Serge Koulytchisky

Le livre très fourni de Serge Koulytchizky paru en 1974 ( et téléchargeable sur le site de l’indispensable bibliothèque en ligne jugurtha ) a fait l’objet d’une longue recension critique par Jacques Peyrega, parue dans le trentième numéro de la revue Autogestion, nous la reproduisons ci-dessous.
Si nous sommes d’accord avec Peyrega sur le défaut majeur de l’ouvrage de Koulytchizky, c’est à dire l’absence d’une élaboration théorique préalable, qui l’amène même à croire à la possibilité d’une revitalisation par le haut de l’autogestion au début des années 70, il faut toutefois bien admettre que l’autogestion algérienne constitue un objet pour le moins retors.
Nous voudrions par contre rendre justice à la distinction opérée par l’auteur entre les conceptions « municipalistes » et « préfectoralistes » de l’autogestion, car elle permet de mieux cerner la démarche de la gauche de l’appareil d’État dans les années 62-65.

Pour Koulytchizky en 62 « il existait dans le peuple une tendance naturelle au « municipalisme » de l’autogestion et à la construction du pouvoir à partir de la base » tandis qu’« il existait chez les leaders révolutionnaires et dans l’appareil d’État une inclinaison naturelle vers le préfectoralisme et le centralisme. » Une des figures majeures de ce préfectoralisme n’était autre que Michel Raptis-Pablo : « ses idées sur la phase de transition ont eu un impact certain sur les décisions prises en 63 et ont fondé en partie « le préfectoralisme » des décrets de mars au nom de l’impératif de rentabilité. » C’est en fait à un mariage de la carpe et du lapin, une sorte de « NEP » autogestionnaire, que souhaite procéder la gauche préfectoraliste : «  Cette position est en définitive ambigüe dans la mesure où elle met ensemble des contraires et veut faire coexister à l’intérieur de l’entreprise le pouvoir ouvrier avec l’application des directives qui émanent de l’organe qui a la représentation des intérêts généraux de la Nation. (…) Il est permis de se demander si certaines des contradictions des textes de mars 1963 ne trouvent pas leur origine dans cette ambiguïté. » Au bout du compte cette officialisation de l’autogestion, certes bardée de garanties démocratiques, n’aboutira qu’à sa neutralisation et sa mise au service des luttes de pouvoir et à la consolidation de l’État et ne visait d’ailleurs peut-être pas à autre chose, même si Koulytchizky veut croire au paradoxe: « C’est en partie en se fondant sur les masses ( contre certains parlementaires par exemple) et en acceptant l’autogestion, que le président Ben Bella va affirmer l’orientation socialiste de son régime et, paradoxe, construire la puissance de l’État et du Parti. En effet à cette époque, l’autogestion est en Algérie une force sans idéologie précise, ni structuration nette dans la production, sans cadres militants formés. Cette situation fera que ses partisans penseront s’appuyer sur la force de l’État pour faire triompher à tous les niveaux, leur système. Dés ce moment, l’autogestion a commencé à perdre la bataille du pouvoir; elle ne pourra plus se débarrasser du centralisme et de l’autoritarisme étatique. »

« L’expérience algérienne d’autogestion vue à travers l’ouvrage de Serge Koulytchizky » par Jacques Peyrega (in Autogestion n°30 )

Serge Koulytchizky, L’autogestion, l’homme et l’Etat, « L’expérience
algérienne », préface M. Henri Desroche, Directeur d’Etudes à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, directeur du Collège Coopératif (Paris, La Haye,
Mouton édit., Coll. Recherches Coopératives, 1974)

Voici enfin à la disposition du public la «Somme» que constituait le travail considérable qu’avait réalisé Serge Koulytchizky dès 1970, remarquable par le volume des faits recueillis et par la clarté de leur exposition. Patiemment il a mis au point et remis à jour son ouvrage, il a surmonté d’incroyables difficultés d’édition, et il nous livre son oeuvre sous une forme accessible. et agréable à lire . On n’y sent pas l’origine universitaire de l’élaboration
; loin d’être pesante et pointilleuse, l’allure est alerte et
« pointilliste » : on pense à un tableau de l’Ecole impressionniste,
fait de touches légères, qui semblent éparses, et dissemblables, et
qui pourtant donnent une vive impression d’ensemble, plus vraie
que nature, vivante et même ressemblante. On est aussi loin de
l’académisme classique que du réalisme socialiste ! On ne sent pas
de structure, de construction étudiée, cherchant à donner au tout
une architecture magistrale ou une valeur de démonstration. Il faut
se résigner : ce n’est pas une « pièce à thèse », c’est une suite de
scènes saisies sur le vif.
Mais l’on voudrait mieux comprendre l’origine de cette subite
poussée autogestionnaire, le pourquoi de cet ensevelissement sous la
lassitude, et la raison de cette « assimilation » dans un centralisme
bureaucratique. On est alors amené à penser que commencer ainsi la – recherche par le réel, le concret, n’est pas suffisant ; comme le
soulignait Marx, il faut procéder par analyse, à partir de concepts
simples, pour aboutir à un ensemble riche en déterminations et en
rapports complexes. « Le concret apparaît dans la pensée comme le
procès de la synthèse, comme résultat et non comme point de
départ, encore qu’il soit le véritable point de départ et par suite
aussi, le point de départ de l’intuition et de la représentation » (1).
A ce dernier point de vue, le travail de Serge Koulytchizky fournit
sans aucun doute un bon point de départ, .par la qualité de la
représentation de la réalité qu’il nous offre· (1), même si l’on ne peut
s’empêcher de rêver, de rechercher les explications, de dégager les
systèmes économiques, synthèses de nombreuses déterminations (Il).

I. QUESTIONS POSEES A L’ALGERIE SUR L’AUTOGESTION

Malgré la masse de la documentation et la minutie de
l’argumentation, malgré aussi le refus de · s’attacher à quelque
théorie générale soutenant l’ensemble de façon conceptuelle, et
malgré l’absence d’ « esprit de système » dans la recherche des
origines ou des manifestations de l’expérience, la netteté du plan
d’ensemble, la précision des subdivisions, l’intérêt des narrations,
font que l’on ne s’égare pas dans ce tour d’horizon dans l’Algérie
d’après l’indépendance, du point de vue de l’autogestion; pour
découvrir dans · leurs détails et dans leurs rapports les multiples
aspects de la pratique autogestionnaire et de l’emprise étatique.
A) L’Autogestion et l’Etat, ce premier volet ouvre une vue
globale sur l’apparition et le développement des phénomènes d’autogestion en Algérie, dans leurs rapports avec « le pouvoir», lors de la reconnaissance et de l’officialisation de l’expérience.
a) Après avoir cherché dans l’histoire les racines anciennes ou
les tendances récentes qui pourraient expliquer l’émergence du
phénomène en Algérie, avant 1962, dans une Introduction où il
passe en revue les différentes thèses, sans s’y attarder (pp. 21-32),
Serge Koulytchizky s’attache plus longuement à décrire les conditions
objectives de l’apparition spontanée, mais d’abord embryonnaire,
de la prise du pouvoir dans les entreprises par les travailleurs :
carence du pouvoir économique, carence du pouvoir politique
constituent incontestablement le cadre de cette naissance ; la situation que décrit l’auteur suffit à expliquer les manifestations sporadiques de prise en main de la production par des comités de gestion improvisés ; la déliquescence des entreprises, la carence des administrations
justifient aussi la généralisation rapide du phénomène. Le
gouvernement ne pourrait plus revenir sur le fait· accompli, s’il le
désirait.
Et justement de l’illégalité de principe de ces occupations de
biens vacants Guillet 1962) on passe assez vite à I’officialisation de
l’autogestion reconnue à partir d’octobre 1962, consacrée et organisée
par les décrets· historiques du 19 mars 1963. Cherchant à
rendre compte des tendances qui s’affrontent au cours de cette
période transitoire, Serge Koulytchizky nous donne un bon exemple
de sa méthode· en opposant et reclassant les conceptions des formes
de l’autogestion et de ses rapports avec le pouvoir sous deux types,
« municipaliste » et « préfectoraliste » : certes, il s’explique sur
l’utilisation de ces expressions, et il en décrit avec soin les applications
; mais pour expliciter ces conceptions, il se borne, pour la
première à montrer le processus yougoslave d’organisation interne
des entreprises et son extension à I’organisation de l’Etat et de
l’Economie de marché, dont le jeu apparaît difficilement compatible
avec l’existence d’un. plan véritable : tout est noté, de ce qui est caractéristique, mais les articulations précises, les conditions nécessaires, les contradictions internes ne font pas l’objet d’une analyse systématique, qui permettrait de connoter les éléments essentiels du « modèle » yougoslave et de désûnir avec précision la signification et les implications de cette conception « municipaliste ». De même, pour la conception « préfectoraliste », l’auteur certes, se réfère à une conception précise « marxiste-révolutionnaire » ( « trotskyste pabliste ») et à l’analyse qu’elle fournit de la période de transition
avec la nécessité de l’élévation des forces productives, des conditions
d’une marche progressive et d’une tutelle étatique, tout en cherchant
à autogérer la vie de l’entreprise, la vie de la commune et l’ensemble de la vie sociale : mais tout ceci est présenté d’une façon descriptive et dualiste, et non systématique et dialectique, de sorte que l’on saisit mal les principes directeurs, les règles, les mécanismes et les objectifs de l’ensemble de cette politique, ainsi que les contradictions et les évolutions au travers desquelles il s’agit de progresser vers une autogestion plus large et plus effective.
b) Mais Serge Koulytchizky montre bien dans ce chapitre
(pp. 35-84) comment on s’achemine vers une formule de tutelle
directe de l’autogestion par l’Etat, interventionniste et centralisateur.
A vrai dire, une telle conception d’ensemble d’un système
socialiste reposant sur l’autogestion n’était certainement pas très
claire et très ferme, à l’époque, en Algérie et peut-être n’y
correspondait-elle guère à des possibilités économiques et politiques
suffisantes ou à des efforts assez efficaces, car le processus d’« intégration » de l’autogestion dans « l’Etat », de 1963 à 1965 se marque par bien des incompréhensions et des hésitations, des lenteurs et des lourdeurs, par une insuffisance de coordination et de dynamisation du secteur socialiste et.de l’Economie entière et malheureusement,le 19 juin 1965, au lieu d’une nette orientation socialiste permettant de renforcer l’autogestion, c’est un coup d’Etat militaire qui fait passer le pouvoir aux mains de partisans d’un Etat centralisé exercant une tutelle puissante et une direction énergique, sans se préoccuper d’orientation socialiste et de processus autogestionnaire. Les quatre vingt pages consacrées à « l’intégration de l’autogestion», réalisée par
son organisation même et, par son insertion dans un Etat et une
Economie présentant ·certains caractères spécifiques, malgré les
résistances des travailleurs, ces exposés minutieux font bien saisir, à
travers les descriptions économiques et administratives, à quel point la
distance était grande entre la poussée autogestionnaire et la tendance
bureaucratique, entre l’aspiration vers le. socialisme, et la réaction
consistant à chausser les bottes laissées par le pouvoir colonial.
Le coup d’Etat militaire n’allait-il pas favoriser la montée au pouvoir (économique sinon politique) d’une nouvelle bourgeoisie nationale, avide de prendre la place laissée vide et d’orienter le développement à son profit ? Sans poser une .telle question Serge Koulytchizky fait bien sentir le « suspense » qu’a représenté longtemps le doute sur les orientations « socialistes » du gouvernement mis en place par le colonel Boumédiènne. Au Iieu de la juxtaposition de diverses formes d’entreprises socialistes ou publiques,
que représentait le processus d’intégration de l’autogestion, c’est à
une véritable «assimilation», faisant disparaitre le secteur autogéré
dans un vaste ensemble administré par l’Etat, que l’on assiste.
L’asphyxie de ce secteur résulte non plus seulement de la tutelle et
de l’ingérence excessives mais surtout du développement de nouvelles
formes d’organisation des unités de production, comme les
sociétés nationales, les entreprises publiques communales ou départementales, où des règles spéciales sont édictées qui ne visent qu’à
l’efficacité par une gestion étatique, sans se soucier de « participation
des travailleurs ». Les entreprises privées elles-mêmes, sérieuses
concurrentes des entreprises autogérées dans le secteur non agricoie,
se voient renforcées et encouragées par le nouveau code
des investissements …
Et pourtant. .. l’assimilateur se trouve peu à peu transformé
par l’assimilé : l’autogestion va faire l’objet de déclarations et de
mesures favorables dans l’agriculture, qui promettent une réorganisation
sur des bases plus solides et un meilleur fonctionnement technique, commercial, financier, permettant une meilleure information et une plus grande participation… Mais c’est surtout la Révolution Agraire, sur la base de la coopération, qui fait progresser et passer dans la pratique les idées d’association démocratique et de promotion· des paysans. Dans l’industrie les sociétés nationales se voient dotées d’un statut longtemps remis à plus tard, qui, fin 1971, organise une Assemblée (les Travailleurs et des commissions permanentes ouvrant la voie à une participation démocratique dans une « organisation socialiste des entreprises».
Un bilan économique de l’autogestion (pp. 207-240) permet
d’apprécier l’importance des réalisations de l’autogestion,·ses limites
bien restreintes (dans l’industrie) et ses résultats matériels, importants
(dans l’agriculture). Sa part totale dans le :PIB n’est que de
6,S à 10 %, mais elle représente 40 à 45 % du PIB agricole. Même si
la notion d’autogestion se trouve pratiquement éliminée des perspectives
septentrionales et de la planification. le secteur autogéré agricole
constitue la- base du développement du socialisme dans l’agriculture,
considéré. comme un objectif essentiel des années à venir. Le bilan
en définitive n’est guère brillant, et les faits, les statistiques conduiraient
plutôt à un constat d’échec, sinon de disparition …
L’autogestion en Algérie est-elle, morte à l’aube des
années 70 ? Reste-t-elle confinée « dans quelques petites entreprises
abandonnées par. leurs propriétaires » (Boumediene, 18 juin 1968,
P· 260)? L’autogestion n’est-elle qu’un mythe ou un cliché; n’est elle
qu’une voie ou un moyen vers le socialisme parmi tant d’autres,
et nullement une fin en soi (Révolution Africaine, Mars 1968, cf.
p. 260) ?
C’est ici que Serge Koulytchizky reprend l’analyse et cherche
si, au niveau des « fonctions latentes», l’autogestion n’a pas exercé
et ne continue pas à exercer un rôle économique et politique pour
imposer « au nouveau régime algérien un degré de démocratie dans
la construction politique supérieur à celui qu’on pouvait attendre
d’un mouvement issu d’un coup d’Etat et s’appuyant sur l’armée »
(cf. p. 264). L’assimilation de l’autogestion par l’Etat ne va-t-elle pas
conduire dans une certaine mesure à un changement de la nature.
même de l’Etat ?
B) L’autogestion et l’Homme, s’efforce de montrer comment,
« au niveau des consciences individuelles », sinon au niveau des
doctrines, l’autogestion contribue à donner son caractère « spécifique
» au socialisme algérien, « arabo-islamique ». Elle exprime la
volonté d’émancipation de l’Homme, émancipation contre l’exploitation coloniale ou féodale, désir, contre le mépris, de retrouver la dignité, volonté, contre la dépersonnalisation de se reconstituer: une
identité » (p. 273).
a) A vrai dire Serge Koulytchizky, en ce qui concerne les
aspirations des hommes et le rôle des masses, a déjà évoqué, a~
moins rapidement, quelques lignes de l’évolution de ce, qu’il appelle
« l’autogestion · des citoyens » ; c’est-à-dire la mise en oeuvre; très
progressive, d’institutions politiques nouvelles reposant à la base !!Ull
des assemblées populaires communales et sur des assemblées de
Wilayas, ainsi que sur un Conseil Economique et Social au niveau
national ; et il a indiqué dans quelle mesure une certaine force de
contestation pouvait éventuellement être constituée par les organes
d’expression des aspirations profondes des masses, le Parti du F.L.N.
et le Syndicat, l’UGTA. Aussi va-t-il consacrer toute cette deuxième
partie de son investigation approfondie des réalités de l’autogestion
à rechercher comment les travailleurs, dans le cadre d’une gestion
autonome des entreprises accèdent à une participation à la prise des
décisions, aux résultats financiers et à leur propre formation. Ce
n’est certes pas la partie la moins intéressante de l’ouvrage, sur le
plan des réalités quotidiennes et humaines : en spécialiste averti des
problèmes de gestion des entreprises, et plus particulièrement des
relations sociales et humaines, Serge Koulytchizky procède ici d’une
façon très méthodique, en recherchant la réalité du pouvoir, le
degré de démocratie interne, les formes et les limites de l’intéressement aux résultats, les efforts d’information et de formation des
travailleurs, dans le cadre même des unités de production, . cette
réalité est ici analysée en cherchant comment sont assurées les
différentes « fonctions de l’entreprise » (au sens de Fayol), c’est à-
dire en montrant à chaque niveau, dans chaque grande catégorie
de décisions comment se présentent et se résolvent les conflits entre
l’autorité hiérarchique des organes de gestion et la démocratie de
base des travailleurs et de leurs représentants.
Le chapitre sur la participation à la prise des décisions
(pp. 277 à 318) est ainsi l’un de ceux où l’observation, les
constatations et les conclusions sont les plus riches d’enseignements:
on y voit comment « la passivité des travailleurs, entretenue
par la rétention d’information, a entraîné en Algérie, tout au
long de ces dix années, une dégénérescence progressive de la
démocratie interne de l’autogestion et l’émergence d’une couche
nouvelle de dirigeants» (p. 318). Le mécanisme concret .qui a
conduit à cette situation est minutieusement dévoilé, depuis les
organigrammes des deux hiérarchies (de l’autogestion socialiste et de
la gestion fonctionnelle) et des multiples institutions étatiques
d’intervention, de direction et de contrôle concernant directement
toutes les tâches, jusqu’aux réalités multiformes du fonctionnement
des unités autogérées et des conflits entre organes, des dépassements de prérogatives, des déviations de toutes sortes qui ont marqué les
structures internes et externes et le fonctionnement des unités
autogérées, dans l’industrie et le commerce comme dans l’agriculture.
Pourquoi de l’élan de l’hiver 62-63, de l’esprit de sacrifice,
d’harmonie et de prosélytisme des débuts en est-on arrivé à ce
désintérêt, à cette lassitude ou à ce désespoir ! C’est ce que Serge
Koulytchizky s’efforce de faire comprendre, ou deviner, à travers de
nombreux exemples pris sur le vif de 1963 à 1968, en cherchant
successivement les causes dans la précarité des conditions de vie et
l’inquiétude sur les difficultés de fonctionnement et de rémunération,
ou dans Je sentiment d’impuissance devant les pressions de
différentes autorités, devant l’anarchie ou l’intervention directe des
autorités de tutelle, avivant la conscience de la faible efficacité de
l’action autogestionnaire des travailleurs eux-mêmes … Mais ici Serge
Koulytchizky poursuit son investigation et recherche les sources de
cette évolution dans deux séries de phénomènes, plus ou moins
volontairement organisés : l’accaparement de pouvoir dans les unités
en autogestion, par certains organes de gestion ou par le directeur
chargé de gestion, pour des raisons diverses, conduisant les travailleurs à une démission de leurs propres responsabilités ; la mauvaise
information des travailleurs qui est subie, et non demandée par les
travailleurs car elle ne leur paraît pas fournir des éléments d’appréciation
et de décision, ne sera plus finalement qu’octroyée, dans la
mesure où elle est nécessaire pour l’approbation et assurer
la bonne marche de l’entreprise. Pour différentes raisons (cf.
PP· 316-317) le parti et le syndicat ne jouent pas leur rôle dans les
entreprises du secteur socialiste ; leur « paralysie » contribue à la
désaffection des travailleurs, en même temps qu’à une absence de
doctrine explicite et cohérente sur les problèmes de l’édification du
Socialisme.
C’est ici que l’on commence à se poser des questions, sur le
fond des problèmes ainsi soulevés, et sur leur absence de solution en
Algérie, si ce n’est dans le sens du renforcement d’un centralisme
étatique à sens unique, non démocratique, et ne cherchant même
pas à instaurer des organes ouvriers de gestion efficaces à la base et
des courroies de transmission. Mais l’on se prend aussi à se poser
des questions sur la méthode d’analyse et d’exposition adoptée par
l’auteur dans cet ouvrage, regrettant qu’elle ne permette pas de
soulever tous ces vrais problèmes, en n’exposant pas aussi une
conception de la gestion socialiste d’unités autonomes dans le cadre
d’une planification d’ensemble. La référence aux problèmes et aux
techniques de gestion des entreprises capitalistes, si elle fournit un
cadre utile pour l’analyse, ne suffit visiblement pas; et l’auteur est
amené à passer à de multiples observations. Aussi, faute de
référence . .à un cadre utile pour l’analyse de la -gestion (et âela
planification) des entreprises socialistes, on aperçoit simplement
dans quelles conditions et pour quelles raisons factuelles le courant
de « participation des travailleurs à la gestion» n’est pas passé, ou
ne s’est pas poursuivi. De. là, malgré l’évocation de l’enthousiasme
du début et de l’idéologie de, certains, l’impression vient, d’abord
obscure puis envahissante, que c’est une expérience de participation
qui n’a pas marché, ou qui n’a pas été vraiment tentée par les
autorités responsables de l’économie et de la politique· nationales,
une expérience de participation des travailleurs à la gestion d’entreprises
dont le moins qu’on puisse dire c’est qu’elles tendent à s’apparenter plus au capitalisme fût-il d’Etat, qu’au socialisme fût-il de période de transition … Et ne serait-ce pas là. un puissant motif de désintérêt et de découragement ? Une passivité à entrer dans les rouages dont on ne voit pas quel rapport ils ont avec un socialisme si peu .« autogestionnaire » que ce soit ?

b} Cette impression ne peut évidemment qu’être péniblement
accentuée par les deux derniers chapitres faisant le point sur les
deux sortes d’avantages que les travailleurs – passée ,« la phase
romantique de l’autogestion » – peuvent tirer- de cette sorte d’autogestion : l’intéressement aux résultats de l’entreprise et l’aspiration à la promotion sociale …
Les quarante pages consacrées par Serge Koulytchizky à la
politique des revenus – accroissement des salaires ou répartition des
bénéfices ? – dans le secteur autogéré ne sont pas de celles qui se
laissent aisément résumer car les modalités ici sont importantes pour
dégager non seulement la masse des rémunérations ainsi allouées et
les tendances de leur attribution et de leur évolution mais pour
comprendre à quels principes en définitive toute cette politique
paraît obéir : on ne peut qu’être frappé, avant même de commencer
cette étude de la part des travailleurs dans le revenu de l’exploitation,
par ses conclusions.: « L’intéressement des travailleurs aux
résultats des entreprises autogérées malgré quelques distributions
spectaculaires de « reliquat », n’a pas été suffisamment systématique
pour entraîner la disparition de la mentalité salariale et pour être le
moteur d’un progrès économique dans le secteur.
« Par contre ce même intéressement a été suffisant pour
développer semble-t-il chez les privilégiés de l’autogestion, chez les
permanents, un esprit de caste. On peut se demander – les marxistes
en tout cas l’affirment – si cette constitution d’une couche .sociale
nouvelle en principe idéologiquement mieux formée et davantage
responsable n’est pas nécessaire au bon fonctionnement du système
» (pp. 357-359).
Et l’idée d’une relation entre ceci et cela, entre l’organisation
de la production et de la gestion dans l’entreprise (et dans Ia
nation) et le manque d’intérêt pour la participation. (au pouvoir
comme au résultat) est bien suggérée par l’auteur : « On est amené
à constater que tant que la. réalité du pouvoir de décision dans
l’entreprise échappait aux travailleurs, la répartition des bénéfices ne
faisait pas partie de leurs revendications les plus pressantes, et ils
préféraient exiger des réajustements d’avances ou de salaires».
La participation des travailleurs à la promotion sociale fournit
certainement le bilan le plus remarquable et le plus digne d’éloge de
l’oeuvre poursuivie en Algérie au bénéfice des travailleurs. Qu’il
s’agisse de l’alphabétisation, de la scolarisation du développement de
l’enseignement. supérieur aussi bien que de la culture populaire, ou
qu’il s’agisse de la formation professionnelle des adultes ou de la
formation permanente .dans les entreprises, aussi bien dans l’agriculture que dans l’industrie, les efforts et les réalisations sont des plus
considérables, et contribuent beaucoup à élever les niveaux de
connaissances, de compétence et de conscience des travailleurs. .
Mais le rapport avec «l’autogestion» de toute cette oeuvre est
des plus incertains. Non seulement ce n’est pas « sur le tas », c’est
rarement au niveau des unités autogérées que se. réalisent les.
actions: au contraire; toutes ces connaissances restent «octroyées»,
attendues passivement, organisées par des spécialistes de la formation.
~t de la culture aux échelons centraux, plutôt que recherchées
organisées activement sur la base d’une participation efficace des
intéréssés. « Ce sont les travailleurs qui doivent aller à la culture,
puisque celle-ci ne vient pas à eux. De là une sélection… une
aggravation du fossé qui sépare la masse analphabète (particulièrement dans l’agriculture) d’une élite de responsables qui peut améliorer ses connaissances et qui à ce titre, a toutes les chances d’être maintenue par l’électorat dans ses responsabilités» (pp. 392-393). .
Pourtant l’autogestion a apporté un élément nouveau : « l’idée
que la culture de chacun est nécessaire au bien-être de tous, car
c’est. bien de « culture » qu’il s’agit. A la responsabilité globale du
travailleur de l’autogestion ne peut correspondre qu’une formation
globale au métier, à la gestion, à la vie politique et sociale. En ce
sens l’autogestion est certainement pour quelque chose dans la
promotion culturelle de l’ensemble du peuple algérien».

II. QUESTIONS POSEES PAR L’AUTOGESTION AU « SYSTEME
SOCIO-ECONOMlQUE »

Au moment de refermer le livre, les conclusions (celle du
livre II et celle de l’ouvrage, pp. 395 à 403) amènent à se poser
bien des questions, dont on ne peut pas ne pas ressentir le caractère
vraiment essentiel, car elles impliquent une compréhension d’ensemble, «systématique », de l’autogestion, non seulement au niveau
de l’entreprise mais à celui de la Société. Les problèmes surgissent
brutalement lors de la confrontation que tente Serge Koulytchizky
entre l’expérience algérienne et les principes avancés dans l’introduction ou tout au long de la deuxième partie .. Ainsi apparaissent un certain nombre de principes (non respectés en Algérie) : la prise autonome des décisions par ceux auxquels elles s’appliquent, la rotation des cadres, l’autonomie réelle des unités de production par rapport à l’Etat, la liaison des rémunérations avec les résultats de lagestion communautaire, la formation générale et l’information organisée…
Mais on se pose des questions au sujet de ces principes :
d’où viennent-ils, quels sont-ils’ au total, quelle conception générale
Ies sous-tend quelle théorie les inspire, dans quel système économique
et social s’insèrent-ils ? Et finalement n’y en a-t-il pas bien
d’autres encore, extrêmement importants, peut-être même décisifs
pour le succès d’une expérience d’autogestion à l’échelle nationale ?
Des principes qui ne sont pas exprimés ici, sans doute parce qu’ils
ne semblent pas concerner le fonctionnement interne de l’entreprise
autogérée, mais touchent à son « environnement socio-économique
», parce qu’ils concernent surtout ses relations avec les autres
entreprises, et avec les consommateurs, et parce qu’ils mettent en
cause le fonctionnement d’une économie de marché non planifiée,
et encore dominée par les motivations et par les pressions capitalistes.
Et tout ceci soulève en définitive le problème des buts de
l’autogestion et celui des objectifs de l’Economie Nationale, dans la
perspective des fins que choisit la société et qui orientent son
fonctionnement et son développement à court, moyen et long
terme …
Certes, la plupart de ces points figurent quelque part dans le
tableau qui nous est offert, ils font partie du pointillisme qui lui
donne son style et en fait la valeur. Mais ne restent-ils pas trop dans
des zones obscures, sinon même parmi l’inexprimé ou le refoulé?
L’introduction générale ne nous offre en effet que quatre
courtes pages sur « l’idée d’autogestion », pour poser les « questions
qui s’imposent généralement lors de toute réflexion sur le phénomène
autogestion » : or, si celles-ci sont limitées en· nombre, elles
sont parfois bien vastes (comme celles de la dynamique de l’autoges-
tion) et restent à l’état d’interrogations sans réponses; une seule
allusion est faite aux « conditions de réalisation du couple· dialectique
autogestion-planification » et encore disparait-elle dans la
formulation finalement retenue (p. 15) pour la définition de l’autogestion : plus exactement elle s’y trouve cachée sous l’exigence d’une « coordination générale des activités à tous les niveaux, cette coordination devant, sans plus, équilibrer par sa force centripète l’individualisme des différentes communautés de base ». Sous cette formule se trouvent élégamment écartés avec la référence à « un plan démocratiquement élaboré » ( qui figurait dans la même définition dans la première édition polycopiée, p. 152) tous les problèmesfondamentaux de l’équilibre général et de la croissance harmonisée
dans une Economie Socialiste s’efforçant de laisser la plus large
place à l’autonomie de gestion des unités de production comme à
une élaboration vraiment démocratique du plan à tous les niveaux.
On touche ici à la question absolument essentielle, on le sent,
pour l’autogestion, dont la solution ( ou l’absence de solution
satisfaisante) conditionne toute expérience et contribue à expliquer
les difficultés ou les échecs (en Yougoslavie comme en Algérie).
Certes, les nécessités de l’édition, et le souci de ne pas sortir
de son tableau de l’expérience algérienne, de ne pas « extrapoler »
ni « théoriser », en affirmant des idées, en suggérant des conclusions
qui ne soient pas strictement liées à ses propres observations des
pratiques de l’autogestion en Algérie, ont pu conduire valablement
Serge Koulytchizky a se limiter volontairement sur ces points. Mais,
il· a été ainsi amené non pas à remanier et à réduire mais à
supprimer la longue introduction qu’il avait donnée à la première
présentation de son travail, dans sa thèse de Doctorat, et notamment
les quelques cinquante pages consacrées à « l’approche conceptuelle
de l’autogestion ». Il tentait là, avec beaucoup de précautions,
d’abord de préciser la « forme de démocratie et de décision »
originale que constitue l’autogestion ; il passait en revue ensuite les
diverses formules d’entreprises comportant une gestion autonome
par les travailleurs ; mais surtout il se posait enfin la question
fondamentale : « l’autogestion peut-elle devenir un véritable système
économique, politique et social » ?
Montrant que l’autogestion vise à construire un monde nouveau
et « porte en elle sa généralisation et sa radicalisation » (Henri
Lefebvre), il soulignait que « l’idéal autogestionnaire exige pour se
réaliser pleinement la mutation de la société existante». Toutefois il
relevait qu’elle « ne semble pas constituer un système économico-politique
cohérent, une troisième voie entièrement originale», bien
qu’elle affirme sa «spécificité», car elle implique un certain
nombre de conditions de base pour que puissent se réaliser « les aspirations souvent informulées qui l’attirent. vers un idéal de type
socialiste, non autoritaire, et démocratique à tous les niveaux». ·
C’est ainsi qu’elle implique d’abord, « au niveau micro-sociologique
», prises de décisions par les organes de gestion socialiste,
participation des travailleurs aux résultats et à leur optimisation (et
non maximisation) ; mais d’autre part, « au niveau macro-sociologique
» s’il faut une autogestion politique surmontant les tendances
au centralisme et à l’autoritarisme, il · faut aussi une planification
permettant la coordination des activités, la réalisation des investissements
sociaux, ainsi que la péréquation entre les entreprises, plus
ou moins bien dotées, entre les producteurs directs et indirects,
entre les actifs et les inactifs (p. 151 de -l’édition polycopiée).
Toutes ces idées figurent certes, en filigrane, condensées dans
la longue définition reproduite à la page 15 de l’édition actuelle :
leur explication traçait pourtant un schéma d’analyse plus serré et
permettait surtout de mieux comprendre les conditions de l’autogestion
et donc les difficultés qu’elle a pu rencontrer en Algérie, où
la plupart des éléments indispensables à la réalisation d’une telle
expérience à l’échelle nationale n’ont pas été réunis. Et la question
lancinante qui revient et que rappellent les interrogations de la
conclusion générale (p. 401), n’est-ce pas de savoir quel est l’ensemble
de ces conditions d’une autogestion, généralisée à l’ensemble d’un secteur, à l’échelle de l’Economie Nationale?
On se rend compte aussi qu’il ne suffit pas de les énumérer et
de les concrétiser, ces implications socio-économiques d’une expérience
d’autogestion : il faut les rassembler et les ordonner dans un
ensemble cohérent, permettant d’étudier méthodiquement ces questions
que toute expérience autogestionnaire (fût-elle limitée à une
seule entreprise) pose brutalement au e système ». Ainsi pourrait-on
.comprendre d’abord comment l’autogestion peut naître, dans quel
« milieu favorable » peut surgir cette ·« fleur », et quel environnement
lui est nécessaire pour s’épanouir au lieu de s’étioler.
N’est-elle possible que dans de petits domaines ou comment pourrait-
elle être acclimatée dans les vastes unités d’un socialisme
moderne ? Comment peut-elle se défendre par rapport aux tendances
envahissantes d’un Etat centralisé et puissant ; et comment
se· situe-t-elle dans la perspective du « dépérissement de l’Etat » ? .
Et c’est alors que se pose ce problème fondamental de l’harmonisation
des autogestions, celles des producteurs, celles des consommateurs,
celles des citoyens, celles des hommes … Et l’on retourne à
la nécessité de la planification ne serait-ce que par l’intermédiaire de
cette réflexion de J .P. Chevènement : « Le socialisme se définit
autant par l’ordinateur que par I’autogestion ».
On s’aperçoit ainsi que la démarche délibérément adoptée par
Serge Koulytchizky conduit à éluder tous les problèmes relatifs au
système socio-économique, tenant aussi bien · à ses impératifs de
fonctionnement · et à ses perspectives d’évolution qu’aux comportements
et aux idées qui lui correspondent ou qui cherchent à s’y manifester. Ecartant cette conception d’un ensemble complexe de rapports sociaux dialectiquement liés, il est amené à une vision dichotomique qui ne permet pas de situer les problèmes fondamentaux.
Il affirme ainsi; comme un postulat liminaire : « L’Etat et
l’Homme sont les deux pôles de toute société humaine», et ramène
ainsi l’observation à celle de « forces centrifuges et centripètes qui
écartèlent la société» (pp.16-17). N’est-ce pas ici qu’une analyse
préliminaire des concepts mis en oeuvre aurait été· nécessaire, ne
serait-ce que pour montrer comment on passe de « l’Homme » à
« la Société », et préciser notamment comment s’analyse « le groupe
humain que constitue l’entreprise » ? De même suffit-il de poser
«l’Etat» comme une donnée, comme une sorte d’Etre Suprême qui
a son existence, » sa volonté, et sa puissance indépendamment des
éléments sociaux et humains qui le constituent? Les spécifications
~e ces notions trop générales ne devraient-elles pas constituer les
lignes directrices d’une observation et d’une interprétation, théorique
et pratique de l’autogestion en Algérie ?
A) Cette nécessité d’une analyse conceptuelle de base frappe,
d’abord lorsque Serge Koulytchizky nous met face à cette entité
hors de l’espace et du temps posée sans spécification socio-ëconomique  ni socio-politique : L’Homme. Aux sources de l’autogestion
en Algérie, n’hésite-t-il pas à écrire, «·il nous a semblé apercevoir
dans l’Homme, à· travers la tradition quelques racines de l’idée
d’autogestion». Sentant qu’à ce niveau de généralité cette notion
est inutilisable, il se demande pourtant « quel est cet Homme», cet
homme algérien’« qui après sept années dé combat, au lendemain de
l’lndépendance, adoptera et imposera la formule nouvelle de direction
collective des exploitations et des entreprises abandonnées ? »
(p. 267). Et il tente de répondre sur un double plan sociologique et
psychologique ; ne pouvant se lancer dans une telle recherche, il cite
quelques conclusions, d’auteurs très qualifiés à propos de l’Algérie~
de 1962 . On devine que sous le signe d’une telle personnification
globale, on ne parviendra pas à spécifier utilement le contexte historique et pratique, détaillé et dialectique, mettant en présence les groupes sociaux significatifs.
Et de fait « l’analyse sociologique fait appel à la notion de
masses» : autant dire qu’aucune analyse de classes ne trouvera
place, aucune forme socio-économique de la société ne sera observée.
Les citations choisies de Bourdieu et de Lacheraf évitent à
peine les poncifs habituels sur le « fellah algérien » et sur le
« déchirement de la société indigène par le colonialisme », mais elles
bornent à une certaine description de la situation psycho-sociologique
en Algérie à la veille de l’indépendance. Un tel point de vue
«sociologique» (d’une certaine sociologie du moins … ) ne fait
qu’estomper la portée des remarques judicieuses faites par Serge
Koulytchizky, mais sans les mettre en place dans un ensemble
sociétal où la structure socio-économique du capitalisme de colonisation
et d’exploitation directe en Algérie serait mise en évidence,
avec les rapports sociaux complexes mais violemment marqués qui
en découlaient. C’est au point qu’on ne voit ainsi apparaitre que le
«fellah», le paysan (pp. 268-269) alors que justement ce sont des
ouvriers, des prolétaires, qui ont réalisé l’autogestion dans l’agriculture,
comme dans l’industrie. Cette catégorie sociale, cette classé
ouvrière très particulière qui s’est développée en Algérie n’est pas
analysée, alors que l’auteur, par ailleurs (p. 26) a bien noté son rôle
décisif.
De même, il se trouve engagé, à la suite d’El Hachemi Tidjani
et de Jacques Berque, -dans de bien vagues considérations « psychologiques» sur la personnalité algérienne et sa désarticulation et dans de discutables considérations philosophiques sur la conjonction entre socialisme et idéologie arabo-islamique. Toutes ces notations – quel qu’en soit l’intérêt ou le bien fondé éventuel – sont particulièrement déroutantes par le manque d’articulation avec la base socio-économique qui expliquerait cette aliénation et cetteexploitation auxquelles l’ Algérien cherche à échapper en 1962, ou
qui permettrait de comprendre le mouvement autogestionnaire
comme moyen de « se reconstituer une personnalité ». Il semble en
effet que rechercher dans « ces forces plus « amples », plus « profondes »
et plus « globales » qui débordent le débat exploitant exploité
» l’explication de la « naissance de l’autogestion », en tant
que système où il n’y a plus ni exploitation économique ni
soumission ou sujétion, ne peut apporter qu’une vue bien partielle
– si pénétrante qu’elle puisse être – dès l’instant qu’elle est
dissociée complètement de son contexte historique socio-économique.
Il est également dommage que les considérations qui suivent
(p. 272) sur « l’identification du socialisme et de l’Islam», donnant,
« au niveau des consciences individuelles » son caractère « spécifique
» au socialisme en Algérie (p. 273) soient détachées de
l’analyse personnelle, beaucoup plus satisfaisante, que Serge Koulytchizky nous avait donnée des traits spécifiques du socialisme algérien (préparatoire, humanitaire, arabo-islamique et de décolonisation)
(pp. 103-107 et 111).
Malheureusement il ne s’agit pas ici de regretter seulement la
dispersion des éléments de ce qui aurait du constituer un ensemble :
c’est qu’en fait on manque ainsi d’un système d’analyse qui
permettrait d’y voir plus clair et plus profond sur de nombreux
points essentiels pour la compréhension de l’expérience algérienne
d’autogestion. . .
· Deux exemples suffiront · à montrer les conséquences d’une
telle carence, en ce qui concerne les possibilités de discussion et
d’interprétation : l’émergence de l’autogestion, au -niveau de la
société algérienne, sa réalisation au niveau des exploitations et
entreprises.
a) On ne saurait certes reprocher à Serge Koulytchizky de
n’avoir pas traité de façon « systématique » le délicat problème des
« sources », des origines lointaines et proches, du mouvement autogestionnaire en Algérie. Les aperçus qu’il en donne, de ci-de là, sont même remarquables, par l’art de proposer sans insister de multiples
aspects d’une réalité complexe ( qui se laisserait difficilement
systématiser !), par la façon d’évoquer des tendances qui touchent
peut-être aux plus profondes racines du comportement d’un peuple.
Il paraît difficile de lui adresser des critiques vraiment sérieuses, en
raison même du caractère nuancé, partiel, circonstanciel de ses
aperçus .. Mais pourtant n’y a-t-il pas là l’une des sources de
l’insuffisance d’explication, de la réticence à esquisser des réponses
concrètes à des questions concrètes ?
Ce qui frappe en effet dans toute l’oeuvre de Serge Koulytchizky,
c’est son penchant pour une approche purement « factu elle » s’interdisant toute démarche «théoricienne», c’est sa répulsion pour une analyse « systématique », ne fût-elle que « systémique» : mais dans ces conditions comment comprendre vraiment les difficultés d’une pratique autogestionnaire s’insérant dans un cadre aussi complexe et contradictoire qu’un système économique, social et politique en pleine mutation ; comment- en percevoir les origines et les possibilités, comment en déceler les difficultés voire les contradictions insurmontables ?
Or, dès que Serge Koulytchizky touche à l’analyse des
activités, des classes, des sociétés, il rejette tout ce que peut
représenter comme instrument d’analyse concrète la notion de
« système socio-économique » ( ou de « mode de production » et de
« formation économique de la société » si l’on préfère cette terminologie marxiste); c’est-à-dire qu’il néglige l’existence possible d’un
ensemble cohérent liant dialectiquement les bases techniques, économiques
et humaines avec des rapports sociaux, nés dans la production
et dans le mode d’appropriation et d’exploitation des moyens
de production, qui se manifestent dans toutes les couches de la
société, dans les institutions politiques et, juridiques (dont l’Etat. est
la plus importante) et qui .se prolongent et se confortent dans un
ensemble d’attitudes et d’idées, formant ce que François Perroux
appelle l’esprit du système, et Oscar Lange la conscience sociale
d’une formation économique et sociale, lieu de fermentation idéologique où il faut observer les mouvements contradictoires, tendances
réactionnaires es ou aspirations révolutionnaires, qui visent soit à
perpétuer d’anciens modes de production, d’existence, et de pensée,
soit à préfigurer une société future … De cette vision d’ensemble
d’un « système », c’est-à-dire de la société, Serge Koulytchizky ne
retient que quelques facettes qui peuvent éclairer le point de vue du
moment, sans rechercher comment une analyse dialectique de tous
les éléments ainsi rassemblés pourrait aider à mieux comprendre une
situation à un moment donné, et à .suivre une évolution sinueuse au
cours d’une longue histoire …
C’est ainsi que la discussion qu’il évoque sur le caractère
« féodal » ou bien « archaïque » du mode de production caractérisant
l’Algérie précoloniale (p. 28) n’a pu que l’égarer en l’incitant
à ne s’attacher qu’aux formes d’exploitation des masses rurales
et au mode de tenure des terres. Un approfondissement des larges
discussions marxistes sur le « mode de production asiatique » · lui
aurait permis de mieux comprendre la signification possible de cette
formation précapitaliste en Algérie .. Par delà les survivances d’un ,
mode d’appropriation et d’exploitation de type plus ou moins
« communautaire » apparaissent les facteurs du maintien de .traditions
de solidarité parentale et villageoise, à travers toutes les
invasions et les dominations, et en quelque sorte en dessous des
structures et superstructures hiérarchiques et étatiques imposées et
perpétuées par les conquérants successifs, donnant une allure despo-
tique et centraliste, de type « asiatique » plutôt que décentralisée et
héréditaire, de type « féodal » à l’organisation politico-économiqtie
du prélèvement du surplus, du maintien de l’ordre et des activités
collectives et extérieures dans l’ensemble de la Régence ». C’est la
domination turque en · effet qui confirme le plus près de nous en
tout cas, ce caractère « semi-asiatique » plutôt que semi-féodal du
mode de production en Algérie ; et la domination française n’a fait
que maintenir ou restaurer, à. travers · les atermoiements de sa
politique coloniale, cette double structuration, assurant d’une part
sous l’autorité du « beylik » (k gouvernement général) et de ses
représentants, la mise en exploitation maximale des ressources, et
obligeant d’autre part les familles et les villages à renforcer leur
solidarité, pour subsister aux limites du produit nécessaire à l’existence,
devant la réduction des terres cultivables laissées aux populations
indigènes … Ceci jusqu’au moment où les développements sans
cesse croissants des cultures · modernes destinées au marché capitaliste
(métropolitain) ont.’ nécessité – devant I’insuffisance du peuplement
de travailleurs européens – une exploitation de plus en plus
large d’une nombreuse ‘main-d’oeuvre salariée, recrutée parmi ces
nouveaux ‘é, pauvres». ces ·«sous-prolétaires)) qu’avait multipliés
l’accaparemment des meilleures terres autant-que la poussée démographique à  partir de ·l’entre-deux-guerres .. Mais · les conditions
matérielles d’existence de cette population (ne pouvant, le plus
souvent, compter que sur un travail et un salaire intermittents et
suffisants) la conduisaient à s’attacher plus que jamais aux
traditions de communautés c’est-à-dire de solidarité familiale, villageoise.
ou tribale qui déroutent tant les exploiteurs – et les observateurs
– capitalistes. Même transplantés dans un secteur dit « moderne
)n devoir de solidarité s’imposait vis-à-vis des parents, des
« frères », des « cousins » non favorisés ; et ceci valait aussi bien
pour les travailleurs au service des colons que pour les responsables
d’un domaine autogéré : des moyens de production, des moyens
d’existence ne doivent pas être accaparés par celui qui a eu la
ch~ce d’en obtenir la disposition ; le travail comme les ressources
doivent être partagés, et gérés en commun …
‘ b) Cependant les problèmes d’autogestion, en Algérie en 1962,
ne concernent guère – pas du tout ou pas directement – la masse
des « fellahs », ni celle des sans-emplois, restés au village sur les
terres du secteur dit « traditionnel». Et donc, s’il n’est pas inutile
d’évoquer et d’actualiser les coutumes ancestrales ou les aspirations
profondes des algériens exploitant leurs propres terres, ou cherchant
à les récupérer, il faut pourtant s’attacher à la constitution de cette
classe nouvelle en Algérie, celle des travailleurs salariés ; encore
relativement peu nombreux dans l’industrie, ils· sont innombrables
dans l’agriculture, si l’on ajoute aux permanents les soi-disant
«saisonniers», c’est-à-dire cette armée de réserve qui attend quelques
journées de travail, quelques bribes de subsistance. Apparemment
ce prolétariat est peu. organisé syndicalement et politiquement
avant 1954. Et pourtant une analyse approfondie ne serait-elle pas
indispensable pour en apprécier exactement le degré de formation
professionnelle et technique d’abord, puis les formes de structuration
sociale et de conscience sociale, et enfin le niveau de prise de
conscience politique. Certes, les études vraiment sérieuses sont peu
nombreuses, encore qu’il en existe de remarquables ; mais la simple
considération de l’évolution technico-éconornique et des mouvements
socio-politiques en Algérie (et spécialement dans les campagnes)
depuis 1945 suffisent à donner une idée de l’ampleur et de la
profondeur du problème. Le mouvement accéléré de modernisation
et de mécanisation de l’agriculture des domaines des colons, et son
orientation de plus en plus exclusivement « capitaliste », se sont
manifestés par l’emploi d’une main-d’oeuvre · salariée d’algériens
(musulmans) de plus en plus spécialisée. Les mouvements de
revendication de ces travailleurs agricoles et l’agitation politique
incessante depuis 1945 (dont la lecture d’Alger Républicain suffirait
à donner quelque idée) marquent bien ta vigueur de ce nouveau
prolétariat agricole et la réalité de sa formation professionnelle et
sociale, intellectuelle et politique.
Sans vouloir prétendre qu’il faut chercher dans cette évolution
la seule source du mouvement autogestionnaire comment ne pas
admettre qu’elle a fourni une base – indispensable – à cet effort
grâce auquel presque tous les domaines vacants se sont trouvés
(bien) remis en exploitation dès l’automne 1962, par la prise en
mains de toutes les opérations essentielles par les travailleurs
habituels – permanents ou saisonniers. Rares sans doute étaient
parmi eux ceux qui étaient vraiment capables d’assumer seuls la
responsabilité globale de la gestion ; mais en mettant en commun
leurs capacités, leurs spécialisations, ils ont pu constituer un collectif
efficace. Certes, sur ces formes de la constitution des comités
de gestion, sur les raisons qui ont pu inciter les travailleurs à ne pas
s’en remettre à de nouveaux chefs, sur les personnalités qui ont pu
jouer un rôle mobilisateur, sur les moments de la propagation .du
mouvement d’un bout à l’autre de l’Algérie, les analyses peuvent
diverger … avec les observations : peut-être chaque région, chaque
secteur, chaque domaine relève-t-il d’un cas particulier, que l’analyse
socio-économique ne suffit pas à expliquer. Mais elle fournit une
vue plus juste des conditions nécessaires, sans lesquelles rien n’aurait
pu se produire et durer, et parvenir aux résultats atteints dès 1963.
L’insurrection d’un collectif ouvrier ou d’un soviet, et la prise
en mains du fonctionnement d’une unité économique quelconque
paraissaient bien indissociables d’une certaine situation technoéconomique
aussi bien que socio-économique qui permet aux intéressés
d’assumer efficacement leurs nouvelles responsabilités ; encore
faut-il qu’existe donc cette classe montante et qu’elle ait conscience
de sa condition et de ‘son rôle, dans la production comme dans la
société. Une telle observation ne peut se faire qu’en utilisant et en
affinant l’analyse des classes sociales, non seulement en détaillant
les couches et catégories, les groupements influents qu’il faut mettre
en évidence, mais aussi en dégageant les rapports sociaux complexes
qui se nouent, à . tous les niveaux de la vie économique, sociale,
politique, et en mettant en lumière les alliances ou les oppositions,
les -convergences ou les contradictions, qui marquent la réalité et qui
rythment le mouvement de l’action de tous ces « hommes » dont
l’action individuelle ne prend son sens, au niveau de la Société que
dans la mesure où elle s’inscrit dans une action collective.
S’il est nécessaire pour comprendre un mouvement collectif,
de replacer l’Homme dans la réalité sociale complexe, a plus forte
raison est-il impossible de comprendre le sens de l’action de l’Etat si
~n ne lui restitue pas sa dimension et sa détermination socio-economique.
B) L’Etat joue à vrai dire un rôle essentiel dans l’expérience
algérienne de l’autogestion, selon Serge Koulytchizky : non certes
qu’il ait contribué à son émergence (si ce n’est par sa carence
même), mais surtout parce qu’il est parvenu à la contenir (dans sa
marche vers le pouvoir), à l’intégrer et finalement à l’assimiler – à
la « phagocyter » pourrait-on dire : c’est un Etat-Moloch qui dévore
les meilleurs de ses enfants ; c’est un Etat tout puissant qui ne vise
qu’à dominer et qu’à s’approprier, qu’à asservir et qu’à diriger tout
lui-même ..
a) Mais qu’est-ce donc que cet Etat? D’où vient-il, que
représente-t-il, qui le soutient et l’anime, quels objectifs assigne-t-il,
quels buts ultimes fixe-t-il à la société? En un mot quelle est sa
place et sa signification dans l’ensemble du « système», quelle
fonction joue-t-il dans ce type de formation sociale qui s’élabore
dans l’indépendance ? On ne peut pas dire que ces questions
préoccupent beaucoup Serge Koulytchizky: c’est visiblement pour
lui un fait, une donnée de la situation parmi d’autres ; ou si l’on
veut c’est ce qui se trouve aux antipodes de l’autogestion celle-ci
correspondant à une aspiration libertaire de l’Homme ; l’Etat, qu’il
soit démocratique ou totalitaire, est à l’autre pôle de la société
(p. 16) et constitue une autre force, avec laquelle l’autogestion est
obligée de compter, ou de faire en sorte » qu’il soit obligé de compter
avec elle {p. 17)~ Certes, Serge Koulytchizky. connait la « Science
Politique » et il nous livre de pertinentes observations. sur le
problème· de la « vacance de l’Etat algérien pendant l’été 1962, sur
la vacuité du ·pouvoir politique et sur la carence du pouvoir
administratif (pp. 49 à 57) ; ensuite il procède à une étude précise
du régime politique de l’Algérie de 1963 à 1965, dépassant l’aspect
socialiste ‘de ce régime, son apparence de démocratie libérale; pour
souligner qu’il s’agit en réalité, selon l’expression du spécialiste de la
Science Politique (descriptive … ) M. Maurice Duverger, d’un « régime
de pays sous-développé», c’est-à-dire d’un régime ambivalent où les
constitutions démocratiques n’ont qu’un caractère formel; l’apparence
constitutionnelle étant d’ailleurs fort mal respectée, tandis que
la réalité du pouvoir politique appartient. au Parti unique et à son·
chef, réalisant en sa personne la confusion des pouvoirs, sans que le
parti soit· d’inspiration marxiste, c’est-à-dire établisse le cadre d’une
« dictature du prolétariat.» (pp. 110 à 117). C’est une étude du
même genre qui· est faite de la situation constitutionnelle consécutive
au coup-d’Etat du 19 juin 1965 pour préciser ce qui demeure
des institutions en place, évoquer la . nature collégiale du Chef de
l’Etat (Conseil de la Révolution qui est en même temps dépositaire
de l’autorité souveraine de l’Assemblée) souligner le rôle ·réduit du
Parti (pp. 241-243). Serge Koulytchizky se préoccupe seulement de
savoir si l’autogestion a place dans ces constructions politiques
provisoires, pour constater quelle n’en a aucune, sauf à rechercher
quelqu’esprit « associationniste» dans les institutions locales ou
régionalistes qui se mettent en place : encore· faut-il conclure que le
rôle économique confié aux communes ne préfigure aucunement un
Etat fédéraliste autogéré», et que les dirigeants n’ont jamais parlé
« d’autogestion de la Société par les citoyens».
On comprend bien que dans ce contexte politique et dans· la
ligne (traditionnelle) de cette science politique, Serge Koulytchizky
se contente de considérer l’Etat comme une puissance supérieure à
tout, « incarnant le bien commun » · et imposant en conséquence .sa
volonté, écrasant les velléités d’autonomie qui risquent de contrarier sa marche. Et pourtant, on ne peut s’empêcher de se demander vers
quoi elle conduit, qui définit cette volonté, à quoi (ou à qui)
correspond cette notion de bien commun. Autrement dit quelle -est
la nature de cet Etat – plus précisément quelle est· sa « nature de
classe » ? On devine, à travers la succession historique des gouvernements
provisoires, que cet Etat, et son administration, prennent la
suite de l’ancien « Gouvernement Général», et qu’ainsi, à travers
ces superstructures administratives, toute une organisation et toute
une conception du fonctionnement de la société survivent, et
s’imposent. Et cette conception reste marquée par l’ordre capitaliste,
par. le souci de la productivité et de la rentabilité, autant que
par une certaine hiérarchie: .politique et sociale aussi bien -qu’économique.
Quels sont les promoteurs et quels sont les bénéficiaires,
conscients ou inconscients, de cette structuration et de cette
conservation institutionnelle et idéologique ? La nature particulière
du pouvoir · en Algérie avant l’indépendance {l’absence de groupes
d’intérêts .capitalistes puissants localement, en dehors de l’agriculture)
ne facilite-t-elle pas cette substitution d’une bureaucratie à
une autre ? Le maintien de puissants intérêts agricoles {hors du
secteur autogéré), la croissance sinon d’une véritable bourgeoisie
nationale, du moins d’une couche importante· et puissante de
« technocrates », la faiblesse du prolétariat industriel, la dispersion
des travailleurs agricoles, ne constituent-elles pas autant de facteurs
qui donnent son caractère spécifique à l’Etat en tant que représentant
et instrument de couches sociales influentes ?
Mais par ailleurs, ne faut-il pas rechercher dans les origines et
les développements de la révolution algérienne, dans les contradictions
et les. conflits qui l’ont profondément marquée, et qui
transparaissent encore dans le Programme de Tripoli, à la veille .de
l’indépendance, une autre origine importante du pouvoir politique
en Algérie? Les complexes alliances qu’a nécessité la « Révolution
Nationale », les aspirations et les conflits qui l’ont animée marquent
profondément les conditions d’exercice du pouvoir, et ses orientations
( et contribuent à expliquer les difficultés de la . politique
esquissée par Ben Bella, le coup d’Etat de 1965, et les conflits de
tendances sous l’apparent monolithisme du gouvernement Boumediene).
Le conflit profond s’il ne traduit pas une opposition
affirmée entre tenants du Capitalisme et tenants du Socialisme, ne
correspond~il pas justement à la divergence entre partisans d’un
capitalisme d’Etat, dirigiste et centraliste, et partisans d’un socialisme
. véritable plus ou moins autogestionnaire, mais démocratiquement
planifié?
b) Mais voici que surgit nécessairement au cours d’une telle
analyse de l’Etat, le mot clef, celui de Plan. On comprend mieux
que Serge Koulytchizy. n’en parle guère : soucieux de ne s’attacher
qu’aux faits, il ne le rencontre pratiquement pas. L’Etat auquel il se
heurte, centraliste et bureaucratique, ne connait guère la « planification », ou du moins cette notion est-elle détournée, dévoyée, pour
se réduire à une « programmation » des équipements d’intérêt
collectif, y compris ceux des sociétés nationales considérées comme
faisant partie des objectifs de developpement que l’Etat assigne à la
Nation. ·
Plus exactement, notre auteur parle fort bien du Plan quand il
le rencontre, avec l’exigence d’un Plan National affirmée en 1963
comme forme et condition de la socialisation de l’Economie algérienne
(pp. 133-134). Avec La Charte d’Alger et les projets de 1964, il souligne la signification du choix de la planification et
ce qu’elle implique : coordination concertée des activités des entreprises
socialistes, du secteur autogéré et du secteur nationalisé –
direction des activités privées, par l’intermédiaire de groupements
professionnels obligatoires – définition de priorités nationales dans le
choix des investissements et la création d’emplois nouveaux … Mais,
par la suite, l’évocation’ du plan triennal, puis du plan quadriennal
(pp. 209-213) ne conduisent guère à de longs développements sur
les méthodes d’élaboration, les buts de la transformation économique
et sociale : non pas seulement parce qu’il n’y a guère d’innovations
à ce sujet, mais parce que l’on n’aperçoit que l’aspect technique d’une politique d’équipement répondant à des impératifs de développement de l’agriculture et d’industrialisation à un rythme accéléré. L’accent ainsi mis sur les aspects techno-économique empêche de saisir les conditions socio-économiques de ce développement; non seulement la place de l’autogestion n’apparaît pas, mais les soucis de coordination et de concertation disparaissent. La confection d’un tel plan n’a pas à être discutée sur la place publiquepar les citoyens, ni dans les assemblées de travailleurs au sein des
entreprises, du moins dans une superstructure étatique du genre de
celle rencontrée en Algérie.
C’est ainsi que le défaut d’analyse fait mal, blesse ceux qui
croient qu’une gestion autonome des entreprises socialistes, fussent elles
de dimensions nationales, est possible, et qu’elle est même
nécessaire non seulement pour assurer la liberté et la responsabilité
des travailleurs, mais pour faciliter la souplesse de l’adaptation » aux
besoins et de l’évolution des technologies, mais qu’elle implique une
condition essentielle : que cette « autogestion » des entreprises soit
étroitement associée à une « planification » du développement
réalisée dans le même esprit démocratique, avec Je concours effectif
de tous les intéressés (producteurs et consommateurs) à son élaboration
comme à son exécution. Il est regrettable que chez beaucoup
de partisans du socialisme aspirant à l’autogestion, prévalent des
idées préconçues sur la « planification impérative », ne considérant
que quelques périodes pénibles dans l’édification du socialisme en
U.R.S.S., et ne s’attachant qu’à quelques clichés périmés sur le
« centralisme démocratique ». Ces idées, inspirées directement par la
propagande capitaliste et son idéologie pseudo-libérale, détournent
beaucoup de gens de cette idée force : il n’y a pas d’autogestion
sans planification ; sinon on retomberait dans une anarchie pire que
celle du marché capitaliste, conduisant à une dictature · technocratique
d’Etat, comparable à celle des monopoles: Ce n’est pas Je
Plan en soi qui est mauvais ou dangereux, mais la façon dont la ,
planification est élaborée – puis exécutée. Et cela dépend de la
nature de l’Etat, de la structure de ses organes, de la qualité de sa
(( démocratie )) , c’est-à-dire en définitive de la façon dont il est
l’émanation du peuple tout entier. ·
Peut-on vraiment reprocher à Serge Koulytchizky de ne pas
avoir procédé à une telle analyse préalable de l’Homme et de
l’Etat, de ne pas avoir précisé une conception d’ensemble de la
Structure Socio-Economique et de la Planification démocratique ?
Ce ne serait pas très honnête, car si les questions qu’il pose, et qu’il
laisse sciemment sans réponses évoquent de tels problèmes fondamentaux,’.
c’est justement tout son art que d’avoir su traiter d’un sujet encore si brûlant, disséquer une aussi riche expérience, en s’en tenant aux faits et en se refusant à toute construction théorique, forcément plus ou moins abstraite, doctrinaire ou idéologique. Ce qui fait bien évidemment la valeur unique de son ouvrage sur l’autogestion en – Algérie, par rapport à tant d’autres, n’est-ce pas précisément cette façon de procéder par petites touches, de découper
dans l’innombrable réalité les faits significatifs, et de donner une
impression aussi juste que possible sans la déformer, volontairement
ou non, par quelque « parti-pris » ? Certes, on peut constater qu’il
ne fournit pas de conclusion tranchée, d’explications simples ni de
théorie applicable à une pratique ; mais on ne peut que lui être
reconnaissant d’avoir cette modestie de se retrancher derrière les
faits et de n’en présenter qu’une «somme», et le féliciter d’avoir
eu ce courage d’écrire; de décrire, de commenter une expérience
vécue, sans s’abriter derrière quelque doctrine et sans attendre
confortablement que le recul de l’histoire permette de styliser les
grandes lignes .. En cela, son tableau fait d’observations prises dans la
réalité vécue et dans l’instant de l’action, pourra fournir le meilleur
des points de départ à ceux qui tenteraient de passer à une
interprétation plus systématique.

Jacques PEYREGA
Professeur à la faculté des Sciences Economiques
de l’Université de Bordeaux I
Ancien Directeur de l’Institut de Gestion et
de Planification d’Alger ( 1963-1966)
Directeur du Centre d’Etudes et de Recherches sur
la Planification et / ‘Analyse des Activités
Collectives (Bordeaux-Pessac)

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