Le « débat » entre Jason W. Moore, John Bellamy Foster et les « marxistes écologistes ».

C’est dans ce qui semble être le florissant courant du marxisme écologique américain ( si on en juge par leur revue Capitalism Nature Socialism – qui est en accès libre en ligne) que Le capitalisme dans la toile de la vie a provoqué le plus de réactions. Cela tient notamment au fait qu’il s’y livre, ainsi que dans un article publié en 2016, Metabolic Rift or Metabolic Shift? qui reprend les mêmes arguments, à une critique en règle de son ancien mentor John Bellamy Foster, « fondateur » du dit courant. Avant de donner la parole à Foster and co, nous reproduisons d’ores et déjà les grandes lignes de l’argumentation de Moore telle qu’elle est développée dans le troisième chapitre (  » Vers un métabolisme unique : du dualisme à la dialectique dans l’écologie-monde capitaliste ») du livre publié par nos soins :

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« La notion de métabolisme offre une métaphore séduisante. Avec l’essor des études environnementales critiques à travers l’ensemble des sciences humaines et sociales au cours de la dernière décennie, le métabolisme et ses dérivés – la « rupture métabolique » surtout – ont pris une place privilégiée dans la pensée écologiste et marxiste écologiste. Les débats grand public et radicaux autour de la notion de métabolisme ont mis en évidence l’importance d’une perspective historique sur le lien entre le capitalisme global (ou la société industrielle) et le changement environnemental mondial. Cette place privilégiée appelle deux commentaires. D’un côté, la conception du métabolisme social de Marx a été réinterprétée comme « métabolisme de la nature et de la société ». D’un autre côté, il n’y a pratiquement pas eu de questionnement critique sur le métabolisme social comme échange métabolique entre deux entités : la nature et la société. Le métabolisme social a été débarrassé de sa double intériorité.

Pourquoi cela devrait-il poser problème ?

Les études centrées sur le métabolisme se heurtent à une contradiction laissée en suspens, entre d’une part l’adhésion philosophique et discursive à une ontologie relationnelle (l’humanité-dans-la nature), et d’autre part l’acceptation pratico-analytique du dualisme Nature/ Société (l’humanité et la nature). En effet, l’essor du métabolisme comme « concept phare » à la fin des années 1990 doit beaucoup à sa promesse de franchir le fossé Nature/Société. À l’époque – et aujourd’hui encore –, la notion de métabolisme promettait de per- mettre de placer la nature, comme oikeios, au cœur de notre façon de voir et d’analyser le changement historique.

Mais cette promesse n’a pas été tenue. Plutôt que de nous permettre de passer le gué cartésien, les approches liées à la notion de métabolisme ont au contraire agrandi la distance entre les deux rives. L’« équilibre complexe du métabolisme social » de Marx est devenu le « métabolisme de la nature et de la société ». Le métabolisme en tant que « rupture » (« rift », NdT) est devenu une métaphore de la séparation, fondée sur les flux matériels ayant cours entre la Nature et la Société. Ainsi, la rupture l’a emporté sur la mutation métabolique comme moyen d’unifier l’humanité-dans-la-nature au sein de métabolismes unifiés du pouvoir, de la richesse et de la nature. Pendant ce temps, notre « concept phare » marxiste-écologiste s’est opposé à la propension de la praxis dialectique à dissoudre ses objets analytiques (Nature/Société), et à créer de nouvelles catégories qui conviendraient pour saisir l’enchevêtrement et l’interpénétration des humains avec le reste de la nature.

L’une des caractéristiques essentielles du dualisme cartésien est la tendance à restreindre la recherche de la vérité en traçant des séparations absolues entre ce qui est humain et ce qui est « naturel ».

On pourrait qualifier cela de faille épistémique. Au cœur de celle-ci, on trouve une série d’abstractions violentes impliquées dans la créa- tion et la reproduction de deux domaines épistémiques distincts : la « Nature » et la « Société ». Ces abstractions sont « violentes » parce qu’elles écartent des rapports essentiels à chaque nœud au profit de la cohérence narrative ou théorique6. Ce n’est pas par hasard si ce divorce symbolique entre la Nature et la Société s’est consolidé avec le capitalisme naissant. Cette faille épistémique était une expression – et, par de nouvelles formes de praxis symbolique, un agent – du divorce matériel entre les producteurs directs et les moyens de production qui révolutionnait le monde.

Si le métabolisme n’est pas un échange entre des objets quasi indépendants – la Nature et la Société –, mais au contraire un processus de production de la vie au sein de la biosphère et de ses processus initiés par les humains, de nouvelles possibilités émergent. La faille épistémique pourrait alors être transcendée. Un métabolisme unique de l’humanité-dans-la-nature nous permettrait de tracer une voie au-delà du dualisme.

Pris dans un sens très général, ce genre d’affirmation ne fait pas débat. Bien sûr ! Ne souhaitons-nous pas tous transcender le dualisme ? Ce questionnement est en général accueilli avec une large approbation, surtout, mais pas uniquement, parmi les chercheurs cri- tiques. Mais cette approbation ne débouche sur aucune action réelle en l’absence d’une méthode – ce que j’appelle la double intériorité – qui permette et encourage de nouvelles analyses prenant réellement en compte la nature. Même aujourd’hui, l’esprit de cette double intériorité reste largement étranger aux cadres méthodologiques des propositions théoriques et des stratégies narratives des sciences humaines et sociales. Celles-ci restent captives de la logique de l’exceptionnalisme humain : c’est-à-dire la curieuse notion selon laquelle l’humanité serait « la seule à ne pas être inscrite dans un réseau spatial et temporel de dépendances inter-espèces ». Dans cette logique, les rapports entre les humains sont considérés comme ontologiquement primordiaux, eu égard aux rapports naturels, une procédure métathéorique qui permet de traiter de la modernité comme d’un ensemble de rapports sociaux qui agissent sur la toile de la vie, plutôt que de se développer à travers elle.

Mettant l’accent sur la discontinuité et la séparation plutôt que sur la reconfiguration et l’unité, la faille métabolique en est venue à signifier « une rupture dans l’échange entre les systèmes sociaux et les systèmes naturels ». Dans ce cadre, les systèmes sociaux sont séparés des systèmes naturels. Les systèmes sociaux déstabilisent les systèmes naturels. À mesure que le capitalisme se développe, la déstabilisation de la nature s’intensifie, conduisant à une « crise de la planète ». Une catastrophe s’ensuit.

Si tout cela ne manque pas de sens, est-ce du bon sens pour autant ? La nature est-elle vraiment mieux saisie lorsqu’elle est comprise comme extérieure au capitalisme – et comme une limite extérieure de celui-ci ? Ou bien le capitalisme, et ses limites, est-il coproduit par des configurations changeantes de la nature humaine et extrahumaine ?

Si l’on commence par l’oikeios et la double intériorité, on peut re-conceptualiser le métabolisme comme un flux de pouvoir, de capital et de nature matérielle caractérisé par une « coïncidence ininterrompue de notre être, de notre agir et de notre savoir »9. La refonte de notre récit sur la base de cette « coïncidence ininterrompue » implique un mouvement allant de « l’environnement » comme objet à la production de l’environnement – comme nous l’avons vu dans le chapitre I. Pour l’humanité à l’ère du capitalisme historique, la production de l’environnement a atteint un stade de développement susceptible de faciliter une nouvelle ère géologique. Celle-ci est généralement appelée « Anthropocène » (âge de l’homme), mais est plus correctement appelée « Capitalocène » (âge du capital). Il est certain que le xxie siècle est un moment de changement mondial extraordinaire.

Interpréter ces extraordinaires changements mondiaux est une tâche colossale, d’autant qu’elle est compliquée pas simplement parles faits sur le terrain. Car la faille épistémique entre l’économique et l’environnemental limite notre aptitude à comprendre la conjoncture actuelle ; elle limite notre compréhension de la façon dont le capitalisme a créé et résolu les crises sur la longue durée. Un concept de métabolisme qui transcende cette faille épistémique peut toutefois nous libérer de ces entraves. Le métabolisme deviendrait alors plus qu’une façon de saisir les flux entre : un moyen de comprendre les flux à travers. Dans ce qui suit, nous envisageons une reconstitution du métabolisme comme un moyen d’unifier les flux différenciés du capital, du pouvoir et de la vie propres à la modernité. »

( Jason W. Moore, Le Capitalisme dans la toile de la vie pp. 111-114 – Traduit de l’Anglais par Robert Ferro)

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Foster, dont sont publiés en français Marx écologiste (Éditions Amsterdam, dont le site Contretemps a publié quelques « bonnes feuilles ») et Ce que tout écologiste doit savoir du capitalisme (Éditions Critiques), a répondu, en 2016, via une interview donnée au site Climate & Capitalism que nous traduisons entièrement ici. Précisons que Mr Moore s’est ému que nous donnions autant d’espace à ce qu’il considère être les « calomnies » de Foster ( dont effectivement les « arguments » développés dans cette interview sont pour le moins paresseux) mais également de Alf Hornborg ( voir « Au fil des recensions » ). Comme nous ne ménageons pas plus que cela ses anciens amis et que le principe de nos sites associés est de fournir une sorte d’appareil critique ( donc critique !), nous laissons bien volontiers le lecteur juger de la validité ou non des positions des uns ou des autres…

En défense du marxisme écologique : John Bellamy Foster répond à un critique

ANGUS : Pour commencer, pourriez vous brièvement nous résumer ce que signifie « rupture métabolique » ?

FOSTER : C’est un défi de taille. Voyons si je peux rendre les principaux points théoriques et historiques aussi succinctement que possible. Le concept de rupture métabolique prend sa source dans la théorie de l’aliénation de Marx : la séparation des êtres humains d’avec eux mêmes comme être productifs, d’avec le procès de production, de leur propre espèce et des autres êtres humains. La rupture métabolique est l’expression concrète de la séparation humaine d’avec les conditions matérielles de la vie, d’avec la nature.

Au milieu du XIXe siècle, les scientifiques ont développé le concept de métabolisme pour décrire les échanges entre la matière et l’énergie – au sein et entre les organismes et entre les organismes et leurs environnements – qui sont essentiels à toute forme vivante. Marx a incorporé ce concept dans le matérialisme historique, utilisant le terme de « métabolisme social » pour le travail et le procès de production et le « métabolisme universel de la nature » pour les processus naturels en général. Comme êtres vivants, objectifs, les humains ne peuvent exister que dans un rapport métabolique avec le reste de la nature.

A la fin des années 1850 et 1860 des inquiétudes sérieuses sont apparues en Europe et en Amérique du Nord concernant la perte de fertilité des sols. La nouvelle agriculture industrielle capitaliste dépouillait rapidement ceux-ci de leurs nutriments. Marx décrivait cela comme  » une rupture irréparable dans le processus interdépendant du métabolisme social, un métabolisme imposé par les lois naturelle de la vie elle-même. » [Ndt : citation non vérifiée]

Restaurer ce métabolisme n’est possible que dans une société socialiste apte à développer une approche rationnelle et durable de la production et donc au métabolisme entre l’homme et la nature. Marx insistait sur le fait que la soutenabilité- maintenir la terre en l’état pour le bien des générations futures- serait une caractéristique centrale du socialisme, une société dans laquelle les producteurs associés réguleraient rationnellement le métabolisme entre eux-mêmes et la nature tout en développant leur potentiel humain.

ANGUS : En quoi la théorie de la rupture métabolique contribue à la compréhension des crises environnementales d’aujourd’hui ?

FOSTER : Toute notre compréhension de la crise du système terrestre, des ruptures dans les limites planétaires [ « planetary boundaries »] et des contradictions économiques sont grandement enrichies par l’assimilation des idées de Marx. Un nombre croissant d’écologistes ont analysé la rupture métabolique dans une large variété de sphères, du sol au climat en passant par les systèmes océaniques, connectant ces crises environnementales au métabolisme social aliéné du capitalisme.

Marx fournissait la seule vue systémique et dialectique permettant de saisir le problème écologique comme simultanément économique et écologique, enraciné dans le mode de production capitaliste. Aucune autre approche n’a la capacité d’intégrer une critique mêlant à la fois les sciences naturelles et les sciences sociales qui puisse façonner notre pratique dans l’Anthropocène.

Marx a brisé le cercle de la logique capitaliste. Pour lui, l’importance de la dégradation environnementale ne tenait pas juste à ce qu’elle augmentait les coûts pour les capitalistes et contribuait aux crises économiques. Il s’intéressait à la dégradation de l’environnement en tant que telle. La théorie de la rupture métabolique chez Marx nous permet de comprendre comment le capitalisme se développe en externalisant déchets et dégradation de l’environnement, un problème qui ne peut être surmonté que par le socialisme, fondé sur un rapport rationnel et soutenable à la nature.

ANGUS : Parmi les nombreuses critiques émises par Jason Moore sur votre travail, l’accusation de « Dualisme cartésien » est la plus fréquente et, à mon avis, la moins compréhensible. Il applique ce label nous seulement à vous et à d’autres écosocialistes et écologistes radicaux mais aussi aux principaux chercheurs de la science du « système terre ». La science de l’anthropocène selon lui est « captive des structures même de pensée qui sont à la source de la crise actuelle. Au coeur de ce systèmes de pensée se trouve le dualisme cartésien »

Je suis d’accord avec le sociologue de l’environnement britannique Graham Sharp qui dans le numéro de Capitalism Nature Socialism de ce trimestre dit du travail de Moore que  » tout ce avec quoi il n’est pas d’accord est qualifié de dualiste, tout le long du livre ». Qu’est ce qui cache derrière ce reproche de dualisme, si ce dernier a une quelconque validité ?

FOSTER : Cela semble effectivement étrange que Moore fasse ce reproche de dualisme à tant de penseurs, même ceux qui réclament explicitement de la dialectique et ceux qui déploient des systèmes théoriques sophistiqués.

Graham Sharp a raison mais nous devons ajouter que ce avec quoi Moore « n’est pas d’accord » – et qu’il accuse de dualisme » ce sont toutes ces idées associées avec le mouvement écologiste radical, le marxisme écologiste et cette science écologique qui s’amorce, qu’il considère comme un défi à ses propres conceptions. Il y a donc de la méthode dans sa folie, comme on dit.

Sa critique du dualisme cartésien vise toutes les tentatives de distinguer nature et société, même abstraitement. Dans ce registre, il a été influencé par des penseurs radicaux de la géographie comme feu Neil Smith et Noel Castree et par des « constructionnistes » comme Bruno [Chateau] Latour, qui est désormais « Senior Fellow » au Breakthrough Institute, un centre leader de l’éco-modernisme capitaliste.

La nature dit Moore, est subsumée sous la société- c’est seulement ainsi qu’on peut comprendre ce qu’il appelle la « double internalité » de « la nature-dans-l’humanité et l’humanité-dans-la-nature ». Ce point de vue qu’il qualifie de « moniste et de relationnel » suit le modèle d’une philosophie connue sous le nom de monisme neutre qui avance que des entités comme l’esprit et la matière ne peuvent pas être séparées même abstraitement et dans des versions à la mode doivent être « mis en faisceau »[ Ndt : c’est ainsi que « bundle » a été traduit dans le livre, Foster en faisant un usage extensif et ironique, nous ferons donc quelques exceptions] ensemble. Cette position avait été développée il y a un siècle de cela pour s’opposer tant au matérialisme qu’à l’idéalisme et à la dialectique marxienne. Moore se réfère constamment à cette « mise en faisceau ». Ce qu’il appelle « la toile de la vie » ou « l’écologie-monde » est caractérisée comme étant un « faisceau de faisceaux » [ « bundle of bundles].

Pour éviter le langage supposément dualiste il emploie des sortes de petits fagots terminologiques, liant des mots ensemble avec des traits d’unions, comme « capitalisme-dans-la-nature » et « nature-dans-le-capitalisme ».

Les références constantes au dualisme cartésien, ou ce que Moore appelle le binôme cartésien, sont extrêmement trompeuses. Dans la philosophie rationaliste du dix-septième siècle, Descartes distinguait entre raison et esprit d’un côté et matière et mécanisme de l’autre. Les humains étaient généralement associés à la raison et les animaux aux machines. C’est bien différent de la distinction entre société et nature que Moore appelle « binôme cartésien ».

Moore soutient que le concept de rupture métabolique ( qu’il m’attribue incorrectement plutôt qu’à Marx) est dualiste simplement parce qu’il considère l’humanité/société et la nature comme deux entités logiquement distinctes. Il ne semble pas comprendre que l’objet de la dialectique c’est la médiation de la totalité, la processus qui à la fois sépare et unifie les individus et la société, l’humanité et la nature, les parties et le tout. Le métabolisme social dans la théorie de Marx signale la responsabilité humaine comme auto-médiation de la nature au travers de la production. Nous nous concentrons sur la séparation de l’humanité et de la nature, sur la dégradation des processus naturels et de la vie car c’est la réalité concrète de la société, de la vie et de la nature dans le système actuel aliéné de production, le capitalisme.

C’est tout le principe de la critique marxiste écologique. La dialectique porte toujours sur l’ apparence et l’essence, l’identité dans la différence, l’interpénétration des opposés et la négation de la négation. Il ne s’agit jamais de faire un choix, comme Moore semble le penser, entre un dualisme grossier et un monisme tout aussi grossier. Il n’y a rien de contradictoire dans le fait de voir la société comme étant à la fois une forme séparée et irréductible au système terrestre et comme en constituant une partie fondamentale. De qualifier cette approche de dualiste revient par exemple à dénier que votre coeur est à la fois une partie intégrale de votre corps et un organe distinct avec des fonctions et des caractéristiques uniques.

« Mettre en faisceau » est une manière simpliste de contourner cette leçon centrale de la dialectique, c’est à dire que le monde constitue une totalité complexe, hétérogène et changeante, médiée de mille et une manières – un contexte indéfini dans lequel les humains sont acteurs en tant qu’êtres historiques. Notre saisie du métabolisme social de l’humanité se base sur cette compréhension plus générale.

ANGUS : Donc le monisme de Moore, qu’il qualifie aussi de « métabolisme singulier » s’oppose à la saisie dialectique du rapport entre société, humanité et nature. Est-ce que cela va au-delà de ça ?

FOSTER : Moore attaque l’usage de la théorie de la rupture métabolique par McKenzie Wark, l’utilisation par Samir Amin du concept d’empreinte écologique et votre propre vue sur l’anthropocène. Essentiellement il rejette toute la pensée verte, y compris le marxisme écologique ou écosocialisme, car celle-ci parle de ce que « le capitalisme fait à la nature » au lieu de parler de  » comment la nature travaille pour le capitalisme ». Pour lui, le problème écologique central ce n’est pas le bouleversement du système terrestre mais le fait que les ressources naturelles sont devenues plus chers, créant des problèmes pour l’économie capitaliste.

Il dit que son point de vue est plus « optimiste » que les « habituels récits de catastrophe et d’écroulements imminents »- apparemment car il donne l’espoir que le capitalisme puisse échapper aux crises qu’il a créé.

Il y a quelques temps, l’essayiste britannique Larry Lohmann a critiqué Naomi Klein, d’un côté et Brett Clark, Richard York et moi, de l’autre, pour les sous-titres de nos livres- Capitalism vs the Climate (Klein) et Capitalism’s War on the Earth (Foster, Clark et York). Lohmann considérait qu’il ne s’agissait que de « slogans cartésiens » et qu’ils n’existaient pas de choses comme un climat ou un système terrestre séparés du capitalisme, donc nos sous-titres, et de là nos points de vue politiques étaient dualistes et apocalyptiques ! Moore a promptement déclaré être en accord avec cette critique bizarre et l’a incorporé dans sa critique du marxisme écologique dans Le Capitalisme dans la toile de la vie.

ANGUS : Dans The Ecological Rift, Brett Clark, Richard York et vous soutenez que les crises écologiques mènent à ce que vous appelez des  » ruptures et des mutations », dans lesquelles le capitalisme cherche à déplacer les problèmes mais finit toujours par créer des contradictions cumulativement plus grandes. Moore adopte votre expression quoique sans inidiquer sa source, puis la change en disant que « le problème ce n’est pas la rupture métabolique mais la mutation métabolique ». Quelle est la signification de ce changement ?

FOSTER : Du point de vue de Moore, les problèmes environnementaux du capitalisme relèvent tous de sa difficulté à obtenir ce qu’il appelle les « quatre bon marché » – travail, nourriture, ressources naturelles et énergie. Il n’y a de ce fait pas de crise écologique en tant que telle, seulement des crises économiques causées par la pénurie écologique qui peut être résolue grâce à des mutations- en obtenant des ressources ou du travail ailleurs ou d’une autre manière.

Moore va jusqu’à prétendre que ceux qui disent que la planète est dangereusement dégradée et chamboulée, utilisant des concepts comme la rupture métabolique, l’empreinte écologique et l’Anthropocène, « prêtent le flanc à une puissante critique » qui reconnaît la capacité du capitalisme à faire travailler la nature à son profit. Il cite, comme un exemple d’un tel contre-argument, un travail de Michael Shellenberg et Ted Nordhaus du Breakthrough Institute, le principal think-thank de l’écomodernisme capitaliste. C’est assez similaire aux arguments récents avancés par Castree et d’autres constructionistes latouriens de gauche. Entre temps Latour a émergé comme l’idéologue majeur du Breakthrough Institute, en avançant que la résolution des problèmes écologiques ne suppose pas de renverser le capitalisme. La propre vision de Moore est embarquée ( on pourrait fagotée [« bundled »]) dans ce genre de raisonnement.

Moore a identifié bien des éléments de la logique du capitalisme; mais son erreur, d’un point de vue marxiste, est de rester prisonnier de cette logique. Son « écologie-monde » et sa  » toile de la vie » décrivent simplement le monde capitaliste selon la propre conception qu’il a de lui-même. Sa notion des quatre bon marché, travail, ressources naturelles, nourriture et énergie, chacun menaçant de devenir plus couteux, c’est l’écologie vue dans une perspective capitaliste. Le travail est mis au même niveau que la nourriture ou les ressources naturelles comme constituant simplement un des « quatre bon marché » et les problèmes écologiques sont réduits à des problèmes de robinet ( ou des problèmes de ressources) pour le capitalisme, ignorant ou minorant le plus large problème de l’évier, c’est à dire comment le capitalisme dégrade et perturbe l’entièreté du système terrestre, et lui impose son gaspillage.

ANGUS : Dans Le Capitalisme dans la toile de la vie, Moore insiste pour que nous arrêtions de nous demander  » Comment l’humanité s’est-elle séparée de la nature » et que nous posions plutôt la question  » Comment l’humanité est-elle unifiée avec le reste de la nature et la toile de la vie ?  » Il répète plusieurs fois ce point de vue :  » Ce n’est pas la séparation d’avec la nature qui importe. C’est la place de l’humanité dans la toile de la vie. »

Cela me semble entrer directement en contradiction avec l’insistance de Marx selon laquelle :

« Ce n’est pas l’unité des hommes vivants et actifs avec les conditions naturelles et inorganiques de leur métabolisme avec la nature qui aurait besoin d’une explication ou qui serait le résultat d’un processus historique; c’est au contraire la séparation entre ces conditions inorganiques de l’existence humaine et de son activité, séparation qui n’est totale que dans le rapport entre le travail salarié et la capital.  » (Marx, Fondements de la critique de l’économie politique, Tome I, Paris, Éditions Anthropos, 1968, pp. 451-452)

Qu’est ce que ce renversement indique sur la marxisme de Moore ?

FOSTER : Ma réaction à la proposition de Moore a été exactement la même que la votre. Il met Marx sur sa tête. Moore dit que ce n’est pas l’aliénation de la nature par le capitalisme qui devrait nous préoccuper ; au contraire nous devrions nous concentrer sur comment le capitalisme unifie la nature en la faisant travailler pour lui. C’est la vieille vision exonérante/exceptionnaliste humaine du capitalisme que les sociologues de l’environnement ont critiqué depuis longtemps et qui a été ressuscitée par l’éco-modernisme.

Donc je ne me référerai pas du tout au « marxisme de Moore » si ce n’est ironiquement. Le cadre d’analyse qu’il a développé est anti-écosocialiste et anti-écologiste. Il traite les mouvement écologistes et les marxistes écologistes de dualistes apocalyptiques car ils se sentent concernés par les ruptures croissantes dans les limites planétaires de notre système terrestre.

ANGUS : Moore dit que votre approche de l’écologie marxiste opère une « séparation entre d’un côté le matérialisme historique de Marx et de l’autre sa théorie de la valeur ». Il prétend que sa perspective se rapproche plus de celle de Paul Burkett, en ce qu’elle met plus l’accent sur l’impact économique du changement environnemental. Est-ce exact selon vous ?

FOSTER : Cette assertion nous a laissé pantois Paul et moi. L’idée que nous ne soyons pas d’accord sur la théorie de la valeur est absurde dés le premier abord puisque nous écrivons fréquemment ensemble sur le sujet, encore récemment dans notre livre commun Marx and the Earth. Dans Marx écologiste, j’ai souligné que l’analyse de la valeur dans le livre de Burkett, Marx and Nature, avait joué un rôle crucial dans le développement de ma propre analyse. Dans mon avant-propos à l’édition chez Haymarket Books de ce livre, j’ai souligné combien son explication de la théorie écologique de la forme valeur de Marx représentait une avancée essentielle dans notre saisie de son écologie.

Moore lui-même ne défend pas la théorie marxienne de la valeur. Son usage du concept de valeur dans le livre rappelle plus les jeux lexicographiques du discours littéraire post-moderne que la méthode matérialiste rigoureuse de l’économie politique radicale. Il ne tient aucun compte de distinctions cruciales telles que celles entre valeur et richesse ou valeur d’échange et valeur d’usage. Cela aboutit à de l’idéalisme pure, comme dans sa glorification de  » la centralité de la valeur en tant que logique de (re)production du flux de la vie » ( Moore, p.119) On peut attendre ce genre d’énoncé d’un Proudhon ou d’un Dühring, jamais de Marx ou d’Engels !

Donc qu’entend Moore quand il dit que j’opère une « séparation entre d’un côté le matérialisme historique de Marx et de l’autre côté sa théorie de la valeur » ? Cela à voir avec sa thèse selon laquelle il ne peut y avoir de crise écologique tant qu’il n’y a pas de crise de la valeur et de là une crise économique pour le capital. Il s’oppose en fait à un point de vue qu’il associe à moi ( mais qui est tout autant défendu par Burkett et au bout du compte découle de Marx) et selon lequel il y a plusieurs formes de crises écologiques- et les crise économiques et écologiques ne se déterminent pas nécessairement l’une l’autre.

Il y a les crises écologiques que Moore reconnaît, celle liées aux coûts croissants des ressources qui se traduit en une hausse des coûts pour toute l’économie. Mais il y a aussi d’autres crises écologiques – quoiqu’il rejette ce point- causées par le fait que nature pour sa plus grande partie n’est pas intégrée au calcul de la valeur par la capital, les perturbations des processus naturels et même le système planétaire n’entrent pas dans la comptabilité normale du système. Ce sont des crises comme la destruction des espèces ou d’écosystèmes entiers comme les barrières de corail ou même les rupture anthropiques dans l’entièreté du système planétaire qui définissent l’Anthropocène aujourd’hui.

Le génie de l’analyse de Marx c’est qu’il ne réduisait pas les crises écologiques à des crises écologiques pour le capitalisme, c’est à dire en termes de valeur capitaliste. De fait, il considérait des crises écologiques comme la désertification comme caractéristiques des sociétés de classe en général, et qui n’étaient qu’intensifiées sous le capitalisme. C’est la question de la soutenabilité plutôt que celle de la valorisation capitaliste qui définit de telles crises écologiques. Pour Moore, dont l’argument reflète le point de vue du capital, ces crises ne participent au cycle de la valeur, donc elles n’existent pas réellement.

Dans l’analyse de Marx de tels processus sont élémentaires et doivent être pris en considération, particulièrement quand le processus d’accumulation sous le capitalisme tend à dégrader les processus naturel- c’est toute la question de la rupture métabolique.

De dire, comme Moore, que considérer les processus naturels d’un côté et la valorisation capitaliste de l’autre constitue un dangereux dualisme cela revient à nier la nature fondamentale des contradictions écologique du capitalisme. De fait, cela élimine la possibilité même d’une critique écologique du capitalisme.

Je devrais aussi mentionner que Moore ignore simplement la théorie de la rente chez Marx, ce qui rend son analyse de la « nature bon marché » complétement vaine. Toute la théorie de la rente est une extension de la tension entre valeur et valeur d’usage, entre la valeur et les conditions matérielles nécessaires de production. Paul Burkett analyse cela longuement dans Marx and Nature.

ANGUS : Vous avez écrit que la redécouverte de la pensée écologique de Marx – particulièrement telle que vous l’avez développé dans Marx Écologiste et Paul Burkett dans Marx and Nature- a mené à l’émergence de ce que vous appelez la deuxième phase de l’écosocialisme. Comment cette deuxième phase diffère-t-elle de la première et comment le travail de Moore se relie-t-il à cette mutation ?

FOSTER : L’éco-socialisme de la première phase, comme nous le désignons Paul Burkett et moi, impliquait diverses tentatives de créer une théorie hybride dans laquelle la théorie écologique recouvrait certaines conceptions marxiennes ou, plus rarement, l’inverse. Cela supposait en général l’affirmation que l’oeuvre de Marx était imparfaite du point de vue écologique et que Marx et Engels avaient trop focalisé leurs critiques sur Malthus. Dans la première phase de l’éco-socialisme, donc, le point de vue écologique dominait.

Dans la seconde phase de l’écosocialisme au contraire, on est revenu aux fondations du marxisme classique, en tentant une réhabilitation majeure ( et il semblerait désormais une redécouverte majeure) du matérialisme historique comme méthode exceptionnelle pour comprendre les relations et interactions complexes entre l’humanité, la société et la nature. L’écosocialisme de la seconde phase a restauré l’analyse écologique de la forme valeur chez Marx et la théorie de la rupture métabolique et a donné un sens nouveau au concept de dialectique de la nature.

Dans Marx and the Earth Burkett et moi avons classé les premiers travaux de Moore comme relevant de l’écosocialisme de la seconde phase et ses écrits ultérieurs comme représentant un retour à la première phase. Je pense désormais que nous avions tort. Dans ses récents travaux, Moore a adopté des positions qui sont opposées à l’écosocialisme et au mouvement écologiste radical en général.

Il faut mettre à son crédit qu’il critique toujours l’inégalité et l’oppression. Mais que penser d’un « écologiste-monde » qui considère les crises écologiques comme un simple phénomène de renchérissement de la nature pour le capital ou qui avance que « l’histoire est pleine d’occasions dans lesquelles le capitalisme a surmonté de supposées indépassables limites naturelles ». Si il en est ainsi, pourquoi se préoccuper de la crise l’anthropocène ?

Que dire d’un prétendu radical qui oppose Shellenberger et Nordhaus du Breakthrough Institute à Samir Amin du Forum Mondial des Alternatives, en insistant que les concepts d’empreintes écologiques et de rupture métabolique ne se préoccupent que de ce que le capitalisme « fait à la nature » et non de « comment la nature travaille pour le capitalisme » et peut continuer à le faire ?

Que pouvons nous faire d’une perspective sur l’environnement qui rejette essentiellement la science moderne ? Comme McKenzie Wright l’observe justement, dans « l’écologie-monde » de Moore, la conception scientifique d’un monde naturel objectif, le système planétaire lui-même, disparaît derrière les « intérieurs socialement construits de la culture ».

Comment pouvons nous juger d’une analyse qui exclut le mouvement écologiste et ses perspectives, abandonne l’analyse de la valeur de Marx, n’a rien à dire de la lutte des classes et laisse le sort de l’humanité fagoté dans l’évolution du capitalisme ? Je ne peux que conclure qu’il a rejoint la longue liste des chercheurs qui ont essayé de mettre à jour ou approfondir le marxisme de diverses manières mais ont fini par abandonner l’essence révolutionnaire du marxisme et se sont adaptés aux idéologies capitalistes;

Sans doute le travail de Moore a attiré et va attirer quelques chercheurs notables. Mais en terme de marxisme écologiste il est nécessaire de tracer une frontière. Moore, je suis désolé de le dire, est passé de l’autre côté et se tient désormais opposé au mouvement écosocialiste et au socialisme en général.

Les écosocialistes au contraire, se tiennent au côté de Karl Marx qui à propos de graves problèmes écologiques à son époque en Irlande, déclara qu’il ne pouvait y avoir qu’une réponse :  » La ruine ou la révolution! ».

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La réaction éco-marxiste (?) ne s’est pas arrêtée à ce réquisitoire ou, si l’on préfère cette excommunication (le terme ne semble pas exagéré vu le culte pointilleux ou, si l’on préfère, le fétichisme de Marx qui règne chez ces braves gens ! ). On peut encore lire sur la page web de l’interview plusieurs commentaires relativement développés, l’animateur du site ayant de plus déplacé sur une nouvelle page le débat qu’il a eu avec un défenseur des thèses de Moore ( « Two views on Marxist Ecology and Jason W. Moore ») , qui permet de mettre un certain nombre de choses dans leur contexte, notamment le ton relativement acerbe des réponses de John Bellamy Foster et l’usage pour le moins extensif que fait Moore du reproche de « dualisme cartésien ». Signalons de même la mise au point théorique de J.B. Foster et P. Burkett « Value Isn’t Everything » publiée en novembre 2018 dans la Monthly Review et la riche table-ronde tenue à Londres à l’époque de la sortie du livre de Moore : « Disentangling Capital’s Web » (téléchargeable : ici ).

Précisons également que l’universitaire graphomane et auteur en 2016 d’une importante contribution sur la question de la transition énergétique ( Fossil Capital. The Rise of Steam Power and the Roots of Global Warming) Andreas Malm s’est fendu d’un long article critique de Moore, Latour and co,  » Against Hybridism: Why We Need to Distinguish between Nature and Society, Now More than Ever », qui est d’ailleurs en fait une reprise du deuxième chapitre de son livre The Progress of this Storm. Nature and Society in a Warming World. Vu les souplesses surprenantes de ce penseur, qui mâtine d’apologie du sabotage sa défense de la planification écologique sur un mode capitalisto-écolo-prétorien (voir Fossil Capital pp. 384-385) d’ailleurs définitivement rhabillé entretemps (voir son énième opus Corona, Climate, Chronic Emergency) en un « communisme de guerre » pas plus communiste que le précédent, son fourre-tout activiste et son public français ( dont on comprend bien, y compris dans ses fractions arrivistes insurrectionnelles, qu’il soit émoustillé par cette radicalité étatisée et sur-étatisante), nous nous épargnerons la corvée d’avoir à en rendre compte.

Indiquons enfin que le spécialiste français de ces débats éco-marxistes, Armel Campagne, a publié une bien utile synthèse sur le sujet cette année.

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