Anthropocène ou Capitalocène ? (note de lecture)

Anthropocene or Capitalocene? Nature, History, and the Crisis of Capitalism.

Édité par Jason Moore, Oakland, PM Press, 2016.

Publié dans la foulée du Capitalisme dans la toile de la vie dont il reprend d’ailleurs l’intitulé du septième chapitre, ce volume édité par Jason W. Moore cherche à approfondir la critique de la conception d’Anthropocène, alors et toujours aujourd’hui hégémonique dans les perceptions de la crise écologique, etc contemporaine. Notons d’ores et déjà que si chaque auteur(e) rend « hommage » plus ou moins explicitement aux thèses de Moore, il ne s’agit pas en tant que tel d’un recueil de textes relevant de l »‘écologie-monde » comme courant intellectuel. Animé d’ailleurs par un louable souci de diversité dans le style, l’origine intellectuelle (sans excès toutefois : les contributeurs sont tous universitaires ) et les préoccupations de contributeurs venant d’horizons relativement peu connus dans le champ francophone ( critique de l’anthropocentrisme, anti-spécisme, études environnementales), l’ensemble donne toutefois l’impression d’en rajouter dans l’hétéroclite et les types de critique et s’avère donc, au bout du compte, relativement indigeste sur un sujet qui appelle effectivement de radicales, et donc salutaires, mises au point.

Dans son introduction, « Anthropocene or Capitalocene? Nature, History, and the Crisis of Capitalism », Jason W. Moore semble vouloir répondre et aller au-delà de cette prévisible critique :  » Les modes de pensée sont tenaces. Ils ne sont pas plus facile à transcender que les « modes de production » qu’ils reflètent et aident à mettre en place. Cet ensemble d’essais représente un effort pour étendre et nourrir une conversation globale sur la possibilité d’un nouveau mode de pensée. Notre point de départ c’est le concept d’Anthropocène, le concept le plus influent des études environnementales de cette dernière décennie. Les articles dans ce livre offre des critiques distinctes de la thèse de l’Anthropocène – qui représente elle-même une famille de thèses avec beaucoup de variations. Mais l’intention est d’aller au-delà de la critique. L’Anthropocène constitue un bon point de départ non seulement du fait de sa popularité mais, de façon plus décisive, car il pose des questions qui sont fondamentales pour notre époque : comment les humains s’intègrent-ils dans la toile de la vie ? Comment des organisations et des processus humains variés – des États et des empires, les marchés mondiaux, l’urbanisation et bien plus que cela- ont réorganisé la vie sur terre ? La perspective de l’Anthropocène est à juste titre puissante et influente car elle amène ces questions dans le champ académique et même, quoique inégalement, dans la conscience populaire. » (p. 2)

Renouvelant sa critique de l’arithmétique verte que le lecteur trouvera longuement développée dans Le Capitalisme dans la toile de la vie, Moore poursuit et conclut en admettant que « Les chapitres de ce volume rendent difficile un résumé succinct. Mais deux thèmes communs émergent. Tout d’abord ces essais suggèrent tous que la thèse de l’Anthropocène pose des questions auxquelles elle ne peut pas répondre. L’Anthropocène tire la sonnette d’alarme- et quelle alarme ! Mais il ne peut pas expliquer comment ces alarmants changements se sont produits. Les questions du capitalisme, du pouvoir et des classes, de l’anthropocentrisme, du cadre analytique dualiste nature/ société et du rôle des États et des empires- sont toutes trop souvent mises en parenthèse par la perspective dominante de l’Anthropocène. Ensuite les contributeurs à Anthropocene or Capitalocene? cherchent tous à aller au-delà de la critique. Tous défendent des re-conceptualisations qui montrent la voie pour une nouvelle façon de penser l’humanité-dans-la-nature et la nature-dans-l’humanité. » (p.5)

Signe de cet éclectisme revendiqué, le premier article « On the Poverty of Our Nomenclature » de Eileen Crist s’articule autour de deux références principales et qu’on a peu l’habitude de voir accoler : le philosophe écologiste Hans Jonas et le trop fameux comité (présumé) invisible. Comparé à ce qui suit la critique de Crist de cet « auto-portrait prométhéen »(p.6) qu’est selon elle l’Anthropocène s’avère relativement revigorante : « Que communique le discours de l’Anthropocène ? Rien – et encore moins le nom- qui puisse offrir une alternative à la réorganisation civilisationnelle de la terre comme base des opérations humaines et scène fonctionnelle pour la représentation inintérompue de l’histoire. Ce discours nous assujettit au récit consacré de l’ascension humaine au statut d’espèce à part ; une interprétation naturalisée, subtilement glamourisée du « je » assimilé aux forces prodigieuses de la nature; un protagoniste homogénéisé nommé « l’aventure humaine » incontestable tant au plan de sa singularité ( tous les hommes sont ils impliqués dans une seule aventure ?) ou de son insularité ( les non-humains sont-ils exclus de cette aventure ?); une réification des tendances démographiques et économiques présentées comme incontournables, laissant intacte l’identité historiquement construite de l’Homo Sapiens comme dominateur de la planète et permettant aux propensions expansionnistes de l’humanité de continuer- sous les auspices des faits, juste les faits- comme des variables indépendantes de la situation; une façon d’éluder la confrontation avec le périclitement de la vie, le représentant au contraire comme un critère valable pour un nouveau nom; et une prédilection pour les solutions managériales et technologiques, une partialité en faveur de la géo-ingéniérie, qui, si les scénarios de dégradation du climat continuent à se matérialiser, sera probablement nécessaire pour sauver la civilisation. Pour dire les choses simplement, le discours de l’Anthropocène offre un crédo anthropocentrique familier, avec les avertissements judicieux requis pour agrémenter le mélange et les mises en garde dociles sur la nécessité de la recherche qui précède les expérimentations méga-technologiques. (…) En affirmant la centralité de l’homme – comme à la fois force causale et sujet d’inquiétude- l’Anthropocène réduit l’espace discursif disponible pour la mise en cause de la domination de la biosphère, offrant au contraire un boniment techno-scientifique pour sa rationalisation et un plaidoyer pragmatique pour que nous nous résignons à sa réalité. » (p.25)

Si l’on est pas obligé de gouter ce genre de littérature « radical chic », l’article semble presque d’une sobriété bienvenue quand on le compare à celui qui lui succède : « Staying with the Trouble : Anthropocene, Capitalocene, Chthulucen » de Donna J. Haraway, car il s’agit d’une performance lexicale et proto théorique à faire pâlir d’envie n’importe quel scribouillard post-moderniste. Commençant par la très yogique citation « Nous sommes tous lichens », elle-même suivie du mantra, plus maitre yoda cette fois, répété à moult reprise, « Penser nous devons. Nous devons penser. », l’article de Haraway propose un troisième terme pour sortir de l’alternative qui donne son titre au livre : la chtulucène. Inspiré tant de Lovecraft que d’une araignée pour laquelle l’auteure a une phobie particulière,  » contrairement aux drames dominants des discours de l’Anthropocène ou de la capitalocène, les humains ne sont pas les seuls acteurs importants de la chtulucene (…) l’ordre est plutôt renversé : les êtres humains sont avec et de la terre et les autres pouvoirs biotiques et abiotiques constituent la figure principal. » (p. 59) Le dualisme cartésien n’a plus qu’à compter ses acabits.

Étrangement, l’article qui suit ( nous ne revenons pas sur celui de Moore, « The Rise of Cheap Nature » qui reprend les thèses qu’il développe dans le livre que nous avons publié), « Accumulating Extinction : Planetary Catastrophism in the Necrocene » de Justin McBrien propose lui aussi un troisième terme : le nécrocène.  » Le débat actuel sur la crise planétaire a aboutit aux concepts d’Anthropocène et de capitalocène. Chacun reconnait l’extinction mais doit encore se saisir de sa signification ontologique- pour l’humanité ou pour le capitalisme. Ce que je souhaite proposer c’est que nous reconnaissions le nécrocène – ou « nouvelle mort »- comme un moment biogeologique fondamental de notre ère : le capitalocène. Le nécrocène reformule l’histoire de l’expansion du capitalisme à travers le processus du devenir extinction. » (p. 116)  » Le capitalisme est la transmutation réciproque de la vie en mort et de la mort en capital. La nécrose est le mode d’apoptose du capital, reproduisant les moyens de production par leur destruction. Il est à la fois saphrophyte et parasitique : il se nourrit autant de la nature morte que vivante, il cherche à les rendre indistinguables. »(p.117) Bref, « l’histoire de l’environnementalisme c’est l’histoire du capitalisme réalisant son propre principe de devenir extinction à travers le système conceptuel du catastrophisme planétaire. » Prétendant illustrer cette « thèse », McBrien propose dans la suite de son texte une histoire plus convenue du catastrophisme sur le temps long ( de Christophe Colomb au club de Rome, en passant par Oppenheimer).

Après de telles envolées théoriques, le texte du marxiste Elmar Altvater, « The Capitalocene, or, Geoengineering against Capitalism’s Planetary Boundaries », semble plus terne. C’est en tout cas l’un des auteurs du volume qui s’inscrit le plus explicitement dans le sillage de Moore et de ses thèses, dans le cadre desquelles il articule son analyse des projets de la géo-ingénierie : « La géo-ingénierie fait face à une double tâche. D’un côté, les géo-ingénieurs doivent créer les ressources nécessaires du côté des intrants des systèmes sociaux et géologiques planétaires au moment où ceux-ci ne peuvent plus facilement être extraits de la nature. D’un autre côté ils doivent trouver de nouveaux modes de se débarrasser de toutes les émissions dans le système terrestre. C’est apparemment une tâche impossible. C’est un tâche bien plus ardue que de construire une voiture, un barrage ou un hôtel; les géo-ingénieurs doivent contrôler des systèmes terrestres entier afin de combattre- ou au moins réduire- les conséquences négatives de l’externalisation capitaliste. Néanmoins, l’internalisation nécessaire des émissions externalisées c’est l’internalisation des effets externes dans les coûts de production au niveau de la firme. Donc – en principe– les prix devraient nous « dire la vérité », comme disent les manuels d’économie néo-classique. Mais même si c’était le cas nous n’en serions pas rendu plus sage. Pourquoi ? Parce que beaucoup d’interdépendances dans la société et la nature ne peuvent pas être exprimées en termes de prix. Toute rationalisation effective devra être holistique ; elle devra être qualitative et considérer beaucoup plus de choses que le simple prix. Mais c’est impossible puisque cela entre en contradiction avec la rationalité capitaliste, qui n’a comme ambition que de corriger les parties et non le tout. Dans un tel scénario, la modernisation capitaliste par l’externalisation prendrait fin inévitablement. Les Quatre Bon Marché disparaîtrait derrière « l’horizon des événements ». Serait-il possible pour les géo-ingénieurs de faire concorder la nécessaire modération de la modernisation et les dynamiques capitalistes ? C’est impossible car les ingénieurs ne sont pas qualifiés pour travailler de façon holistique. Ils luttent contre les effets de l’externalisation ( par exemple les émissions de gaz à effet de serre) en externalisant de nouveau les effets externes ( par exemple en obscurcissant le soleil pour réduire la chaleur solaire). Cela reviendrait à une absurde seconde externalisation des effets externes primaires. » (p.151)

Dans l’article suivant, « Anthropocene, Capitalocene, and the Problem of Culture », Daniel Hartley offre de nouveau une critique incisive de l’Anthropocène dont « la philosophie historique est très problématique, car elle mène à des propositions pratiques qui sont apolitiques et étroitement technologiques et dont la saisie de la modernité ignore totalement les processus historiques complexes au coeur de l’écologie-monde capitaliste et de ses cultures.  » (p.155) Pour Hartley  » nous devons insister sur l’importance de la culture quand nous défendons la supériorité théorique et politique du terme capitalocène. Strictement parlant, l’anthropocène ne connait pas la culture : il est le résultat de l’homme et de la technologie, ou de l’homme dans la mesure où il développe et utilise la technologie. La politique en tant que telle ( en ce qu’elle s’oppose à la gouvernance) n’intervient pas dans le discours de l’Anthropocène puisque les rapports sociaux ne sont pas supposés avoir de matérialité effective. »(p. 164) Au contraire « Ce que la culture, l’écologie-monde et le capitalocène montrent c’est que la bataille contre la production capitaliste du changement climatique doit être mené à plusieurs niveaux simultanément. Bien sûr, nous devons attaquer les phénomènes « écologiques » évidents comme les nouveaux oléoducs, la déforestation, l’extraction par fissuration hydraulique, etc. Mais, et c’est crucial, nous devons aussi attaquer ces éléments de la civilisation capitaliste qui n’apparaissent pas avoir de rapport immédiat avec l’écologie mais qui sont de fait des conditions intrinsèques de sa possibilité : la violence contre les femmes qu’elle soit littérale ou symbolique, l’invisibilisation structurelle du travail domestique, le racisme institutionnel, etc. Au bout du compte, la lutte écologiste n’est rien d’autre que la lutte pour l’émancipation universelle : l’écologie-monde unifie ces luttes au niveau de la théorie. « (p. 165)

Enfin le livre se clot sur un dense article de Christian Parenti, « Environment-Making in the Capitalocene. Political Ecology of the State » qui propose de reformuler, à partir des thèses de Moore, la théorie de l’État à l’aune de son rapport à la nature.  » En répondant à la crise climatique, il apparaît que l’État va devoir accomplir une mission environnementale de grande ampleur. Au premier abord cela peut sembler constituer une tâche nouvelle. En fait, l’État capitaliste a toujours été une entité fondamentalement environnementale. (…) De même que le capital n’a pas de rapport à la nature mais est un rapport à la nature, ce même rapport est aussi à l’État et est médié par l’État. Pour le dire plus directement : l’État n’a pas un rapport à la nature, il est un rapport à la nature car la toile de la vie et son métabolisme- y compris l’économie- existe sur la surface de la terre et parce que l’État est fondamentalement une institution territoriale.(…) Mon argument central est celui-ci : l’État est une entité fondamentalement environnementale et de ce fait est au coeur de la forme valeur. L’État est au coeur de la forme valeur car les valeurs d’usage de la nature non-humaine sont, en retour, la source centrale de la valeur. L’État moderne délivre au capital ces valeurs d’usage. L’État est donc central pour notre compréhension du processus de valorisation et pour notre analyse du capitalocène. »(p.166-167) Ce rôle de l’État se déploie selon deux axes principaux selon Parenti : « Comment l’État fournit-il la nature non-humaine et ses services à la production ? L’État accomplit ceci abstraitement avec la territorialité des droits de propriété. Et il l’accomplit concrétement – physiquement, géographiquement- en conquérant des territoires et en construisant des infrastructures. Les valeurs d’usage biophysiques – la solidité du bois, les apports nutritionnels de la patate- doivent voyager à travers l’espace physique, en dépit des droits de propriété. Les services de la nature non-humaine sont littéralement acheminer via les infrastructures, l’environnement construit des réseaux de communication et de transport : canaux, routes, autoroutes, pipelines, ports, aéroports. Ces bien publics ( même quand leurs opérateurs sont privés comme pour les pipelines)établis géographiquement sont extrêmement dépendant du pouvoir étatique et du financement public. (…) L’État s’approprie directement la nature par la force pour le capital; dans les conquêtes, via les enclosures et la création de droits de propriété fonctionnels; et indirectement via son développement du territoire et des infrastructures. » (p. 175) L’auteur illustre ensuite longuement son propos en retraçant l’histoire du canal Érié aux États-Unis avant de conclure sur un plaidoyer un peu absurde en faveur de la prise du pouvoir d’État.

Si ce volume constitue donc un ensemble relativement disparate, il ouvre néanmoins des pistes et perspectives intéressantes quoique probablement plus sur la critique du nouveau consensus « Anthropocénique » (et de son inscription dans le continuum idéologique, institutionnel , etc de la technoscience) que sur celle de l’anthropocentrisme. Et il ne dissipe certes pas les doutes qu’on peut avoir quand à la validité de long terme, et les ambitions de court et moyen termes, du « grand bon en avant » théorique que propose Jason W. Moore dans Le capitalisme dans la toile de la vie.

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