L’origine et ses suites, notes sur les réverbérations d’un classique.

Contrairement à ce que pourrait laisser penser leur publication tardive ( d’abord en russe en 1945, puis dans leur mélange original d’anglais et d’allemand en 1975), les notes de Marx sur La société archaïque de Morgan ont finalement été largement intégrées dans le corpus général du marxisme via le livre de Engels L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État. Et ce sans exclusive partisane puisque, comme le note Josette Trat dans « Engels and the Emancipation of Women » : « Les socialistes de la seconde Internationale, plus tard les bolchéviks et finalement les partis communistes stalinisés des années 50 considéraient tous le livre de Engels comme une référence fondamentale. » Tristram Hunt, le préfacier d’une des versions anglaises du livre et biographe de Engels, avance même que « L’origine va s’avérer être un des textes les plus importants et politiquement les plus applicables du canon marxiste, influençant les politiques de promotion de l’égalité homme/femme dans la plus grande partie du monde communiste au XXe siècle. »C’est notamment sur ce dernier aspect et d’autres encore trop méconnus dans le champ francophone que se pencheront ces notes, les récurrents débats quant à la validité des hypothèses « anthropologiques » etc. tant de Morgan que de Engels et Marx, ont par contre été très largement évoqués dans divers textes de Christophe Darmangeat, ainsi dans un synthèse parue dans la revue Agone : « Le marxisme et l’origine de l’oppression des femmes : une nécessaire réactualisation » et ne seront pas abordés ici.

Contexte

Il est assez surprenant que dans les introductions françaises à l’Origine et les textes à son sujet, il ne soit jamais mentionné que ce texte, écrit en trois mois, alors même que Engels était immergé dans les manuscrits du second Tome du Capital, visait notamment à répondre à celui de August Bebel, La femme et le socialisme. Engels critiquait l’essentialisme et l’idéalisme du texte, très populaire, du dirigeant social-démocrate, ce dernier faisant en effet remonter l’oppression des femmes à la nuit des temps et la faisant découler de « l’égoïsme masculin » :

« Abstraction faite de ces exceptions qui peuvent compter pour des anomalies [ Bebel évoquait précédemment des communautés « matriarcales »], l’homme s’est, partout ailleurs, emparé de la souveraineté. Cela a dû surtout se produire à partir du moment où s’accomplit entre un homme seul et une femme seule une union durable, probablement amenée par le premier des deux. La pénurie de femmes, le fait d’en trouver une particulièrement à son goût, firent naître chez l’homme le désir de la possession constante . On vit poindre l’égoïsme masculin. L’homme prit une femme avec ou sans le consentement de ses congénères et ceux-ci suivirent l’exemple donné. Il imposa à la femme le devoir de n’accepter que ses caresses, mais en échange il s’imposa celui de la considérer comme son épouse et de garder et protéger leurs enfants comme siens. La plus grande sécurité de cette situation la fit apparaître à la femme comme plus avantageuse : telle fut l’origine du mariage. » ( Bebel 1883, p. 10).

Et de là pour Bebel se déduisait tout le reste, c’est à dire notamment la propriété privée et la division du travail.

On sait que Engels, au contraire, historicise le processus et retrace, à la suite de Morgan et des notes de Marx, les développements ayant mené à « la grande défaite historique du sexe féminin » selon l’expression restée célèbre. Ainsi « l’origine de la monogamie », « la première forme de famille basée non sur des conditions naturelles mais sur des conditions économiques » se trouvait dans « la victoire de la propriété privée sur la propriété commune et spontanée. Souveraineté de l’homme dans la famille, et procréation d’enfants qui ne puissent être que de lui et qui étaient destinés à hériter de sa fortune. » (Engels, 1884, p. 31).

Lise Vogel, une de critiques féministes les plus sévères avec Engels, nous donne un autre élément de contexte en soulignant  l’ influence, pernicieuse selon elle et en tout cas souvent ignorée, de l’Idéologie Allemande :

 » Engels s’est fortement appuyé sur ce manuscrit oublié de sa jeunesse et de celle de Marx, qu’il venait juste de redécouvrir dans les papiers de ce dernier. De fait, les deux textes [ L’origine et L’idéologie] posaient une distinction relativement nette entre phénomènes naturels et sociaux, soulignant le caractère purement biologique ou animal de la procréation. De plus, L’idéologie Allemande assigne, comme le fait L’origine, un rôle dynamique central dans le développement social à l’évolution continuelle de la division du travail. Selon L‘idéologie Allemande, la société se développe par étapes, depuis les formes les plus simples dans lesquelles la seule division du travail est naturelle et fondée sur le rapport sexuel. Avec le développement de la division du travail, les rapports sociaux se distinguent des rapports naturels, et les rapports familiaux deviennent subalternes.(…) La  grande dépendance de Engels à L’idéologie Allemande a eu pour effet d’importer dans L’origine beaucoup des faiblesses théoriques du précédent manuscrit. » (Vogel, Marxism and the Oppression of Women, p.94, nous revenons plus loin sur la critique de Vogel ).

D’ores et déjà, on ne pourrait donc pas lire L’origine sans tenir compte d’un côté de l’idéalisme et de la faiblesse théorique criante du, au demeurant très sympathique, texte de Bebel auquel Engels a senti le besoin urgent de répondre et sans tenir compte également des insuffisances du premier matérialisme marxien, qu’il aurait relayé suite à la relecture de L‘idéologie Allemande. Plus largement, il faudrait certainement interroger le contexte de L’origine à l’aune de bien des questions récurrentes sur la trajectoire de la théorie marxienne : ce livre participait-il de ce détournement « mécaniste » de la pensée de Marx dont on accuse souvent le vieil Engels ( c’est la thèse de Levine dans The Tragic Deception: Marx contra Engels) ? Ne témoignait-t-il pas au contraire de la « disproportion » évoquée par Korsch entre la théorie révolutionnaire et le mouvement réel de son époque, que refléterait entre autre l’idéalisme d’un Bebel ? Et comment concilier le succès de ce qui était indéniablement une défense du caractère unitaire, c’est à dire communiste, de la théorie avec les processus ultérieurs de sa transformation en « idéologie scientifique de la révolution » ( Debord SDS) au service des diverses intelligentsias, réformistes ou révolutionnaires ? Quand on sait que L’origine aura au bout du compte servi de « base théorique » à des politiques de la famille qui auront concerné des centaines de millions de personnes de par le monde, on est certes ici bien loin des préoccupations scolastiques de la marxologie, que celle-ci soit universitaire ou « militante »…

Production, reproduction, critiques

« Selon la conception matérialiste, le facteur déterminant en dernier ressort dans l’histoire, c’est la production et la reproduction de la vie immédiate. Mais à son tour, cette production a une double nature. D’une part, la production des moyens d’existence, d’objets servant à la nourriture, à l’habillement, au logement et des outils qu’ils nécessitent ; d’autre part, la production des hommes eux-mêmes, la propagation de l’espèce. »   Engels, Préface de 1884 à L’origine

 » Il y a là une inexactitude d’Engels qui met sur le même plan, pour en faire  les conditions déterminantes du développement de la société et des institutions, la propagation de l’espèce et la production des moyens d’existence. »    Note de bas de page sur le paragraphe précédent dans l’édition de 1971 de L’origine (Éditions Sociales).

Que même dans une édition pour le moins orthodoxe, l’éditeur du livre, certes grand spécialiste ( Emile Bottigelli), se permette de corriger un père fondateur en dit long sur l’embarras créé par cette introduction inattendue de la dualité production/ reproduction. Si l’on en croit Lise Vogel, ici dans le chapitre « Engels’s Origin: Legacy, Burden and Vision » qu’elle a rédigé pour le livre collectif Engels Today : A Centenary Appreciationla correction est probablement venue, comme à l’habitude, de Moscou :

« Lisant L’origine comme un texte absolument canonique, les socialistes trouvaient ce point de vue exprimé dans la préface « très remarquable », et de fait « presque incompréhensible ». Ce qui les perturbait c’était que cela impliquait que la famille puisse être analysée comme un centre autonome de développement social. Les commentateurs soviétiques se mirent d’accord sur le fait que Engels s’était trompé, et que son assertion ne pouvait au mieux se référer qu’aux périodes les plus anciennes de l’histoire humaine, quand les êtres étaient à ce point inscrits dans la nature qu’il n’y avait pas de rapports sociaux de production. L’insinuation que la classe et la famille constituent de systèmes indépendants mais interagissant entre eux est par contre précisément ce qui a attiré l’attention des théoriciennes féministes dans les années 70. »

Et effectivement cet extrait de la préface, devenu un des passages les plus cités du livre, a été l’objet de nombreux débats. On trouve un aperçu de l’intensité de ces débats autour de L’origine chez les théoriciennes féministes dans l’ouvrage collectif Engels Revisited. Feminist Essays publié sous la direction de Janet Sayers, Mary Evans et Nannecke Redclif en 1987 ( republié en 2009 par Routledge). Si il est parfois difficile de s’y retrouver dans les couches successives de critiques que proposent les huit contributions de l’ouvrage, nous tenterons ici sommairement d’en dégager quelques grandes lignes à travers quatre articles.

Dans « The origin of the family : Born out of scarcity not wealth », Jane Humphries  souligne que Engels « emploie une méthode d’analyse qui devrait être célébrée comme une tentative inédite de développer une méthodologie féministe dans le sens où la reproduction humaine est identifiée en même temps que la production comme constituant la base matérielle de la société. » Mais elle note également que « D’un autre côté, l’exécution de l’analyse est loin d’être parfaite. En particulier il y a un glissement dans le statut de la reproduction humaine entre l’exposition que donne Engels de son approche et son rôle dans son analyse effective. (…) Dès lors que la reproduction humaine glisse hors de la base matérielle [ dans l’analyse de Engels], son organisation devient subordonnée à celle de la production. Et de là les questions féministes deviennent secondaires, et la contradiction entre hommes et femmes est subordonnée à celle entre le capital et le travail. » (Engels Revisited, p.11). Elle remarque toutefois plus loin qu’on trouve l’erreur inverse chez de nombreuses féministes qui « soulignent excessivement l’autonomie tant de l’économie que de la famille comme des déterminants distincts du changement historique et de ce fait (…) renversent l’erreur marxiste en semblant accepter une hiérarchie dans la détermination avec cette fois le système d’opposition entre le sexes devenant pré-éminent. (…) Malgré leurs bonnes intentions, Marx et Engels sont retombés dans le déterminisme économique dans leur analyse historique. Les féministes modernes en réaction semblent avoir inverti cette erreur. Or, la difficulté ici c’est qu’une position méthodologique qui nie le fonctionnalisme et la hiérarchie de déterminations, qui demande une analyse minutieuse de l’interaction des structures et souligne l’unicité des conjonctures historiques, ne permet pas de produire des énoncés spectaculairement généraux. « (p.17) Ce qui ne l’empêche toutefois pas dans la suite de l’article de tenter d’échafauder une théorie de la famille comme  » structure qui découle non de la production ni de la reproduction mais d’une interaction sous tension entre les deux. » (p.23)

Pour Martha E. Gimenez dans « Marxist and non-Marxist elements in Engels’ views on the oppression of women. », qui part d’une très orthodoxe perspective « marxiste structuraliste » , c’est « la présence d’éléments marxistes et non-marxistes dans le texte de Engels [qui] est un facteur déterminant du caractère ambigüe de ses analyses. » (p.37) Ainsi le recours à des catégories « étrangères au matérialisme historique » comme les notions « d’homme, de femme, de société, de famille, de travail domestique, de monogamie, de civilisation, etc, des concepts descriptifs et non théoriques » (!!, p.42,) l’enferre dans un « cadre d’analyse évolutionniste », qui l’amène à « utiliser des notions du XIXème siècle sur les bases désirables ou indésirables du mariage pour évaluer la trajectoire de ce dernier à travers l’histoire. » (p.44)

Mary Evans dans « Engels: Materialism and Morality » interroge le « rapport entre le matériel et l’idéologique » car, selon elle  » l’importance donnée par Engels aux conditions matérielles, si celles-ci dont indéniablement un élément important dans l’explication de l’inégalité entre les sexes, est fréquemment réductrice et ignore largement les interventions humaines dans la marche de l’histoire et dans la construction des conditions sociales et émotionnelles d’existence. Il est vrai que Marx a écrit que « les hommes font leur propre histoire » mais j’avancerai que les femmes également. De plus, les femmes – loin d’être les instruments passifs des besoins de la société de classe, ainsi qu’elle apparaissent dans L’origine – ont souvent articulé, en opposition tant aux besoins des hommes qu’à ceux de la société bourgeoise, leurs propres intérêts spécifiques. Pourtant Engels, tout à sa préoccupation de fournir un schéma pour la fin de la famille bourgeoise et des rapports sexuels bourgeois, nie largement les intérêts spécifiques des femmes et prend pour acquis un modèle de relations entre les sexes basé sur les intérêts et les attentes des hommes. De fait, une lecture de L’origine révélerait un sous-texte demandant un plus grand accès sexuel masculin aux femmes. »(p.82)

On trouve un type d’argument similaire dans « Engels, sexual divisions, and the family » de Moira Maconachie qui constate que « La division sexuée du travail au sein du foyer qui attribue le travail domestique aux femmes est considérée comme immuable. Engels pose le problème du changement de statut des femmes dans les termes de leur position au sein du foyer car celle-ci est considérée comme la sphère naturel de travail des femmes. (…) Le travail et la contribution des femmes sont confinés au foyer avant l’émergence de la production à grande échelle sous le capitalisme. En somme, le drame caché de la perspective de Engels sur la division sexuée du travail c’est que les femmes y sont naturellement attachées aux hommes et ont toujours rempli ces fonctions domestiques associées au foyer. (…) Ce processus de naturalisation et d’universalisation de la division sexuée du travail en terme de rapport immuable de la femme au travail domestique est renforcé par les références constantes de Engels à la division sexuée du travail comme à une division existant entre la famille ( la sphère de la femme)  d’un côté et la production sociale ( la sphère de l’homme) de l’autre. » ( p.106) Bref « Engels fait de la famille un objet d’enquête historique mais considère la relation entre les hommes et les femmes comme d’ores et déjà constituées. » (p.108)

Sur cette question de la division sexuée du travail chez Engels, on peut également signaler la contribution de Peter Aaby dans son article « Engels and Women » parue dans la revue Critique of Anthropology en 1978. Aaby résume ainsi sa démonstration : » Dans mon analyse de la défaite historique mondiale du sexe féminin, j’ai suggéré que nous devrions saisir le rapport « originel » entre les sexes en termes de complémentarité plutôt que d’égalité. Dans certaines formations sociales la situation des femmes a changé de façon qualitativement telle qu’on ne peut l’expliquer comme résultant d’une intensification d’une domination masculine préalable dans des conditions de production et de reproduction modifiées. Cette nouvelle situation, que j’ai nommé la réification des femmes, peut être fonctionnelle par rapport aux besoins sociaux de contrôle sur la reproduction du travail. Mais cela n’explique pas en soi pourquoi les hommes ont pris le contrôle. Pour comprendre ce phénomène, je pense qu’il est nécessaire de reconnaître l’existence d’une situation sociale où les irrégularités de la reproduction biologique ont rendu critique la survie du groupe. Cela a nécessité une expansion du groupe social qui a rendu impérative la recherche de plus de reproducteurs, c’est à dire de femmes. Comme les femmes étaient l’objet de cette expansion, elles ne pouvaient simultanément la contrôler. Donc les hommes en s’emparant et en protégeant les femmes, les réifièrent. » Et de là, Aaby prétend, comme le veut la tradition, remettre Engels « sur sa tête » (et rétablit surtout Bebel et sa génèse) : »Le rapport entre la réification des femmes d’un côté et de l’autre la propriété privée est exactement l’inverse de ce que Engels et ses adeptes ont posé. Sans la réification des femmes dans des conditions socio-structurelles données, l’origine de la propriété  privée et de l’État resterait inexplicable. »

Enfin, pour clore ce lapidaire tour d’horizon, on se doit de reproduire la synthèse que donne Lise Vogel de sa critique dans son livre cité précédemment, Marxism and the Oppression of Women : « Le but de Engels quand il a rédigé L’origine était « d’exposer les conclusions des recherches de Morgan, en liaison avec les résultats de sa propre [Marx] – et je puis dire, dans une certaine mesure, de notre – étude matérialiste de l’histoire, et d’en éclairer enfin toute l’importance. »( Engels, L’origine) Son traitement de ces matériaux est loin d’aboutir à ce but, puisqu’il ne modifie que partiellement le matérialisme grossier de Morgan. L’origine souffre de l’impossibilité pour Engels de baser son analyse sur une exposition adéquate de la théorie marxienne du développement social. Au lieu de cela, Engels s’appuie de façon erratique sur divers schémas d’analyse en plus de sa compréhension du travail de Marx : le déterminisme technologique implicite dans la Société Archaïque de Morgan, sa principale source de données; la version précoce du matérialisme historique donnée dans L’idéologie allemande; et une vision généralement utopique de la critique de la propriété et du futur socialiste. Si L’origine parvient par moments à se hisser au dessus de cet éclectisme, sa faiblesse théorique et ses omissions ont eu de sérieuses conséquences. L’origine constituait un texte déficient dont les formulations politiques et théorique ambitieuses sont néanmoins devenues une part intégrante de l’héritage socialiste. » (pp. 95-96)

Il va sans dire que l’intensité et la richesse des débats brièvement évoqués ici démentent ce jugement implacable, même si Vogel a raison de souligner que l’enjeu central avec L’origine ce ne sont certes pas seulement ses réverbérations théoriques tardives mais aussi pratiques dans les divers pays socialistes que nous évoquons désormais…

De l’idéologie à la pratique (et inversement)

Une étude détaillée de cette postérité « pratique » de L’origine permettrait d’ailleurs certainement d’apporter, par effet en retour, des réponses intéressantes à certains débats séculaires sur les rapports entre théorie, idéologie et pratique dans le marxisme, le mouvement ouvrier et ses divers avatars politiques. Quoi qu’il puisse en être, on peut noter d’ores et déjà que, si les débats des années 60/70 se sont focalisés sur le fameux passage de la préface, les controverses sur les effets pratiques dans les sociétés socialistes des thèses de L’origine se sont concentrées sur un autre passage :

« Ici déjà, il apparaît que l’émancipation de la femme, son égalité de condition avec l’homme est et demeure impossible tant que la femme restera exclue du travail social productif et qu’elle devra se borner au travail privé domestique. Pour que l’émancipation de la femme devienne réalisable, il faut d’abord que la femme puisse participer à la production sur une large échelle sociale et que le travail domestique ne l’occupe plus que dans une mesure insignifiante. Et cela n’est devenu possible qu’avec la grande industrie moderne qui non seulement admet sur une grande échelle le travail des femmes, mais aussi le requiert formellement et tend de plus en plus à faire du travail domestique privé une industrie publique. » ( Engels, L’origine)

Au fil des analyses disponibles on comprendra la texture toute particulière de ce fragment. Ainsi Josette Trat pose nettement l’hypothèse de l’idéologisation » :

 » Engels entendait établir le rapport entre les sphères productives et reproductives. Ce principe analytique a donné lieu à plusieurs types d’interprétation. On peut qualifier l’une d’elle de mécaniste et d’économiciste. Elle consiste à penser que la collectivisation des moyens de production,  » la ré-introduction de la totalité des femmes dans l’industrie publique » et la prise en charge collective de l’éducation des enfants sont en mesure de réaliser automatiquement « l’émancipation des femmes ». En URSS et en Chine par exemple, cela supposait des régimes dictatoriaux qui combinaient les pires formes de répression politique et de persécution des familles, la discipline militaire pour les enfants, le contrôle policier sur la vie privée si celle-ci était soupçonnée de mettre en cause les plus hauts intérêts du parti et de la révolution. » ( « Engels and the Emancipation of Women » p. 16)

Maxine Molyneux va plus loin dans son lumineux article de 1981 : ‘Socialist Societies Old and New: Progress Towards Women’s Emancipation? » :

« On a produit une canonisation sélective des observations de Marx et Engels pour produire une théorie « cohérente » (…)  Cette position orthodoxe sur les femmes est restée dominante jusqu’à nos jours. (…) Mêmes les partis communistes qui se sont éloignés des théories soviétiques sur d’autres aspects (les partis communistes chinois ou italiens) restent largement influencés par cette théorie codifiée sur la question des femmes. »

Or, élargissant le spectre, elle constate :  » Si on ajoute à cela, que la théorie orthodoxe avec sa priorité à la maximisation du rôle des femmes dans la production tout en préservant des points de vues plutôt traditionalistes sur la maternité, correspond à une politique qui est souvent directement fonctionnelle pour les objectifs développementistes de tels États, alors on comprend mieux pourquoi la norme orthodoxe et ses omissions ont été si continuellement reproduits. »

Précisons que ce « cercle vertueux » a tout de même permis des avancées considérables des droits et de la situation concrète des femmes dans beaucoup de pays socialistes de divers continents qu’il ne s’agit certes pas de minimiser ici. Ce qui n’empêche pas de souligner diverses apories communes à toutes les politiques de ces régimes dans ce domaine, qu’il s’agisse de l' »égalité formelle » entre hommes et femmes ou de certains contresens doctrinaux ( « Cette théorie est toujours défendue de façon a-critique, même dans les pays du Tiers-Monde qui fournissent un démenti empirique à Engels, c’est à dire là où les femmes constitue une part importante si ce n’est principale des producteurs agraires mais sont toujours subordonnées aux hommes » Molyneux ibidem).

Toutefois cette orthodoxie ne s’est pas construite en un jour comme le montre le processus chahuté de sa structuration en Russie et en Chine…

Les aléas du dépérissement : mariage, famille et travail des femmes en URSS

On peut d’ores et déjà souligner l’influence qu’avait Lorigine dans les milieux bolcheviks en citant ce qu’en disait Lénine, qui décrivait le livre comme « une des oeuvres fondamentales du socialisme moderne, dont chaque phrase peut être acceptée avec confiance, dans l’assurance qu’elle n’a pas été écrite au hasard mais qu’elle est basée sur un travail historique et des matériaux politiques immenses. » ( Cité dans Maconachie, « Engels, Sexual divisions and the Family », p.99 in Sayers, Evans, Redclift 1987) Ou encore quand il le recommandait, dans un de ses habituels tours de passe-passe entre classe, État et parti, comme un des meilleurs moyens de répondre à la question : » Qu’est-ce que l’État, comment a-t-il émergé et quelle devrait être l’attitude à son égard du parti de la classe ouvrière, qui se bat pour le renversement complet du capitalisme, c’est à dire le parti communiste. » ( cité dans Sayers, Evans, Redclift, p.3). Et pour ce qui est de l’effectivité de cette influence, selon l’historien du droit soviétique Harold J Berman, écrivant ici en 1946 :  » Cette oeuvre de Engels est la source principale de la doctrine marxiste russe sur la famille et est encore largement citée dans les manuels soviétique sur les lois de la famille ainsi que dans beaucoup de la législation soviétique en général. »  (Berman 1946,  » Soviet Family Law in the light of Russian History and Marxist Theory ») On peut également attester de cette influence à travers l’importance prise par deux perspectives esquissées dans l’origine, l’abolition de la famille et l’intégration des femmes à la production, et leurs rapports réciproques à la législation soviétique et la politique industrielle jusqu’au tournant de 1936.

Les débuts de la législation soviétique sur les droits de la femme et la famille, effectivement très novatrice pour l’époque, sont nimbés d’une aura romantico-révolutionnaire, grâce notamment à la figure d’Alexandra Kollontaï ( que nous n’évoquerons pas ici, puisqu’on accède aisément à ses textes en français et qu’elle constitue une figure bien commode pour occulter la quasi absence des femmes dans les débats de l’époque). Mais, n’en déplaise aux adeptes de la « révolution trahie », loin d’être exempts des contradictions qui ont caractérisé le régime dés sa naissance, les dits débats les ont parfois même mieux reflété que d’autres champs plus connus. Bien sûr, il règne dans ces débuts une radicalité du discours toujours surprenante aujourd’hui, ainsi Peteris Stuchka, le principal théoricien du droit dans le Parti Bolchevik au moment de la prise du pouvoir, constatait : « La période du communisme de guerre nous a montré une chose : un plan pour la libre famille du futur quand le rôle de la famille comme cellule de production et de consommation, comme entité juridique, comme assurance sociale, comme bastion de l’inégalité et comme unité pour élever et nourrir les enfants aura complétement disparu. » ( cité dans Wendy Z. Goldman Women, the State and Revolution : Soviet Policy and Social Life 1917-36, ouvrage indispensable sur lequel nous nous appuierons largement ici) Ou encore, Anatoli Lunacharski, le commissaire à l’éducation des années 20, : » Notre problème désormais c’est de nous débarrasser du foyer et de libérer la femme de la tâche de s’occuper des enfants. Il serait toutefois idiot de séparer de force les enfants des parents. Mais, quand dans nos maisons communes, nous aurons organisé des quartiers pour les enfants, connecté par une galerie chauffée aux quartiers des parents, il n’y a pas de doutes que les parents enverront librement  leurs enfants dans ces quartiers où ils seront sous la supervision d’un personnel médical et pédagogique entrainé. » ( Cité par Hunt 2010). C’est bien l’abolition, au plus vite, de la famille et, pour ainsi dire, de tout le reste qui semble officiellement à l’ordre du jour, comme le retrace Wendy Z. Goldman : « Selon Alexander Goikhbarg, le jeune et idéaliste auteur du nouveau code de la famille, celui-ci préparait la voie à une époque où « les fers du mari et de la femme » seront devenus « obsolètes ». Le code était ainsi construit avec sa propre obsolescence à l’esprit. Goikhbarg écrivait : » Le pouvoir prolétarien construit ses codes et toutes ses lois dialectiquement, afin que chaque jour de leur existence sape le besoin de leur existence. » Bref, le but de la loi « était de rendre la loi superflue ». Goikhbarg et ses camarades s’attendaient non seulement au dépérissement du mariage et de la famille mais de la loi et de l’État également. »

C’est bien évidemment au « musée des antiquités » de Engels qu’on pense ici (« La société, qui réorganisera la production sur la base d’une association libre et égalitaire des producteurs, reléguera toute la machine de l’État là où sera dorénavant sa place : au musée des antiquités, à côté du rouet et de la hache de bronze. » in L’origine), quoique que ce sont surtout les velléités abolitionnistes du très idéaliste fusilleur de paysans Goikhbarg ( c’est ainsi qu’il est présenté dans La terreur rouge en Russie 1918-1924 de Sergueï Melgounov) qui y ont au bout du compte fini ( et Goikhbarg lui-même, comme il se doit, dans une cave de la Loubianka). Mais si les innovations du code de la famille de 1918 sur le mariage civil, le divorce ou le droit des enfants nés hors mariage constituaient à l’époque des progrès d’avant-garde, l’adoption de cette loi débouchait toutefois sur ce paradoxe noté par René David dans son article « Légalité socialiste ou dépérissement du droit ? » : « L’avènement du régime soviétique a marqué dans ce domaine [de la famille], en un certain sens, un élargissement des frontières du droit : la famille en 1917 était réglementée par les différentes églises, selon leur droit canonique ;  au lendemain de 1917 avec la séparation de l’Église et de l’État et avec la sécularisation du mariage, la matière vint à être réglementé par le droit étatique (…). » Il en fallait plus pour perturber l’optimisme dialectique d’un Goikhbarg, qui, on l’a vu, ne s’encombrait pas de certaines des finasseries théoriques de Evgeny Pashukanis,  et pour qui « l’administration des choses » devait inévitablement rendre obsolète l’inflation juridique qui très vite caractérise le nouveau régime :  » Le temple de l’ordre bourgeois c’est la législation et son fétiche c’est la loi, le temple de l’ordre du monde socialiste et prolétarien c’est l’administration et sa religion c’est le travail.(…)La société socialiste est par nature et par-dessus tout une société administrée. » ( cité in William E. Butler (ed.) Russian Law : Historical and Political Perspectives).

Or comme le récapitule, à sa manière, Philippe de Lara dans son article Prendre le droit soviétique au sérieux : « Le discours du dépérissement du droit pose que le droit est la norme des sociétés divisées, et qu’il a vocation à être remplacé par des normes techniques dans une société unifiée, où il n’y aura plus qu’à organiser la coopération, libérée du fardeau des divergences d’intérêts. Ce n’est pas que l’utopie d’Octobre ou le paravent du despotisme de Staline, c’est le fondement du régime bolchevique : dans une société sans division, le droit doit être, en théorie, remplacé par l’administration des choses, c’est-à-dire par le plan. Mais en pratique, le plan a besoin du droit pour exercer son emprise sur l’économie. D’où un va-et-vient entre dépérissement et restauration, qui se poursuivra sans cesse sous des formes variées, de la prise du pouvoir à la chute finale (…) « . De même, l’abolition de la famille supposant la socialisation de toutes les activités humaines, la promotion de la liberté individuelle, qui est présente de façon surprenante dans les débats de 17-19 autour du code de la famille (voir notamment Goldman pp.68-69), entre immédiatement en contradiction avec l’extension perpétuelle du domaine de l’État, qui finira par très bien s’accommoder de la famille. Bref, le dépérissement se mord la queue et on est tenté de relire toutes les proclamations à son sujet comme une forme d’excès nécessaire ou de conscience contrariée de la contre-révolution. Ou, pour détourner Debord (qui lui même détourne, etc) :  La jeune classe idéologique-totalitaire au pouvoir était déjà le pouvoir d’un monde renversé : plus son appareil et son emprise se renforçaient, plus elle affirmait qu’ils étaient en train de dépérir ( Cf. thèse 106 de la SDS).

L’enthousiasme des débuts céda en tout cas rapidement le pas au pragmatisme, ainsi l’adoption du nouveau code de la famille de 1926 était marqué du sceau de la confrontation entre le libéralisme de la nouvelle législation soviétique et les structures traditionnelles de la société paysanne russe, notamment en ce qui concerne le divorce et les droits de propriété des femmes et des enfants ( le chapitre IV du livre de Goldman constitue un très bon et très vivant résumé de cette « collision »). De plus les débats autour de son adoption recoupaient les conflits au sommet du parti bolchevik de l’époque, notamment sur l’orientation de la politique agricole et donc la nécessité, ou pas, de ménager la paysannerie. Bref, selon John Quigley dans son article  » The 1926 Soviet Family Code : Retreat from Free Love » : « Le code de 1926 constituait le premier d’une série de reculs sur la politique de la famille durant la période stalinienne. Les mesures ultérieures font apparaître le code comme libéral. Mais analysé dans le contexte de son époque, le code était clairement conservateur. » Effectivement comme le conclut Wendy Z. Goldman :   » Dans les deux décennies entre 1917 et 1936, la vision soviétique officielle de la famille a connu un retournement complet. Débutant avec un engagement passionné et libertaire pour la liberté individuelle et l’abolition de la famille, la période a fini avec une politique basée sur le renforcement répressif de l’unité familiale. » Malgré un revival relatif et intermittent en Chine, l’abolition de la famille disparait alors totalement du corpus « socialiste », au point d’ailleurs que cette notion passe désormais pour aberrante, y compris dans les milieux libertaires, quand la famille n’est pas parfois célébrée comme « forme enfin trouvée » d’organisation ( cf. les gilets jaunes).

La réhabilitation progressive de la famille par le régime a bien sûr été le produit d’un large faisceau de facteurs comme, par exemple, le problème récurrent de la délinquance juvénile, le reflux rapide des quelques expériences de socialisation complète de la vie lors du communisme de guerre ou du premier plan quinquennal et la résistance des paysans. On doit aussi compter parmi ces facteurs les aléas de la mise en oeuvre de l’autre grande préconisation que les bolcheviks avaient tiré de L’origine : l’intégration des femmes à la production moderne. Alissa Klots dans le chapitre intitulé « The Kitchen Maid as Revolutionnary Symbol : Paid Domestic Labor and the Emancipation of Soviet Woman 1917-1941 » qu’elle a rédigé pour The Palgrave Handbook of Women and Gender in Twentieth-Century Russia and the Soviet Union présente une découpage historique de la trajectoire du travail domestique dans la première phase de l’URSS qui nous semble bien illustrer les aléas de cette « intégration » du travail féminin.

La première phase, est celle où règnent les espoirs d’abolition rapide de la famille et donc de socialisation complète du travail domestique, lui succède la NEP où on privilégie la syndicalisation des travailleuses domestiques revenues « à leur poste »; la troisième phase débute en 1928 avec le lancement du premier plan quinquennal, où on incite cette fois-ci les travailleuses domestiques à rejoindre en masse les usines et où on assiste à un revival des quelques expériences de socialisation de la période du communisme de guerre : « Il semblait que la course à l’industrialisation ne fournissait pas seulement des opportunités d’emploi à la fois pour les hommes et pour les femmes mais la construction de maisons communes et de cuisines d’usine allait conduire dans un avenir proche à l’élimination du travail domestique payé. » (A.Klots). Enfin la dernière phase qui débute avec la saturation du marché du travail durant le second plan quinquennal ( 33-37) et une plus grande attention du pouvoir aux questions de natalité (interdiction de l’avortement en juin 1936) conduit à un abandon de la politique de recrutement de masse. Comme le conclut Klots  » Les travailleuses domestiques, ainsi que les mères aux foyers prolétariennes devinrent l’armée de réserve de l’industrie. » Notons que Wendy Z. Goldman relativise les efforts de socialisation du premier plan quinquennal et constate : » Le niveau des salaires n’encourageait pas le dépérissement de la famille mais au contraire dépendait de l’unité familiale comme moyen effectif d’exploitation du travail. Dans une période ouvertement définie par l’intensification de l’accumulation dans chaque industrie et chaque usine, c’est l’institution familiale qui permettait à l’État de réaliser le surplus du travail de deux travailleurs au prix d’un. »

Ce n’est certes pas l’objet de ces notes mais il serait très intéressant, à la suite des analyses les plus novatrices des rapports sociaux en URSS ( nous pensons ici à celles de Paresh Chattopadhyay, Donald Filtzer, Hillel Ticktin, ou de nombreux auteurs réunis dans l’indispensable anthologie de Marcel Van den Linden Western Marxism and the Soviet Union) de faire une lecture de la trajectoire économique soviétique à l’aune de ces phases d’intégration/expulsion du travail féminin et en regard de quelques couples conceptuels centraux de l’analyse marxiste comme subordination formelle/réelle, production et distribution, section I et section II, etc…  Pour en rester à L’origine et ses réverbérations, on constatera qu’entre le jusqu’au boutisme à contre-sens des débuts et l’inévitable mise au pas stalinienne, une nouvelle articulation des rapports entre famille et société, hommes et femmes  a effectivement émergé, une modernisation donc, mais sous l’égide du capitalisme d’État et sous le joug de la bureaucratie, pilier, certes contrarié !, d’une « dictature du prolétariat » dont Engels à la fin de L’origine semble avoir eu la prémonition : « l’exploitation de la classe opprimée [est] pratiquée par la classe exploitante uniquement dans l’intérêt même de la classe exploitée ; et si cette dernière n’en convient pas, si elle va même jusqu’à se rebeller, c’est la plus noire des ingratitudes envers ses bienfaiteurs, les exploiteurs. » ( L’origine, 1971, p. 162)

Engels et la politique vis a vis des femmes et de la famille en Chine

Comme il existait une synthèse de Delia Davin, auteure du classique Woman-work : Women and the Party in Revolutionary China, sur l’influence de L’origine sur la politique familiale chinoise et que ce texte, certes daté mais témoignant des débats et évolutions des années 80 et offrant de surcroît un utile panorama historique pour des gens peu au fait de l’histoire des femmes chinoises ( le texte est reproduit également sur le blog des Éditions Asymétrie sur le sujet), il nous a semblé plus simple de le traduire directement. Ce texte intitulé « Engels and the Making of Chinese family policy » est paru en 1987 dans le recueil Engels Revisited. Feminist Essays.

Delia Davin

Engels et la construction de la politique familiale chinoise

« Dans mille ans, nous tous, même Marx, Engels et Lenine, paraitront probablement bien ridicules. » ( Mao cité dans Snow 1973)

Introduction

Le visage de Engels, ainsi que celui de Marx, est familier à tous les citoyens chinois. Leurs portraits sont encore accrochés dans de nombreux espaces publics et les traits caractéristiques de ces « grands pères chevelus » comme les enfants les appellent, participent d’une image de l’homme occidentale comme patriarche victorien. Le nom complet de Engels se transcrit en chinois Fei-lei-di-li-ke En-ge-si. Ce prénom compliqué est naturellement peu utilisé et on se contente du nom de famille, même dans les contextes les plus formels.

Un grand nombre de chinois ont une connaissance basique des écrits de Marx et Engels, et, des travaux de ce dernier, le plus connu est L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État. Dans l’enseignement supérieur, cette oeuvre est toujours utilisée comme texte pour l’étude politique. De façon plus importante, comme je vais le montrer, la politique concernant les femmes et la famille a été à la fois influencée et justifiée par les idées exprimées par Engels dans L’origine. La déférence toujours due à l’héritage de Marx, Engels et Lénine signifie que,  encore aujourd’hui, quand une nouvelle politique est à l’ordre du jour, leurs écrits doivent être passer au tamis pour fournir aux partisans du changement une justification provenant des textes sacrées, les opposants au même changement utilise la même méthode pour appuyer leurs arguments.

La Chine a énormément changé ces dernières années, notamment pour les femmes. Auparavant la fonction des femmes sur les panneaux d’affichage était d’exhorter les gens à tuer les moustiques, à étudier et travailler dur ou à traverser la rue prudemment. Désormais elles sourient au monde pour faire de la réclame pour du maquillage, des machines à laver et même du Coca-Cola. Pendant la révolution culturelle, les rares chinoises ayant des cheveux naturellement bouclés étaient parfois obligées de les défriser pour éviter les accusations d’ « affectation bourgeoise », maintenant la plupart des femmes des villes de moins de quarante ans ont des permanentes. Les vêtements étaient autrefois simples, frugaux, rapiécés mais toujours confortables; aujourd’hui la mode s’affirme, et ce parfois aux dépends de l’aisance physique ou du confort. Les images des femmes ont été dépolitisées : par exemple les affiches et les calendriers ont tendu ces dernières années à figurer les femmes de façon plus décorative qu’héroïque. Le consumérisme est rampant; ceux qui peuvent se le permettre dépensent leur argent pour de l’équipement domestique et électroménager et on consacre beaucoup d’énergie à économiser pour et à sélectionner ces achats.

Les nouvelles politiques rurales ont transféré la prise des décisions de base des collectifs aux ménages et ont encouragé les ménages paysans à investir du temps et des ressources dans l’artisanat et des production d’à-côté. La plupart des observateurs s’accordent à dire que ces changements vont tendre à renforcer la division sexuelle du travail au sein du foyer et à renforcer l’autorité du chef de famille, qui, habituellement, est un homme.

La stricte politique démographique qui n’accorde à chaque couple qu’un seul enfant est vantée par le slogan « la qualité pas la quantité ». L’accent mis sur la qualité a été accompagné d’une nouvelle attention à l’éducation des enfants et plus particulièrement aux soins maternels. Les enfants doivent être élevés pour être en bonne santé, bien éduqué, et prêt à travailler dur et dans tout cela le rôle de la mère est présenté comme crucial.

Beaucoup des changements qui ont eu lieu sont de ceux qui, dans d’autres situations historiques, ont été accompagnés d’une plus grande domestication des femmes et d’une réduction de leur participation à la force de travail. L’idée que les femmes mariées devraient être encouragées à se retirer du salariat a de fait été soulevée dans la presse chinoise ces dernières années, particulièrement en 1980-81. Comme il était admis que le chômage urbain constituait un sérieux problème, il a été suggéré qu’il pourrait être résorber si les femmes mariées abandonnaient leur emploi.

La fédération nationale des femmes, l’organisation de femmes du Parti Communiste s’est fortement opposée à cette suggestion. Ses arguments concrets étaient que les chômeurs ne remplaceraient pas nécessairement les femmes aux postes qu’elles occupent aujourd’hui, et que la plupart des familles dépendent des revenus de la mère de famille. La fédération s’appuyait également beaucoup sur des arguments de principe. Elle a envoyé des lettres au comité central et à la presse soulignant que la politique du Parti envers les femmes a toujours été basée sur l’analyse de Engels :

« il apparaît que l’émancipation de la femme, son égalité de condition avec l’homme est et demeure impossible tant que la femme restera exclue du travail social productif et qu’elle devra se borner au travail privé domestique. Pour que l’émancipation de la femme devienne réalisable, il faut d’abord que la femme puisse participer à la production sur une large échelle » (Engels, L’origine)

Dans toute leur argumentation, les leaders de la fédération des femmes indiquaient clairement que tout changement de politique sur l’emploi des femmes, une quelconque tentative de faciliter l’exclusion des femmes mariées, signifieraient renier tout ce que la fédération, comme organisation des femmes du parti, avait tenté de réaliser dans sa longue histoire.

Pour le moment en tout cas, il semble que leurs prises de position aient porté leurs fruits. La politique officielle concernant les femmes insiste toujours sur leur besoin de travailler hors du foyer. Dans le même temps, la lutte du gouvernement pour réduire la natalité a donné lieu à un regain d’intérêt pour le statut des femmes. Bien que beaucoup de débats en restent au niveau des incantations rituelles autour du « travail socialement productif », il y  a une conscience croissante que la participation à la force de travail n’est qu’un début et que beaucoup de facteurs se sont combinés pour entraver l’égalité entre les sexes. Des problèmes comme le système de parenté dominé par les hommes, le mariage patrilocal, une division du travail officieuse qui affecte souvent les femmes à des emplois peu payés et subordonnés et la double charge qui pèsent sur les femmes sont parfois évoqués.

Avant d’en revenir à une brève analyse de l’influence de Engels en Chine aujourd’hui, je vais résumer l’histoire de la politique du parti communiste chinois en ce qui concerne les femmes et la famille pour montrer à quel point son héritage a été important.

Le PCC et la « question des femmes », 1921-48

De sa naissance en 1921 à la contre-révolution de 1926-27, les principales zones d’activité du PCC se trouvait à Shanghai, Guangzhou ( Canton), Wuhan et quelques autres zones de Chine comptant une importante population ouvrière. Beaucoup des nouveaux ouvriers industriels étaient des femmes, de fait dans les usines de Shanghai elles étaient plus nombreuses que les  hommes, le travail communiste parmi les femmes commença donc tôt. Des revendications comme la liberté de travailler des femmes, de choisir leur propre mari, de divorcer, de débander leurs pieds et de couper leurs cheveux furent reprises à l’époque par les sections féminines tant du Parti Communiste que du Kuomintang. La « question des femmes » était l’objet de nombreux débats dans la littérature gauchiste et le PCC publiait régulièrement des résolutions sur les revendications des femmes.

Après la rupture entre le Kuomintang et les communistes en 1927, ces derniers se réfugièrent dans des zones rurales reculées, la plupart situées dans le sud du pays, où ils commencèrent à mettre en place des soviets dans les zones contrôlées par leurs armées. En 1934, sous une forte pression militaire, les armées communistes évacuèrent leurs bases du sud et lancèrent la grande marche. Arrivant dans le nord à la fin de 1935, ils accrurent considérablement le pouvoir communiste dans cette partie du pays et dans ce qui allait être connu, durant la guerre contre le Japon, comme les zones de base anti-japonaises ou, plus tard, zones libérées. Donc pendant plus de deux décennies avant l’établissement de la République Populaire de Chine en 1949, le PCC exerçait un pouvoir d’État dans les zones sous son contrôle militaire et essayait, dans  des conditions difficiles, de développer des politiques sociales correspondant à un État révolutionnaire. Les résolutions ne suffisaient plus : le parti devait traduire ses aspirations pour les femmes en politiques visant à transformer leur statut dans toute la société.

Pour comprendre les attitudes et politiques communistes de cette période, il est nécessaire de remonter plus haut dans l’histoire. Les leaders du parti dans les années 20 et 30 étaient devenus marxistes lors du grand soulèvement politique et intellectuel connu sous le nom de mouvement du 4 mai, qui survint peu après la fin de la première guerre mondiale. Peu de classiques du marxisme avaient été traduits en chinois avant cette époque, mais les idées marxistes circulaient via des écrits japonais, dans des langues européennes et, particulièrement dans les années 20, en russe. La pensée marxiste était principalement influente dans développement du mouvement anti-impérialiste et comme cadre d’analyse conceptuel pour comprendre l’histoire. Néanmoins le ferment intellectuel qui caractérisait la période du 4 mai donnait naissance à des revendications de réforme au sein de nombreuses institutions, notamment et de façon très importante dans la famille et les rapports entre les sexes. Au sein de l’élite éduquée et à ses marges, grondait une révolte de la jeunesse, les jeunes découvrant de aspirations et idéaux individuels qui entraient en conflit  avec les moeurs familiales traditionnelles. Une vision idéalisée du modèle familial occidental, produit de l’influence de la littérature européenne, incitait à la promotion de la monogamie, de l’amour romantique, du libre choix du mariage et de la famille conjugal. Les défenseurs des droits des femmes, clairement influencés par les mouvements féministes occidentaux, menaient campagne pour le droit des femmes à exercer une profession, à l’éducation, au vote, et à la propriété. Plus de 100 journaux et feuilles consacrés à la  « question des femmes » -la plupart à l’existence éphémère-  commencèrent à être publiés ces années là. On comptait visiblement beaucoup d’hommes parmi leurs lecteurs et contributeurs, un signe qu’à l’époque le lien entre l’émancipation des femmes et la révolte des jeunes des deux sexes contre le système familial traditionnel était très étroit.

Comme beaucoup d’autres jeunes radicaux, les leaders communistes étaient influencés par ce courant d’idées. Certains d’entre eux contribuaient régulièrement aux journaux consacrés à la « question des femmes ». La première publication connue de Mao Zedong portait sur les femmes, le mariage forcé  et le suicide. Elle démontrait une grande empathie pour les vies tragiques menées par les femmes à l’époque. Comme beaucoup d’autres dans sa génération, Mao soutenait une révolution dans les rapports familiaux à cause de sa propre expérience tout autant que par conviction intellectuelle. Plus tard, en 1936, il faisait écho, peut-être consciemment, au dicton de Engels – « Au sein de la famille, le mari représente le bourgeois, la femme représente le prolétariat »- quand il se rappelait : » Il y avait deux partis dans ma famille. L’un c’était mon père, le pouvoir en place. L’opposition était constitué de moi-même et de ma  mère. » (cité dans Snow 1937)

On trouve une des prises de position les plus intéressantes de l’époque sur cette « question des femmes » dans les écrits du marxiste éclectique Lu Xun, considéré comme le plus grand écrivain moderne chinois. Dans la période du mouvement du 4 mai, la pièce de Ibsen La maison de poupée était immensément populaire dans l’intelligentsia urbaine. En 1923, Lu fit lecture à l’école normale pour femmes de Pekin d’un article intitulé  » Qu’arrive-t-il après que Nora ait quitté la maison ?  » dans lequel il avance que le vrai problème de Nora est son absence de pouvoir économique. Sans ce dernier, elle finira dans un bordel ou sera forcée de retourner auprès de son mari. Il poursuivait son raisonnement en indiquant que seule une réforme totale du système économique pourrait donner à Nora et à des femmes comme elle leur indépendance économique, et donc leur permettre de ne pas devenir des poupées ou des marionnettes. Tout d’abord, disait-il, il faut un partage équitable des tâches entre l’homme et la femme dans le foyer. Ensuite, les hommes et les femmes doivent avoir les mêmes droits dans la société. Il finissait en confessant qu’il ne savait pas comment tout cela pourrait être réalisé mais il avertissait que ce serait beaucoup plus compliqué que l’acquisition des droits politiques.

Quoiqu’il soit impossible de rendre justice aux débats du mouvement du 4 mai sur les femmes et la famille en quelques paragraphes, l’important ici était de souligner leur importance et la variété des préoccupations qui s’y exprimaient. Quand le parti communiste commença à établir des soviets dans les régions montagneuses du centre du sud de la Chine, ses premières tentatives de réforme du mariage et de la vie familiale étaient indéniablement influencées par le radicalisme de la pensée du mouvement du 4 mai. Ni Marx ni Engels n’avaient laissé beaucoup de conseils à leurs partisans sur ce qui devait advenir de la famille dans les premières phases du socialisme, mais les soviets chinois avaient le modèle de la Russie soviétique et leurs dispositions réglementaires sur le mariage reflétaient également cette influence. Ces nouvelles réglementations établissaient que le mariage tant pour l’homme que la femme devait être basé sur le libre choix. Le divorce devait être libre, sans motifs nécessaires et il devait être accordé si les deux parties le désiraient mais également si un des partenaires insistaient pour l’obtenir malgré l’opposition de l’autre.

Le principe que l’indépendance économique était un préalable pour l’émancipation des femmes se reflétait dans les lois de réforme agraire qui transféraient la terre des familles riches aux familles pauvres mais donnaient également des terres aux femmes. Néanmoins, le préambule aux réglementations concernant le mariage expliquait que, comme la souffrance des femmes sous la domination féodale avait été plus grande que celle des hommes et comme certaines femmes souffraient encore de handicaps physiques ( tels que les pieds bandés) et n’avaient pas encore acquis une indépendance économique complète, leurs intérêts devaient être protégés. En conséquence on pouvait demander à l’homme de soutenir son ex-femme et de porter une plus grande responsabilité financière après le divorce ( on retrouve le même principe dans le code soviétique de la famille de 1918 et 1926). En 1934, la nouvelle loi sur le mariage de la république soviétique chinoise incorpora quelques changements significatifs. Quoique les couples soient toujours tenus d’enregistrer leur mariage, les mariages de facto devaient être enregistrés également, ce qui étendait la protection accordée aux femmes dans le mariage légal à celle qui n’avaient pas obtemperées à la loi soviétique. ( Le code russe de la famille de 1926 avait aussi étendu les droits à la pension alimentaire aux femmes dont le mariage n’avait pas été enregistré : une mesure qui n’avait été adoptée qu’après un débat houleux.)

La première limitation à la liberté totale du divorce était contenue dans un article de la loi qui stipulait que le consentement d’un combattant de l’Armée rouge était nécessaire avant que sa femme puisse obtenir le divorce. Malgré cette précaution, la législation sur le mariage dans les zones sovietiques chinoises, plus radicale que tout ce qui allait suivre, était remarquable par son absence de restrictions au divorce. La vision sur laquelle elle était fondée, celle d’une famille conjugale fondée sur le libre choix et aisément dissoute, correspondait assez largement avec la prévision de Engels selon laquelle sous le socialisme les hommes et les femmes formeraient des unions de long terme fondées sur l’affection et qui seraient dissoute si cette affection déclinait.

Ce n’était toutefois pas une vision qui pouvait facilement se concrétiser dans une société de production paysanne à petite échelle. Même après la réforme agraire, l’unité économique de base de cette société restait la famille, et c’est dans la famille que reposait la possession des moyens de production : terre, outils et stock. Le chef de famille continuait à organiser et déployer la force de travail familiale et la production et reproduction de la force de travail se déroulaient toutes deux sous sa supervision. La législation sur le mariage à cette période, comme les législations communistes ultérieures sur le mariage, ne parvenait pas à se saisir du fait que la mariage, le divorce, la garde des enfants et le droit des femmes à la terre et à d’autres propriétés n’était pas qu’un problème entre individus mais avait des implications pour le foyer comme unité productive.

Même dans les zones « soviétisées » du sud, la politique radicale sur la famille sema la discorde et donna naissance à de nombreux problèmes et oppositions. Quand la plus grande partie du mouvement communiste arriva au nord après la longue marche, ces problèmes s’intensifièrent. Les régions montagneuses reculées du nord dans lesquelles les bases communistes furent établies étaient socialement plus conservatrices que dans le sud. Les paysannes du nord menaient des vies plus confinées et étaient plus difficiles à mobiliser. D’autres facteurs  contribuaient à ce plus grand conservatisme. Ayant été forcé d’abandonner le sud, le leadership communiste, luttant dans les faits pour sa survie au nord, était naturellement peu enclin a se rendre impopulaire en poursuivant l’application de principes radicaux. A partir de 1937,  l’accord de front uni contre les japonais avec le Kuomintang résulta en une modération des plusieurs des politiques menées. Tout cela se refléta dans des changements graduels qui devinrent particulièrement discernables au début des années 40. Les cadres qui travaillaient avec les femmes étaient incités à considérer la mobilisation des femmes pour la production comme leur tâche principale. Dans les disputes familiales on donnait comme instructions aux mêmes cadres de faire tout leur possible pour obtenir la réconciliation. Le divorce était présenté comme une solution de dernier recours. Le divorce par consentement mutuel était toujours légitime, mais si le divorce n’était souhaité que par une partie, il fallait fournir des raisons et des preuves. Les lois sur le mariage des différentes zones libérées fournissaient leur propre liste de motifs acceptables, comme la maltraitance, la désertion, l’impuissance ou l’addiction à l’opium.

Il y a une tendance dans la littérature académique occidentale récente à décrire la politique familiale de plus en plus conservatrice du PCC comme étant exclusivement due au besoin de s’assurer le soutien des paysans hommes- et si nécessaire en préservant la famille patriarcale sous couvert de réforme. Ce point de vue ne manque pas de mérite mais il est important de reconnaître que ces changements ont du sembler rassurants pour un grand nombre de femmes. Beaucoup de femmes d’âge moyen et de vieilles femmes mariées, identifiaient leurs propres intérêts avec ceux de la famille de leurs maris et considéraient les politiques radicales de la famille comme une menace. De plus certaines leaders du parti semblent elle-même s’être retournées de plus en plus contre le divorce à la demande.

Quoique chez les paysans, la plupart des divorces étaient initiés par les femmes, ce n’était pas le cas parmi les cadres. De plus il y eut certains cas célèbres dans lesquels, après avoir monté les échelons du mouvement communiste, des leaders hommes divorçaient de leurs femmes âgées au prétexte qu’elles étaient « rétrogrades » et ce afin d’épouser une femme plus jeune. La propre situation de Mao Zedong pourrait bien avoir influencé l’opinion des leaders femmes. En 1937, il divorça de He Zezhen qui avait partagé sa vie difficile pendant sept ou huit ans, avait donné naissance à cinq enfants dont un lors de la longue marche et souffrait à l’époque de tuberculose. Un an plus tard, malgré la désapprobation du comité central, il épousa une ex-actrice de cinéma de Shanghai, Jiang Qing.

A partir du début des années 40, comme la politique  sur le mariage devenait moins radical, l’autre axe de politique d’émancipation des femmes, leur mobilisation pour le travail productif dans l’agriculture et dans l’industrie textile fut beaucoup plus mis en avant. Ce n’était bien évidemment pas une politique nouvelle. Même à Jiangxi (lieu d’un soviet du sud de la Chine  resté célèbre) les habituelles citations de Engels avaient été utilisées pour soutenir que la participation à la production libérerait les femmes. Néanmoins cela impliquait à l’époque qu’il fallait que les femmes obtiennent leur indépendance économique qui seule leur permettrait de faire usage de la liberté de mariage et de divorce que leur accordait la loi. Dans les zones libérées du nord, l’argument était différent. En accomplissant un travail productif, les femmes renforçaient leur propre position au sein de la famille et accroissaient les revenus de celle-ci, deux effets qui feraient progresser à la démocratie et l’harmonie au sein de la famille.

Comme explication de l’oppression des femmes, l’accent plus particulièrement mis sur l’exclusion des femmes de la production pouvait sembler plus convaincant au nord, où la participation des femmes à l’agriculture était de fait assez faible contrairement au sud où elles avaient toujours participé de façon significative. Ce nouvel accent mis sur la production correspondait également aux besoins économiques réels des zones libérées assiégées, puisque l’intensification du travail des femmes renforçait l’économie artisanale au service de l’effort de guerre et rendait possible le remplacement des hommes partis au combat.

La fin de la guerre avec le Japon en 1945 fut suivie par des mois de négociations difficiles entre le Kuomintang et les communistes qui culminèrent dans le déclenchement de la guerre civile en 1946. La politique agraire connut un changement brusque avec la réintroduction d’un programme de réforme agraire, une politique qui avait été mise sous le boisseau au début du front uni. Ce fut une époque de forte hausse de la militance des femmes à la base probablement parce qu’on les appelait à prendre une part active à la réforme mais aussi parce qu’elles étaient ainsi en mesure encore une fois de gagner leur propre lopin. Malgré les avertissements à ne pas  » traiter les contradictions entre hommes et femmes comme des antagonismes », les hommes qui étaient connus pour battre leur femme furent parfois arrêtés et battus par des militantes en colère.

La République Populaire : loi sur le mariage et collectivisation

Après l’établissement de la République Populaire de Chine en 1949, la réforme agraire et les réformes du mariage furent menées à travers tout le pays. La loi sur le mariage de 1950 fut l’une des premières lois adoptée par le nouvel État. Les efforts pour l’appliquer culminèrent dans une grande campagne en 1953.  Malheureusement les conséquences pour les femmes s’avérèrent parfois désastreuses. Il y eut un backlash violent contre les jeunes femmes qui refusaient les mariages arrangés ou qui essayaient d’obtenir un divorce. Les cadres villageois étaient incapables, et parfois peu enclin, à fournir une protection suffisante. La situation de la femme qui réclamait à la fois le divorce et des droits sur la terre était particulièrement périlleuse. Son mari enragé se voyait perdre à la fois la femme pour laquelle il avait payé et un partie de la terre familiale. Plusieurs dizaines de milliers de femmes ont été assassinées à l’époque. Beaucoup de cas ont probablement été étouffés. Une partie de la vulnérabilité des femmes provenait du fait qu’étant étrangères dans le village de leur mari, elles avaient peu d’espoir de trouver de la sympathie ou de l’aide de la part de leurs voisins ou des cadres du village qui avaient grandi avec leur mari et pouvait même être de sa famille. Surpris par cette violente réaction, le gouvernement mis fin à la campagne dés 1953. Quoique la loi restât en vigueur, les tentatives de l’appliquer par la suite furent conduites avec beaucoup plus de prudence.

La collectivisation en Chine a été appliquée progressivement en Chine dans les années 50. L’exploitation collective des terres fut établie sous le système de la commune de la fin des années 50, qui fut ensuite, avec quelques ajustements, maintenu pendant deux décennies. On promettait aux femmes que de grands avantages découleraient de la collectivisation et de l’abolition de la famille comme unité socio-économique. Citons une déclaration officielle  de l’époque :

« Aujourd’hui, après la disparition de la propriété privée et de l’économie fondée sur la petite production, la famille n’est plus une entité socio-économique. Prennent fin également les rapports familiaux patriarcaux sous lesquels, pendant des milliers d’années, l’homme oppressait la femme et la femme dépendait de l’homme pour vivre, dans lesquels le patriarche oppressait tous les autre membres de la famille qui dépendaient de lui pour vivre. » (Fan 1960)

Engels était souvent cité pour montrer que la fin de la propriété privée de la terre et des moyens de production rendrait finalement possible une réforme effective du système de mariage :

« Pour que l’entière liberté de contracter mariage se réalise pleinement et d’une manière générale, il faut donc que la suppression de la production capitaliste et des conditions de propriété qu’elle a établies ait écarté toutes les considérations économiques accessoires qui maintenant encore exercent une si puissante influence sur le choix des époux. Alors, il ne restera plus d’autre motif que l’inclination réciproque. » (Engels, L’origine)

Néanmoins les autorités étaient sensibles à l’accusation selon laquelle la collectivisation équivalait à l’abolition de la famille, si sensibles d’ailleurs, que tandis que Engels était resté vague quant à l’avenir de la famille, ils étaient par contre près à être catégorique :

« La destruction du système patriarcal ne va pas et ne peut pas mener à la « destruction » ou « l’élimination » de la famille… La famille comme forme de vie commune des deux sexes unis par le mariage, nous pouvons le dire définitivement, ne sera jamais éliminé. L’existence de cette forme de vie commune est déterminée non seulement par la différence physiologique entre les sexes mais aussi par la perpétuation de la race. Même dans la société communiste, nous ne pouvons pas concevoir de base objective et de nécessité à « l’élimination de la famille. » (Fan, 1960)

Hélas, le temps a montré que la collectivisation ne transformait pas la famille paysanne dans la mesure qui avait été envisagée. La situation des femmes ne s’est pas améliorée. La polygamie, le concubinage, les fiançailles avec des enfants et les pires formes de mariages forcés ont été éliminés. Les femmes sont parvenues à exercer leur droit au travail, à l’éducation, à la propriété, au divorce et à la garde des enfants de façon plus fréquente. Mais malgré toutes ces améliorations, les femmes sont toujours clairement désavantagées dans de nombreux aspects de la vie. Les fils qui restent avec la famille sont toujours préférés aux filles qu’on marie à l’extérieur. Dans la campagne, où le mariage continue à avoir des répercussions économiques  majeures sur tout le foyer, une forme modifiée de mariage arrangé et de « prix de la fiancée » est toujours courante. Les femmes sont toujours largement sous-représentées aux postes politiques et de gestion.

Les facteurs impliqués dans la subordination continuelle des femmes sont bien sûr complexes, mais l’intuition de Engels sur le rapport entre économie de petite production et pouvoir patriarcal reste pertinente. Même après la collectivisation, des éléments importants de l’économie domestique ont subsisté. Le lopin individuel et les productions d’à-côté, tous deux hors de l’économie collective, ont continué à satisfaire une partie importante des besoins du foyer. La maison était généralement la propriété privée de la famille et sous le contrôle de facto du chef de famille, usuellement le plus vieil homme du foyer. L’État n’a pas seulement échoué à mettre en cause le concept de chef de famille, il l’a souvent renforcé dans son rôle. Ainsi, les revenus collectifs lui étaient généralement versés plutôt qu’aux différents individus du foyer. Le chef de famille représentait le foyer lors des grandes réunions, faisait les déclarations de recensement, et pouvait même, comme dans la Chine impériale, être tenu responsable pour le comportement des membres de sa famille. Compte tenu de la continuation de la famille comme une entité de distribution des revenus, il était naturel que le chef de famille continue à s’intéresser aux mariage de ses membres. Le mariage lui-même était cher et il fallait économiser pour l’organiser. De plus, via le mariage, les  familles gagnaient ou perdaient de la force de travail et assuraient la reproduction à long terme du travail.

Les réformes rurales : implications pour la famille

Quoique les femmes restât subordonnées au sein de la famille, il semble certain que la collectivisation a amélioré leur situation. Il semble difficile de voir comment cette amélioration peut être maintenue dans le système actuel. Depuis 1979, la production collective a de plus en plus laissé la place à l’agriculture familiale. L’exploitation du sol est sous-traitée aux familles. Dans certaines limites, elles prennent leurs propres décisions et après livraison de leurs quotas à l’État, retiennent ce qu’elles ont produit pour le consommer ou le vendre. Les entreprises artisanales et non-agricoles se sont développées rapidement. Le résultat c’est que la Chine rurale est clairement redevenue une économie de petits producteurs dont la famille est l’unité socio-économique de base. Cette « famille » est de nouveau traitée comme une unité indifférenciée. Par exemple la dévolution de la gestion et de la prise de décision aux ménages est présentée comme un processus de démocratisation, quoiqu’en pratique cela signifie souvent que le chef de famille reprend le contrôle direct du travail des membres du foyer et des moyens de production. Les femmes continuent à réaliser une grande partie du travail agricole mais elles sont particulièrement présentes dans les florissantes production d’à-côté, dont beaucoup sont des extensions des travaux traditionnels des femmes. Dans une analyse qui utilise de nouveau le lien établi par Engels entre l’exclusion de femmes du travail productif et leur sujétion, on affirme que ces entreprises, en permettant aux femmes de contribuer plus aux revenus de la famille, promeuvent leur égalité avec les hommes. La connexion également établie par Engels entre la propriété privée, les formes de famille et la sujétion des femmes, qui durant la collectivisation était jugée importante, est cette fois-ci ignorée. ( Wu, 1983).

Si il est sûr que les femmes peuvent gagner en terme de statut de leur participation à de telles entreprises, et qu’elles vont bénéficier de la prospérité croissante de la campagne, les réformes les ont, par contre, probablement laissé plus dépendantes que jamais de leurs rapports avec les hommes. La sous-traitance dans l’exploitation de la terre est contractuellement attribuée au chef de famille et les équipements des entreprises familiales sont sa propriété privée. Une femme divorcée ou remariée après la mort de son mari, perd donc de ce fait son accès à la terre et aux moyens de production dont elle jouissait du temps où elle était mariée. Il est peu probable qu’elle soit autorisée à emmener beaucoup de choses avec elle.

Bien que selon la loi chinoise, la propriété acquise durant le mariage est la propriété commune des deux époux et que mari et femme peuvent hériter l’un de l’autre, le droit de propriété des femmes a été difficile à faire appliquer dans les campagnes. Au moment où j’écris ( Avril 1985) le congrès national du peuple est divisé sur le fait de savoir si l’épouse a le droit d’hériter de toute la propriété du défunt, ou si une moitié de celle-ci doit aller aux enfants et parents de celui-ci. Ce débat comme les tentatives précédentes de régler les problèmes de propriété et d’héritage, est problématique car la loi essaie de s’appliquer en termes de droits individuels, mais dans la société paysanne, la propriété est toujours considéré comme appartenant à la famille comme unité. Les femmes dont l’appartenance à la famille dépend de leur rapport avec un des hommes de celle-ci, sont donc vulnérables. Avec le développement de l’entreprise privée  dans l’agriculture et dans d’autres secteurs les pertes pour les femmes là où leurs droits de propriété sont mal défendus peuvent être considérables.

La politique de l’enfant unique

Engels est désormais cité pour légitimer une toute autre politique. Confronté à une pénurie sévère de terres arables, une population très jeune et la possibilité d’une explosion démographique, les autorités chinoises ont introduit une politique draconienne qui n’autorise plus qu’un enfant par ménage.

Quand Mao et ses partisans pensaient toujours qu’une grande population constituait un atout économique, ils insistaient sur le fait que le marxisme démontrait que la réponse à la forte hausse de la population ce n’était pas le contrôle des naissances mais l’accroissement de la production. Les défenseurs du contrôle des naissances étaient condamnés comme « malthusiens ». Cette ligne fut finalement abandonnée en 1962 et la campagne de planning familial fut relancée, s’intensifiant au fil des ans pour culminer en 1979 dans la politique de l’enfant unique. Dans le cours de la campagne beaucoup d’arguments étaient fournis pour montrer que les mesures de contrôle des naissances n’étaient pas en soi malthusiennes.

« Tout d’abord le marxisme n’est jamais opposé à l’adoption par l’humanité de mesures nécessaires pour le contrôle de la reproduction. Engels dit à ce sujet : »ce sera l’affaire de ces hommes de savoir si, quand et comment ils le désireront, et quels moyens il s’agira d’employer. » (Lu, 1981)

Cette citation de Engels est tirée d’une lettre à Karl Kautsky dans laquelle Engels, tout en réfutant l’idée que la surpopulation était un véritable problème à leur époque, admettait que cela puisse le devenir à l’avenir. Quand l’introduction de la politique de  l’enfant unique en 1979 a créé le besoin de justifier l’intervention de l’État dans la reproduction, la même lettre fut utilisée : »Mais, si la société communiste se voyait, un jour, contrainte de contrôler la production des hommes, comme elle contrôle déjà celle des biens, il lui appartiendrait de le réaliser et elle sera seule à pouvoir le faire sans difficultés. » (Engels, Lettre a Kautsky, 1er février 1881)

La campagne en faveur du contrôle des naissances s’est même saisie de l’assertion souvent négligée de Engels selon laquelle :

« le facteur déterminant, en dernier ressort, dans l’histoire, c’est la production et la reproduction de la vie immédiate. Mais, à son tour, cette production a une double nature. D’une part, la production de moyens d’existence, d’objets servant à la nourriture, à l’habillement, au logement, et des outils qu’ils nécessitent; d’autre part, la production des hommes mêmes, la propagation de l’espèce. » ( Engels, L’origine)

La double définition de la production est utilisée pour justifier le fait que les gens doivent répondre aux objectifs imposés par l’État à la fois pour la production et la reproduction. Cette injonction est elle-même associée à un système de récompenses et de pénalités dans lesquelles les couples qui remplissent leurs quotas de reproduction sont récompensés et ceux qui ne le font pas sont pénalisés. La politique de l’enfant unique a tout sa place dans cet article, et pas seulement car ses promoteurs cherchent à la légitimer avec des citations de Engels. Avec cette politique, comme avec les politiques sur le mariage et le divorce et la tentative de redéfinition des rôles des femmes, l’État va vers un affrontement avec les intérêts des familles paysannes patriarcales. Comme nous l’avons vu, les précédentes confrontations ont débouché sur des compromis. Dans ce cas là, l’État semble moins prêt au compromis. Il est donc obligé de se confronter à l’existence chez beaucoup de paysans de la préférence pour le fils, au fait que les familles paysannes ne sont pas enclines à se contenter d’un seul enfant, et ce particulièrement si cet enfant est une fille. La ré-émergence de l’infanticide des filles illustre de la façon la plus tragique et la plus dramatique possible a quel point cette préférence est profonde. Dans le passé les discriminations contre les femmes étaient expliquées comme constituant des « résidus de pensée féodale », ce qui impliquait qu’elles n’avaient plus de base matérielle dans la société d’aujourd’hui. Maintenant, même si cette explication continue a circuler, on chercher à mieux analyser les choses. Les publications officielles reconnaissent que le mariage patrilocal universel, et le besoin de garçons qui en découle, car seul ceux-ci peuvent permettre à la famille de reproduire sa force de travail, donnent inévitablement naissance à une préférence pour les fils. Pour l’instant aucune solution n’a été trouvée à ce problème, mais au moins il est plus directement affronté et débattu que par le passé. De plus, la fédération des femmes a été en mesure d’utiliser les preuves de cette discrimination contre les filles révélées par la campagne de l’enfant unique pour lancer une campagne de promotion des droits des femmes et s’opposer aux initiatives conservatrices.

Conclusion

Comme nous l’avons vu, les écrits de Engels sur les femmes et la famille étaient et sont toujours influents en Chine. Depuis plus de soixante ans , son oeuvre majeure, L’origine a constitué le texte de base pour formuler la politique concernant les femmes et la famille. Évidemment, les analyses par Engels de l’oppression des femmes, écrites dans l’Europe capitaliste du XIXème siècle, ne s’adaptaient pas parfaitement aux circonstances d’une société paysanne asiatique se développant selon une voie politique et économique différente. Un usage mécaniste de l’analyse de Engels a tendu à aveugler le mouvement communiste sur plusieurs facteurs importants de l’oppression des femmes chinoises. On peut présumer que certaines de ses recommandations pour émanciper les femmes – même si il avait été possible de les mettre pleinement en oeuvre- étaient probablement insuffisantes sur plusieurs aspects.  Néanmoins, leur implantation partielle a certainement produit quelques améliorations de la situation des femmes.

Le gouvernement post-mao, malgré ses prétentions au pragmatisme et à la flexibilité, trouve toujours utile d’expliquer ses politiques par le recours aux citations des classiques du marxisme. Cette habitude remonte à avant l’introduction du marxisme en Chine : les textes confucéens étaient autrefois utilisés de la même manière. Les décideurs chinois sont peut-être d’autant plus attirés par cette vénérable forme de légitimation que dans beaucoup de domaines de la politique économique ils s’éloignent réellement de l’orthodoxie marxiste.

Cet éloignement a déjà eu des effets négatifs sur les femmes, comme par exemple le renforcement de la famille rurale comme unité socio-économique. Dans l’emploi urbain, les groupes de défense des femmes ont été par contre en mesure de défendre les acquis en en appelant à l’orthodoxie. Si les future politiques sont gouvernées par le pragmatisme économique, il ne sera plus possible de défendre les intérêts des femmes de la même manière. La nécessité d’un fort mouvement des femmes va se faire jour mais il est difficile de voir comment il pourra se manifester. En tout cas, quelles que soient les limites de l’héritage de Engels, il a au moins aidé à mettre l’émancipation des femmes à l’agenda d’une des révolutions les plus profondes de l’histoire. »

Delia Davin

Histoire et critique du paradigme « engelsien » dans le « communisme » chinois

Comme dans son passionnant Women-Work, le sens de la synthèse de Davin se paie au prix d’une certaine complaisance vis à vis du Parti Communiste chinois. D’autres auteures ont été beaucoup plus critiques. Christina Kelly Gilmartin dans son livre Engedering the Chinese Revolution. Radical Women, Communist Politics and Mass Movements in the 20’s retrace la naissance de ce qu’on appellera, faute de mieux, un « paradigme engelsien » :  » L’idéologie sur les questions de genre dans le PCC des débuts n’a pas été adoptée toute faite à partir des modèles des partis communistes et socialistes européens, ni créée ex nihilo. Elle a plutôt été synthétisée à partir d’un certain nombre de sources, les plus importantes d’entre elles étant le féminisme du mouvement du 4 mai et la critique marxiste de la famille qui se basait principalement sur les écrits de Friedrich Engels. (…) Bien qu’une traduction complète en Chinois de L’origine ne soit pas parue avant 1929, l’essentiel de son argumentation a été transmis via des traductions partielles et des synthèses, ainsi que dans les traductions des écrits de August Bebel. (…) Les communistes chinois étaient enchantés par l’analyse matérialiste de Engels notamment parce qu’elle servait à dénaturaliser le pouvoir patriarcal  chinois et ouvrait la possibilité de sa disparition à un moment ou un autre dans un futur proche. » [Précisons pour l’anecdote, que la première traduction partielle de L’origine est parue en 1907 dans le journal anarchiste Tiany bao ( justice naturelle) animé par He Zhen ( dont l’anthologie d’écrits publiées par nos soins est toujours disponible) .]

Mais comme le rappelle Gilmartin, cette conversion au marxisme n’empêche pourtant pas que persistent, à travers cette nouvelle synthèse, quelques tendances lourdes précédentes, notamment le fait qu’il s’agit d’un féminisme d’hommes, les revues féministes des années 20 étant principalement écrites et lues par des hommes et que, dans la tradition critique des réformateurs de la toute fin du XIXème ( voir nos posts à ce sujet sur le blog Nannü), ce féminisme est également largement imprégné de ce fameux mélange de nationalisme et de désir de modernisation, courant dans bien des intelligentsias des pays colonisés ou dominés et dont le marxisme s’est si souvent fait le réceptacle. Il en a probablement résulté  que si le PCC était en pointe dans la défense des droits des femmes, y compris du simple point de vue libéral (tant que le parti était présent dans les villes) cela n’avait que peu d’incidences sur le fonctionnement interne du Parti et la vie de ses dirigeants :  » Les fondateurs du Parti Communiste Chinois étaient engagés dans un questionnement révolutionnaire de beaucoup d’aspects de leur propre culture, y compris les rapports hommes-femmes, la structure patriarcale de la famille et le statut social et juridique des femmes. Néanmoins, au même moment qu’ils formulaient un programme radical de transformation des rapports de genre qui défiait la culture dominante, ils reproduisaient et réinscrivaient des aspects centraux du système de genre existant dans la société au sein de leur propre organisation révolutionnaire. Cette contradiction se reflétait dans la façon radicalement égalitaire dont les hommes communistes menaient leurs vies personnelles tout en reproduisant certains aspects traditionnels de la hiérarchie de genre. Il en résulta que pendant ces années 20 s’est construit au sein de l’appareil politique du PCC un système patriarcal qui s’est avéré particulièrement durable. Se consolidant dans le cours de la révolution, il s’est ensuite enkysté dans les organes du pouvoir politique après 1949 et est toujours à l’oeuvre aujourd’hui. » (Christina Kelly Gilmartin) Une telle dichotomie est bien sûr monnaie courante sous tous les cieux et drapeaux, mais il est tout de même bon de noter qu’encore aujourd’hui il n’y pas de femmes dans le bureau permanent du comité politique du PCC et qu’elles ne constituent qu’un quart de l’assemblée nationale populaire.

La politique du PCC vis à vis des femmes a surtout été l’objet de deux critiques détaillées et radicales, l’une de Judith Stacey dans Patriarchy and Socialist Revolution in China et l’autre de Kay Ann Johnson Women, the Family and Peasant Revolution in China. Si le livre de Stacey est peut-être le plus radical des deux, c’est aussi le plus éloigné de notre sujet (ce livre fera ultérieurement l’objet d’une note de lecture sur le blog Nannü) nous nous contenterons donc de résumer sa thèse. Partant de la « famille patriarcale confucéenne » de la fin de l’empire et de sa centralité dans le développement de la Chine, elle en analyse la crise qui se déroule, pour ainsi dire, aux deux pôles de la société, c’est à dire tout autant dans l’élite urbaine, et qui s’exprime notamment par le mouvement du 4 mai, que dans la paysannerie. Selon Stacey cette « crise dans le système familial confucéen a dessiné les contours les plus importants de la situation révolutionnaire dans la Chine du XXème siècle. C’est là qu’on trouve beaucoup des origines historiques des aspects distinctifs de la politique familiale et féministe maoïste et du cours post-révolutionnaire de la révolution familiale chinoise. » Si l’expérience de crise aux deux pôles précédemment évoqués fut fondamentalement différente, elle ouvrit la voie à une nouvelle alliance entre le Parti Communiste et la paysannerie sous l’égide de la restructuration du système familial rural : « La reconstitution de l’économie familiale patriarcale paysanne était intrinsèque au développement de plusieurs des traits caractéristiques et des accomplissements de la stratégie révolutionnaire victorieuse connue sous le nom de guerre populaire. En bref, il y avait une révolution familiale au centre de la révolution sociale qui a amené le PCC au pouvoir. (…) L’intérêt des paysans à résoudre la crise de leur économie familiale s’est marié au désir du PCC de prendre le pouvoir et de construire une société socialiste. » Pour Stacey la  » reconstitution du patriarcat est le coeur caché du communisme chinois », c’est ce qu’elle appelle « La nouveau patriarcat démocratique », « un système patriarcal où les rapports de genre et entre les générations avaient été réformés substantiellement dans le même temps que le patriarcat avait été rendu plus démocratiquement disponible à la masse des paysans hommes ( …) Une redistribution radicale du patriarcat. » C’est ce qui constituerait la différence profonde entre les expériences russes et chinoises : » Tandis que la politique familiale bolchevik exacerbait les conditions de la crise familiale russe et aliénait sérieusement le soutien des masses à la révolution, la politique familiale du PCC a eu l’effet opposé. Dans la Chine rurale, la révolution socialiste a eu le rôle ironique de renforcer une version réformée de vie familiale paysanne traditionnelle et cela a, en retour, renforcé le soutien des paysans à la révolution. »

Pour en revenir aux réverbérations de L’origine, c’est Kay Ann Johnson dans Women, the Family and Peasant Revolution in China qui livre une critique du  « paradigme engelsien » et notamment de la nouvelle variante qui émerge dans les années 40 alors que le parti s’apprête à prendre le pouvoir : « Sur les questions de la réforme de la famille et des droits des femmes, le leadership pouvait en appeler au cadre d’analyse marxiste pour justifier son approche très étriquée et politiquement inactive (…) Particulièrement depuis le début des années 1940 la position engelsienne selon laquelle le statut inférieur des femme est directement et primordialement lié à leur exclusion traditionnelle des postes « productifs », une exclusion qui a commencé avec le développement de la propriété privée, a fourni la principale base théorique d’analyse du statut des femmes et de la façon de le changer, comme elle a, de même formé la base de la plus grande partie de la pensée socialiste sur la question des femmes. Se basant sur cette thèse, la directive de 1943 [ une directive particulièrement réactionnaire sur la mobilisation des femmes publiée par le comité central du PCC. Voir Johnson P.70] , comme beaucoup de déclarations politiques post-1949 ensuite, avançait que l’émancipation sociale générale des femmes, y compris la réforme de la famille, dépendait principalement, si ce n’est complétement, de l’élargissement du rôle économique des femmes hors de la famille et du changement de leur rapport à la production. En d’autres termes, les rapports familiaux oppressifs et les attitudes patriarcales culturellement définies et les structures familiales qui soutiennent et justifient ces rapports devaient être traités comme des variables dépendants du processus de changement social, tandis que le rôle économique des femmes devait être considéré comme principale variable indépendante. Une fois réduit à sa forme la plus simple cette position devient une théorie économique unidirectionnelle et générale de l’inégalité de genre où le changement survenant dans le champ économique va inévitablement supposer des changements correspondants dans la « superstructure » de la société. Ainsi, Engels, comme beaucoup de théoriciens non marxistes de la modernisation, prédit que les normes culturelles vont progressivement et inexorablement laisser la place à des normes universelles qui démocratiseront, séculariseront et rationaliseront les aspects majeurs de la culture traditionnelle. »

On a vu précédemment que le « paradigme engelsien » était adapté selon les vicissitudes de la marche au pouvoir, il en fut bien entendu de même dans son exercice, oh combien dispendieux en millions de vies humaines . C’est justement dans un fameux épisode de cette « redite du stalinisme en pire », le grand bond en avant, qui voit émerger pour les besoins de l’industrialisation des formes de socialisation totale de la vie déjà entr’aperçues en URSS, que la propagande prend des accents ultra-engelsiens. Johnson remarque : « Il peut sembler parfois ironique qu’un mouvement qui a été caractérisé comme l’expérimentation économique la plus utopique et radicalement volontariste socialement menée par le leadership maoïste s’appuyait aussi profondément pour sa vision de l’émancipation des femmes sur la théorie et les prescriptions politiques de Engels, connu pour son rendu mécaniste des aspects les plus matérialistes et déterministes de la théorie marxiste. C’est bien évidemment moins ironique quand on réalise que les maoïstes étaient moins à la recherche d’un architecte ou d’une perspective d’égalité entre les sexes que d’un moyen de hâter la libération du travail féminin nécessaire. » Si Johnson réfute pour la Chine, mais on pourrait faire de même pour l’URSS, l’idée d’une « pure instrumentalisation » de la question des femmes au service de l’accumulation primitive bureaucratique, elle n’en conclu pas néanmoins à la plasticité bien pratique de ce paradigme engelsien :  » La théorie marxiste orthodoxe a fourni les moyens théoriques de surmonter les aspirations potentiellement conflictuelles au sein de la coalition révolutionnaire. Elle a permis de mettre en place une rubrique théorique générale pour guider, rationaliser et maintenir une approche relativement dépolitisée des questions de réformes des problèmes liés aux femmes et à la famille – une approche qui a permis un accommodement avec les paysans hommes partisans du régime tout en maintenant l’engagement idéologique en faveur de l’égalité des sexes. Engels, qui a été transformé en plus grande autorité théorique sur ce sujet, a particulièrement été utile dans ce registre. Ses thèses majeures sur la subordination des femmes dépolitise effectivement beaucoup des problèmes culturels sous-jacents concernant le statut des femmes et la famille, laissant les structures familiales, les pratiques et attitudes évoluer naturellement en réponse aux changements économiques en dehors de la famille. C’est seulement dans l’économie, là où les stratégies de développement du parti dépendaient fortement de l’usage toujours croissant du travail féminin, que la théorie engelsienne insiste sur la nécessité de changer le rôle des femmes. Le point de vue théorique chinois dominant sur les femmes et la famille est donc resté fermement ancré, contrairement à beaucoup d’autres sujets, dans le courant dominant mécaniste, matérialiste et économiciste de l’orthodoxie héritée d’URSS. »

Si nous avons compilé ces critiques tout azimut, et qui se contredisent parfois entre elles, c’est pour souligner comment le processus de structuration de l’ordre patriarcal socialiste et de son idéologie a été bousculé, sachant que nous n’avons même pas évoqué son déterminant principal, à savoir l’agency des femmes elles-mêmes. On peut quand même, à l’issue de ce rapide panorama des expériences russes et chinoises, d’ores et déjà distinguer quelques récurrences importantes, tant dans la succession chronologique – de l’enthousiasme des débuts à la « douche froide » de la confrontation avec la paysannerie, des phases d’oscillation entre socialisation absolue sur la voie du pouvoir ou lors de l’accumulation primitive bureaucratique et l’expulsion/marginalisation récurrente du travail féminin- les acteurs – l’intelligentsia et ses velléités modernisatrices, la petite paysannerie qui n’a été une masse inerte que pour le plus momifié des marxistes- et l’issue- un capitalisme d’État superficiellement moins patriarcal que son grand frère libéral. Avant d’y revenir en conclusion, précisons bien évidemment que le malheureux Engels n’est pour rien dans la contre-révolution bolchevik ou les exactions du régime maoïste et presque pour rien dans ce paradoxe : un livre, qui finissait sur cette citation de Morgan : « Ce sera une reviviscence – mais sous une forme supérieure – de la liberté, de l’égalité et de la fraternité des antiques gentes. » est finalement devenu une des références centrales du « marxisme » orthodoxe, c’est à dire « une forme idéologique revêtue par la lutte matérielle visant à transposer le développement capitaliste dans un pays pré-capitaliste. » ( Karl Korsch L’idéologie marxiste en Russie). Et ce pas uniquement en Russie et en Chine…

Un modèle de développement ?

Via son « orthodoxisation » progressive, de l’inscription de ses soi-disant préceptes dans le programme de la IIIème internationale jusqu’à l’usage récurrent des mêmes citations et concepts tirés du livre tant en Afghanistan qu’au Mozambique, au Yémen qu’à Cuba, L’origine est devenue au cours du XXème siècle une sorte de bréviaire de modernisation.

Ce modèle, si tant est que modèle il y est, a, en quelque sorte, une préhistoire c’est à dire l’épisode relativement méconnu de la tentative de modernisation à marche forcée des républiques d’Asie Centrale par le jeune régime bolchevik. Cette histoire a été magistralement retracée dans le livre désormais classique de Gregory J. Massell :  The Surrogate Proletariat. Moslem Women and Revolutionary Strategies in Soviet Central Asia, 1919-1929Comme il l’écrit dans son introduction, le livre examine « la confrontation entre des forces communistes hautement développées, radicales et déterminées et un ensemble de sociétés musulmanes traditionnelles – donc essentiellement la confrontation entre des machines politiques modernes et des solidarités et identités traditionnelles basées sur la parenté, la coutume et la religion. » Ces régions furent facilement placées sous le contrôle bolchevik lors de la guerre civile, du fait notamment de la grande division régnant entre clans, tribus, etc. Massell en donne d’ailleurs  une description, qui correspond classiquement à la théorie des sociétés segmentaires, pour expliquer la subordination rapide de cette zone au nouveau pouvoir : « l’absence des éléments de base de collaboration et de confiance dans les rapports au-delà des unités sociales primordiales comme la famille et le clan; dans ce monde fondamentalement patriarcal, les relations interpersonnelles de même qu’entre groupes sociaux, particulièrement ceux qui transcendaient les confins de la communauté locale, tendaient à être caractérisés une méfiance et une rivalité persistantes ( sur les plans tant sociaux que politiques) et l’art même de la politique n’était vu dans une large mesure que sous l’angle de la conspiration. » Mais si dans le chaos de la guerre et de la révolution, les grandes superstructures politiques avaient été largement bousculées, leur base restait solide :  » Dans cet univers, les plus grandes ( supra-communales) et donc les plus hétérogènes subdivisions historiques étaient sur le point de se désintégrer, tandis que les plus petites, et donc les plus homogènes, c’est à dire les clans, le familles élargies et les communautés villageoises- restaient relativement intacts. » C’est sur cette base relativement inébranlable que vont buter les bolcheviks. D’ailleurs si Massell n’utilise pas cette métaphore, c’est bien pourtant celle de l’hydre aux milles têtes qui s’impose puisque l’élimination des élites par le nouveau pouvoir en place ne semble affecter que marginalement le sociétés locales :  » Loin d’être supplantées par des considérations de classe, de propriété et de statuts bureaucratiques, les vieille unités basées sur la parenté, la coutume et la foi montraient des signes de persistance même en l’absence de figures d’autorité traditionnelles et semblaient représenter un obstacle tout aussi grand à la diffusion de l’influence soviétique qu’auparavant. » Et pire, les nouvelles institutions soviétiques se retrouvent elles-mêmes « traditionnalisées » : « Les institutions politiques soviétiques tendaient à être adaptées aux besoins locaux spécifiques, à détourner les demandes du pouvoir central, à préserver les apparences d’un assentiment au régime tout en perpétuant l’influence des solidarités basées sur l’ethnicité, la parenté, la coutume et la foi. » Comme le note judicieusement Massell, les bolcheviks auraient pu tirer quelques leçons de L’origine quant à la difficulté de transformer par le haut les sociétés : « Disposant de la force publique et du droit de faire rentrer les impôts, les fonctionnaires, comme organes de la société, sont placés au-dessus de la société. La libre estime qu’on témoignait de plein gré aux organes de l’organisation gentilice ne leur suffit point, même en supposant qu’ils pourraient en jouir; piliers d’un pouvoir qui devient étranger à la société, il faut assurer leur autorité par des lois d’exception, grâce auxquelles ils jouissent d’une sainteté et d’une inviolabilité particulières. Le plus vil policier de l’État civilisé a plus d’« autorité » que tous les organismes réunis de la société gentilice; mais le prince le plus puissant, le plus grand homme d’État ou le plus grand chef militaire de la civilisation peuvent envier au moindre chef gentilice l’estime spontanée et incontestée dont il jouissait. C’est que l’un est au sein même de la société, tandis que l’autre est obligé de vouloir représenter quelque chose en dehors et au-dessus d’elle. » (Engels L’origine). Quoi qu’il en soit ces échecs successifs vont inciter les bolcheviks a chercher une voie alternative pour « révolutionner » l’Asie Centrale.

Massell résume ainsi cette voie alternative qui est l’objet de son livre :  » le principe de base était que pour saper l’ordre social traditionnel il fallait détruire les structures familiales traditionnelles et que l’écroulement du système de parenté pourrait être achevé le plus rapidement à travers la mobilisation des femmes (…) Les femmes musulmanes en vinrent a constituer dans l’imagination politique soviétique un maillon faible structurel dans l’ordre traditionnel : une strate potentiellement déviante et subversive susceptible d’être attirée par un discours radical- dans les faits un prolétariat de substitution là où il n’y avait pas de prolétariat au sens marxiste classique. Grace à ce maillon faible, on considérait pouvoir créer des conflits particulièrement intenses dans ces sociétés et disposer d’un levier pour leur désintégration et restructuration. » Bref  » l’étude de l’expérience soviétique de ce point de vue permet d’envisager la révolution et la modernisation comme un processus conscient et délibéré d’ingénierie sociale. » Quoique s’acharnant un peu vainement à dédouaner Lénine, qui est certes inquiet devant certains excès et leur perception par les populations colonisées qui sont devenus le nouvel « eldorado » de la IIIème internationale ( dixit Vladimir Ilitch : » Il est absolument primordial pour l’ensemble de notre Weltpolitik de se gagner les autochtones. » ), Massell n’en identifie pas moins bien le rôle central joué par l’idéologie léniniste, sa manie de l’instrumentalisation et de la modernisation autoritaire. Les mannes de L’origine sont aussi bien évidemment invoqués pour penser cette substitution de prolétariat, ainsi cette citation de Marx : « La famille moderne contient en germe non seulement l’esclavage (servitus), mais aussi le servage, puisqu’elle se rapporte, de prime abord, à des services d’agriculture. Elle contient en miniature tous les antagonismes qui, par la suite, se développeront largement, dans la société et dans son État. » L’origine parait d’autant plus adaptée qu’il s’agit ici de mener une « révolution » dans des conditions particulièrement arriérées, voire, selon les bolcheviks, « médiévales ». Il est d’ailleurs un temps question de faire de cette opération une sorte de modèle de transition du féodalisme au socialisme :  » La mobilisation et le recrutement politique des femmes musulmanes étaient d’une importance particulière précisément parce qu’ils promettaient de forger de nouveaux outils et techniques, rendant ainsi le modèle de développement soviétique en Asie Centrale non seulement applicable en URSS mais dans toutes les sociétés traditionnelles à l’étranger. » (Massell Surogate Proletariat).

Massell retrace très précisément le travail d’étude et de réflexion préalables mené par les activistes locaux et ceux dépêchés sur place, ce qui permet notamment d’avoir un tableau effrayant des moeurs de ces sociétés ultra-patriarcales où l’homme ne semble même plus faire mine de faire autre chose que de vivre sur le dos de la femme. L’exploitation de celle-ci et les violences perpétuelles qui l’accompagne constitue effectivement le coeur du système traditionnel : « Le rôle des femmes tendait à renforcer les rapports traditionnels de propriété en ceci que les femmes musulmanes servait à la fois de moyen d’échange au père et de bétail et de propriété au mari, leur propre droit à l’héritage et au contrôle de la propriété étant sévèrement encadré et dépendant de l’autorité des hommes. » Donc d’une révolution dans la situation des femmes découlait nécessairement une révolution dans les rapports de propriété. Massell définit trois étapes dans l’offensive soviétique contre ces sociétés traditionnelles d’Asie Centrale entre 1924 et 1927 : le légalisme révolutionnaire, c’est à dire la multiplication d’initiatives législatives visant à desserrer le carcan patriarcal, l’assaut administratif, phase la plus radicale avec l’imposition de la déségrégation des sexes dans l’espace public et une attaque contre le port du voile et enfin l’ingénierie sociale systématique qui annonce déjà un repli et vise plus à des évolutions de long terme. Malgré l’indéniable courage – et souvent le sacrifice- des jeunes activistes, qui n’est pas sans faire penser à celui des jeunes militantes du PCC luttant contre le bandage des pieds et la société traditionnelle dans les soviets chinois des années 30, un backlash masculin massif, presque un modèle du genre avec ses viols et assassinats et l’union sacrée entre hommes riches et pauvres contre l’émancipation des femmes, va vite mettre un frein aux ambitions modernisatrices du régime. Dès 1929, il n’est plus question d’imposer une quelconque « révolution culturelle » en Asie Centrale et les nombreuses femmes musulmanes qui s’étaient très courageusement engagées dans les débuts de la campagne sont souvent obligées de se replier sur leurs « rôles » traditionnels, quand bien sûr elles n’ont pas été victimes d’une vengeance masculine qui se déploie tout azimut et avec une barbarie affreusement singulière. Comme le constate Massell « La peur de perdre leur pouvoir illimité sur les femmes semblait surpasser toutes autres considérations. »  Au point « qu’au lieu d’accentuer les conflits de classe, comme les bolcheviks l’espéraient, les mesures radicales promouvant l’émancipation des femmes tendaient au contraire à les atténuer. »

Massell donne une explication intéressante, et potentiellement éclairante sur certains phénomènes contemporains, de la puissance de ce backlash : « Un attaque contre la position des femmes dans ces sociétés signifiait une attaque contre un ensemble de rôles impliqués réciproquement et ce à une échelle très large (…) On peut dire que le rôle des hommes était dans une extraordinaire mesure défini par opposition au rôle des femmes, la masculinité semblant être définie négativement par rapport au concept même de femme. Donc modifier drastiquement ce concept menaçait de dissoudre les frontières qui définissaient la masculinité elle-même. » L’échec de cette opération est bien sûr due également à tout une autre série de facteurs, dont le comportement paradoxal des bolcheviks qui s’opposent à toute organisation autonome des femmes à la base et qui s’aperçoivent également que l’encouragement des comportements iconoclastes et pour tout dire libertaires pourrait au bout du compte menacer leur dictature tout autant que la société traditionnelle. L’idéalisme des activistes sur le terrain a d’ailleurs fini par paraître embarrassant à la direction du parti, qui souhaitait certes proposer un modèle concurrent de modernisation plus radical encore que celui qu’Atatürk mettait en place en Turquie à la même époque mais qui était aussi et surtout préoccupée du fait qu »il était criminel de ne pas mobiliser pour le travail collectif, la moitié de la population » c’est à dire les femmes, dixit Staline. En 1929, le parti semblait bien avoir échoué sur les deux plans. Mais les enjeux soulevés lors de cette campagne et principalement la centralité de l’évolution de la situation des femmes dans le démantèlement des structures sociales pré-capitalistes et la « transition au socialisme » n’auront de cesse de se reposer sous bien des latitudes, avec comme toujours L’origine, ou du moins sa lecture orthodoxe, pour bréviaire.

On considère généralement que cette « orthodoxisation » de L’origine date du second congrès de l’internationale communiste en 1920 où furent adoptées un certain nombre de préconisations concernant la situation des femmes à l’usage de tout nouveau régime socialiste. Selon Barbara Jancar, dans son livre Women under Communism, ce corpus programmatique adopté et adapté au fil des décennies par les différents régimes placés dans l’orbite soviétique n’a jamais été modifié après sa codification originelle. Le train de mesures suggéré était bien évidemment très en avance sur son temps puisqu’il préconisait d’émanciper autant que possible les femmes du travail domestique, de les intégrer à la vie économique et politique tout en ménageant tout de même l’ordre traditionnel et  « en satisfaisant leurs besoins spirituels et moraux en tant que mères. » Redisons le : rien ne sert de faire la « belle âme », la portée d’une partie de ce programme aura été phénoménale et ses effets sur la situation des femmes dans le monde particulièrement bénéfiques. Ainsi la législation soviétique sur la question et ensuite celles de tous les régimes qui s’en sont inspirés sont restées très longtemps très en avance sur les législations des grands pays capitalistes, voire leur a servi de modèle. D’ailleurs, sur ce sujet comme sur d’autres, « l’ ostalgie » est désormais très en vogue dans les diverses gauches et a même trouvé sa théoricienne avec la très prolifique Kristen Ghodsee, qui prêche, ici dans la revue Catalyst de l’adepte du marxisme marteau-piqueur et de l’économie socialiste de marché Vivek Chibber, les vertus du « socialisme d’État » pour les femmes. On laisse d’autant plus volontiers ces gens à leur brejnevomanie ou leur ceausesculatrie que les femmes en refusant de procréer ou de continuer a servir de marche-pied à la masculinité socialiste ont beaucoup fait pour précipiter la crise des capitalismes d’État réellement existants ( voir les travaux de Peggy Watson à ce sujet notamment son article « Eastern Europe’s Silent Revolution : Gender » et le livre de Maxine Molyneux Women’s Movements in International Perspective Latin America and Beyond pp. 139-146). Sharon L. Wolchik dans on article « The Status of Women in a Socialist Order: Czechoslovakia, 1948-1978 » souligne d’ailleurs qu’aux proclamations triomphantes sur la résolution définitive de la « question des femmes » dans les années 50 succède, dès les années 60, au sein des diverses bureaucraties des pays de l’est une sourde angoisse démographique qui mènera certains régimes à un tournant réactionnaire, ainsi la Roumanie où l’avortement sera interdit à partir de 1967. Cette seconde phase caractérisée par une réhabilitation de la famille, de toute une propagande en faveur de la maternité, du rôle traditionnel de la femme, de « l’harmonie dans le couple », une répression nouvelle des « déviances sexuelles » et des restrictions au droit de divorcer se serait, selon Maxine Molyneux, reproduite à peu près partout dans le « monde socialiste ».

C’est à cette auteure que l’on doit, dans plusieurs articles ( « Women and Revolution in the People’s Democratic Republic of Yemen« , « Women’s Emancipation Under Socialism: A Model for the Third World?« , « Family Reform in Socialist States : The Hidden Agenda« ) et un livre (Women’s Movements in International Perspective Latin America and Beyond) les analyses les plus détaillées et incisives du rapport entre la théorie socialiste officielle sur l’émancipation des femmes et le « modèle » socialiste de développement. Comme nous l’avons déjà signalé, on ne retrouve pas dans ce domaine les nuances idéologiques et politiques locales qui caractérisait le monde socialiste, car là plus qu’ailleurs « le marxisme léninisme était en soi une théorie scientifique universelle et ses prescriptions politiques devaient pouvoir s’appliquer, avec des modifications, dans des contextes très différents. Le programme, les politiques et les lois qui se rapportaient à l’émancipation des femmes étaient en conséquence remarquablement homogènes par delà les différences historiques et de culture. [L’origine] devint le texte d’autorité et une lecture obligatoire tout autant pour les cadres du parti que pour les écoliers, tandis que les leaders de Enver Hodja à Ceausescu en passant par Mao répétaient ses leçons dans leurs propres discours sur la question des femmes. » ( Molyneux, Women’s Movements) L’origine joue en fait un double rôle idéologique, celui d’armature pour l’orthodoxie, via l’agencement d’une série de formules et de citations, mais aussi de légitimation pour la stratégie de développement choisie et d’instrument de mobilisation des femmes pour soutenir et intégrer celle-ci. En effet, « La théorie orthodoxe, avec son accent mis sur la maximisation du rôle des femmes dans la production tout en conservant des vues plutôt conventionnels concernant la maternité, correspond à une politique directement fonctionnelle pour les objectifs développementaux de ces États, et c’est pour cela que le code officiel et ses omissions ont continué à être si uniformément reproduits. » ( Molyneux « Women’s Emancipation Under Socialism ») Sur le papier, les politiques offensives d’émancipation des femmes menées par les nouveaux régimes doivent aider à réaliser cinq objectifs: « 1) Accroître la taille de la population active disponible dans des pays connaissant une pénurie de main d’oeuvre. 2) Améliorer les qualifications et la discipline des salariés via l’accès à l’éducation et diverses formations. 3) Modifier la structure de l’économie rurale. 4) Accroître le soutien politique à l’État et 5) stabiliser la famille et la transformer en unité viable de socialisation. » ( Molyneux « Family Reform in Socialist States »)

Si c’est principalement autour de la question de la réforme agraire dans les pays socialistes les moins développés que cette articulation entre politique des femmes et objectifs de développement s’est déployée, Molyneux souligne toutefois deux autres fonctionnalités importantes. Tout d’abord, l’équilibre maintenu dans l’orthodoxie entre accès à la production et maintien de la cellule familiale sans véritable socialisation du travail domestique, correspond en fait assez bien à la division verticale et horizontale du travail qui domine plus généralement dans l’économie : « Compte tenu de l’existence d’une division verticale et horizontale du travail dans les sociétés post-révolutionnaires, division qui suppose un niveau de qualification faible et peu d’espoirs de promotion pour une partie de la force de travail, il apparaît que dans un certain sens le genre fonctionne comme une façon de reproduire la stratification de la force de travail. Les femmes tiennent cette place secondaire dans la force de travail tout en gardant les principales responsabilités dans le foyer. D’où l’importance des modèles vantant la complémentarité et l’importance des différences de genre. » ( « Family Reform in Socialist States ») La seconde fonctionnalité est plus politique  » tandis que la libéralisation de la famille érodait le pouvoir des hommes sur les femmes, certains de ces pouvoirs étaient transférés à l’État, dont l’autorité était exercée au nom de la collectivité des intérêts populaires. Dans certains pays, l’État comme nation est vanté comme représentant la « nouvelle famille » à qui est due allégeance et le chef de l’État ( Mao ou Kim Il Sung) est souvent explicitement présenté comme le père du peuple. »( idem) C’est d’ailleurs dans la seconde phase de resserrement patriarcal que certains régimes se singulariseront, ainsi la Roumanie de Ceausescu ou bien sûr la Corée du Nord qui poussera l’originalité dans le familialo-socialisme jusqu’à l’innovation institutionnelle ( le communisme dynastique) et idéologique ( le Juche et son complément moins connu le racisme, voir The Cleanest Race: How North Koreans See Themselves and Why it Matters ).

Mais c’est donc surtout autour de la question de la réforme agraire que la mise en oeuvre de la version orthodoxisée des « préceptes » de L’origine va jouer un rôle important. En effet comme le souligne Molyneux  » Dans les pays où le développement du capitalisme avait déjà desserré l’emprise des rapports de propriété pré-capitalistes ( par exemple : Cuba [ NDA : c’est évidemment aussi le cas pour tous les pays dit du « bloc de l’est »]) la législation sur les femmes et la famille a tendu à être moins radicale dans ses effets. » ( « Family Reform in Socialist States ») Alors que par contre,  » En Chine, au Sud-Yémen et en Afghanistan la nouvelle législation sur la famille a été promulguée dès l’arrivée au pouvoir des forces socialistes. Les lois sur la famille cherchaient à proscrire la famille patriarcale, à supprimer son contrôle sur les femmes et les mariages et dans le même temps à donner un coup fatal aux vieux systèmes établis de rapports de propriété. Les réformes juridiques dans ce contexte sont radicales dans leurs implications parce qu’elles supposent généralement une attaque prolongée contre la suprématie masculine, les rapports de propriété pré-capitalistes, la famille patriarcale et l’orthodoxie religieuse. » ( Idem) C’est à une fonctionnalité  radicale qu’est ainsi érigée l’émancipation des femmes :  » Les systèmes d’héritage qui opèrent une discrimination vis à vis des femmes et le contrôle strict des mariages par le groupe de parenté sont peut-être la clé de voute qui maintient les formes pré-capitalistes de propriété et de rapports sociaux. Donc le démantèlement de ces structures peut significativement améliorer la situation des femmes;  de même, inversement, améliorer la situation des femmes est considéré par les gouvernements comme la clé pour démanteler les structures pré-capitalistes. » ( « Women’s Emancipation under Socialism »). On retrouve donc ainsi un peu le même calcul opéré par les soviétiques dans les années 20 en Asie Centrale, avec là également des résultats pour le moins mitigés.

Il n’est certes pas question de mener ici une étude comparative des politiques de réforme et de modernisation agraires menées par les divers pays socialistes du « Tiers Monde » et de leurs effets sur la situation des femmes, car, déterminées différemment par le « legs colonial », elles se caractérisent notamment par une grande variété de formes décentralisées de socialisation du travail agricole qu’il s’agisse par exemple de la villagisation en Tanzanie, des coopératives agricoles en Éthiopie et au Mozambique ou des exploitations familiales ailleurs, ces politiques ayant été par ailleurs soumises à de fréquentes restructurations et changements de cap. Dans une rapide étude comparative portant sur quatre continents  ( « Women in Rural Production and Reproduction in the Soviet Union, China, Cuba and Tanzania« ), Elisabeth Croll parvient tout de même à cette conclusion générale :  » Dans les programmes de développement de chacune de ces nations l’accent mis sur le fait d’attirer les femmes dans le travail salarié collectif l’a emporté sur les velléités de redéfinir les rôles reproductifs et domestiques des femmes. Le développement limité du secteur des services, l’existence d’un large secteur de subsistance privé et la persistance de la division traditionnelle du travail dans le foyer signifiaient que la fardeau de la subsistance et des responsabilités domestiques continuait à peser sur les femmes paysannes qui, dans les faits, subventionnent les programmes de développement ruraux via l’intensification de leur travail.  » Ce qui aboutit à certaines situations paradoxales comme la défense de la polygamie par les femmes face aux tentatives des pouvoirs socialistes de l’abolir, ainsi au Mozambique :  » Pour la première épouse, l’arrivée d’une seconde femme représente non seulement plus de force de travail pour l’agriculture mais aussi la possibilité de réduire la charge de travail domestique. Il y a certaines économies d’échelle dans le travail domestique dans les ménages polygames que les femmes reconnaissent et apprécient même si d’un autre côté elles trouvent cette institution détestable. La polygamie n’est pas seulement un problème social pour les femmes, c’est aussi un rapport de production (…) Ce qui est clair c’est que l’abolition de la polygamie ne pourra avoir de valeur pour les femmes que dans le contexte d’une réorganisation des rapports de production et de reproduction dans laquelle autant le travail agricole que domestique seront transformés. » (Sonia Kruks et Ben Wisner « The State, the Party and the Female Peasantry in Mozambique ») Cette « révolution » n’a bien évidemment pas eu lieu et l’antienne engelsienne, selon laquelle l’origine de la subordination des femmes résidait dans leur exclusion du travail productif, qui était déjà complétement fausse à l’époque pour ces sociétés mais très utile pour justifier les vélleités d’accumulation primitive socialiste, l’est d’autant plus aujourd’hui, alors que du fait des migrations de travail interne et internationale, la part des femmes dans la production agricole n’a cessé d’augmenter depuis 20 ans en Afrique, en Asie ou en Amérique Latine ( voir par exemple à ce sujet les rapports succints de la Banque Mondiale ou du B.I.T. ).

Notons enfin que la quasi-disparition de la voie socialiste de développement n’a pas pour autant sonné le glas de ce rapport tortueux entre orthodoxie marxiste et situation des femmes dans le monde. Ainsi, les divers mouvements de lutte armée néo-maoïstes qui ont émergé ou ré-émergé entre les années 80 et aujourd’hui, ont été caractérisés par une proportion constante et importante de femmes combattantes ou militantes ( on parle de 40% de femmes tout autant pour le Sentier Lumineux péruvien, les divers groupes marxistes-léninistes clandestins turques que pour les Partis Communistes Maoïstes Indiens et Népalais). Avec là encore des effets fortement contrastés et souvent interagissants entre émancipation militante et émergence d’un néo-patriarcat révolutionnaire ( voir notamment les nombreuses contributions du recueil Female Combatants in Conflict and Peace)….

En guise de conclusion

Constatons, pour en finir, que la petite musique de « la faute à Engels » semble bien vaine vu la « portée » disproportionnée prise par un texte qui, sans être exactement de circonstance, n’avait certes pas vocation à devenir un bréviaire pour quelque dirigeant de quelque régime que ce soit. D’ailleurs on remarquera que, mis à part les thèses plus ou moins vaseuses d’un Levine ou d’un Rubel, personne ne s’est essayé ( à notre connaissance) à effectivement établir, ne serait-ce que textuellement, une « trahison » vis à vis d’un Marx, dont on souligne trop peu la « prudence de sioux » quant à ce qui, en terme de théorie, devait finalement être imprimé ou envoyé ( c’est ce qu’illustrent par exemple les brouillons de lettres à Zassoulitch). La question d’un défaut plus ou moins « originel » de la théorie marxienne, et ce où qu’on le place, nous semble de même tout aussi vaine. Comme en témoigne l’ouvrage que nous avons édité avec Kolja Lindner, si il y a encore beaucoup à « tirer » des recherches de Marx dans bien des domaines, c’est d’ailleurs presque autant sur le plan de la méthode et de la perspective communiste que sur le fond de l’évolution de sa théorie. Et si on ne peut plus penser cette évolution sans passer par Korsch, on aimerait aussi parfois, pour ce qui est de la méthode, que s’exerce un peu plus la « politesse de l’intelligence » marxienne d’un Adorno. Car, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, si, bien heureusement, les épigones et psalmodieurs les plus crapuleux ont disparu de la scène, le « jargonnage », quant à lui, a toujours ses adeptes.  Ils se trouvent ainsi encore aujourd’hui plus d’un « théoricien » étayant leurs systèmes grace à l’aide de quelques bouts de phrase, glosant interminablement sur tel ou tel chapitre du Capital ou polémiquant en s’envoyant des blocs de citations des Grundrisse à la gueule et ce, parfois, sans qu’il soit même question d’une quelconque réalité sociale ou historique…

Ces quelques notes ( et celles qui paraitront tôt ou tard sur les débats marxistes indiens ou la trajectoire du droit soviétique ) cherchaient au contraire à illustrer, entre autre, que « reprendre » les débats vieillis – il n’y a certes plus de carrière à y faire d’où probablement le désintérêt de bien des « radicaux »- sur les régimes socialistes et la trajectoire du marxisme peut s’averer encore riche de réverbérations et de leçons pour le présent. Et si on ne devait en retenir qu’une, sur la piste de laquelle le dernier Marx nous semblait bien engagé, c’est que la question de la reproduction était, est et sera centrale,  particulièrement pour la perspective communiste qui si elle ne s’en saisit pas réellement, et non comme une énième fioriture à une jolie piece montée méta-théorique, s’interdit de comprendre le monde et la possibilité de son bouleversement réel.

Les Éditions de l’Asymétrie

Un Index des cahiers de notes de Marx (1863-1882)

Nous donnons ici un index des cahiers de notes de la dernière période de la vie de Marx. Cet index est tiré de l’appendice I du livre El ultimo Marx (1863-1882) et la libéracion Latino-Americana de Enrique Dussel (1990, nous traduisons une partie de ses commentaires depuis l’espagnol). Une bonne partie des originaux de ces cahiers ont été numérisés par l’Institut d’Histoire Sociale d’Amsterdam et une partie a été également transcrite dans la MEGA ( consultable ici). Quand ces notes ont fait l’objet de recherches et d’analyses spécifiques nous le mentionnons.

Cahier B 105. (1863-70), 49 feuillets : Sur la « rente différentielle » et « Rente et intérêts », comprend également des notes sur Benjamin Bell, Essays on Agriculture, 1802.

Cahier B 106 (1865-66), 364 feuillets : Sur l’économie rurale: J.V. Liebig, Einleitung in die Naturgesetze des Feldbaus, 1862 ( f. 60-135); idem autres ouvrages concernant l’agriculture ( f. 60-135); L. Mounier, De l’agriculture, 1846 (f. 136-183); L. De Lavergne, The rural Economy of England, 1855 (f. 203-239) ; W. Hamm à propos de « L’agriculture », 1856 (f. 281-311)

[ Ce cahier, ainsi que ceux qui suivent portant sur l’agriculture, a fait l’objet de plusieurs articles de Kohei Saito notamment « Marx’s Ecological Notebooks » et « The Emergence of Marx’s Critique of Modern Agriculture. Ecological Insights from His Excerpt Notebooks » ainsi qu’un livre : Karl Marx’s Ecosocialism. Capitalism, Nature and the Unfinished Critique of Political Economy. L’ensemble a été publié par la Monthly Review.]

Cahier B 107 (1867-68), 156 feuillets : Sur les mathématiques.

Cahier B 108 (1868), 87 feuillets : Sur l’agriculture. J. Morton, Cyclopedia of agriculture, vol.II, 1865 (f. 53-75); C. Fraas, Geschichte der Landwirtschaft, 1852 (f.88-132); même auteur Die Natur der Landwirtschaft, 1857 (f. 88-132). Dans ce cahier, Marx copie de gigantesques et très détaillés tableaux de chiffres ( pourquoi tant de détails ?) {Remarque de Enrique Dussel}

Cahier B 109 (1868), 283 feuillets : sur la monnaie

Cahier B 110 (1868) : Divers

Cahier B 111 (1868), 167 feuillets : Sur l’agriculture : J. Morton, Cyclopedia of agriculture ( f. 3 à 103); C.Fraas, Die Natur der Landwirtschaft (f. 80-86); E. Düringh, Kritische Grundlegung der Wirtschaftslehre, 1866 ( f. 104-105); F. X. Rlubeck, Die Landwirtschafstlehre, 1851-53 ( f. 105-115; 141-143); bibliographie sur l’agriculture (f. 166-167).

Cahier B 112 (1868-78), 189 feuillets : Sur l’agriculture. F.X Hlubeck, Ibidem (f. 22-47). Première oeuvre étudiée d’un auteur russe : Cernicvskij Lettres sans adresses (f. 131-152). Marx écrit ses notes en allemand, mais en russe dans les parenthèses.

Cahier B 113 (1869), 139 feuillets : Sur la monnaie, les échanges extérieurs, les statistiques, etc.

Cahier B 114 (1869), 125 feuillets, Idem.

Cahier B 115 (1869), 84 feuillets : « Hibernica »

Cahier B 116 ( 1869-70), 50 feuillets : Notes sur la grammaire russe. Grandes lettres sur des feuilles horizontales. Marx étudie « rationnellement » les langues. Il compare le russe avec le grecque, le gothique, le latin, etc.

Cahier B 117 ( 1870), 17 feuillets: Sur les questions de population, etc

Cahier B 118 (1870-77), 86 feuillets : Divers.

Cahier B 119 ( 1870-80), 4 feuillets : Politique, etc.

Cahier B 120 ( 1872), 40 feuillets : « Almanach for 1872 ».

Cahier B 121 ( 1873), 20 feuillets : Catalogue

Cahier B 122 (1874-75), 41 feuillets : En partie en russe : A Cuprov Zeleznodoroznoe Chozjajstvo (f. 2-5); A. Koselev, Nase Pdozenie, 1875 (f. 11-28; 79-80); idem, Ob obscinnom Zemtevladenii, 1875 ( f. 28-41), référence à la « commune rurale »; M. Bakounine, Staat und Anarchie, I, 1873 ( f. 28-41).

Cahier B 123 (1875), 60 feuillets : Sur l’agriculture russe : statistiques ( f. 4-5); Voenno Statisticeskij, 1871 (f. 6-44), A. Engelardt Voprosy Russkogo sel’skogo Chozjajsta (f. 44-47); Idem., Chimiceskie Osnovy Zemledelja, 1872 (f. 47-60)

Cahier B 124 ( 1875), 84 feuillets : Le résumé est toujours en allemand mais il écrit beaucoup plus en russe.J. Samarin-F. Dmitriev, Revoljucionnyi Konservatizm, 1875 (f. 4-55); Cem van byt‘, 1875 (f. 56-81); A. Koselev, Nase Polozenie, 1875 (f. 82-83).

Cahier B 125 (1875), 95 feuillets : D’énormes tableaux.Trudy Komissii, Vysocajse dlja presmotra […] cast’III, 1873 (f. 2-95).

Cahier B 126 (1875), 95 feuillets : Porte la mention « Commencé le 29 décembre 1875 » en russe. Poursuite du résumé de la même oeuvre.

Cahier B 127 (1875-76), 99 feuillets : Porte la mention, en russe, « Fin de 1875, début 1876 ». Fin des notes sur les matériaux antérieurement étudiés depuis 1870; idem, Svod ozyvov guberniskich, 1873 (f. 89.99)

Cahier B 128 (1875-1876), 38 feuillets : En russe, L. Patlaewskij Deneznyi rynok v Rossi ́j ot Odessa, 1868 (f. 3-4; 30-38); Trudy…, ibid.(f. 26-29).

Cahier B 129 (1875-78), 110 feuillets : En russe, A. Engelhardt, op. cit. (f. 3-14)

Cahier B 130 (1876), 82 feuillets : Finance, etc

Cahier B 131/132 (1876) : Physiologie, etc.

Cahier B 133 (1876), 95 feuillets : Marché, etc.

Cahier B 134 (1876), 95 feuillets : Divers.

Cahier B 135 (1876), 95 feuillets : Depuis l’espagnol ( que Marx a étudié), Francisco de Cárdenas, Ensayo sobre la historia de la propiedad, 1873-75 (f. 70-93): « Capítulo V. De las antiguas servidumbres de la propiedad rural en beneficio de la ganadería. I Servidumbres de cañada y pasto »; etc.

Cahier B 136 (1876), 99 feuillets : Idem, op.cit. ( pp.  3-99), Marx a beaucoup apprécié cette oeuvre.

Cahier B 137 (fin 76), 88 feuillets : la plus grande partie consacrée à Cárdenas (f. 16-17, 46-79, 80-88) ; J.V. Kirchbach, Handbuch der Landwirtschaft, 1873 (f. 3-4).

Cahier B. 138 (76-78), 97 feuillets : Sur l’agriculture,Haxthausen, Die ländliche Verfassung Russlands, 1866 (f. 16-41); Rezension zu E. Duehring. Kritische Geschichte der Nationa- lökonomie, 1875 (f. 42-54)

Cahier B 139 (1876-1878), 152 feuillets : Sur l’agriculture, Die ländliche Verfassung Russlands (f. 16-41); d’autres classiques de l’économie politique comme Quesnay, Analyse du tableau économique (f. 51-53); N. Baudeau, Explication du tableau économique, 1776 (f. 54-57); Owen (f. 68-88; 97- 98).

Cahier B 140 (1878), 79 feuillets : En russe, Kaufmann, Teorija i praktika Dankovogo dela, 1873-77 (f. 10-79).

Cahier B 141 ( 1878), 159 feuillets : Toujours sur le livre précédent (f. 3-54 et 55-134) et B. Cicerin-V. Gerve, Russkij dilettantizm i obscin- noe zemlevladenie [Kritik an Vasslcikov], 1878 (« Die russische Bauerkommune », Nacalo, Nr.3 825. VI.1878) (f. 136-137).

Cahier B 142 ( 1878), 89 feuillets : Continue sur les thèmes antérieurs. Contient également des matériaux pour le livre II du Capital : « Note » pour le Capital II, section I, Chapitre IV ( « Zusatz Note über Cirkulation ») (f. 32-39). Manuscrit: Travaux sur le calcul différentiel (pp. 42-87).

[ Les manuscrits mathématiques du Dernier Marx ont été publiés en français : Manuscrits Mathématiques, étude et présentation par Alain Alcouffe (première traduction française- éditions Economica, Paris, 1985), on peut également consulter un article récent de Pascal Serman chercheur à l’Inserm sur le sujet et pour les anglophones le bel article de Cyril Smith « Hegel, Marx et le Calcul ».]

B 143 (1878), 44 feuillets : Géoglogie, types de sol, chimie, etc ( tout cela rapporté à la question agricole). P. ej.: J.F. Johnston, Elements or agricultural chemestry and geology, 1856 (f.13-19).

B 144 (1878), 18 feuillets : Sur le même thème. Par exemple.: J. Schleiden, Die Physiologie der Pflanzen (f. 3-8); J.G. Koppe, Unterricht ím Ackerbau, 1872; J.B. Jukes, Student’s manuel of geology, 1872 (f. 9-10), etc.

B 145 (1878), 336 feuillets : Poursuite du travail sur J.B. Jukes ( f. 3-110). Nombreux tableaux d’éléments chimiques et beaucoup de mathématique.

B 146 (1878), 41 feuillets : Sur la banque, etc.

B 147 (1878), 95 feuillets : ibidem.

B 148 (1878), 97 feuillets : Finance, etc

B 149 ( fin 1878), 4 feuillets : Philosophie. Descartes, Leibniz, etc.

B 150 (1878-), 1 feuillet : divers.

B 151 ( 1878), 43 feuillets : Monnaie, banques, etc.

B 152 (1878-79), 22 feuillets : Banque, etc

B 153 ( 1878), 166 feuillets : Sur l’agriculture, par exemple S. Jacini, La proprietà fondaría, 1857 (pp. 77-88)

B 154 (1879), 40 feuillets : Sur les paniques monétaires, etc.

B 155 (1879), 14 feuillets : Divers.

B 156 ( 1879-80), 141 feuillets : En russe, M. Kovalevski, Obscinoie zemlevladjenie, 1879 (f. 26-47; 66-90).

[ Ces notes de Marx sur Kovalevski ont été retranscrites par Hans Peter Harstick in Karl Marx über Formen vorkapitalistischer Produktion. Vergleichende Studien zur Geschichte des Grundeigentums 1879-1880, Frankfort s.l.M./New York : Campus, 1977. Notons en passant que Kovalevski joue un rôle très important dans les dernières recherches de Marx, tant par son écrit sur le déclin de la propriété commune rurale que par leurs échanges directs. Ainsi Tristram Hunt rappelle dans son introduction à L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État ( 2010, p.20), que si Marx a pu lire Ancient Society, c’est parce que Kovalevski lui avait prêté son exemplaire américain, le livre n’étant pas disponible en Angleterre.]

B 157 (1880), 144 feuillets : Sur l’histoire, dans une grande variété d’époques et de régions ( Grèce, Rome, Moyen Age, etc. )

B 158 (1880), 147 feuillets : Idem.

B 159 (1880), 143 feuillets : Chronologies.

B 160 (1880), 119 feuillets: Idem.

B 161 (1880-81), 59 feuillets :En russe, V. Kel’siev, Einleitung zu Sbornik pravitel’stvennych svedenija. 1862 (f. 6-7); Aufzeichnungen über Agrikultur in Frankreich (f. 41-43).

B 162 (1880-81),  204 feuillets : C’est dans ce cahier que se trouvent les notes sur  Ancient Society de Morgan, ainsi que sur Phear, Maine et Lubbock.

[ Ces notes ont été retranscrites dans Lawrence Krader (ed.), The Ethnological Notebooks of Karl Marx, Assen, 1972, Van Gorcum & Comp. B.V. et partiellement  traduites dans l’ouvrage que nous avons publié. Une traduction de la plus grande partie des notes sur Lubbock, qui portent sur la religion, sera publiée sur ce site à la mi-janvier. ]

B 163 (1880-82), 100 feuillets : En russe : Pozemel’noi sobstvennosti (f.24-39); Zadozennost’ castnogo Zemlevladenija (f. 93-100). Et, en particulier,  N.F. Danielsón, Skizze über die russische Volkswirtschaft, 1881 (f. 22-39).

B 164 (1880-83), 58 feuillets : En russe, sur l’oeuvre de Danielson.

B 165 (1881), 23 feuillets : Divers.

B 166 (1881-82), 77 feuillets :  Sur l’histoire. Notamment : A. Leroy- Beaulieu, L ‘Empire des tsars et les russes. 1881 (f.3-5).

B 167 (1882 ?), 78 feuillets : En russe, Sbornik materialov dlja izucenija sel’skoj pozemel’noj obsciny […], 1880 (f. 3-10); N.G. Cernysevskij, Pis ́ma be adresa, 1874 (f. 12); A.I. Skrebickij, Krest ́janskoe delo v carstvovanie im-peratora Aleksandra II (f. 16-18;32); A. A. Golovacev, Desjat’let reform 1861-1871, 1872 (f.18); Skaldin, Vzachlust’e i v stolice, 1870 (f. 19-28); Janson, Opyt statisticeskogo […], 1877 (f. 29-31; 33-35); Chronologische Aufzeichnungen zur Ges- chiche des russischen Bankwesen, 1877 (f. 40- 41); D.M. Wallece, Russia, 1877 (f. 40-41); The Russian landlords, 1881 (f. 42-43).

B 168 (1882), 18 feuillets : Sur l’histoire.

 

Engels : L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État

« Les chapitres qui suivent constituent, pour ainsi dire, l’exécution d’un testament. Nul autre que Karl Marx lui-même ne s’était réservé d’exposer les conclusions des recherches de Morgan, en liaison avec les résultats de sa propre – et je puis dire, dans une certaine mesure, de notre – étude matérialiste de l’histoire, et d’en éclairer enfin toute l’importance. En effet, en Amérique, Morgan avait redécouvert, à sa façon, la conception matérialiste de l’histoire, découverte par Marx il y a quarante ans, et celle-ci l’avait conduit, à propos de la comparaison entre la barbarie et la civilisation, aux mêmes résultats que Marx sur les points essentiels. Or, pendant des années les économistes professionnels d’Allemagne avaient mis autant de zèle à copier Le Capital que d’obstination à le passer sous silence; et l’Ancient Society de Morgan ne fut pas autrement traitée par les porte-parole de la science « préhistorique » en Angleterre. Mon travail ne peut suppléer que faiblement à ce qu’il n’a pas été donné à mon ami disparu d’accomplir. Je dispose cependant d’annotations critiques qui se trouvent parmi ses abondants extraits de Morgan, et je les reproduis ici, dans la mesure du possible. » ( Extrait de l’introduction de Engels)

PDF : l’origine de la famille

Voir sur la page « Recensions et débats » : L’origine et ses suites, notes sur les réverbérations d’un classique.

Marx : Notes marginales sur les débats du Reichstag relatifs à la loi anti-socialiste de 1878

Marx, Notes marginales sur les débats du Reichstag relatifs à la loi ANTI-SOCIALISTE (Séances des 16 et 17-09-1878).

Projetant éventuellement d’en faire un article pour la presse américaine, Marx a pris ces notes sur le compte-rendu sténographique des débats relatifs à la loi anti-socialiste voulue par Bismarck et votée le 19 octobre 1878. Deux tentatives d’attentats anarchistes visant l’empereur évoqués ci après, celle de Hödel le 11 mai, et celle de Nobiling le 2 juin, servirent de prétextes pour cette interdiction du parti social-démocrate. 
Les passages entre crochets sont les notes que nous avons ajouté. La version reproduite ici est celle donnée dans le volume publié par Roger Dangeville La social-démocratie allemande (UGE 1975)

Vice-Bismarck-von Stolberg parla 4 minutes et 7 secondes
Extrait du compte rendu sténographique.

Reichstag : 4e séance lundi, le 16 septembre 1878.

Président : Forckenbeck.

La séance s’ouvre à 11 heures 30 minutes et s’achève à 3 heures 40 minutes.

Suppléant du chancelier, le ministre d’État, comte de Stolberg-Wernigrode :

« … Il s’agit… de se préoccuper que cette agitation (sic) ne puisse à l’avenir être menée sous quelque apparence de légalité que ce soit. »

Extraits des discours tenus à la séance du 16 septembre : Attentat.

Bebel : « Messieurs, au début de la séance d’aujourd’hui, le représentant du chancelier a particulièrement insisté sur les attentats, comme l’avait d’ailleurs déjà fait l’Empereur dans son discours du trône il y a quelques jours et comme on l’avait fait expressément encore dans l’exposé des motifs de la loi en discussion. Aujourd’hui même tous les orateurs ont, eux aussi, abordé plus ou moins la question des attentats, et tous ont cité ces attentats comme étant le motif de cette loi d’exception – et en fait, il est manifeste qu’ils en sont la cause.

« Messieurs, dans ces conditions, on aurait pu attendre, pour le moins, que le gouverne- ment s’exprime de manière claire et précise sur ce sujet et qu’il démontre pièces à l’appui quelles découvertes il a faites, quels faits accablants ont pu être mis au jour contre nous jusqu’ici, et qu’il prouve l’existence ne serait-ce que d’un lien idéal entre les auteurs des attentats et la social-démocratie. Or, on ne nous a rien démontré de pareil aujourd’hui, et on est resté aux phrases creuses et aux incriminations, Et néanmoins on a continué avec le slogan : La social-démocratie est responsable des attentats. Et c’est l’accusation : La social- démocratie est le parti des assassins du Kaiser, etc.

« Nous n’avons aucunement l’intention de nous laisser faire et d’admettre qu’on étouffe cette affaire… Au contraire, nous avons l’intérêt le plus vif dans l’immédiat de savoir ce que renferment les nombreux procès-verbaux qui ont été rédigés sur ces attentats. Nous insistons tout particulièrement pour qu’on nous fasse savoir ce qui a pu venir à la lumière du jour dans les si nombreux interrogatoires auxquels on a soumis, dans les contrées les plus diverses d’Allemagne, des membres du parti et même des gens qui n’en faisaient pas partie et appartenaient bien plutôt aux tendances les plus diverses et, en tout cas, n’avaient ni de près ni de loin un quelconque rapport avec les auteurs de attentats. Nous sur qui on fait peser la responsabilité et la faute, nous exigeons enfin la clarté, particulièrement aussi en ce qui concerne le dernier attentat qui a servi de prétexte immédiat au renouvellement du Reichstag et au dépôt – de cette loi … [ allusion à la tentative d’attentat, celle de Nobiling, qui permet à Bismarck de dissoudre le parlement qui avait précédemment retoqué sa première proposition de loi anti-socialiste]

« Voici comment j’appris la nouvelle de l’attentat : je sortais du Vorwärts où j’étais allé quérir des informations sur le Dr. Nobiling, le 2 juin 1878 très tard dans la soirée. J’étais très satisfait de ma journée et je m’arrêtai quelques minutes devant un magasin, sur la devanture duquel on avait apposé une dépêche, dont le contenu me surprit au plus haut point. La voici:

« Berlin, 2 heures du matin. Au cours du dernier interrogatoire judiciaire l’auteur de l’attentat, Nobiling, a reconnu qu’il avait des inclinations socialistes, qu’il avait également assisté à plusieurs reprises à des meetings socialistes et qu’il avait déjà eu l’intention il y a huit jours de tuer sa Majesté le Kaiser parce qu’il avait jugé utile d’éliminer le chef de l’État. »

« … La dépêche qui lança cette information dans le monde est expressément de source officielle. J’ai ici dans la main la dépêche que la rédaction de la « Kreuzzeitung » a reçue des autorités constituées avec des notes de la main du rédacteur en chef de ce journal. Il ne fait absolument pas le moindre doute que cette dépêche est de source officielle. Or, des informations diverses de source tout à fait digne de foi démontrent que Nobiling n’a subi aucun interrogatoire judiciaire le jour de l’attentat ou la nuit qui l’a suivi, que rien n’a été établi qui, de quelque manière que ce soit, puisse être considéré comme un point sérieux auquel on pourrait rattacher les raisons du meurtrier et ses idées politiques. Chacun de vous, messieurs, sait ce qu’il en est du bureau télégraphique de Wolff (Approbations), chacun sait que de telles dépêches ne peuvent absolument pas passer sans avoir l’approbation officielle. Au demeurant, cette dépêche porte expressément le mot « Officiel ». Il ne fait donc pas de doute, à mon avis, que cette dépêche ait été consciemment et intentionnellement falsifiée par les autorités constituées pour être envoyée aux quatre coins du monde. « (Écoutez! Écoutez!) » La dépêche renferme l’une des calomnies les plus infâmes qui ait jamais été lancée dans le monde par les autorités officielles, et ce, avec l’intention de faire suspecter de la façon la plus basse tout un grand parti et lui faire endosser la co-responsabilité d’un crime.

« Je demande encore : d’où vient-il que les organes gouvernementaux, la totalité de la presse officielle et officieuse, auxquels presque tous les autres journaux ont emboîté le pas, aient pu en se fondant sur ladite dépêche, lancer contre nous durant des semaines et des mois, jour après jour, la campagne la plus inouïe de diffamation qui soit, que jour après jour ils aient pu lancer dans le monde les comptes rendus les plus épouvantables et les plus inquiétants sur la découverte de complots et de complicités, etc. sans qu’une seule fois de côté gouvernemental… Au contraire, du côté gouvernemental, tout a été réalisé pour diffuser et accréditer encore davantage dans l’opinion publique la croyance en la vérité de ces affirmations mensongères – et jusqu’à cette heure, les représentants officiels du gouvernement n’ont absolument rien fait pour donner le moindre éclaircissement sur les obscurités existantes… »

Bebel en vient ensuite (p. 39 colonne II) à la campagne de dénigrement : « On a manifestement tout mis en oeuvre pour provoquer des désordres; on a cherché à nous exciter à l’extrême, afin que nous nous laissions aller à des actes de violence. Il apparaît de toute évidence que l’on ne considère pas les attentats comme suffisants. Dans certains milieux, on se serait indubitablement réjoui, si, à la suite de ces incitations à des actes de violence, nous eussions perdu notre sang-froid. On aurait alors disposé des prétextes pour prendre contre nous les mesures les plus sévères, etc. ».

Et Bebel de réclamer que l’on exhibe enfin au grand jour les procès-verbaux, et qu’ils soient imprimés pour être présentés au Reichstag, et plus particulièrement à la Commission chargée d’examiner ce projet de loi. « Je dépose ici une demande analogue à celle qui a déjà été déposée à bon droit il y a quelques jours lors de la discussion de l’accident du « Grand Prince Électoral » [allusion à la collision entre deux cuirassiers, le Grand Prince Électoral et le Roi Guillaume, de la marine allemande le 31 mai 1878 lors de laquelle le grand Prince coula avec la totalité de son équipage] avec l’approbation de presque tous les membres de l’Assemblée, afin de discuter de l’accident susmentionné : le ministre de la Marine (von Stosch) n’a-t-il pas donné lui-même son assentiment exprès, pour autant que la décision lui appartenait (!) ? » Cette demande de Bebel a été saluée au Reichstag par des « Très juste! Très bien! »

Or que répond le gouvernement prussien à cette accusation foudroyante ? Il dit par la bouche de Eulenburg, qu’il ne présentera pas les procès verbaux et qu’il n’existe absolument aucun élément matériel d’accusation.

Ministre de l’Intérieur, le comte de Eulenburg « A ce premier sujet (information des représentants du gouvernement fédéral « sur l’enquête effectuée contre le criminel Nobiling décédé dans l’intervalle »), j’ai à déclarer sur la possibilité ou l’admissibilité de la commu- nication des comptes rendus judiciaires du procès contre Nobiling, que c’est aux autorités judiciaires prussiennes qu’il reviendra de décider, si la demande de communication est intro- duite auprès d’elles. Mais d’ores et déjà, Messieurs, je puis vous dire qu’un interrogatoire de Nobiling a eu lieu et que dans cet interrogatoire, pour autant que je sache, il a déclaré avoir participé à des réunions sociales-démocrates et avoir trouvé satisfaction aux doctrines qu’on y exprimait. Je dois m’abstenir de vous faire d’autres communications, étant donné que le ministère de la Justice prussien doit encore décider de l’opportunité de communiquer ces actes. »

Ce que l’on peut dire de la déclaration de Eulenburg, c’est simplement : 1. Qu’ « un » interrogatoire a eu lieu; mais il se garde de préciser s’il est « judiciaire ». Il ne dit pas non plus quand cet interrogatoire a eu lieu (certainement après qu’une balle soit passée par sa tête emportant des parties de sa cervelle). Or ce que Eulenburg fait dire à Nobiling (en admettant que celui-ci se soit trouvé dans un état où il jouissait de toutes ses facultés) démontre premièrement : qu’il ne s’est pas déclaré social-démocrate, membre du parti social-démocrate; il a dit simplement avoir assisté à certaines réunions de ce parti comme un misérable philistin et « avoir trouvé satisfaction aux doctrines qu’on y exposait ». Ces doctrines n’étaient donc pas les siennes. Il se comportait vis-à-vis d’elles comme un novice. 2. Que son « attentat » n’a aucun lien avec les réunions et les doctrines qu’on y exposait.

Mais nous n’en avons pas encore fini avec les bizarreries! « Tout ce que Monsieur Eulenburg peut dire » – et il le prétend lui-même – est problématique. Par exemple : « que dans cet interrogatoire, pour autant que je sache, il a déclaré ». A l’en croire, monsieur Eulenburg n’a donc jamais vu les procès-verbaux; il ne le sait que par ouï-dire et il ne peut en dire que « ce qu’il a su lui-même par cette voie », mais aussitôt il s’inflige un démenti à lui- même. Tout à l’heure il vient de dire « tout ce dont on l’a informé », mais dans la phrase qui suit immédiatement il dit : « Je dois m’abstenir de vous en communiquer davantage, en considération du fait que le ministère de la Justice prussien doit encore décider de l’opportunité de communiquer ces actes. » En d’autres termes : le gouvernement se compromettrait s’il « communiquait » ce qu’il sait.
Soit dit en passant : Si un seul interrogatoire a eu lieu, on doit bien savoir « quand », c’est-à-dire quel jour Nobiling a été arrêté avec une balle dans le crâne et des coups de sabre sur la tête, à savoir le jour où le fameux télégramme a été lancé, à 2 heures du matin, le 2 juin. Aussitôt après le gouvernement a cherché à rendre le parti ultramontain responsable pour Nobiling. L’interrogatoire n’avait donc établi aucune espèce de rapport entre l’attentat de Nobiling et la social-démocratie.

Mais Eulenburg n’est pas encore au bout de ses aveux. Il doit « souligner expressément qu’en mai déjà j’ai dit ici que l’affirmation ne tend pas à signifier [sic] que ces actes avaient été directement fomentés par la social-démocratie; je ne suis pas davantage en mesure aujourd’hui d’étayer cette affirmation OU EN GÉNÉRAL D’AJOUTER QUOI QUE CE SOIT EN CE SENS ». Bravo! Eulenburg avoue carrément que toute l’infàme campagne et la chasse policière et judiciaire, depuis l’attentat de Hödel jusqu’à la session du Reichstag, ne fournit pas un atome de consistance à la « thèse » de l’attentat chère au gouvernement!

Les Eulenburg et consorts – qui ont pour le domaine des compétences du « ministère prussien de la Justice » des « égards » si tendres qu’ils y trouvent un obstacle présumé à la divulgation des « procès-verbaux » au Reichstag, et ce, même après que Hödel ait été décapité et que Nobiling soit mort, autrement dit après que l’enquête soit définitivement close, – n’éprouvent aucun embarras, au début de l’enquête contre Nobiling, le jour même de son attentat, pour susciter le delirium tremens du philistin allemand au moyen d’une « dépêche » tendancieusement rédigée sur le prétendu premier interrogatoire .de Nobiling et pour y dresser tout un monument de mensonges par le truchement de la presse! Quel respect pour la Justice et notamment pour ceux qui sont tenus pour coresponsables par le gouvernement!
Après que Eulenburg ait déclaré qu’il n’existe aucun élément dans ces attentats pour étayer une accusation contre la social-démocratie et qu’il refusa en conséquence de présenter les procès-verbaux qui projettent sur cette circonstance écœurante un jour grotesque, il poursuit en disant que le projet de loi ne repose en fait que sur une « théorie » – du gouverne- ment, bien sûr -, à savoir que la manière dont les doctrines de la sociale-démocratie, ont été diffusées par une agitation passionnée, pourrait très bien faire mûrir DANS DES TEMPÉRAMENTS SAUVAGES les mêmes tristes fruits que ceux que nous avons eu le plus grand regret de constater. (Les tristes fruits que sont Sefeloge, Tschech, Schneider, Becker, Kullmann, Cohen, alias Blind ?) « Et en faisant cette affirmation, messieurs, je crois aujour- d’hui encore être en accord avec toute la presse allemande » (soit toute la presse des reptiles, et non pas les différents journaux indépendants de toutes tendances) « à l’unique exception de la presse social-démocrate ». (Encore un mensonge pur et simple!)

(Les réunions auxquelles Nobiling a assisté ont toutes eu lieu sous la surveillance poli- cière d’un agent de la police; rien n’y est donc répréhensible; les doctrines qu’il y entendait, ne peuvent que se rapporter aux sujets qui se trouvaient à l’ordre du jour.)

Après ces affirmations effectivement mensongères sur « toute là presse allemande », Monsieur Eulenburg est « sûr de ne pas se heurter à un démenti en suivant cette voie ».

Face à Bebel, il doit « rappeler quelle position la presse sociale -démocrate a prise vis-à- vis de ces événements », afin de démontrer « que la social-démocratie n’abhorre pas », comme elle le prétend, « le meurtre, sous quelque forme qu’il se présente ».

Démonstration : 1. « Dans les organes de la social-démocratie, on a d’abord tenté de prouver que les attentats avaient été perpétrés sur commande » (Kronprinz).
(Doléances de la Norddeutsche Allgemeine Zeitung sur le caractère légal de l’agitation de la social-démocratie allemande.)

2. « Lorsqu’on s’aperçut que l’on n’arrivait à rien sur cette piste…. on affirma que les deux criminels ne jouissaient pas de toutes leurs facultés et on présenta les actes de ces idiots isolés comme des phénomènes qui se sont toujours produits dans le passé » (n’est-ce pas exact, au demeurant ?) « et pour lesquels il n’y a pas à rendre responsable qui que ce soit » (démontre l’amour pour le « Meurtre ») (C’est ce qu’ont affirmé aussi de nombreux journaux qui n’étaient pas sociaux-démocrates).

Monsieur Eulenburg, non content de garder par-devers soi les procès-verbaux, dont, à l’en croire, il ne sait rien – ou dont il doit s’abstenir de parler par respect du « ministère de la Justice prussien » -, réclame à pré-sent en se fondant sur lesdits procès-verbaux (qu’il s’abstient de nous communiquer) qu’on le croit lorsqu’il dit ceci : « Messieurs, l’enquête qui a été menée n’a pas fourni le moindre indice permettant de dire que les deux hommes n’ont pas été d’une manière ou d’une autre en mesure de peser les conséquences et la signification de leurs actes. Au contraire, tout ce que l’on a pu constater, c’est qu’ils ont agi avec un total discernement et, dans le dernier cas (donc Hödel que l’on a décapité ?), avec la préméditation d’un fieffé coquin. »
3. « De nombreux organes de la social-démocratie se sont laissés aller à excuser ces actes, à justifier leurs auteurs. Ce n’est pas eux, mais la société [le gouvernement l’a excusée, en rendant responsable non pas elle-même, mais les « doctrines de la social-démocratie » et l’agitation de la classe ouvrière – soit encore une partie de la société et de ses « doctrines »] qui est rendue responsable des crimes qui ont été commis » [on n’excuse donc pas les actes, puisqu’autrement on ne les aurait pas appelés « crimes » et l’on n’aurait même pas discuté de la question de la « responsabilité »].

Après avoir sonné ainsi l’hallali :

4. « Parallèlement à tout cela, messieurs, on se mit à citer des actes criminels qui ont été tentés, voire même commis, contre des hauts fonctionnaires en Russie. En ce qui concerne l’attentat de Véra Zassoulitch (cf. le Journal de Pétersbourg et la presse du monde entier!) et l’assassinat du général de Mézensoff (à ce propos, cf. Bismarck), vous avez lu qu’un journal paraissant ici posait la question : Et puis que leur restait-il à faire d’autre ? Comment pouvait- il se tirer d’affaire autrement ? » [Allusion au fameux attentat de Véra Zassoulitch contre le commandant de la ville de Petrograd Trépoff et à l’assassinat du général Mezensoff par Kravchintsky]

5. « Enfin à l’étranger la social-démocratie a, expressément et sans mâcher ses mots, exprimé sa sympathie pour ces actes. Le Congrès de la Fédération du Jura qui a tenu ses assises en juillet de cette année a déclaré expressément que les actes de Hödel et de Nobiling étaient des actes révolutionnaires qui avaient toutes ses sympathies, etc. »
Mais la social-démocratie allemande est-elle « responsable » des déclarations et des agis- sements d’une clique qui lui est antagoniste et dont les méfaits commis jusqu’ici en Italie, en Suisse, en Espagne (et même en Russie, cf. Netchaïev) ne visent que la « tendance Marx ? »
Auparavant Monsieur Eulenburg avait déjà dit à propos de ces mêmes anarchistes qu’il avait dû abandonner l’hypothèse selon laquelle « les attentats avaient été effectués sur commande, lorsque des organes de la social-démocratie eux-mêmes ont déclaré à l’étranger – j’en donnerai ci-après un échantillon – qu’ils étaient convaincus que rien de semblable n’était arrive » : il oublie de citer un passage le démontrant !

Suit maintenant le beau passage sur la « tendance Marx » et la « tendance des prétendus anarchistes » (p. 50, colonne I). Elles sont différentes, mais « il n’est pas niable que ces asso- ciations ont toutes entre elles une certaine » [laquelle ? antagonique] « liaison, comme cette certaine liaison fait partie de tous les phénomènes d’une seule et même époque ». Si l’on veut faire de cette « liaison » un cas pendable (en fr.), il faut avant tout démontrer la nature précise de cette liaison et ne pas se contenter d’une phrase, qui est si « universelle » qu’elle peut s’appliquer à tout et à rien, dans un univers où tout a une « certaine » liaison avec tout. La « tendance Marx » a démontré qu’une « liaison » déterminée existait entre les doctrines et les actes des « anarchistes » et ceux de la « police » européenne. Lorsque dans la publication L’Alliance etc. cette liaison a été révélée jusque dans les détails, toute la presse bien pensante et reptilienne se tut. Ces « révélations » ne correspondaient pas à sa conception de cette « liaison ». (Cette clique n’a jamais commis d’attentats que contre des membres de la tendance « Marx »! )

Après ce faux fuyant (en fr.), Monsieur Eulenburg relie la suite de ce qu’il dit par un « et » qui s’efforce de démontrer cette « liaison » par un faux lieu commun qu’il exprime sous une forme particulièrement « critique » : « et », poursuit-il, « c’est un fait d’expérience dans de tels mouvements, qui reposent sur la loi de la pesanteur [un mouvement peut reposer sur la loi de la pesanteur, par exemple, le mouvement de chute, mais l’expérience repose tout d’abord sur le phénomène de la chute], que les tendances extrêmes (par exemple, dans le christianisme l’automutilation) prennent progressivement le dessus et que les tendances plus modérées ne peuvent se maintenir face aux premières. » Premièrement, c’est un faux lieu commun : en effet, il n’est pas vrai que, dans les mouvements historiques, les prétendues tendances extrêmes l’emportent sur le mouvement adapté à l’époque – Luther contre Thomas Münzer, les puritains contre les niveleurs, les jacobins contre les hébertistes. L’histoire démontre précisément l’inverse. Deuxièmement : La tendance des « anarchistes » n’est pas un courant « extrême » de la social-démocratie allemande; si Eulenburg pense le contraire, il devrait le démontrer, au lieu de l’affirmer gratuitement. Dans la social-démocratie, il ne s’agit que du mouvement historique réel de la classe ouvrière; l’autre n’est qu’un mirage de la jeunesse sans issue (en fr.) qui veut faire l’histoire et ne fait qu’illustrer la manière dont les idées du socialisme français se trouvent caricaturées chez les hommes déclassés (en fr.) des classes supérieures. C’est pourquoi l’anarchisme est en fait vaincu partout, et il ne fait que végéter là où il n’existe pas de véritable mouvement ouvrier. Et ceci est un fait.

Tout ce que démontre Monsieur Eulenburg, c’est combien il est dangereux que la « police » se mette à « philosopher ».

Que l’on se réfère à la phrase qui suit (colonne I, p. 51), où Eulenburg parle comme si la chose était déjà faite.

Il s’efforce maintenant de démontrer ce qui est condamnable dans « les doctrines et les buts de la social-démocratie » ! Et comment ? Par trois citations qu’il juge bon de faire précé- der de cette brillante phrase de transition :

« Et lorsque vous considérez d’un peu plus près ces doctrines et ces buts de la social- démocratie, vous voyez alors que ce n’est pas -comme on l’a dit précédemment – l’évolution pacifique qui en est le but, mais que cette évolution pacifique n’est qu’une étape qui doit conduire à ces buts ultimes, qui ne peuvent être atteints par aucune autre voie si ce n’est celle de la violence. » C’est un peu comme la Ligue nationale (Nationalverein) a été une « étape » dans le processus violent de prussianisation de l’Allemagne. C’est du moins ainsi que Monsieur Eulenburg s’imagine la chose avec « le sang et le fer ».

Si l’on considère la première partie de la phrase, elle n’exprime qu’une tautologie ou une bêtise : si l’évolution a un « but », des « buts ultimes », alors ce « but » etc., et non le caractère de l’évolution, est « pacifique » ou « non pacifique ». En fait, ce que Eulenburg veut dire, c’est : l’évolution pacifique vers le but n’est qu’une étape qui doit conduire au développement violent du but, et aux yeux de Monsieur Eulenburg cette transformation ultérieure de l’évolution « pacifique » en « violente » se trouve dans la nature même du but recherché. En l’occurrence, le but est l’émancipation de la classe ouvrière et le bouleversement (transformation) de la société qu’elle implique.

Une évolution historique ne peut rester « pacifique » qu’aussi longtemps, que ceux qui détiennent le pouvoir dans la société ne lui barrent pas la route par des obstacles violents. Si, par exemple, en Angleterre et aux États-Unis la classe ouvrière conquiert la majorité au parlement ou au congrès, elle pourrait écarter par la voie légale les lois et institutions qui gênent son développement, et ce dans la mesure où l’évolution sociale le mettrait en éviden- ce. Néanmoins le mouvement « pacifique » pourrait se transformer en mouvement « violent » par la rébellion des éléments intéressés au maintien de l’ancien état de choses, et alors – comme dans la guerre civile américaine et la révolution française – ils seraient écrasés par la force, étant traités de rebelles à la violence « légale ».

Mais ce que Eulenburg prêche, c’est la réaction violente de la part des détenteurs du pouvoir contre l’évolution qui se trouve dans une « étape pacifique », et ce pour éviter d’ulté- rieurs conflits « violents » (de la part de la classe montante de la société). C’est le cri de guerre de la contre-révolution violente contre l’évolution effectivement « pacifique ». En effet, le gouvernement cherche à écraser par la violence un développement qui lui est défavo- rable, mais est légalement inattaquable. C’est l’introduction à des révolutions inévitablement violentes. Tout cela est de l’histoire ancienne, mais reste éternellement neuf.
Or donc Monsieur Eulenburg démontre les doctrines de violence de la social-démocratie grâce à trois citations :
1. Marx dit dans son ouvrage sur le Capital : « Nos buts etc. . » Or, « nos buts », c’est ce qui est dit au nom du parti communiste, et non de la social-démocratie allemande . En outre, ce passage ne se trouve pas dans le Capital publié en 1867, mais dans le Manifeste communiste, paru en « 1847 », soit vingt ans avant la création effective de la « social-démocratie allemande » !
2. Et de citer un autre passage extrait de la brochure de Monsieur Bebel intitulée « N’os buts », où l’on présente comme étant une formule de Marx le passage suivant [après que Monsieur Eulenburg ait cité un passage du « Capital » qui ne s’y trouve point, il eh cite un autre qui s’y trouve, naturellement, puisqu’il extrait sa citation de l’ouvrage de Bebel : cf. le passage dans le Capital 1, 2e édition] :

« Ainsi donc nous voyons quel est le rôle de la violence dans les différentes périodes de l’histoire, et ce n’est certes pas à tort que Karl Marx écrit (dans son livre le Capital, où il décrit le cours du développement de la production capitaliste) : La violence est l’accoucheuse de toute vieille société qui est grosse d’une nouvelle. C’est une puissance économique. »
3. Voici maintenant la citation extraite de Bebel, « Nos buts » (colonne I, p. 51). Il y est précisément dit : « Le cours de ce développement dépend de l’intensité (force) avec laquelle les milieux participants conçoivent le mouvement; il dépend de la résistance que le mouvement trouve chez ses adversaires. Une chose est certaine :plus cette résistance sera violente, plus violent sera le passage aux nouvelles conditions sociales. La question ne peut en aucun cas être résolue par aspersion d’eau de rose. » C’est ce que Eulenburg cite à partir de Bebel, « Nos buts ». Cela se trouve page 16, cf. le passage annoté 16 et ibid. 15; cf. ibid. le passage annoté page 43 (qui est de nouveau « falsifié », parce que cité hors de son contexte).
Après ces colossales prouesses, que l’on considère les insanités puériles, qui se contredisent et s’annulent réciproquement, à propos des « contacts » de Bismarck avec les « dirigeants de la social-démocratie » (p. 51, colonne II).

Dans la même séance :

Après Stolberg, la parole est à Reichensperger. Sa plus grande peur : que la loi qui sou- met tout à la police, s’applique également à d’autres partis déplaisant au gouvernement. Et de se lancer dans les éternels coassements des catholiques. (Cf. les passages annotés, pp, 30-35).
Après Reichensperger, la parole est à von Helldorf-Bedra. On ne saurait être plus candide: « Messieurs, la présente loi se caractérise comme une loi préventive au sens le plus éminent du terme; elle ne prévoit aucune sanction pénale, mais autorise seulement les interdictions de la police et déclare punissables les violations de ces interdictions extérieure- ment reconnaissables » (p. 36, colonne I). Elle permet tout bonnement à la POLICE de tout interdire et ne punit aucune violation de loi quelconque, mais les « violations » d’oukases de la police. C’est une façon parfaite de rendre superflues les lois pénales. Monsieur von HeIldorf avoue que le « danger » réside dans les victoires électorales des sociaux-démo- crates, victoires qui ne sont même pas compromises par la campagne de provocation suscitée à l’occasion des attentats. Application du suffrage universel d’une manière qui déplaît au gouvernement! (p. 36, colonne Il).

Le gaillard approuve néanmoins Reichensperger: les « instances de doléance », la « com- mission de la Diète fédérale » sont de la foutaise. « Il s’agit simplement de la décision d’une question policière, et entourer une telle instance de garanties juridiques serait carrément erroné; ce qui aide contre les abus, c’est « la confiance dans les fonctionnaires politiques haut placés » (p. 37, 1 et Il). Il demande que l’ « en corrige notre droit électoral » (p. 38, colonne 1).

Notes de Marx sur John Budd Phear « Le village aryen en Inde et à Ceylan »

En guise de complément à la traduction des notes sur Kovalevski publiée dans le recueil, nous reproduisons ici une version remaniée de la traduction d’un extrait des notes de Marx sur John Budd Phear Le village aryen en Inde et à Ceylan publiée dans le livre du Centre d’études et de recherches marxistes Sur les sociétés précapitalistes, textes choisis de Marx, Engels, Lénine (1970). Ces notes étaient traduites par Eliane Fouchard depuis la version russe publiée en 1964-65 et correspondent aux pages 261 et suivantes de l’édition de Krader ( la version de Fouchard – le pdf  est à la fin du texte- contenait notamment plusieurs erreurs que nous avons corrigé en repartant de la transcription de Krader). Les remarques de Marx sont placées entre crochets quand elles interviennent dans une citation de Phear.

Karl Marx

Notes sur sur John Budd Phear Le village aryen en Inde et à Ceylan

Le district de Zillah en Inde comparé à tort à un comté anglais couvre une superficie de 2 à 3000 miles carrés avec une population de (1 à) 2 millions d’âmes, cependant  que  le comté de  Suffolk par exemple a une superficie de 1454 miles carrés avec une population de quelques 360 000 personnes.

Zillah ne compte guère plus d’une douzaine de fonctionnaires européens (  dont prés de la moitié ont des obligations militaires à Zillah), à savoir : un juge, un collecteur d’impôts aidé de 3 ou 4 adjoints aux juges, un juge suprême en même temps qu’un juge de district, un juge réglant les délits ou juge subalterne, un inspecteur de police et un médecin militaire. (p.125)

[Dans de rares cas seulement « l’un d’eux » possède véritablement la langue du pays » (p.126)]

Il n’y a pas en Inde de collecteur d’impôts [ à  l’exception de ceux qui ont été introduits lors de l’introduction de la license Tax]; les impôts sont constitués par des prélevements sur les revenus fonciers, les timbres ( indispensables pour chaque procédure judiciaire ou administrative ou pour obtenir une copie de quelconque acte judiciaire ou administratif, ou d’un contrat ou d’une ordonnance, etc), les droits de douanes ou accise ( qui renchérissent le tari et le sel pour le Ryot ). Récemment, les impôts se sont accrus du fait de la création d’un péage et d’une petite augmentation proportionnelle de la rente que verse chaque ryot à son collecteur d’impôts et ce dernier au gouvernement (p.128-129)

Une partie de la rente que chaque cultivateur paie pour son lopin, revient au gouvernement sous la forme de taxes foncières; le gouvernement reçoit 20 1/2 millions de livres sterling par an sous la forme de taxes foncières. (p.133) Avant le Bengal Settlement de 1793, le zamindar n’était, comme on le sait, que le collecteur d’impôts et non propriétaire. Le niais Phear dit : « La surface du domaine du zamindar couvrait de vastes régions du pays et était estimée non pas en bighas, mais en communautés d’hommes-mauzahs. »On ne donnait pass le nom de rente à ses « revenues financiers », on les appelait jamas (redevances); elles étaient prélevées dans les villages entrant dans le domaine du zamindar, ses actifs « étaient constitués par les jamas prélevées sur des domaines sous-affermées et par des redevances perçues dans les villages. » (p.135) Le  kachari villageois du zamindar [ déjà avant les anglais]  était un bureau situé dans chaque mauzah; il comportait un chef, un comptable et un agent de terrain. [Ils remplissaient les fonctions de collecteur d’impôts du zamindar – telles qu’énumérées plus haut]. Les kachahris   de 5 ou 6 mauzahs selon la taille respective de ces derniers,était supervisée par Un chef, appelé takshildar qui possédait son propre kachahri et les livres et papiers duplicata des livres et papiers des mauzah  kachahris. Les redevances perçues par les fonctionnaires villageois du kachahri lui étaient remises et il les transmettait au fonctionnaire au dessus-de lui. C’est ainsi que l’argent arrivait in fine au propre kachahri du zamindar; il en prélevait une partie pour payer l’impôt que le zamindar devait à l’État, il  se réservait le reste (p.138). C’est ainsi que chaque intermédiaire représentait à plus petite échelle le sommet d’un édifice parfaitement identique par la forme et la composition à l’édifice principal. La moindre perturbation dans ce système pouvait provoquer son détachement et lui donner l’autonomie ou le placer en position subsidiaire (p.139). [voir aussi Hunter: Orissa]. Bien avant l’arrivée des anglais la simplicité originelle du système zamindari avait disparue; il y avait des systèmes de zamindar et de taluq de différents ordres et aux désignations différentes qui payaient directement les impôts au gouvernement; au sein de ces systèmes on rencontrait encore des domaine et des taluq,  convertis d’éléments de la machine unique de collecte des redevances en des entités semi indépendantes et qui payaient de ce fait une jama convenue préalablement directement au  kachahri principal plutôt que de faire parvenir le redevances collectées par les voie habituelles. (p.141)

[Progressivement], chaque mahal ou domaine d’un subordonné payant la jama était bientôt converti en un zamindari en miniature où l’on percevait les fameuses jamas au lieu [d’une partie] des redevances, le reliquat de celles-ci étant collecté par l’ancienne machinerie. Les dons de terres incultes ou concessions furent également à l’origine de l’apparition des taluqs en tant que jaghir à la fois dépendants et indépendants, et par la même offerts pour le service.  ( pp. 141-142)

A l’intérieur de la communauté rurale elle-même – pour ce qui concerne l’occupation des terres– se déroulait un processus analogue. Les principaux fonctionnaires des amla des zamindars et les chefs ryots ( mandal), ou tout autre personnage influent et privilégié tel que les brahmanes, étaient  reconnus comme des propriétaires remplissant certaines conditions et ayant certains privilèges, possédant de vastes étendues de terres communales, plus vastes que ce qu’ils pouvaient  cultiver ou ce qu’ils cultivaient effectivement. Ces dernières… ils les sous-affermaient en partie  ou en totalité; c’est ce qui donnait naissance à la diversité des « jots » et des biens des ryot (p.142). Avant la législation de 1793, les fermiers intermédiaires conservaient leurs biens tels qu’ils existaient alors en vertu de l’usage et grâce au pouvoir et à  l’influence personnelle du détenteur. Sous l’arbitrage de  la communauté rurale – panchayat et amla du zamindar , on administrait suivant l’usage les lots des ryots et les jots; tout était fondé sur la coutume, il n’y était aucunement question des droits personnels du propriétaire  (pp.142-143). La transformation des zamindars  –  par ces filous et ces ânes d’anglais – en propriétaire privés  avait transformé par là-même ( et si ce n’est à l’instigation de ces ânes) les parts des intermédiaires en droits sur la terre et le propriétaire d’une de ces parts pouvait hypothéquer ou aliéner la terre dans la limite de ce droit; son bien propre pouvait prendre à nouveau la forme indienne complexe de la succession indivise (pp. 147-148).

Le bien de l’intermédiaire, ou part des redevances du zamindar qui lui est inférieur et qui paie des redevances, est en réalité un droit de percevoir des redevances sur les propriétaires terriens et de prélever la jama sur les détenteurs inférieurs de la région donnée après versement de sa propre jama au propriétaire directement supérieur (p.148). Le bien de l’intermédiaire, quel que soit le degré auquel il se trouve,  est ainsi présenté de façon importante  dans le livre de comptes et exposé de façon très complète dans le (document) jamabandi. Si le possesseur d’un tel bien désire faire un don à un enfant ou à un parent, il peut le faire après avoir établi en son nom quelque chose dans le genre d’un titre de donation entre vifs mokarari ( ce qui  est assuré ou établi à titre permanent) sur une partie des redevances qu’il collecte et sous n’importe quelle forme (p.149). Très souvent, le bien du donateur se limite à un droit sur une faible part de la rente, etc. et alors  que sa donation entre vivants [établie au nom de l’enfant, etc.]  consiste a transmettre une fraction  de cette fraction de rente (pp.149-150). Un tel propriétaire peut également faire une donation de cette sorte à un étranger en qualité de récompense supplémentaire ou de prime. Il peut faire exactement la même chose dans le but de s’assurer sous la forme d’une rente, une rentrée régulière d’argent avec lequel il paiera sa propre jama après s’être réservé un droit de possession d’après la donation. Il peut aussi en assurant le remboursement d’un emprunt accordé, attribuer temporairement au préteur, sous l’égide d’une zar-i-peshgti ticca, son droit de percevoir les redevances. Dans ces cas-là ou dans des cas semblables, le détenteur bengali des biens, le propriétaire, le zamindar – quelle que soit sa dénomination, est obligé de vendre sa part lorsqu’il veut lever de l’argent ou faire une donation ; s’il ne vend pas sa part en totalité, solution à laquelle il ne recourt presque jamais, si il peut l’éviter, – il est clair alors que dans chaque cas, il crée un nouvel ensemble de droits de propriété (p.150).

Plus loin, ce qui concerne la  possession intermédiaire ou le droit sur la terre en qualité d’objet de propriété indivise, par exemple la part complète des redevances perçues sur la communauté rurale (ou sur un nombre quelconque de communautés rurales) sont  = 16 annas (=1 roupie)  ; maintenant si quelqu’un possède des fractions de part, disons une part de  9 1/2 annas; cela peut se produire de 3 ou 4 manières différentes. Cela peut signifier : 1) que le détenteur de  la  possession a un mokarari, droit [permanent] sur les rentes et les redevances prélevées sur une certaine partie du territoire de la commune rurale, partie séparée du reste du territoire par des signes de démarcation; et qui représente l’ensemble des 9 1/2 : 16 ou bien que : 2) dans certaines  parties du territoire qui entrent dans la  donation, il a un droit exclusif sur la rente et dans les autres parties, il n’a qu’un droit sur des fractions (de la rente), en sorte qu’il reçoit en somme 9 1/2 annas des 16 annas des revenus du territoire, etc. Il a le droit de prélever en  majeure partie les redevances sur ce qui est de son ressort à l’aide de ses fonctionnaires dans son propre kachahri; cependant il est possible qu’il n’ait le droit  de percevoir qu’une fraction de  part des redevances prélévées dans le kachahri appartenant pour ainsi dire en commun à plusieurs détenteurs de parts (pp.151-152). Cependant le possesseur de ce bien mokakakari  qui représente les 9 1/2 annas de la propriété  est habituellement la famille indivise ou un groupe de personnes représentant la famille indivise initiale : chaque membre de  ce groupe possède sa propre part de ce bien et  peut la transmettre à un acheteur indépendamment des autres parts malgré son caractère indivis. En outre, très souvent, chaque membre du groupe  peut insister pour que l’on effectue  un partage réel de l’objet en jouissance entre lui et les détenteurs des parts.  Dés que cela a lieu,  il peut à nouveau morceler sa part en toute autonomie, dans les proportions par exemple de 9 1/2 annas; disons en 1/6 de ce bien en jouissance; c’est alors qu’il doit payer une rente, ou jama de 1/6 de 9 1/2anna = 1 anna 7 peis, plus élevée sur sa part de rente et de redevance suivant la surface qui recouvre le bien en jouissance.  Ainsi, la mauzah elle-même, unité de mesure par laquelle on calcule l’étendue du domaine du zamindar, est fréquemment divisée en petites parties; et par rapport à un ryot  pris en particulier un collecteur de rente ayant la situation d’un zamindar peut être et est souvent un personnage dépourvu d’importance. Par exemple, il se peut qu’un ryot doive payer sa rente de 1 anna 7 peis en totalité au pativari du propriétaire de la part ou lui verser 1 anna 7 peis des 16 annas  de sa rente et le reste aux autres propriétaires de part, à chacun en  particulier ou à des propriétaires groupés; ou  bien il doit payer toute sa rente en totalité au kachahri commun et c’est alors que chaque propriétaire recevra sa portion lors du partage (pp. 153-154).

Ce système de sous-inféodation et de subdivision des parts indivises auquel est inhérent le droit de propriété exclusive des biens prévaut dans tout le Bengale (p.154). Il en résulte  une complexité sans pareille de la propriété terrienne et personne n’est intéressé à l’amélioration de la terre. Avec un tel système, les zamindars locaux sont en grande partie petits propriétaires d’une part de biens en dépendance, leur situation est légèrement supérieure à celle des ryots  aisés (p.155).

Les terres de la communauté rurale se divisent en deux groupes distincts : les terres des ryots [étendue la plus importante du territoire de la communauté rurale, les terres de la communauté] d’une part, d’autre part, les terres du zamindar [ le zamindar  payant en dernière instance l’impôt au gouvernement] ziraat, khamar, nijjot  ou terre sir ( il existe également d’autres termes) (p.155-156). Au  Bengale une terre du premier groupe s’appelle le plus souvent « jot »du ryot (p.156). Quand ce dernier lui donne à nouveau en sous-affermage, son tenancier reçoit tout de lui et perd son bien avec lui lorsque celui-ci  vient à le perdre [par conséquent, il ne reçoit jamais ce qu’on appelle un bien en sous-affermage dans le sens propre du terme] (p.157). La jouissance effective de la même terre durant une période de 12 années donne au ryot de par la loi le droit de jouissance personnelle et temporaire pour une rente juste et modérée [ si il ne possède pas par ailleurs cette terre en vertu de la coutume]; la jouissance temporaire pour une durée de vingt ans à un taux unique de rente donne habituellement le droit de jouissance à ce taux. Au Bengale un nombre très important de ryots a acquis de telle ou telle manière des droits permanents sur la jouissance temporaire de la terre qu’ils travaillent, mais le plus grand nombre d’entre eux ne jouit que temporairement de la terre en échange du versement coutumier de la rente et des impôts au kachahri du zamindar; généralement à un taux bien inférieur à celui de la rente que paient les fermiers en Angleterre. En théorie le zamindar peut exiger n’importe quel taux et peut expulser le groupe de ryot qui n’accepte pas ses conditions, cependant il agit rarement de la sorte (pp. 157-158). Le zamindar peut travailler pour son propre compte les terres ziraat,  nij-jot ou sir ou y installer des cultivateurs sous certaines conditions; ils deviennent alors ses tenanciers et lui, leur maître, dans le sens habituel [et européen] de ce terme : le zamindar possède ici un droit de propriété illimité sur la terre… sur leurs propres terres, les ryots posèdent le droit de jouissance des terre (pp. 158-159). Dans certaines régions du Bengale, les jots ou part du ryot étaient prises sur d’importantes étendues de jungle ou de terres incultes. Elles étaient parfois données en jouissance permamente pour une faible rente puis affermées à des cultivateurs. Dans ces conditions, il est impossible de trouver une différence entre le jot-dar et l’intermédiaire fermier habituel (p. 159)

PDF DE L’ORIGINAL : MARX-PHEAR

Couverture et Processus

PREMIER ÉTAT DE LA PLAQUE PORTRAIT

DEUXIÈME ÉTAT

PLAQUE PORTRAIT GRAVÉE

PREMIER PROJET DE COUVERTURE (AUTOMNE 2018)

PLAQUE GRAVÉE TITRE

PLAQUES FUSIONNÉES

PROCESSUS

I) PLAQUE GRAVÉE AVANT MORSURE

II) MORSURE DANS L’ACIDE

III) ESSUYAGE DU VERNIS

IV) ENCRAGE

V) PLAQUE ENCRÉE SUR PRESSE

VI) POSE DU PAPIER SUR LA PLAQUE

VII) PREMIER PASSAGE SOUS PRESSE

IIX) DEUXIÈME PASSAGE AVEC DEUXIÈME PLAQUE

IX) LES AFFRES DU CHOIX

 

 

L’interview au Chicago Tribune du 5 Janvier 1879

Pour l’histoire de cette interview restée longtemps inédite se reporter à la présentation qui en a été donnée dans la revue L’homme et la société.

Dans une petite villa de Haverstock Hill dans la partie nord-ouest de Londres, habite Karl Marx, le fondateur du socialisme moderne. En 1844, il fut banni de sa patrie, l’Allemagne, pour avoir diffusé des théories révolutionnaires. Il y retourna en 1948, mais en fut expulsé quelques mois plus tard. Il s’installa ensuite à Paris, dont il fut également expulsé en raison de ses théories politiques. Depuis il a établi son quartier-général à Londres. Ses convictions lui ont causé des difficultés dès le début. A en juger par la maison qu’il habite, elles ne lui ont pas apporté beaucoup de bien-être. Dans toutes ces années, Marx a défendu ses conceptions avec une obstination qui est sans aucun doute fondée sur la ferme conviction qu’il a de leur justesse. Pour opposé qu’on puisse être à la diffusion de telles idées, il n’en reste pas moins que l’on doit un certain respect à l’abnégation de cet homme honorable.
J’ai rendu visite deux ou trois fois au Dr. Marx; je l’ai trouvé chaque fois dans sa bibliothèque, où il était assis avec un livre dans une main et une cigarette dans l’autre. Il doit avoir plus de soixante-dix ans. Il est de taille bien proportionnée, large d’épaules et se tient droit. Il a une tête d’intellectuel, et l’aspect extérieur d’un Juif cultivé. Ses cheveux et sa barbe sont longs et gris fer, les yeux d’un noir étincelant surmontés de sourcils broussailleux. Il fait preuve d’une grande prudence vis-à-vis des étrangers, mais il veut bien les recevoir en général. Cependant l’Allemande d’un aspect vénérable qui reçoit les visiteurs, a la recommandation de n’admettre ceux de la patrie que s’ils peuvent exhiber une lettre de recommandation. Dès lors que l’on est installé dans la bibliothèque et que, Marx a vissé son monocle pour prendre en quelque sorte sa mesure intellectuelle, il sort de sa réserve et étale alors pour le visiteur intéressé ses connaissances des hommes et des choses du monde entier. Dans la conversation, il n’est nullement unilatéral, mais touche autant de domaines que les nombreux volumes de sa bibliothèque. On peut juger le mieux des hommes par ce qu’ils lisent Que le lecteur tire ses propres conclusions, lorsque je lui aurai dit ce que m’apprit un coup d’œil rapide : Shakespeare, Dickens, Thackeray, Molière, Racine, Montaigne, Bacon, Gœthe, Voltaire, Paine; des livres bleus anglais, américains et français, des ouvrages politiques en langue russe, allemande, espagnole, italienne, etc.
Au cours de mes entretiens, j’ai été très surpris par sa connaissance approfondie des problèmes américains de ces dernières vingt années. La précision surprenante de sa critique de notre législation tant nationale que locale me donna l’impression qu’il tirait ses informations de source confidentielle. Cependant ses connaissances ne se limitent pas à l’Amérique, mais embrassent toute l’Europe.
Lorsqu’il parle de son sujet favori, le socialisme, il ne se lance pas dans ces tirades mélodramatiques qu’on lui attribue en général. Il développe alors ses plans utopiques de l’ « émancipation de l’humanité » avec un sérieux et une force qui indiquent combien il est fermement persuadé de la réalisation de ses théories – sinon dans ce siècle, du moins dans le prochain.
Le Dr. Karl Marx est sans doute lé plus connu en Amérique comme auteur du Capital et fondateur de l’Internationale, ou du moins comme l’un de ses principaux supports. L’interview suivante montrera ce qu’il a à dire sur cette Association dans sa forme actuelle. On trouvera ci-après quelques extraits des statuts imprimés en 187-1 par ordre du Conseil général et à partir desquels on peut se faire un jugement impartial des buts que poursuivait l’Internationale.
Durant ma visite, j’indiquai au Dr. Marx que J. C. Bancroft Davis, dans son rapport officiel de 1877 avait communiqué un programme qui me paraissait être l’exposé le plus concis et le plus clair des buts du socialisme qui soit jusqu’ici. Il répondit que ce programme était tiré du rapport sur le congrès socialiste de Gotha en mai 1875, et que la traduction en était médiocre. Le Dr. Marx s’offrit à les amender, et je les reproduis ci-après sous sa dictée.
1. Suffrage universel, égal, direct et scrutin secret pour tous les citoyens de plus de vingt ans dans toutes les élections et tous les votes. Jours d’élections et de votes fixés le dimanche ou aux jours de repos légaux.
2. Législation directe par le peuple. Décision de la guerre et de la paix par le peuple.
3. Obligation militaire pour tous. Milices populaires à la place de l’armée permanente.
4. Abolition de toutes les lois qui limitent ou suppriment la libre expression de l’opinion, de la pensée et de la recherche ainsi que le droit de presse, de réunion et d’association.
5. Juridiction assurée par le peuple et assistance judiciaire gratuite. Éducation populaire universelle et égale par l’État. Obligation scolaire pour tous. Enseignement gratuit dans tous les établissements d’instruction.
7. Extension la plus grande possible des droits et libertés dans le sens des revendications ci-dessus.
8. Un seul impôt progressif sur le revenu pour l’État et les communes, au heu de tous les impôts indirects existant et pesant essentiellement sur le peuple.
9. Droit illimité de coalition.
10. Journée de travail normale correspondant aux besoins de la société. Interdiction du travail le dimanche.
11. Interdiction du travail des enfants ainsi que du travail nuisible à la santé physique et morale des femmes.
12. Législation de protection de la vie et de la santé des travailleurs. Contrôle de l’hygiène des maisons ouvrières. Surveillance des mines, des fabriques, des ateliers et de l’industrie domestique par des fonctionnaires élus par les ouvriers.
Une efficace législation de responsabilité.
13. Réglementation du travail dans les prisons.
Dans le rapport de Bancroft Davis, il y a cependant un douzième article, qui est le plus important de tous et qui s’intitule : « Instauration de coopératives socialistes de production avec l’aide de l’État sous le contrôle démocratique du peuple travailleur.’»
Je demandai au docteur pourquoi il l’avait omis, et il répondit :

Marx : « Avant le congrès de Gotha de 1875, la social-démocratie était divisée. L’une des ailes était constituée par les partisans de Lassalle, l’autre par ceux qui, en général, avait approuvé le programme de l’Internationale et formaient ce que l’on appelle le parti d’Eisenach. Le douzième article mentionné ne fut pas repris dans le programme proprement dit, mais glissé dans l’introduction générale comme concession faite aux Lassalléens. Par la suite, il n’en fut plus jamais question. Monsieur Davis ne dit absolument pas que cet article a été repris dans le programme à titre de compromis sans espèce de valeur particulière, mais il le souligne avec le plus grand sérieux comme ‘étant l’un des principes fondamentaux du pro- gramme. »

Question : « Mais les socialistes ne considèrent-ils pas en général le transfert des moyens du travail en propriété commune de la société comme le grand but de leur mouvement ? »

Marx : « Certainement, nous disons que ce sera le résultat du mouvement.. Mais c’est une question de temps, d’éducation et de développement des formes sociales supérieures. »

Question : « Ce programme vaut sans doute pour l’Allemagne et un ou deux autres pays ? »

Marx : « Si vous ne vouliez tirer vos conclusions que de ce seul programme, vous méconnaîtriez l’activité du mouvement. Plusieurs points de ce programme n’ont pas de signification hors de l’Allemagne. L’Espagne, la Russie, l’Angleterre et l’Amérique ont leurs propres programmes, qui à chaque fois correspondent à leurs difficultés particulières. Leur seule analogie, c’est la communauté de leur but final. »

Question : « Et c’est le règne des travailleurs ? »

Marx : « C’est l’émancipation du travail. »

Question : « Le mouvement américain est-il pris au sérieux par les socialistes européens ? »

Marx : « Certes. Il est le résultat naturel du développement de ce pays. On a prétendu que le mouvement ouvrier a été importé parles étrangers. Lorsqu’il y a cinquante ans le mouvement ouvrier a commencé de s’agiter en Angleterre, on a prétendu la même chose. Et c’était bien avant qu’il fût question de socialisme! En Amérique, ce n’est que depuis 1857 que le mouvement ouvrier a pris une importance assez grande. A cette époque les syndicats locaux prirent leur essor, ensuite on créa des centrales syndicales pour les différents métiers, et enfin ce fut l’Union Ouvrière Nationale. Cette progression chronologique montre que le socialisme est né en Amérique sans l’aide de l’étranger, uniquement sous l’effet de la concentration du capital ainsi que sous celui des changements intervenus dans les rapports entre ouvriers et entrepreneurs.

Question : « Quels sont les résultats obtenus jusqu’ici par le socialisme ? »

Marx : Il en est deux : les socialistes ont démontré que la lutte générale entre capital et travail se déroule partout; bref, ils ont démontré leur caractère international. En conséquence, ils ont tenté de promouvoir l’entente entre les ouvriers des divers pays. Cela est d’autant plus nécessaire que les capitalistes deviennent de plus en plus cosmopolites et ce, non seulement en Amérique, mais encore en Angleterre, en France et en Allemagne, où l’on engage des forces de travail étrangères en vue de les dresser contre les travailleurs du pays. Nous avons créé aussitôt des liaisons à l’échelle internationale entre les travailleurs des différents pays. Il s’avéra que le socialisme n’était pas seulement un problème local, mais encore international qui devait être résolu par l’action internationale des ouvriers. Les classes ouvrières sont venues spontanément au mouvement, sans savoir où le mouvement les conduirait. Les socialistes eux-mêmes n’inventent pas le mouvement, mais expliquent son caractère et ses buts aux ouvriers. »
Question : « C’est-à-dire : le renversement de l’ordre social en vigueur ? »

Marx : « Dans l’actuel système, le capital et la terre sont en possession des entrepreneurs, tandis que les ouvriers disposent uniquement de leur force de travail, qu’ils sont obligés de vendre comme une marchandise. Nous affirmons que ce système est simplement une phase de transition historique, qu’il disparaîtra et fera place a une organisation supérieure de la société. Nous observons partout une division de la société en classes. L’antagonisme de ces deux classes va main dans la main avec le développement des ressources industrielles dans les pays civilisés. En considérant les choses sous l’angle socialiste, les moyens sont déjà prêts pour transformer révolutionnairement la phase historique actuelle. Dans de nombreux pays des organisations politiques se sont développées au-delà des syndicats. En Amérique il est devenu manifeste que l’on a besoin d’un parti ouvrier indépendant. Les ouvriers ne peuvent pas se fier aux politiciens. Des spéculateurs et des cliques se sont emparés des organismes législatifs, et la politique est devenue leur affaire. A ce point de vue, l’Amérique n’est pas un cas unique, mais le peuple y est plus énergique qu’en Europe. En Amérique, tout mûrit beaucoup plus vite, on ne parle pas longtemps, et on appelle chaque chose par son nom. »

Question : « Comment expliquez-vous la croissance rapide du parti socialiste en Allemagne ? »

Marx : « L’actuel parti socialiste est né tardivement. Les socialistes allemands ne se sont pas attardés sur les systèmes utopiques qui ont eu un certain poids en France et en Angle- terre. Les Allemands inclinent plus que d’autres peuples à la théorisation, et ils ont tiré des conclusions pratiques de l’expérience antérieure des autres. Vous ne devez pas oublier que pour l’Allemagne, contrairement à d’autres pays, le capitalisme est quelque chose de complètement nouveau. Il a mis à l’ordre du jour des questions qui étaient pratiquement déjà oubliées en France et en Angleterre. Les nouvelles forces politiques, auxquelles les peuples de ces pays avaient été assujettis, se trouvèrent en Allemagne face à une classe ouvrière, qui était déjà imprégnée de théories socialistes. C’est pourquoi les ouvriers purent déjà s’y constituer en un parti politique autonome alors que le système de l’industrie moderne naissait à peine. Ils eurent leurs propres représentants au parlement. Il n’existait pas de parti d’opposition contre la politique du gouvernement, et ce rôle échut au parti ouvrier. Vouloir décrire ici l’histoire du parti nous amènerait trop loin. Mais je dois vous dire ceci : si, contrairement à l’américaine et à l’anglaise, la bourgeoisie allemande ne se composait pas des plus grands lâches qui soient, elle aurait déjà dû mener une politique d’opposition contre le gouvernement. »

Question « Combien de Lassalléens y a-t-il dans les rangs de l’Internationale ? »

Marx : « Les Lassalléens ne sont pas organisés en parti. Il existe naturellement chez nous des croyants de cette tendance. Auparavant Lassalle avait déjà appliqué nos principes généraux. Lorsqu’il commença son agitation après la période de réaction consécutive à 1848, il crut qu’il pourrait le mieux ranimer le mouvement ouvrier en recommandant la formation de coopératives ouvrières de production. Son intention était d’aiguillonner les ouvriers pour les pousser à l’action. Il ne considérait cela que comme un simple moyen pour atteindre le véritable but du mouvement. Je possède des lettres de lui en ce sens. »

Question : « C’était donc en quelque sorte sa panacée ? »

Marx : « C’est exactement cela. Il alla voir Bismarck et lui parla de ses projets. A l’époque, Bismarck encouragea les efforts de Lassalle de toutes les façons concevables. »

Question : « Quel pouvait bien être le but de Bismarck dans cette affaire ? »

Marx : « Il voulait jouer la classe ouvrière contre la bourgeoisie, dont était issue la révolution de 1848. »

Question : « On dit que vous êtes la tête et le chef du mouvement socialiste, et que de votre maison vous tirez tous les fils qui conduisent aux organisations, révolutions, etc. Est-ce vrai ? »

Marx : « Je sais. Ce sont des fadaises, et cela a aussi un côté comique. Deux mois avant l’attentat de Hödel, Bismarck s’est plaint dans la Norddeutsche Allgemeine Zeitung que j’avais fait un pacte avec le général des Jésuites Beck et que nous étions responsables de ce que Bismarck ne pouvait rien faire avec le mouvement socialiste. »

Question : « Mais votre « Association Internationale » ne dirige-t-elle pas le mouvement ? »

Marx : « L’Internationale avait son utilité, mais elle a fait son temps, et elle n’existe plus aujourd’hui. Elle a existé et elle a dirigé le mouvement. Elle est devenue superflue en raison de la croissance du mouvement socialiste au cours de ces dernières années. Dans les différents pays, on a fondé des journaux que l’on échange mutuellement. C’est la seule liaison que les partis des différents pays entretiennent entre eux. L’Internationale avait été créée en premier lieu pour rassembler les ouvriers et leur montrer combien il est utile de mettre en oeuvre une organisation entre les différentes nationalités. Les intérêts des divers partis dans les différents pays ne se ressemblent pas.
Le spectre des chefs de l’Internationale qui siègent à Londres est invention pure. Il est exact que nous avons donné des directives à nos organisations ouvrières de l’extérieur, dès lors que l’organisation de l’Internationale était fermement consolidée. Ainsi nous avons été obligés d’exclure certaines sections de New York, entre autres celle où Madame Woodhull s’est glissée à l’avant-scène. C’était en 1871. Il existe de nombreux politiciens américains qui voudraient bien réaliser leur affaire avec le mouvement. Je ne veux pas citer de noms – les socialistes américains les connaissent fort bien. »

Question : « On attribue beaucoup de discours incendiaires contre la religion à vos parti- sans ainsi qu’à vous-même, monsieur le Dr. Marx. Vous souhaitez sans doute voir liquidé tout ce système de fond en comble ? »

Marx : « Nous savons que des mesures de violence contre la religion sont absurdes. A nos yeux, la religion disparaîtra à mesure que le socialisme se renforcera. Le développement social doit contribuer matériellement à susciter cette disparition, ce qui n’empêche qu’un rôle important y échoit à l’éducation. »

Question : « Le pasteur Joseph Cook de Boston a affirmé récemment dans une homélie : Karl Marx aurait dit qu’aux États-Unis et, en Grande-Bretagne, et peut-être aussi en France; West possible qu’une réforme ouvrière puisse être réalisée sans révolution sanglante, mais que le sang devait être répandu en Allemagne, en Russie ainsi qu’en Italie et en Autriche. »

Marx : « J’ai entendu parler de monsieur Cook. Il est très mal renseigné sui le socialisme. On n’a pas besoin d’être socialiste pour prévoir qu’en Russie, en Allemagne, en Autriche et probablement aussi en Italie – si les Italiens continuent de suivre la voie qu’ils ont prise jusqu’ici – on en viendra à des révolutions sanglantes. Les événements de la Révolution française peuvent se dérouler encore une fois dans ces pays. C’est ce qui apparaît clairement à tout connaisseur des conditions politiques. Mais ces révolutions seront faites par la majorité. Les révolutions ne sont pas faites par un parti, mais par toute la nation. »

Question : « Le pasteur, dont nous Venons de parler, a cité un extrait d’une lettre que vous avez écrite aux communards parisiens et où l’on peut lire : « Nous sommes à présent au maximum 3 millions. Mais dans Vingt ans nous serons 50 ou peut-être 100 millions. Alors le monde nous appartiendra : nous ne nous Soulèverons pas seulement à Paris, Lyon et Marseille contre le capital que nous honnissons, mais encore à Berlin, Munich, Dresde, Londres, Liverpool, Manchester, Bruxelles, Saint-Pétersbourg et New-York, dans le monde entier. Et avec ce nouveau soulèvement, sans précédent dans l’histoire, le passé disparaîtra comme un épouvantable cauchemar : l’insurrection populaire qui éclatera en même temps en cent lieux effacera même le souvenir du passé. « Reconnaissez-vous, Monsieur le Docteur, avoir écrit cela ? »

Marx : « Pas un seul mot. Je n’écris jamais des choses aussi mélodramatiques. Je réfléchis beaucoup à ce que j’écris. Cela a été publié sous ma signature dans le Figaro à l’époque. De telles lettres furent répandues à ce moment-là par centaines. J’ai écrit au Times de Londres et j’ai expressément déclaré que c’était un faux 1. Cependant si je voulais démentir tout ce que l’on a dit et écrit de moi, alors je devrais occuper vingt secrétaires. »

Question : « Pourtant vous avez écrit en faveur de la Commune de Paris ?

Marx : « Certainement je l’ai fait, ne serait-ce que pour répondre aux éditoriaux que l’on a écrits contre elle. Cependant les correspondances de Paris publiées dans la presse anglaise réfutent suffisamment les racontars des éditoriaux sur les pillages, etc. La Commune n’a tué qu’environ 60 personnes. Le maréchal Mac-Mahon et son armée de bouchers en ont tué plus de 60 000. Jamais un mouvement n’a été tant calomnié que la Commune. »

Question : « Les socialistes estiment-ils que l’assassinat et l’effusion de sang soient nécessaires à la réalisation de leurs principes ? »

Marx : « Il n’est pas un seul grand mouvement qui soit ne sans effusion de sang. Les États-Unis d’Amérique du Nord ont conquis leur indépendance en répandant le sang. Napoléon a conquis la France par des événements sanglants, et il a été renversé de la même manière. L’Italie, l’Angleterre, l’Allemagne et tous les autres pays fournissent d’autres exemples du même genre. Quant au meurtre, on sait que ce n’est pas nouveau. Orsini a tenté d’assassiner Napoléon, mais les rois ont tué plus d’hommes que quiconque. Les Jésuites ont tué, et les puritains sous Cromwell ont tué. Tout cela s’est passé avant qu’on entende parler des socialistes. Aujourd’hui cependant on rend responsable les socialistes de toute tentative d’assassinat de rois ou d’hommes d’État. Or les socialistes jugeraient en ce moment précis la mort de l’Empereur d’Allemagne comme particulièrement regrettable : il leur est, en effet, plus profitable à son poste – et Bismarck a plus fait pour notre mouvement que n’importe quel autre homme d’État, parce qu’il pousse toujours les choses à leur extrême. »

Question : « Que pensez-vous de Bismarck ? »

Marx : « Avant sa chute, on tenait Napoléon pour un génie – ensuite on lui a reproché d’être un fou. Bismarck connaîtra le même sort. Sous le prétexte d’unifier l’Allemagne, il a commencé par ériger un despotisme. Ce à quoi il tend est clair pour tout le monde. Son action la plus récente ne tend à rien d’autre qu’à un coup d’État masqué – mais il ne réussira pas. Les socialistes allemands et français ont dénoncé la guerre de 1870 parce qu’elle était purement dynastique. Dans leurs manifestes, Us ont dit à l’avance au peuple allemand que s’il tolérait que la prétendue guerre de défense se transformât en guerre de conquête, il serait puni par l’instauration d’un despotisme militaire et par une oppression impitoyable des masses laborieuses. A l’époque le parti social-démocrate a tenu en Allemagne de nombreuses réunions et a publié des manifestes dans lesquels il réclamait la conclusion d’une paix honorable avec la France. Le gouvernement prussien se mit aussitôt à le persécuter, et beaucoup de ses chefs furent incarcérés. Malgré tout cela les députés socialistes – et eux seuls – eurent l’audace de protester avec grande énergie au Reichstag allemand contre l’annexion violente des provinces françaises. Cependant Bismarck n’en continua pas moins sa politique de force – et l’on parle du génie de Bismarck! La guerre touchait à sa fin, et comme il ne pouvait plus effectuer de nouvelles conquêtes, mais produire seulement des idées originales, Bismarck échoua lamentablement. Le peuple perdit sa foi en lui, et sa popularité déclina de plus en plus. Or il a besoin d’argent et son État aussi. En même temps qu’une pseudo-constitution, il imposa au peuple la charge de lourds impôts pour ses plans de guerre et d’unification, et il continuera de le faire jusqu’au bout – actuellement il tente d’arriver à ses fins sans Constitution aucune. Afin de mener ses exactions à sa guise, il a suscité le spectre du socialisme, et il fait tout ce qui est en son pouvoir pour provoquer un soulèvement populaire. »

Question : « Recevez-vous régulièrement des rapports de Berlin ? »

Marx : « Oui, je suis fort bien informé par mes amis. Berlin est parfaitement calme, et Bismarck est déçu. Il a expulsé 48 dirigeants, dont les députés Hasselmann et Fritzsche, ainsi que Rackow, Baumann et Auer de la Freie Presse. Ces hommes ont exhorté les ouvriers berlinois au calme, et Bismarck le savait. Il n’était pas sans savoir non plus que 75 000 ouvriers sont près de mourir de faim à Berlin. Il avait le ferme espoir qu’une fois les dirigeants éloignés, les ouvriers en viendraient à se bagarrer, ce qui eût donné le signal à un bain de sang. Alors il aurait pu donner un tour de vis à tout l’Empire allemand, laisser libre cours à sa chère politique du sang et du fer, et les ramassages d’impôts ne connaîtraient plus de limites. Jusqu’ici il n’y a pas eu, de désordres, et Bismarck a dû constater à sa grande consternation qu’il s’est ridiculisé devant tous les hommes d’État. »

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