Autogestion et décolonisation : la réalisation d’un socialisme islamique ?

« Le thème d’un rattachement à un collectivisme islamique primitif est fort peu développé dans la campagne radiophonique du BNASS mais il est constant dans les discours du président, qui tient par là à rassurer le nationalisme algérien : «  Nous ne sommes pas des communistes. Nous sommes des musulmans et des arabes. Nous voulons appliquer l’Islam, comme l’ont fait les premiers khalifes, comme Ibn Kettab, c’est à dire en instaurant l’égalité entre tous et en procurant le bonheur et le bien-être de chacun ». Moins soucieux des inquiétudes, sinon de l’hostilité, des forces religieuses, mais sans engager le combat, le BNASS préfère une position « naturaliste » : (…) « l’autogestion est l’aboutissement d’une mentalité collective naturelle que cent trente ans de colonisation n’a fait que renforcer et qui a muri radicalement dans les sept années d’opposition révolutionnaire. » François Duprat Révolution et autogestion rurale en Algérie

« … (A cet effet) il est au reste très souhaitable que le Parti organise un séminaire sur ce problème de l’enseignement religieux… car il s’agit de sauvegarder et d’enrichir ce patrimoine qui, après avoir été l’âme de la résistance algérienne sera l’âme de l’édification socialiste’. Ainsi, l’islam et le socialisme seront les deux pôles de la dynamique globale de notre révolution et l’Algérie socialiste, ouvrière et paysanne, aura bien prouvé sa capacité de trouve en elle-même les ressources nécessaires à sa renaissance nationale. » Révolution et Travail, 18 septembre 1964

« En Algérie l’Islam n’a pas été seulement une religion tolérante mais un ferment social libérateur. Que ceux qui veulent souiller l’Islam en essayant de l’utiliser dans un sens hostile au progrès sachent qu’ils ne pourront pas continuer indéfiniment à agir de la sorte, car ils n’ont pu le faire jusqu’à présent qu’en profitant d’une tolérance excessive de notre part et d’une certaine confusion qu’ils contribuent d’ailleurs largement à maintenir : l’Islam, loin d’être contraire à notre option, s’identifie, dans l’esprit des masses, à l’égalité et va dans le sens du socialisme… », disait Ben Bella en avril 1964. Le débat n’est pas clos. On a même tenté de justifier l’autogestion par le thème de l’équité en Islam, reprenant des principes des Oulémas et de Ben Badis (édités en 1936). Ceux-ci soulignent que l’Islam est « …la religion de la fraternité humaine, à l’égard de tout le genre humain, [qui] impose, comme règle absolue, la justice entre tous les hommes… [qui] appelle à l’intervention en faveur des opprimés et à l’application de sanctions à l’encontre des oppresseurs, [qui] condamne l’asservissement de l’homme par l’homme… son régime est essentiellement démocratique et n’admet point l’absolutisme, même au profit de l’homme le plus juste… » Bruno Étienne Algérie : culture et révolution.

A SUIVRE…

La question des « racines pré-coloniales » de l’autogestion : la segmentarité et ses critiques

On peut difficilement clore ces quelques notes sur les « racines pré-coloniales » de l’autogestion et aborder le rapport de cette dernière à la décolonisation en Algérie mais aussi ailleurs, sans mentionner les analyses en termes de segmentarité et les critiques qui en ont été faites.

La définition donnée par Jeanne Favret Saada dans son article « La segmentarité au Maghreb » repris dans Algérie 1962-1964. Essais d’Anthropologie politique nous a semblé la plus éclairante :  » La segmentarité constitue la stratégie politique de groupes tribaux soucieux d’éviter, autant que possible, l’emprise de l’État. (…) Ce qui unit une tribu nord-africaine selon Ernest Gellner [dont les études sur le Maroc ont été fondatrices des analyses segmentaires du Maghreb] c’est d’abord la volonté d’autonomie vis à vis du pouvoir central. Ce choix essentiel de la marginalité -politique sinon culturelle- est renforcé ou rendu possible par une organisation fondée sur le principe de segmentarité, l’opposition équilibrée des groupes tient lieu d’institutions politiques spécialisées, dont on ne trouve d’ailleurs pas la trace au Maghreb (…) La segmentarité est ici la conséquence de l’état de dissidence dans lequel vivent les tribus et l’on peut exprimer son principe en contrariant l’adage :  » Divisez-vous pour ne pas être gouvernés ». » Ou encore via ce proverbe arabe (cité par Favret-Saada) :  » Moi contre mes frères, mes frères et moi contre mon cousin, mes cousins, mes frères et moi contre le monde ».

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Un débat sur l’Algérie pré-coloniale (II)

Dans une réponse au texte de René Gallissot parue dans le même numéro de la revue La Pensée, Lucette Valensi récuse la notion de mode de production féodal et critique l’importance que Gallissot donne aux antagonismes internes aux collectivités pré-capitalistes. Comme nous l’avons déjà mentionné il est assez aisé de réfuter les interprétations « féodalisantes » ( où sont les châteaux, les vassaux, les fiefs ?) par contre Valensi constate de façon plus incisive que les révoltes paysannes « entraînent tout le groupement, riches et pauvres, cadres religieux et paysans. On ne voit pas de lutte sociale qui opposerait les classes entre elles, les riches aux pauvres, les khammès aux possédants : tout le groupe marche. (Et quand la France s’installe, même chose : la plèbe rurale suit ses chefs). R. Gallissot admet d’ailleurs que les luttes internes sont « voilées » lors des soulèvements paysans. » Continuer la lecture de « Un débat sur l’Algérie pré-coloniale (II) »

Un débat sur l’Algérie pré-coloniale (I)

L’autogestion et les débats sur le mode de production pré-colonial

Dans l’introduction de son livre L’autogestion, l’homme et l’État, Serge Koulytchisky donne cette présentation succincte du débat, que nous allons évoquer entre René Gallissot et Lucette Valensi ( parus dans la revue La Pensée en décembre 1968 téléchargeable sur Gallica), tout en le rapprochant de la question des « origines de l’autogestion » : « L’époque pré-coloniale en Algérie est marquée sur le plan socio-économique par un mode de production de type asiatique. De savants débats ont eu lieu à ce sujet, marqués par une confrontation entre René Gallissot et Lucette Valensi, le premier taxant de « féodal » ce mode de production, tandis que la seconde le considérait comme « archaïque ». Continuer la lecture de « Un débat sur l’Algérie pré-coloniale (I) »

La question des « racines pré-coloniales » de l’autogestion  : la touiza avant-hier et aujourd’hui ?

Le concept de twiza, parfois rendu « touiza » en français, «  corvée bénévole mais imposée par la coutume » qui permet « la réaffirmation de la solidarité familiale, clanique au villageois » ( Pierre Bourdieu Sociologie de l’Algérie) a été parfois évoqué comme source pré-coloniale du mouvement spontané d’autogestion en Algérie après l’indépendance. Si son importance était indéniable dans la société traditionnelle ( « C’est par des touiza que le pauvre Kabyle bâtit sa maison; c’est avec le secours d’une touiza de femmes et d’enfants qu’il fait la récolte de ses olives. Si la touiza reçue n’engendre pas l’obligation légale de la reconnaître par une prestation quelconque, celui qui en a profité a trop d’amour-propre pour ne pas rendre à ses voisins, dans l’occasion, l’assistance qu’ils lui ont prêtée. » A. Hanoteau & A. Letourneux, La Kabylie et les coutumes kabyles, Paris ), il ne faut pas oublier non plus que dans l’évolution de ces sociétés son rôle pouvait changer comme le rappelle René Gallissot lors de son débat avec Lucette Valensi « Le Maghreb précolonial : mode de production archaïque ou mode de production féodal ? » Continuer la lecture de « La question des « racines pré-coloniales » de l’autogestion  : la touiza avant-hier et aujourd’hui ? »

La question des « racines pré-coloniales de l’autogestion » : A propos de l’asabiyya

Il est en quelque sorte paradoxal que Raptis utilise le concept d’’asabiyya ( tel qu’il est théorisé par Yves Lacoste) pour parler de l’autogestion alors que cette notion forgée par Ibn Khaldûn est utilisée de façon récurrente par les chercheurs pour analyser la constitution de certains pouvoir post-coloniaux dans le Maghreb et le Machreq.
Le terme fait d’ores et déjà l’objet d’un grand nombre de définitions que recensait Olivier Carré : « cette fameuse ‘asabiyya que l’on traduit par « esprit de corps » (Slane) , « esprit de clan » (Monteil) , « solidarité agnatique » (Nassar) , group feeling, irrational solidarity (E. I. J. Rosenthal), Gemeinsinn, «conscience nationale», «patriotisme», «esprit de parti », etc » ( in « A propos de la sociologie politique d’Ibn Khaldûn »). Continuer la lecture de « La question des « racines pré-coloniales de l’autogestion » : A propos de l’asabiyya »

La question des « racines  pré-coloniales » de l’autogestion : Solidarité tribale et autogestion.

Pour débuter cette première série de notes de lecture qui porte sur les « sources  pré-coloniales » de l’autogestion, nous reproduisons le court article de Michel Raptis-Pablo paru dans le deuxième numéro de la revue Autogestion sous le titre Solidarité tribale et autogestion. Si le rapprochement que fait Raptis entre l’asabiyya analysée par Ibn Khaldoun (sur laquelle nous reviendrons) et l’autogestion algérienne est pour le moins expéditif, l’article a en tout cas le mérite d’entrer dans le vif du sujet. Notons que si, la rapide référence au concept ô combien discutable de mode de production asiatique est pour le moins maladroite, la conclusion effectue une habile reprise/allusion, sans la citer, de la lettre (et surtout des brouillons qui l’ont précédé), de Marx à Vera Zassoulitch et notamment du fameux passage : « L’analyse donnée dans le « Capital » n’offre donc de raisons ni pour ni contre la vitalité de la commune rurale, mais l’étude spéciale que j’en ai faite, et dont j’ai cherché les matériaux dans les sources originales, m’a convaincu que cette commune est le point d’appui de la régénération sociale en Russie, mais afin qu’elle puisse fonctionner comme telle, il faudrait d’abord éliminer les influences délétères qui l’assaillent de tous les côtés et ensuite lui assurer les conditions normales d’un développement spontané. » Continuer la lecture de « La question des « racines  pré-coloniales » de l’autogestion : Solidarité tribale et autogestion. »