’environnement, l’exploitation atroce des mineurs et particulièrement des enfants mais aussi l’inscription d’une zone relativement retardataire dans la division internationale du travail de l’époque et la sourcilleuse attention de la puissance anglaise à ne pas accepter d’entraves à « son libre commerce » ainsi que les effets sur la hiérarchie sociale locale de cette manne minière. Il insiste notamment sur le fait que ces mines auraient également été un des berceaux de la mafia : » L’abolition de la législation foncière féodale en 1812, qui créa un marché pour la terre et la loi qui accordait la libre disposition de la surface aux propriétaires de mines en 1826, couplés à l’explosion des exportations de soufre dans un État périphérique à l’appareil de répression chancelant, créèrent les conditions de la constitution de rackets de protection privé. La menace de mettre le feu au soufre présent dans les mines était utilisée comme moyen d’extorquer de l’argent et de mettre la pression sur les latifundiaires pour qu’ils emploient les criminels comme gardiens. Selon les termes de Mack Smith « Tous les ingrédients de la mafia étaient présents sauf le nom lui-même ». »

Bref il était effectivement temps « d’intégrer la Frontière du soufre dans l’histoire de la révolution industrielle. La Frontière sicilienne a été fondamentale dans la constitution de l’industrie chimique britannique comme branche industrielle séparée, qui permis d’en finir avec les goulots d’étranglement de la chaine de production textile en produisant des agents chimiques accélérant la finition des textiles. Cette constitution fut rendue possible par l’appropriation d’une nature et d’une force de travail non marchandisées sur la Frontière sicilienne.  » De même « l’accumulation primitive et l’exploitation du prolétariat britannique sont bien documentés. Mais nous devons aussi reconnaître le travail d’esclave des enfants dans les mines siciliennes comme une condition nécessaire à l’essor de l’industrie chimique. »

Phosphate et géo-stratégie

L’article de Axel Anlauf , « Eine „tickende geostrategische Zeitbombe“?
Phosphathandel und Restrukturierungen in der globalen Düngemittelindustrie »
constitue un bon panorama politique, économique et social des enjeux de l’épuisement des ressources mondiales en phosphate. L’auteur s’inscrit clairement dans la lignée de Moore qui permet selon lui  » d’analyser de façon critique l’industrie des engrais, car il pense le procès d’accumulation du point de vue de l’appropriation de la nature ( frontier) ». Le résumé qu’il donne dans la conclusion de son article nous ayant paru suffisamment concis , nous la traduisons ci-après :

« Comme l’agriculture industrielle est organisée selon un système de flux de portée globale, l’apport continu de nouveaux intrants de nutriments extraits de matières premières minérales est primordial. On a longtemps considéré ce flux d’approvisionnement comme donné et il ne constitue qu’un champ négligé de la recherche socio-écologique critique. Du fait que les nutriments n’agissent que de concert et sont le plus souvent vendus sous forme d’engrais mélangés, un renchérissement du phosphate a des répercussions directes sur l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement en nourriture. Cette relation a été rendue clairement visible par la crise de l’alimentation de 2007-2008 puis 2011 et pourrait représenter un problème de longue durée pour la stabilité des sociétés capitalistes/urbaines. Dans le discours bourgeois du développement durable, les chercheurs ont commencé à attirer l’attention sur le problème de l’approvisionnement en phosphate avec des métaphores comme  » la prochaine vérité qui dérange » ( Rosemarin),  » une crise qui vient » ou  » une bombe à retardement géostratégique » (Vaccari).

Pourtant un conflit explosif autour des ressources en phosphate et en engrais ne semble pas se dessiner pour le moment. Les acteurs étatiques se comportent plutôt de façon pro-active, en définissant le phosphate comme une matière première stratégique ( Chine, UE) et en cherchant à reconfigurer l’industrie du phosphate selon leurs intérêts. Ainsi les pays producteurs de phosphate, et par exemple les exportateurs net comme la Chine, le Maroc et d’autres pays du moyen-orient et du Maghreb pourraient essayer de mieux imposer leurs intérêts et d’organiser au niveau national des chaines de production et distribution verticalement intégrées. Ce serait contraire aux intérêts des importateurs net comme les USA et les pays de l’UE, qui cherchent à s’assurer l’accès au phosphate selon les termes du libre échange et de l’OMC, ce à quoi ils ne parviennent que partiellement. L’accès direct à de nouvelles ressources, comme cela s’est produit au Pérou, constituant une exception. Dans ce contexte, on constate une relative perte de pouvoir des anciens centres de l’économie mondiale. Et cette perte de contrôle sur une matière première de plus en plus stratégique pourrait en en retour encore aggraver ce déclin. Les mécanismes exacts de ce transfert de pouvoir sur les ressources économiques aux pouvoirs étatiques restent encore à éclaircir : par exemple comment le contrôle du phosphate va effectivement revaloriser la position des pays exportateurs dans l’échange. Il convient de noter, qu’un maximum d’extraction géologiquement déterminé ( peak phosphorus) est pour l’instant moins important pour les pays importateurs qu’une pénurie/rareté politiquement régulée de phosphate et d’engrais.

Comme les États, les entreprises s’adaptent aux modifications du marché mondial ( production décroissante aux USA, inquiétudes accrues en Inde et au Brésil). Cet ajustement vise avant tout à s’assurer le contrôle des noeuds éminemment profitables de la production finale et de la vente. La mesure dans laquelle ils y parviendront est elle même également dépendante des rapports sociaux domestiques de chaque société. Ainsi Mosaic [ le mastodonte du secteur issu d’un autre géant Cargill ] avait pu après le putsch au Brésil [ 1964 ? à moins qu’il parle de l’éviction de Dilma Roussef ?] prendre la contrôle complet de l’industrie du phosphate mais n’a obtenu en Arabie Saoudite qu’une participation minoritaire.

Il se produit également une adaptation dans le domaine technologique, avec des recherches visant à réduire l’apport d’engrais et promettant de faibles gains de productivité. Une révolution agraire par les « smart technologies, qui pourrait assurer des résultats aussi important que les révolutions agraire du passé, ne se profile pourtant pas à l’horizon. Du fait que les biotechnologie n’ont pas mené à des hausses d’efficience notables, les engrais ont pris d’autant plus d’importance dans la production alimentaire.

Comme pour l’approvisionnement en azote dans l’Europe du début du XXe siècle, la fourniture en phosphate va devenir un goulot d’étranglement central pour l’agriculture industrielle au XXIe siècle, au moins dans les pays importateurs. Ce nutriment n’a pas remplaçable, les ressources s’épuisent et les pays exportateurs défendent de façon toujours plus résolue leurs intérêts. Et si le procédé Haber-Bosch, a permis, il y a plus de 100 ans, de résoudre le problème du goulot d’étranglement de l’approvisionnement en azote, il n’y a aujourd’hui pas de révolution technologique en vue. Seul le recyclage du phosphore et d’autre nutriments dans les sécrétions des humains pourrait permettre à l’agriculture industrielle de s’établir sur une base « durable ». Malgré le fait que ces secrétions soient sévèrement polluées et onéreuses à utiliser, leur usage est testé dans des projets pilotes et soutenu par les idéologues du développement durable et pourrait devenir un projet hégémonique. »

Dans le dernier paragraphe, Anlauf voit bien évidemment dans cette crise larvée du phosphate une aubaine pour l’agrobiologie et les circuits courts, etc… Précisons que nous donnerons d’autres éléments sur la question dans la rubrique  » Crise d’époque ou transition » de ce site. Pour ce qui est de l’écologie-monde, on peut également lire en allemand, l’article de Birgit Mahnkopf, „Peak Capitalism“? Wachstumsgrenzen als Grenzen des Kapitalismus », qui est un résumé des thèses de Moore et plusieurs articles plus critiques de Markus Wissen, « Kapitalismus und « natürliche Grenzen » ou « Zwischen Neo-Fossilismus und „grüner Ökonomie“.

Faute de courage pour s’attaquer aux nombreuses études littéraires qui semblent s’être greffées sur le corpus de l' »écologie-monde » ( on y parle entre autre de zombies ou de Malthus) et d’autres contributions qui nous ont paru moins originales ou éclairantes, nous arrêtons là ce tour d’horizon. Le lecteur pourra trouver d’autres éléments et suivre l’évolution de ce « courant » en gestation sur le site World Ecology Network.


Lire George Caffentzis

Grande figure du « marxisme autonome » américain et animateur aux côtés, entre autres, de Silvia Federici et de Peter Linebaugh des revues Zerowork puis Midnight Notes et ensuite contributeur régulier à la revue en ligne The Commoner, George Caffentzis a, parmi ses foisonnantes et toujours stimulantes réflexions sur bien des sujets, publié, sous son nom ou collectivement, de nombreux textes sur la question de l’énergie qui constituent un apport important à la critique sociale sur le sujet et dont Jason W. Moore, parmi d’autres, s’est inspiré. Nous donnons ici quelques éléments de bibliographie densifiés comme invitation à une lecture plus en profondeur…

Midnight Oil

L’ouvrage collectif Midnight Oil. Work, Energy, War, 1973-1992 publié en 1992 chez Autonomedia réunissant des textes écrits dans les deux décennies précédentes et publiés dans les revues ZeroWork et Midnight Notes et d’autres rédigés à l’occasion de la première guerre du golfe de 1991 permet de se familiariser avec l’approche originale de Caffentzis et de ses camarades, sur un sujet en général paresseusement abordé par le marxisme, traditionnel comme hétérodoxe, que ce soit sous la forme de la pontifiance « géopolitique », des prêt à penser anti-impérialistes et « campistes » ou des digressions « circulaires » sur une rente transformée en alpha et oméga de sociétés entières.

A rebrousse-poil du « grand jeu », dès les premières lignes, les auteur(e)s rappellent :  » Les jardiniers yéménites, les profs palestiniens, les camionneurs soudanais, les soudeurs pakistanais, les travailleuses domestiques sri-lankaises, les travailleurs agricoles égyptiens et les serveurs philippins ont tous été embarqués dans les grandes convulsions libérées par la militarisation et l’engagement de forces militaires dans le Golfe. Ces travailleurs étaient et sont indispensables à l’industrie du pétrole au Moyen Orient. Amenés dans la région depuis l’Afrique, l’Asie et le Moyen-orient et travaillant dans des conditions de servitude sous contrat [ ND « T » : « indentured servitude »] ou d’esclavage pure et simple, c’est leur travail qui rend possible l’extraction, le raffinage et la distribution d’une des substances les plus précieuses au monde. » (p. viii). On comprend qu’il s’agit d’ores et déjà de prendre « à rebours » toutes les lectures « par le haut » des questions énergétiques, approche évidemment encore très fructueuse aujourd’hui, ne serait-ce, d’ailleurs, que pour le Moyen-orient (avec notamment les doubles réformes en cours, internes et d’exploitation de la main d’oeuvre migrante (cf. la kafala) – un article sur le sujet paraitra dans les prochaines semaines sur un autre de nos sites associés : collisions de frontières).

Pour Midnight Notes « la réorganisation de millions de travailleurs dans la région de production de pétrole la plus importante de la planète n’a pas constitué un dommage collatéral de la guerre mais au contraire un objectif central, partagé, malgré les disputes, par les classes dominantes irakiennes, koweïtiennes, saoudiennes, européennes et américaines. Alors que l’industrie pétrolière du moyen-orient ( et internationale) se préparait pour sa plus grande expansion depuis quinze ans, elle devait à la fois recomposer et terroriser un prolétariat pétrolier de plus en plus rebelle. Dans un environnement international « d’intifada globale » contre les plans d’austérité du FMI, toute nouvelle tentative de dégrader les conditions de vie des travailleurs, à la suite d’une nouvelle vague d’accumulation de richesse basée sur l’augmentation des prix du pétrole, allait nécessiter un saut dans le niveau de militarisation. « (p. viii)

Le premier article du recueil « Oil, Guns and Money » pose les bases théoriques de l’analyse proposée par le collectif : « Au delà de ses applications spécifiques, l’usage premier et général du pétrole est de servir de substitut au travail. Pour le dire simplement, l’énergie libère le capital du travail. Mais le pétrole représente bien plus puisqu’il est aussi une marchandise dont l’achat et la vente détermine grandement le niveau global des prix, des salaires et des profits (…) Le pétrole est en fait un instrument central du plan capitaliste et son prix est déterminé par divers conflits politiques.  » Justement c’est à partir de la mise en crise du fordisme par les luttes ouvrières et dans la société – » En demandant d’un côté, des augmentations de salaire déconnectées de la productivité et de l’autre un salaire pour le travail reproductif, ces luttes attaquaient les méthodes essentielles d’accumulation de plus-value »- et de la contre offensive du capital qui s’ensuit, que le rôle du pétrole change, passant de « lubrifiant » des rapports sociaux à pivot de la restructuration : « Le mécanisme clé de la réorganisation de la classe ouvrière et du processus de production aux États-Unis, en Europe et dans les pays producteurs de pétrole, a été l’augmentation des prix du pétrole, la « so-called » crise énergétique. »

On aperçoit de nouveau ici un « défaut de leurs qualités » récurrent (on le retrouve dans leurs passionnants écrits sur la monnaie) chez Caffentzis et ses camarades, c’est à dire le nécessaire rétablissement de la centralité du conflit de classe (selon une polarité absolue mais flexible qui rappelle plus l’axiome capital/travail que la « théorie du prolétariat ») débouchant parfois sur la tendance à trop prêter à la stratégie du capital, qui devient un bien commode « Deus ex machina » ou un « Weltgeist » à tiroir. L’article de 1975 de Mario Montano « Notes on the International Crisis » reproduit dans le recueil dit bien à la fois la nécessité et les aléas d’un telle démarche : « L’objectif de la stratégie capitaliste est de faire pencher le rapport entre travail payé et non payé, entre le capital et le salaire, vers une position qui ré-établisse la pré-éminence du travail non payé sur le travail payé (..) La crise énergétique correspond éminemment à ce besoin de la stratégie du capital : 1) la crise énergétique réduit l’emploi total 2) elle accroît la menace du chômage 3) elle permet au capital de s’accumuler en masse au travers de très fortes augmentations de prix.  » De même plus loin :  » c’est le sens de la crise énergétique : le capital s’échappe de ces secteurs d’investissement et de ces aires géographiques où les luttes ont rudement mis à l’épreuve l’accumulation. A travers l’inflation il transforme les revenus des classes ouvrières des États-unis, de l’Europe et du Japon en profits pétroliers et en fonds pour l’OPEP (..) En un sens, cette fuite du capital ne représente qu’un retrait tactique, une condition préalable pour une nouvelle vague d’investissements multinationaux.  » Bien des développements du recueil oscillent ainsi entre le « charybde » de la saisie concrète et synthétique de la confrontation et de ses enjeux ( le double portée des luttes pour le salaire et autour de la reproduction, le rapport étroit entre restructuration par la crise énergétique et nouvelle phase d’accumulation notamment via la financiarisation progressive, cf. les pétro-dollars) et le « scylla » d’hypostasier quelque peu le « plan du capital » ( problème bien sûr hérité de l’opéraïsme et de l’autonomie italienne).

On retrouve cet enjeu dans les deux textes de Midnight Notes qui porte plus spécifiquement sur les rapports sociaux au Moyen-orient, « To Saudi with Love : Working-Class Composition in the Mideast » et « Recolonizing the Oil Fields ». « To Saudi With Love » présente encore aujourd’hui un très synthétique panorama du développement de l’extraction pétrolière dans la région et des problèmes persistants de gestion de la main d’oeuvre : » La question de base à laquelle étaient confrontées les compagnies pétrolières tenait à comment réussir à mélanger et ajuster le prolétariat pétrolier afin de prévenir des explosions politiques (…) Les dangers de dépendre d’une force de travail massivement non indigène et la nécessité de développer un prolétariat hétérogène, étaient évidents dans les premières décisions des compagnies pétrolières et des régimes locaux.  » Les évolutions de la composition de cette main d’oeuvre depuis la première guerre du golfe, avec notamment la marginalisation de ces travailleurs de la région ( palestiniens, jordaniens, égyptiens, etc) souvent trop combatifs et susceptibles de vouloir s’installer définitivement au « profit » de travailleurs d’Asie du sud qui commencent ces dernières années à sévèrement se rebiffer, illustrent parfaitement l’importance des travailleurs de cette zone et de leur encadrement par les diverses autocraties et multinationales. Mais il est tout de même peu probable que la « décomposition de ce prolétariat pétrolier » ait pu être un objectif consciemment partagé par tous les acteurs de la première guerre du golfe. De même « Recolonizing the Oil Fields » offre un intéressant récit des heurts et malheurs des tentatives de restructuration du post-socialisme irakien des années 80, qui le menèrent finalement à la guerre contre le Koweït, mais pousse le bouchon un peu loin en concluant :  » Les États-Unis ont achevé ce que la parti Baa’th était incapable de réaliser lui-même : annuler le contrat social et rendre les travailleurs libres de mourir de faim et l’État et le capital privé, libres d’accumuler. »

Comme nous l’avons vu plus haut, Midnight Notes articule en tout cas toujours dans son analyse de la question « pétrolière », les luttes et la restructuration au moyen orient et ailleurs ( voir dans le recueil l’article « Resistance and Hidden Forms of Protest Amongst the Petroleum Proletariat in Nigeria » qui est un modèle du genre) avec celles qui se déroulent dans les pays capitalistes les plus avancés; les deux articles que nous venons d’évoquer étant ainsi complétés par plusieurs autres contributions. « The Post-Energy Crisis US Working Class Composition » considère que la masse de pétro-dollars dégagée par la hausse des prix fut en grande partie investie dans l’automatisation et l’informatisation de la production, selon les auteurs ( Midnight Notes) l’intensité en capital de la production américaine aurait par exemple triplé entre 1973 et 1986 alors même que sous les coups de la récession le taux de grève subissait un écroulement progressif dont il ne s’est d’ailleurs toujours pas remis à ce jour. L’automation et les licenciements en masse furent en partie compensés par l’essor du secteur du service, venant à point nommé répondre aux effets de la révolte contre le travail domestique et la critique généralisée et en actes ( les débuts de la fameuse « migration en masse des femmes vers le salariat ») des vieilles normes de reproduction. Les articles « Crisis in the Auto Sector »,  » Wildcats in the Appalachian Coal fields » et « Self-Reduction of Prices in Italy » évoquent quant à eux divers moments de luttes à l’orée et dans le cours de la restructuration, en soulignant les compositions de classe particulières qui les permettaient.

Si on veut bien accepter le découpage que nous proposons, qui n’est pas celui du livre qui suit une ligne plus chronologique ( avec trois parties, dont « The Work Energy Crisis, 1973-1981 » et « The New Enclosures, 1982-1992 »), on peut dégager un troisième bloc de textes plus spécifiquement théoriques. Dans « Strange Victories », une réflexion sur le mouvement anti-nucléaire aux États-Unis, l’auteur envisage, à l’instar de bien des analyses les plus radicales et pertinentes de l’époque en Europe, l’industrie nucléaire comme le résumé parfait du nouveau cours du capitalisme : » L’industrie nucléaire représente une synthèse de toutes les évolutions majeures du développement capitaliste. Tous les aspects de la perspective générale du capital sont concentrés dans cette industrie : forte intensité en capital, discipline et autorité extrême exercée vis à vis de la main d’oeuvre, combinaison de l’État et du capital privé, internationalisation, informatisation et extension de l’horizon de planification loin dans le futur ( les déchets radioactifs). L’industrie nucléaire est capable d’occuper toute l’espace libre géographiquement ( les réacteurs sont indépendants des ressources locales), politiquement ( toutes les mesures policières peuvent être justifiées par le danger des radiations) et dans le temps ( les déchets). »

Le texte le plus important et celui qui a eu la plus grande portée ( Moore en reprend ainsi plusieurs éléments) s’intitule  » The Work/Energy Crisis and The Apocalypse ». Ce texte, (ardu et foisonnant, on fera ce qu’on peut pour en donner un aperçu valable) signé Caffentzis et datant de 1980 part d’une critique des discours « apocalyptiques » sur la crise énergétique de l’époque pour mieux les retourner et les resituer dans le temps long :  » Chaque période de développement capitaliste à eu ses apocalypses (…) Je parle de ces apocalypses fonctionnelles qui signalent chaque changement majeur dans le développement et la pensée capitaliste. Car l’apocalypse s’est approchée à d’autres moments dans l’histoire du capital, quand ( comme dans la dernière décennie [ND »T »: les années 70]) la lutte des classes a atteint un niveau qui mettait en péril l’ordre capitaliste. Au XVIIe siècle, une prémonition envahissante d’apocalypse était exprimée par les « philosophes », les « astronomes » et les « anatomistes » ( c’est à dire les planificateurs du capital) face aux bouleversements révolutionnaires initiés par le prolétariat nouvellement formé qui était en train de découvrir la discipline capitaliste du travail. Dans cette phase, les questions d’inertie, de temps et d’ordre étaient cruciales. Les mécanismes de contrôle n’étaient maitrisables que par des forces extérieures. Les inquiétudes du capital vis à vis de ces apocalypses potentielles sont reflétées par la théorie du système solaire chez Newton : les planètes tournent autour du soleil, mais leurs révolutions les dévient continuellement de l’équilibre à cause des hasardeuses, irrégulières impulsions gravitationnelles qu’elles se communiquent les unes aux autres. (…) D’où la nécessité de Dieu selon la thèse de Newton, dont la fonction dans l’univers est de prévenir une catastrophe en ramenant périodiquement les planètes à leur équilibre orbital via un véritable miracle. « 

Or « A l’époque de Newton la tâche majeure du capital c’est de régulariser le temps comme pré-condition pour prolonger la journée de travail. (…) Newton et ses amis planificateurs du « siècle des génies » devaient créer un temps de travail non-terrestre, qui serait le même en hiver comme en été, la nuit comme le jour, sur terre comme aux cieux.  » Par contre au XIXe  » Le problème n’était plus de savoir comment confiner les travailleurs aussi longtemps que possible mais de savoir comment transformer leur énergie et leur chaleur révolutionnaire en travail. Donc, sans surprise, la thermodynamique  » l’étude de l’énergie, et tout d’abord au regard de la chaleur et du travail » devint la science par excellence après 1848. »

Comme il le résume peut-être un peu plus clairement ensuite : « La parabole de Newton sur la transformation de l’inertie de la classe ouvrière en travail et son appel à dieu, c’est à dire l’État, pour restaurer l’équilibre des pressions centrifuges et centripètes constitue un schéma méthodologique général. Le rapport de la thermodynamique au travail est plus explicite. (…) Le capital fait face à la résistance de la classe ouvrière au travail de façon continuellement changeante tandis que cette résistance change dans son pouvoir et son organisation ( quoi qu’elle puisse paraître « impuissante » ou « chaotique »). Le capital se préoccupe du travail physique car le processus de travail c’est la transformation de la force de travail ( énergie, inertie) en travail. C’est la « nécessité éternelle » du capital, et la physique fournit des modèles pour surmonter les  » résistances »(…) Le problème du capital au XIXe change par rapport à celui de l’époque de Newton(..) mais essentiellement il reste le même : quelles sont la possibilité, la limite et la méthode pour créer du travail utile à partir de l’ évasion, la subversion, la résistance et les pratiques clandestines de la classe ouvrière. »

Il n’y a donc pas en tant que telle de crise de l’énergie car  » la véritable cause de la crise du capital dans la dernière décennie c’est le travail, ou plus précisément la lutte contre le travail. Le nom correct pour cette crise est « crise du travail » ou mieux encore « crise du travail/énergie ». Car le problème auquel fait face le capital ce n’est pas la quantité de travail en soi, mais le ratio entre ce travail et l’énergie ( ou la force de travail) qui le crée. Le capital n’est pas juste un produit du travail. Le capital est le processus de création du travail, c’est à dire la condition pour transformer l’énergie en travail. (…) Le cycle éternel de la réalité capitaliste c’est la transformation des énergies en travail, son problème c’est qu’à moins qu’un certain niveau ait été atteint, le rapport exprimé dans le ratio travail/énergie s’écroule. Si l’entropie s’accroît, si la disponibilité de la classe ouvrière au travail décroît, alors l’apocalypse menace. »

Pour Caffentzis c’est ce rapport énergie/travail qui est au coeur du cycle luttes/ crise et restructuration qui commence dans les années 60 :  » Le message décodé de l’apocalypse dit : Travail/énergie. Les deux côtés du « grand débat sur l’énergie » veulent rétablir ce ratio, mais qui au départ en a brisé l’équilibre ? Si la crise de l’énergie a commencé en 1973, il serait logique de regarder ce qui s’est passé dans la période précédente. Qu’est-il arrivé au couple travail/énergie à ce moment là ?…une catastrophe pour la production marchande et la reproduction capitaliste de la force de travail. Doit-on repasser les vieilles bobines ? Les émeutes des Ghettos, les Panthers, les troubles sur les campus, SDS et weathermen, DRUM à détroit et les grèves sauvages de Virginie, les occupations des bureaux d’aide sociale (…) » Bref « quoiqu’il y ait eu un énorme accroissement d’énergie générée par la classe ouvrière durant cette période, celle-ci s’avéra particulièrement résistante à sa transformation en travail. Il y a eu une chute brutale dans la ratio énergie/travail, qui s’est traduit en crise du profit et subversion des axiomes centraux du keynésianisme. »

La réponse de la classe capitaliste passa justement par l’utilisation stratégique du secteur de l’énergie, qui permet d’influer sur une masse énorme de travail sans passer par la confrontation directe sur les lieux d’exploitation via la fixation du prix, et ses effets en cascade:  » Le trop-plein d’énergie de la classe ouvrière imposait une crise de l’énergie à plus d’un titre. Tout d’abord [la hausse des] les prix de l’énergie ont permis au capital de faire pencher la balance entre salaires et profits à son avantage et d’accroître ainsi le taux de profit. Ensuite ces prix sont le vecteur de la ré-organisation de la composition organique du capital, rendant la réalisation du profit insensible aux luttes immédiates dans les usines. Enfin, la transformation du prix a rendu possible l’extraction directe de plus-value du secteur reproductif. »

L’énergie fournit donc à défaut d’un principe absolument heuristique une très bonne métaphore de la première leçon de la contre-révolution telle qu’elle fut également formulée par Paolo Virno : » « la «contre-révolution» se sert des mêmes présupposés et des mêmes tendances (économiques, sociales, culturelles) que celles sur lesquelles pourrait s’appuyer la «révolution»; elle occupe, elle colonise le terrain de l’adversaire, elle donne d’autres réponses aux mêmes questions. »(« Do you remenber Counter-revolution ? » in La Horde d’or) En 1980 sous la plume de Caffentzis cela donne:  » Le développement capitaliste se nourrit de l’énergie de la classe ouvrière, de son dégout révolutionnaire. Ironiquement, la réponse du capital est fournie par la lutte elle-même. (…) Les énergies libérées par la révolte des femmes contre le travail non payé à la maison a été la base d’une énorme expansion d’un secteur à faible composition organique qui a fournit le travail nécessaire pour la transformation du prix de l’énergie (…) Le secteur des services devint l’autre pôle de l’économie de l’énergie et de l’information.  »

No blood for Oil !

No Blood for Oil. Essays on Energy, Class Struggle, and War 1998–2004 disponible librement sur internet ( le lien est dans le sous-titre) et republié dans une édition augmentée par Ak Press ( nous ne rendons compte ici que de la première version) se place dans la continuité de Midnight Oil.

Témoignant des heurts et malheurs de « l’interventionnite » américaine de la période et des évolutions de l’auteur, l’ouvrage semble étrangement par moment presque plus vieilli que le précédent. Dans sa courte préface, traduite intégralement ici, Caffentzis résume sa démarche :  » Les essais qui suivent sont le produit de mes six dernières années de travail. Ils ont tous été écrits pour des prises de parole dans des forums contre la guerre ou la globalisation ou pour divers journaux ou livres du mouvement publiés aux États-Unis, en Italie, en France, en Espagne ou en Grande Bretagne.

Quoique je ne l’ai pas prévu, ils constituent tous des réflexions sur le slogan  » pas de sang pour le pétrole ». Quand j’ai entendu pour la première fois scander ce slogan durant les manifestations contre la guerre États Unis-Irak de 1990-1991, je n’ai pas été marqué par ce message de refus. Mais au fil des années j’ai vu de façon croissante qu’il y a beaucoup de significations politiques incluses dans ce slogan qu’il fallait libérer. J’ai rassemblé ces essais parce que je pense qu’ils révèlent mieux ce que nous voulons dire quand nous scandons « pas de sang pour le pétrole » dans les nombreuses manifestations, sit-in et grèves demandant la fin des guerres du pétrole.

La thèse principale de ce livre c’est que la mesure commune des liquides politiques du mouvement anti-guerre, le sang et le pétrole, c’est la lutte des classes dans une société capitaliste. Cela pourrait sembler surprenant à certains, mais pourquoi ? Si j’écrivais sur le charbon, je ne pourrai pas ne pas parler des mineurs et de leurs familles dans les villages miniers qui luttent contre la Compagnie. Les conditions particulières de la production de pétrole ( particulièrement le fait que relativement peu de travailleurs travaillent directement à tirer le pétrole des profondeurs de la terre jusqu’à la surface ) ont permis aux historiens conventionnels, et même aux radicaux, de l’industrie pétrolière d’éviter de parler la classe ouvrière impliquée dans la production et la distribution de pétrole à travers la planète. La plupart de leurs histoires du pétrole sont pleines de sagas de capitalistes, de firmes et de leaders gouvernementaux ou de la logique du capital et de la monnaie opérant dans un espace économique abstrait bien au-dessus de la tête des travailleurs des régions productrices de pétrole. La classe ouvrière n’apparaît que rarement sous son nom propre dans ces histoires. L’invisibilité des travailleurs dans l’histoire du pétrole, n’est néanmoins qu’un tour de passe-passe du capital qui doit être dénoncé pour comprendre notre situation politique actuelle.

Dans ce livre, je commence avec un essai qui retrace le développement de ma conception de la lutte des classes. Les essais qui suivent sont des instantanés des guerres du pétrole depuis 1998, des bombardements de Clinton en Irak en 1998, à la guerre OTAN-Yougoslavie, jusqu’au 11 septembre et l’actuelle invasion et occupation de l’Irak. J’applique la notion de lutte des classes aux USA et en Irak à l’analyse des guerres du pétrole contemporaine. De fait, il suffit de regarder l’Irak aujourd’hui pour voir combien de travailleurs sont effectivement impliqués dans la production et la distribution de pétrole et que si ils refusent de coopérer cette production et cette distribution s’arrête immédiatement.  »

Si l’ouvrage s’ouvre effectivement sur un passionnant résumé de son parcours théorique (et de celui de ses principaux camarades), « Class Struggle Through Three Conceptual Revolutions: A Personal Account », beaucoup de textes qui suivent, de circonstance et/ou de « militance » avec ce que ça suppose de convenu, ne présentent qu’assez peu d’intérêt aujourd’hui, d’autant plus du fait de la manie de Caffentzis de bâtir, à la « force de son optimisme », d’improbables coalitions entre zapatistes, ethnies en révolte du Delta du Niger, populations victimes des interventions américaines voire même le, à l’époque encore émergent, régime pétro-prétorien progressiste de Chavez. Signalons tout de même des études de cas pertinentes comme « From Capitalist Crisis to Proletarian Slavery An Introduction to Class Struggle in the US, 1973-1998 », « Struggles on the Nigerian Oil Rivers » co-écrit avec Silva Federici ou « Respect Your Enemies—The First Rule of Peace » qui est un de ses rares textes traduit en français.

Malgré tout, beaucoup de ces interventions publiques sont l’occasion pour lui d’expliquer ses thèses (qui signalent clairement un « retrait » par rapport à « The Work-Energy Crisis ») quant au rôle du pétrole comme ici dans « Untying the Gordian Knot. Causes and Consequences of the US/UK Invasion and Occupation of Iraq » :

« Nous devons reconnaître deux choses essentielles à propos du pétrole et du gaz pour comprendre les assertions de l’administration Bush quant à l’importance du changement de régime et de la présence américaine dans les centres de production du pétrole de la planête : 1) Le pétrole et le gaz sont des marchandises de base ( selon la terminologie Sraffaïenne) 2) sa production suppose une composition organique élevée ( selon la terminologie marxiste).

Le premier aspect du problème est évident. Le pétrole et le gaz sont impliquées dans le cycle de production de presque toutes les autres marchandises. Leur prix est donc central dans la détermination des prix ( ou du taux de profit moyen) à travers tout le système capitaliste. Il est d’une importance vitale que ce prix soit déterminé de façon fiable et que les changements de prix ne créent pas de « chocs » endogènes qui puissent avoir des conséquences délétères pour le reste du système. Il y a donc une motivation économico-politique à garder les déterminants du prix « sous contrôle » afin de parvenir à cette haute viscosité de prix.

Le second aspect spécifique de la production de pétrole c’est sa composition organique très élevée, c’est à dire que dans l’exploration, la découverte et l’extraction de pétrole, on utilise peu de travail humain comparé à la machinerie. C’est clair quand on mesure l’emploi direct dans l’industrie de pétrole et du gaz et qu’on le compare à ses ventes totales. J’étais dans une exploitation pétrolière du Nigeria quand celle-ci était sur le point de pomper son milliardième baril ( après 20 ans d’opération) et on ne trouvait que très peu de travailleurs aux alentours. De même quand vous allez à Aberdeen en Écosse c’est flagrant à quel point le pétrole produit contient peu de travail, les équipes sur les plates-formes au milieu de la Mer du Nord paraissent bien petites comparées aux énormes structures technologiques dont elles assurent l’entretien.

Manifestement si la valeur est crée par le travail vivant, très peu de la valeur du pétrole et du gaz provient de la plus-value extorquée aux travailleurs du pétrole eux-mêmes. D’où vient cette valeur ? De tout le système capitaliste, particulièrement des branches de production à faible composition organique. Pour le dire simplement : la plus grande partie du surplus est généré par des industries qui utilisent le plus de travail tandis que la plus grande partie du surplus est approprié par les industries qui utilisent le plus de capital.

Cela crée une autre raison de se préoccuper de l’industrie pétrolière pour le « capitaliste collectif ». Non seulement elle produit une marchandise de base, mais elles reçoit beaucoup du surplus extrait dans toutes les autres branches de l’industrie. De ce fait, depuis ses touts débuts l’industrie pétrolière a été au centre des préoccupations des capitalistes des autres industries. L’industrie est née sous un signe lunaire c’est à dire qu’elle est pleine de contradictions et est la source de confusions explosives.

D’un côté les capitalistes de l’industrie pétrolière ont été constamment accusés de pratiques monopolistiques ou oligopolistiques. L’industrie pétrolière US fut ainsi pendant un demi siècle symbolisée par la froide et rapace famille Rockfeller. Mais d’un autre côté, les capitalistes de l’industrie pétrolière se sont toujours présentés comme étant préoccupés d’une gestion ordonnée d’une marchandise vitale pour le bien du système dans son ensemble. De l’accord de Achnacarry de 1928 qui rassembla Shell, Exxon et BP pour une entente sur les prix jusqu’aux dernières décisions du gouvernement US d’ouvrir ou de garder fermer les réserves stratégiques du pays, la ligne entre la planification et la fixation des prix est constamment franchie et re-franchie. »

Citons enfin le tout dernier texte du recueil « The Petroleum Commons. Local, Islamist, Global », qui tient presque plus de la politique-fiction ( lourdement démentie pour l’instant) et des fantasmes de « front uni » global évoqués plus haut :  » Ces quinze dernières années, ce sont produits des tournants majeurs dans la physionomie des protagonistes de la lutte pour le pétrole. Les gouvernement nationaux et les gros conglomérats énergétiques ne dominent plus la scène. Les nouveaux protagonistes incluent des peuples comme les Ijaws, les Ogoni, les Chiapanecos, les U’wa, les Cofan, les Secoyas, les Huaorani, les peuples d’Ace ( Sumatra), les mouvements sociaux panfrontaliers sous l’étoile l’islam et qui souscrivent à « l’économie islamique »; des éléments du système onusien comme la banque mondiale qui veulent fournir une « gouvernance globale » aux « biens communs globaux ». Ces peuples, mouvements et entités globales sont entrés dans la lutte pour le contrôle de la production de pétrole, se légitimant via une nouvelle ( et tout à la fois archaïque) conception de la propriété : la propriété commune. »

Textes ultérieurs

Caffentzis a continué sa réflexion dans le seconde décennie des années 2000 dans des textes, qui sont d’ailleurs probablement repris dans la seconde version de No Blood for Oil publiée par AK Press.

Dans « The Peak Oil Complex, Commodity Fetishism, and Class Struggle » il revient sur le retour, à l’autre bout du cycle, de ce discours de l’apocalypse qu’il avait déjà critiqué à l’orée des années 80, et son prêchi-prêcha doloriste : » L’ère apocalyptique du pic pétrolier se reflète dans les titres de livres de ses zélotes , « La fête est finie », « L »urgence de long terme », « Le réservoir vide », « La fin du pétrole ». Ils expriment souvent l’attitude d’un austère maître d’école enseignant aux étudiants niais, prodigues et hédonistes, les dures vérités de la vie. On sent une joie par la sévérité dans ces textes. La classe ouvrière est blâmée pour sa consommation excessive tandis que les capitalistes sont gourmandés pour leur cupidité à courte vue. Ce genre de leçon est donnée dans une variété de styles : en secouant lugubrement de la tête, parée d’avertissements sibyllins, de commentaires grincheux sur la nature humaine, de visions post-modernes de l’apocalypse et/ou d’espoirs d’un sauvetage in extremis du désordre que révélera le passage à l’autre face du pic de Hubbert. La métaphore dominante du professeur c’est que la société américaine est addict. » Et de là, Caffentzis offre une de fois de plus une salutaire réfutation de tous les critiques a/an-historiques des rapports sociaux capitalistes : » Ce qui est vrai de BP et de Chevron est vrai du capitalisme dans son ensemble. Il n’en est rien condamné à l’usage des énergies fossiles et des moteurs à combustion. Son premier système énergétique/machinique [ NDT : bref Technique au sens de Mumford] dans la période allant de la fin du XVe au début du XIXe consistait largement en des « sources renouvelables » d’énergie pour des machines simples : du vent pour acheminer les transports d’esclaves et de trésors et pour pomper l’eau pour faire tourner les moulins, des animaux pour le transport, etc. Théoriquement il peut revenir à une combinaison de ses précédentes formes d’association machine/ énergie tout en utilisant des Machines de Turing et en recourant marginalement à des moteurs thermiques. De ce fait une politique anti-capitaliste qui s’appuierait sur le « pic pétrolier » se tromperait profondément sur ce que la capitalisme est en tant que formation énergétique et machinique, c’est à dire commettrait une erreur basique, car le capital est un rapport social ouvert à l’usage de toutes sortes de machines et de sources d’énergie pour exploiter le travail humain. »

Citons enfin « The Oil Paradox and the Labor Theory of Value » écrit dans un cadre universitaire et « A Discourse On Prophetic Method. Oil Crises and Political Economy, Past and Future.  » publié dans le n°13 de l’excellente revue en ligne The Commoner où il rappelle ses « maximes négatives » principales : « 

  1. le rejet d’un exceptionnalité du pétrole et de l’énergie, c’est à dire le point de vue selon lequel le pétrole et l’énergie sont si importants pour le système capitaliste que « les lois de la marchandise » ne s’applique pas à eux ( les marchandises de base sont quand même des marchandises)
  2. le rejet de la conception fétichiste du pétrole et de l’énergie comme étrangers à la question des classes et du travail. On peut lire des livres et des livres sur les magnats, les chahs et les cheiks du monde du pétrole et des livres et des livres sur la géologie du pétrole mais on n’apprend jamais que le pétrole et l’énergie sont produits dans une société de classe par des travailleurs ( c’est à dire le prolétariat producteur de pétrole) qui sont impliqués dans un antagonisme de classe vis à vis du capital, dans toutes les régions productrices de pétrole, le long des pipelines, dans les tankers et dans les villes des pays producteurs. Leurs luttes sont essentielles dans l’histoire mondiale mais elle ne sont que rarement mentionnées dans les livres. « 

Les travaux de Caffentzis ( et de ses camarades), sur l’énergie et sur bien d’autres thèmes ( voir par exemple l’anthologie In Letters of Blood and Fire ) méritent certes mieux comme introduction en français que ce qui s’est fait ici, ou ailleurs ! En attendant qu’une traduction d’un choix de textes voit le jour, nous continuerons sur ce site à en répercuter quelques échos, ainsi avec une note de lecture à paraître du livre largement inspiré par sa méthode et qui reproduit d’ailleurs  » A Discourse on Prophetic Method », Sparking a Worldwide Energy Revolution : Social Struggles in the Transition to a Post-Petrol World édité en 2010 par Kolya Abramsky.

Anthropocène ou Capitalocène ? (note de lecture)

Anthropocene or Capitalocene? Nature, History, and the Crisis of Capitalism.

Édité par Jason Moore, Oakland, PM Press, 2016.

Publié dans la foulée du Capitalisme dans la toile de la vie dont il reprend d’ailleurs l’intitulé du septième chapitre, ce volume édité par Jason W. Moore cherche à approfondir la critique de la conception d’Anthropocène, alors et toujours aujourd’hui hégémonique dans les perceptions de la crise écologique, etc contemporaine. Notons d’ores et déjà que si chaque auteur(e) rend « hommage » plus ou moins explicitement aux thèses de Moore, il ne s’agit pas en tant que tel d’un recueil de textes relevant de l »‘écologie-monde » comme courant intellectuel. Animé d’ailleurs par un louable souci de diversité dans le style, l’origine intellectuelle (sans excès toutefois : les contributeurs sont tous universitaires ) et les préoccupations de contributeurs venant d’horizons relativement peu connus dans le champ francophone ( critique de l’anthropocentrisme, anti-spécisme, études environnementales), l’ensemble donne toutefois l’impression d’en rajouter dans l’hétéroclite et les types de critique et s’avère donc, au bout du compte, relativement indigeste sur un sujet qui appelle effectivement de radicales, et donc salutaires, mises au point.

Dans son introduction, « Anthropocene or Capitalocene? Nature, History, and the Crisis of Capitalism », Jason W. Moore semble vouloir répondre et aller au-delà de cette prévisible critique :  » Les modes de pensée sont tenaces. Ils ne sont pas plus facile à transcender que les « modes de production » qu’ils reflètent et aident à mettre en place. Cet ensemble d’essais représente un effort pour étendre et nourrir une conversation globale sur la possibilité d’un nouveau mode de pensée. Notre point de départ c’est le concept d’Anthropocène, le concept le plus influent des études environnementales de cette dernière décennie. Les articles dans ce livre offre des critiques distinctes de la thèse de l’Anthropocène – qui représente elle-même une famille de thèses avec beaucoup de variations. Mais l’intention est d’aller au-delà de la critique. L’Anthropocène constitue un bon point de départ non seulement du fait de sa popularité mais, de façon plus décisive, car il pose des questions qui sont fondamentales pour notre époque : comment les humains s’intègrent-ils dans la toile de la vie ? Comment des organisations et des processus humains variés – des États et des empires, les marchés mondiaux, l’urbanisation et bien plus que cela- ont réorganisé la vie sur terre ? La perspective de l’Anthropocène est à juste titre puissante et influente car elle amène ces questions dans le champ académique et même, quoique inégalement, dans la conscience populaire. » (p. 2)

Renouvelant sa critique de l’arithmétique verte que le lecteur trouvera longuement développée dans Le Capitalisme dans la toile de la vie, Moore poursuit et conclut en admettant que « Les chapitres de ce volume rendent difficile un résumé succinct. Mais deux thèmes communs émergent. Tout d’abord ces essais suggèrent tous que la thèse de l’Anthropocène pose des questions auxquelles elle ne peut pas répondre. L’Anthropocène tire la sonnette d’alarme- et quelle alarme ! Mais il ne peut pas expliquer comment ces alarmants changements se sont produits. Les questions du capitalisme, du pouvoir et des classes, de l’anthropocentrisme, du cadre analytique dualiste nature/ société et du rôle des États et des empires- sont toutes trop souvent mises en parenthèse par la perspective dominante de l’Anthropocène. Ensuite les contributeurs à Anthropocene or Capitalocene? cherchent tous à aller au-delà de la critique. Tous défendent des re-conceptualisations qui montrent la voie pour une nouvelle façon de penser l’humanité-dans-la-nature et la nature-dans-l’humanité. » (p.5)

Signe de cet éclectisme revendiqué, le premier article « On the Poverty of Our Nomenclature » de Eileen Crist s’articule autour de deux références principales et qu’on a peu l’habitude de voir accoler : le philosophe écologiste Hans Jonas et le trop fameux comité (présumé) invisible. Comparé à ce qui suit la critique de Crist de cet « auto-portrait prométhéen »(p.6) qu’est selon elle l’Anthropocène s’avère relativement revigorante : « Que communique le discours de l’Anthropocène ? Rien – et encore moins le nom- qui puisse offrir une alternative à la réorganisation civilisationnelle de la terre comme base des opérations humaines et scène fonctionnelle pour la représentation inintérompue de l’histoire. Ce discours nous assujettit au récit consacré de l’ascension humaine au statut d’espèce à part ; une interprétation naturalisée, subtilement glamourisée du « je » assimilé aux forces prodigieuses de la nature; un protagoniste homogénéisé nommé « l’aventure humaine » incontestable tant au plan de sa singularité ( tous les hommes sont ils impliqués dans une seule aventure ?) ou de son insularité ( les non-humains sont-ils exclus de cette aventure ?); une réification des tendances démographiques et économiques présentées comme incontournables, laissant intacte l’identité historiquement construite de l’Homo Sapiens comme dominateur de la planète et permettant aux propensions expansionnistes de l’humanité de continuer- sous les auspices des faits, juste les faits- comme des variables indépendantes de la situation; une façon d’éluder la confrontation avec le périclitement de la vie, le représentant au contraire comme un critère valable pour un nouveau nom; et une prédilection pour les solutions managériales et technologiques, une partialité en faveur de la géo-ingéniérie, qui, si les scénarios de dégradation du climat continuent à se matérialiser, sera probablement nécessaire pour sauver la civilisation. Pour dire les choses simplement, le discours de l’Anthropocène offre un crédo anthropocentrique familier, avec les avertissements judicieux requis pour agrémenter le mélange et les mises en garde dociles sur la nécessité de la recherche qui précède les expérimentations méga-technologiques. (…) En affirmant la centralité de l’homme – comme à la fois force causale et sujet d’inquiétude- l’Anthropocène réduit l’espace discursif disponible pour la mise en cause de la domination de la biosphère, offrant au contraire un boniment techno-scientifique pour sa rationalisation et un plaidoyer pragmatique pour que nous nous résignons à sa réalité. » (p.25)

Si l’on est pas obligé de gouter ce genre de littérature « radical chic », l’article semble presque d’une sobriété bienvenue quand on le compare à celui qui lui succède : « Staying with the Trouble : Anthropocene, Capitalocene, Chthulucen » de Donna J. Haraway, car il s’agit d’une performance lexicale et proto théorique à faire pâlir d’envie n’importe quel scribouillard post-moderniste. Commençant par la très yogique citation « Nous sommes tous lichens », elle-même suivie du mantra, plus maitre yoda cette fois, répété à moult reprise, « Penser nous devons. Nous devons penser. », l’article de Haraway propose un troisième terme pour sortir de l’alternative qui donne son titre au livre : la chtulucène. Inspiré tant de Lovecraft que d’une araignée pour laquelle l’auteure a une phobie particulière,  » contrairement aux drames dominants des discours de l’Anthropocène ou de la capitalocène, les humains ne sont pas les seuls acteurs importants de la chtulucene (…) l’ordre est plutôt renversé : les êtres humains sont avec et de la terre et les autres pouvoirs biotiques et abiotiques constituent la figure principal. » (p. 59) Le dualisme cartésien n’a plus qu’à compter ses acabits.

Étrangement, l’article qui suit ( nous ne revenons pas sur celui de Moore, « The Rise of Cheap Nature » qui reprend les thèses qu’il développe dans le livre que nous avons publié), « Accumulating Extinction : Planetary Catastrophism in the Necrocene » de Justin McBrien propose lui aussi un troisième terme : le nécrocène.  » Le débat actuel sur la crise planétaire a aboutit aux concepts d’Anthropocène et de capitalocène. Chacun reconnait l’extinction mais doit encore se saisir de sa signification ontologique- pour l’humanité ou pour le capitalisme. Ce que je souhaite proposer c’est que nous reconnaissions le nécrocène – ou « nouvelle mort »- comme un moment biogeologique fondamental de notre ère : le capitalocène. Le nécrocène reformule l’histoire de l’expansion du capitalisme à travers le processus du devenir extinction. » (p. 116)  » Le capitalisme est la transmutation réciproque de la vie en mort et de la mort en capital. La nécrose est le mode d’apoptose du capital, reproduisant les moyens de production par leur destruction. Il est à la fois saphrophyte et parasitique : il se nourrit autant de la nature morte que vivante, il cherche à les rendre indistinguables. »(p.117) Bref, « l’histoire de l’environnementalisme c’est l’histoire du capitalisme réalisant son propre principe de devenir extinction à travers le système conceptuel du catastrophisme planétaire. » Prétendant illustrer cette « thèse », McBrien propose dans la suite de son texte une histoire plus convenue du catastrophisme sur le temps long ( de Christophe Colomb au club de Rome, en passant par Oppenheimer).

Après de telles envolées théoriques, le texte du marxiste Elmar Altvater, « The Capitalocene, or, Geoengineering against Capitalism’s Planetary Boundaries », semble plus terne. C’est en tout cas l’un des auteurs du volume qui s’inscrit le plus explicitement dans le sillage de Moore et de ses thèses, dans le cadre desquelles il articule son analyse des projets de la géo-ingénierie : « La géo-ingénierie fait face à une double tâche. D’un côté, les géo-ingénieurs doivent créer les ressources nécessaires du côté des intrants des systèmes sociaux et géologiques planétaires au moment où ceux-ci ne peuvent plus facilement être extraits de la nature. D’un autre côté ils doivent trouver de nouveaux modes de se débarrasser de toutes les émissions dans le système terrestre. C’est apparemment une tâche impossible. C’est un tâche bien plus ardue que de construire une voiture, un barrage ou un hôtel; les géo-ingénieurs doivent contrôler des systèmes terrestres entier afin de combattre- ou au moins réduire- les conséquences négatives de l’externalisation capitaliste. Néanmoins, l’internalisation nécessaire des émissions externalisées c’est l’internalisation des effets externes dans les coûts de production au niveau de la firme. Donc – en principe– les prix devraient nous « dire la vérité », comme disent les manuels d’économie néo-classique. Mais même si c’était le cas nous n’en serions pas rendu plus sage. Pourquoi ? Parce que beaucoup d’interdépendances dans la société et la nature ne peuvent pas être exprimées en termes de prix. Toute rationalisation effective devra être holistique ; elle devra être qualitative et considérer beaucoup plus de choses que le simple prix. Mais c’est impossible puisque cela entre en contradiction avec la rationalité capitaliste, qui n’a comme ambition que de corriger les parties et non le tout. Dans un tel scénario, la modernisation capitaliste par l’externalisation prendrait fin inévitablement. Les Quatre Bon Marché disparaîtrait derrière « l’horizon des événements ». Serait-il possible pour les géo-ingénieurs de faire concorder la nécessaire modération de la modernisation et les dynamiques capitalistes ? C’est impossible car les ingénieurs ne sont pas qualifiés pour travailler de façon holistique. Ils luttent contre les effets de l’externalisation ( par exemple les émissions de gaz à effet de serre) en externalisant de nouveau les effets externes ( par exemple en obscurcissant le soleil pour réduire la chaleur solaire). Cela reviendrait à une absurde seconde externalisation des effets externes primaires. » (p.151)

Dans l’article suivant, « Anthropocene, Capitalocene, and the Problem of Culture », Daniel Hartley offre de nouveau une critique incisive de l’Anthropocène dont « la philosophie historique est très problématique, car elle mène à des propositions pratiques qui sont apolitiques et étroitement technologiques et dont la saisie de la modernité ignore totalement les processus historiques complexes au coeur de l’écologie-monde capitaliste et de ses cultures.  » (p.155) Pour Hartley  » nous devons insister sur l’importance de la culture quand nous défendons la supériorité théorique et politique du terme capitalocène. Strictement parlant, l’anthropocène ne connait pas la culture : il est le résultat de l’homme et de la technologie, ou de l’homme dans la mesure où il développe et utilise la technologie. La politique en tant que telle ( en ce qu’elle s’oppose à la gouvernance) n’intervient pas dans le discours de l’Anthropocène puisque les rapports sociaux ne sont pas supposés avoir de matérialité effective. »(p. 164) Au contraire « Ce que la culture, l’écologie-monde et le capitalocène montrent c’est que la bataille contre la production capitaliste du changement climatique doit être mené à plusieurs niveaux simultanément. Bien sûr, nous devons attaquer les phénomènes « écologiques » évidents comme les nouveaux oléoducs, la déforestation, l’extraction par fissuration hydraulique, etc. Mais, et c’est crucial, nous devons aussi attaquer ces éléments de la civilisation capitaliste qui n’apparaissent pas avoir de rapport immédiat avec l’écologie mais qui sont de fait des conditions intrinsèques de sa possibilité : la violence contre les femmes qu’elle soit littérale ou symbolique, l’invisibilisation structurelle du travail domestique, le racisme institutionnel, etc. Au bout du compte, la lutte écologiste n’est rien d’autre que la lutte pour l’émancipation universelle : l’écologie-monde unifie ces luttes au niveau de la théorie. « (p. 165)

Enfin le livre se clot sur un dense article de Christian Parenti, « Environment-Making in the Capitalocene. Political Ecology of the State » qui propose de reformuler, à partir des thèses de Moore, la théorie de l’État à l’aune de son rapport à la nature.  » En répondant à la crise climatique, il apparaît que l’État va devoir accomplir une mission environnementale de grande ampleur. Au premier abord cela peut sembler constituer une tâche nouvelle. En fait, l’État capitaliste a toujours été une entité fondamentalement environnementale. (…) De même que le capital n’a pas de rapport à la nature mais est un rapport à la nature, ce même rapport est aussi à l’État et est médié par l’État. Pour le dire plus directement : l’État n’a pas un rapport à la nature, il est un rapport à la nature car la toile de la vie et son métabolisme- y compris l’économie- existe sur la surface de la terre et parce que l’État est fondamentalement une institution territoriale.(…) Mon argument central est celui-ci : l’État est une entité fondamentalement environnementale et de ce fait est au coeur de la forme valeur. L’État est au coeur de la forme valeur car les valeurs d’usage de la nature non-humaine sont, en retour, la source centrale de la valeur. L’État moderne délivre au capital ces valeurs d’usage. L’État est donc central pour notre compréhension du processus de valorisation et pour notre analyse du capitalocène. »(p.166-167) Ce rôle de l’État se déploie selon deux axes principaux selon Parenti : « Comment l’État fournit-il la nature non-humaine et ses services à la production ? L’État accomplit ceci abstraitement avec la territorialité des droits de propriété. Et il l’accomplit concrétement – physiquement, géographiquement- en conquérant des territoires et en construisant des infrastructures. Les valeurs d’usage biophysiques – la solidité du bois, les apports nutritionnels de la patate- doivent voyager à travers l’espace physique, en dépit des droits de propriété. Les services de la nature non-humaine sont littéralement acheminer via les infrastructures, l’environnement construit des réseaux de communication et de transport : canaux, routes, autoroutes, pipelines, ports, aéroports. Ces bien publics ( même quand leurs opérateurs sont privés comme pour les pipelines)établis géographiquement sont extrêmement dépendant du pouvoir étatique et du financement public. (…) L’État s’approprie directement la nature par la force pour le capital; dans les conquêtes, via les enclosures et la création de droits de propriété fonctionnels; et indirectement via son développement du territoire et des infrastructures. » (p. 175) L’auteur illustre ensuite longuement son propos en retraçant l’histoire du canal Érié aux États-Unis avant de conclure sur un plaidoyer un peu absurde en faveur de la prise du pouvoir d’État.

Si ce volume constitue donc un ensemble relativement disparate, il ouvre néanmoins des pistes et perspectives intéressantes quoique probablement plus sur la critique du nouveau consensus « Anthropocénique » (et de son inscription dans le continuum idéologique, institutionnel , etc de la technoscience) que sur celle de l’anthropocentrisme. Et il ne dissipe certes pas les doutes qu’on peut avoir quand à la validité de long terme, et les ambitions de court et moyen termes, du « grand bon en avant » théorique que propose Jason W. Moore dans Le capitalisme dans la toile de la vie.

Le « débat » entre Jason W. Moore, John Bellamy Foster et les « marxistes écologistes ».

C’est dans ce qui semble être le florissant courant du marxisme écologique américain ( si on en juge par leur revue Capitalism Nature Socialism – qui est en accès libre en ligne) que Le capitalisme dans la toile de la vie a provoqué le plus de réactions. Cela tient notamment au fait qu’il s’y livre, ainsi que dans un article publié en 2016, Metabolic Rift or Metabolic Shift? qui reprend les mêmes arguments, à une critique en règle de son ancien mentor John Bellamy Foster, « fondateur » du dit courant. Avant de donner la parole à Foster and co, nous reproduisons d’ores et déjà les grandes lignes de l’argumentation de Moore telle qu’elle est développée dans le troisième chapitre (  » Vers un métabolisme unique : du dualisme à la dialectique dans l’écologie-monde capitaliste ») du livre publié par nos soins :

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Au fil des recensions du livre en anglais…

Si malgré sa « dialectique » parfois tortueuse, le livre de Jason W. Moore fait l’objet au bout du compte de résumés plutôt succincts ( le meilleur exemple étant donné par la recension de Sara Nelson dans la revue Antipode), il est regrettable que presque aucun lecteur n’ait souligné l’absence légèrement surprenante de tout travail éditorial sur le texte, si ce n’est paradoxalement le « recenseur » le plus hagiographique de Mr Moore, Christopher Cox dans sa note de lecture pour le site de la revue Historical Materialism :

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Autres textes et interviews de Jason W. Moore en Français

On trouvera sur le web deux interviews en français de Jason W. Moore l’une intitulée avec prescience (sic !) « Nous assistons à l’effrondrement du capitalisme » donnée à Joseph Convafeux et Jade Lingdaard en 2015 et consultable sur le site du World Ecology Network et l’autre donnée à la revue américaine Jacobin et traduite en français par le site-revue Période, La nature du capital : un entretien avec Jason W. Moore. On trouve également sur Période la traduction d’un de ses articles : Au-delà de « l’écosocialisme » : une théorie des crises dans l’écologie-monde capitaliste .

Sur la page personnelle de Jason W. Moore ont peut également télécharger la traduction de son article  » La nature dans les limites du capital et vice-versa » paru dans Actuel Marx n°61 en 2017 et l’introduction de son livre, coécrit avec Raj Patel, Comment notre monde est devenu cheap: Une histoire inquiète de l’humanité traduit en français par Pierre Vesperini pour Flammarion en 2018.

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