La question des « racines  pré-coloniales » de l’autogestion : Solidarité tribale et autogestion.

Pour débuter cette première série de notes de lecture qui porte sur les « sources  pré-coloniales » de l’autogestion, nous reproduisons le court article de Michel Raptis-Pablo paru dans le deuxième numéro de la revue Autogestion sous le titre Solidarité tribale et autogestion. Si le rapprochement que fait Raptis entre l’asabiyya analysée par Ibn Khaldoun (sur laquelle nous reviendrons) et l’autogestion algérienne est pour le moins expéditif, l’article a en tout cas le mérite d’entrer dans le vif du sujet. Notons que si, la rapide référence au concept ô combien discutable de mode de production asiatique est pour le moins maladroite, la conclusion effectue une habile reprise/allusion, sans la citer, de la lettre (et surtout des brouillons qui l’ont précédé), de Marx à Vera Zassoulitch et notamment du fameux passage : « L’analyse donnée dans le « Capital » n’offre donc de raisons ni pour ni contre la vitalité de la commune rurale, mais l’étude spéciale que j’en ai faite, et dont j’ai cherché les matériaux dans les sources originales, m’a convaincu que cette commune est le point d’appui de la régénération sociale en Russie, mais afin qu’elle puisse fonctionner comme telle, il faudrait d’abord éliminer les influences délétères qui l’assaillent de tous les côtés et ensuite lui assurer les conditions normales d’un développement spontané. »

SOLIDARITÉ TRIBALE ET AUTOGESTION

Depuis un siècle déjà la pensée occidentale revient de temps
a autre sur l’oeuvre du dernier des grands Arabes, l’historien Ibn Khaldoun (Tunis, 1332 – Le Caire, 1406). Cependant l’optique sous laquelle cette oeuvre est vue n’est pas toujours la même. Yves Lacoste, dans l’important ouvrage qu’il consacre au penseur Arabe, est surtout préoccupé par le problème actuel du sous-développement, « cette dramatique distorsion de notre temps ». II considère, à notre avis à juste titre, que dans les Prolégomènes en particulier d’Ibn Khaldoun existe une riche matière éclairant « le passé du Tiers-Monde » et surtout la variante spécifique du « mode de production » qui caractérisait la dernière période du Moyen Age des pays du Maghreb et nombre d’autres pays de l’Afrique à la même époque.
A son tour, ce passé, aide à comprendre « l’état d’ankylose » spécifique à ces pays auquel est venu se greffer le colonialisme des puissances impérialistes européennes pour déterminer le phénomène contemporain du « sous-développement ». L’intérêt de l’oeuvre de Ibn Khaldoun réside au fait qu’elle constitue une contribution de premier ordre à l’étude des structures sociales et politiques d’une zone spécifique de pays, qui
ont « ralenti » ou « empêché » l’évolution vers l’apparition d’une
« bourgeoisie », d’une « classe d’entrepreneurs » pour reprendre
l’idée chère à Schumpeter, et permettre le « décollage » de l’économie de ces pays à l’époque du capitalisme. Ibn Khaldoun a vécu les événement tumultueux qui marquent la crise du Maghreb au XIV’ siècle, survenue après une période d’essor remarquable de cette région. Cet essor était dû principalement au rôle qu’a joué, pendant quelques siècles le trafic de l’or entre les royaumes soudanais et l’Orient, qui se faisait à partir du IX ème siècle à travers le Sahara Occidental, donc l’Afrique du Nord. La crise commence quand à partir du XIII ème siècle les grands centres commerciaux d’Orient peuvent entrer directement en
rapport avec les royaumes soudanais à travers l’Egypte, sans plus avoir à passer par le Maghreb.
Le point de départ de la réflexion de Ibn Khaldoun, qui l’a conduit à ses découvertes concernant les structures sociales et politiques du Maghreb, c’est précisément cette crise. Quelle était la raison de la création, de la montée, et de la chute des Etats en Afrique du Nord ?
C’est le problème qui préoccupe Ibn Khaldoun, partisan résolu d’un pouvoir royal stable, contre l’émiettement de la puissance entre une multitude de tribus rivales.
C’est à partir du moment où l’historien abandonne la simple narration des faits dans le temps et l’espace, et cherche, par la réflexion à approfondir les causes des événements, que nait I’Histoire en tant que science. Ibn Khaldoun est d’après l’opinion également d’Yves Lacoste,
le fondateur de cette science. On peut en tout cas considérer Ibn Khaldoun comme le premier historien scientifique des sociétés spécifiques du Maghreb à son époque, qui a saisi de manière remarquablement profonde la dialectique des structures tribales ,si importante pour toute l’Afrique.
Quelles étaient ces structures à l’époque d’Ibn Khaldoun?
« Le mode de production dominant dans le Maghreb médiéval »
écrit à ce propos Yves Lacoste, « se caractérise essentiellement
par:
1) L’insertion de la grande majorité de la population dans
un ensemble de communautés villageoises ou tribales autarciques
ou quasi autarciques ;
2) La présence d’une minorité privilégiée dont les membres
disposent d’importants profits sans pour autant avoir un droit
de propriété privée sur les moyens de production ».
Mais, à la différence des « sociétés hydrauliques » de la Chine, de l’Inde, de la Mésopotamie, de l’Egypte, que Marx englobe dans ce qu’il a appelé « le mode de production asiatique », la société du Maghreb médiéval ne connaît pas la corvée imposée aux membres des communautés en vue de la réalisation des travaux nécessaires à l’entretien et fonctionnement de l’appareil de production propre à ce mode de production. Les communautés tribales de la société maghrébine sont composées d’hommes libres, armés, attachés à leurs chefs, à travers lesquels s’exerce sur les tribus, en tant qu’entités spécifiques, le pouvoir de l’Etat. Elles forment donc une sorte de démocratie militaire, dans laquelle s’insère l’aristocratie tribale, intermédiaire entre la tribu et le pouvoir de l’Etat. Le souverain
n’est que le chef d’une tribu, qui a pris la tête d’une confédération
de groupes tribaux. Dans les villes règne une aristocratie mercantile, alliée à l’aristocratie militaire tribale. Ce sont les profits provenant des activités commerciales qui assurent, pour l’essentiel, le financement de l’appareil de l’Etat, résultat du contrôle militaire que l’Etat exerce sur les routes par lesquelles s’achemine l’or soudanais, échangé contre les marchandises qui affluent de partout dans les ports nord-africains.
Les impôts prélevés par certains chefs tribaux ne constituent qu’une infime partie des profits, pour la raison suivante: le surplus de la production agricole et pastorale des tribus autarciques de l’Afrique du Nord restait maigre; d’autre part ces tribus étant constituées d’hommes libres armés, sur lesquels s’appuyait le roi, on évitait en principe de les pressurer exagérément. Le système de concession fiscale dit « iqta », dont le bénéficiaire n’était que temporaire, s’exerçait par des hommes au service militaire du roi (faisant partie de son « maghzen »), par rapport, surtout, à d’autres tribus « raîya », obligées de payer collectivement un impôt.
Le roi, avons-nous dit déjà, était le chef d’une tribu, qui devenait dominante, fondatrice d’Etat, grâce aux liens particuliers s’établissant entre l’aristocratie tribale et ses membres. Ces liens, ce genre particulier à ces tribus guerrière d’ « esprit de corps », de « solidarité guerrière », Ibn Khaldoun l’appelle « asabiyya », et ce concept joue un rôle très grand dans son système d’Histoire « scientifique » appliqué aux sociétés médiévales de l’Afrique du Nord.
Le chapitre de l’ouvrage d’Yves Lacoste, qui se réfère à ce concept et l’explicite en mettant en valeur toute la profondeur de la pensée de Ibn Khaldoun dans ce domaine, est des plus intéressants.(« Le devenir de l’Etat »). L’ « asabiyya » distingue surtout ce que Ibn Khaldoun appelle
« l’umran badawi », l’ « état social » des hommes semi-nomades
de la campagne et du désert, à l’encontre de « l’oumran hadari », de l’état social des citadins Pour que l’ « asabiyya » se manifeste et se développe il est nécessaire, outre la solidarité guerrière, qu’un chef émerge au sein d’une tribu, au pouvoir incontesté et incontestable
L‘« asabiyya » donc n’est pas une vertu propre aux tribus égalitaires,
comme celles des Bédouins du désert, mais aux tribus guerrières, avec une forte hiérarchisation, caractéristique de la force politique que représente le chef reconnu de la tribu. Ce sont ces tribus fortes, guerrières, hiérarchisées, animées par l’ « asabiyya », qui ont fondé, selon Ibn Khaldoun, les Etats du Maghreb médiéval.
Mais « l’asabiyya » a sa dialectique qui explique également la
décadence et la chute de ces Etats. « Ibn Khaldoun estime que, pour une grande part, c’est l’apparition de l’umran hadari, de son bien-être et de ses fastes, qui provoque l’évanouissement de l’asabiyya au sein de la tribu gouvernementale. Celle-ci en effet connaît un grand enrichissement grâce aux prélèvements qu’elle est en mesure de réaliser sur les produits de l’agriculture et du commerce. Cet enrichissement ruine la solidarité tribale, car plus les profits accaparés sont importants et plus se développe l’inégalité entre les membres de la tribu, et plus ceux-ci en sont conscients. II devient évident que le souverain et ses proches sont les principaux bénéficiaires de la conquête. Les liens familiaux apparaissent de plus en plus comme une fiction. Devenus gouverneurs de province, installés dans des villes
éloignées de la capitale, les principaux personnages de la tribu
perdent ce contact journalier qui était une des causes de leur cohésion » Mais une des raisons principales du .déclin de l’asabiyya « est
l’action même du souverain: maître de fait mais non de droit de la tribu, son accession au trône le rend théoriquement détenteur de pouvoir en principe absolu. II est chef de tribu mais veut établir une dynastie ».
Ce qui va détruire l’asabiyya.
Car tout d’abord les notables de la tribu qui considèrent le roi comme « primus inter pares » refusent de servir un monarque absolu. L’antagonisme avec eux commence et rapidement s’exacerbe. Le souverain cherche alors à s’appuyer sur d’autres forces, mercenaires, esclaves, affranchis, étrangers. « Le souverain manifeste des intentions despotiques; il enlève aux membres de sa tribu l’autorité qu’ils exerçaient et les repousse vigoureusement quand ils essaient de la ressaisir. Comme il se fait de ses compatriotes de véritables ennemis par cette manière d’agir, il se trouve obligé d’aller chercher des amis
ailleurs. C’est à des étrangers qu’il confie alors le soin de sa défense et l’administration de ses Etats. Bientôt ces gens se voient comblés de bienfaits parce qu’ils s’exposent volontiers à la mort pour le protéger contre les tentatives de sa tribu toujours prête à ressaisir le pouvoir … Cet état des choses annonce l’abaissement de l’empire et l’approche de la maladie lente qui doit priver la tribu de son esprit de corps, de ce sentiment qui l’avait conduit à conquérir un royaume » (Ibn Khaldoun) .
C’est la fin du processus dialectique de l’asabiyya.
On voit tout l’intérêt que présente ce concept, qui, pour l’analyse de la superstructure des sociétés maghrébines médiévales, arrive à saisir des forces décisives du développement social.
La pénétration économique et politique du capitalisme, à travers la conquête impérialiste, a disloqué les structures tribales de la société maghrébine et affaibli énormément l’esprit de l’asabiyya aussi bien au sein des tribus Berbères qu’Arabes. Mais les séquelles de cet esprit, dans son sens communautaire le plus large, ne sont pas pour autant disparues complètement. La majorité de la paysannerie maghrébine est toujours celle du secteur traditionnel, dans lequel les traditions communautaires tribales restent vivaces. D’autre part, dans le secteur dit moderne de l’agriculture, qui appartenait à la colonisation européenne, nous avons affaire à des grands domaines cultivés par des travailleurs agricoles et qui proviennent, eux aussi, de la paysannerie traditionnelle., Ces deux faits contribuent à rehausser l’intérêt que présente pour ces populations un mode de production basé sur l’autogestion. En Algérie, l’autogestion agricole a incontestablement bénéficié de « l’esprit communautaire » des travailleurs agricoles, hérité de leur origine, et renforcé par le caractère collectif de leur travail dans les grandes exploitations de la colonisation.
Dans la paysannerie traditionnelle également les survivances de ce même « esprit communautaire » pourraient faciliter le développement des coopératives générales et même des coopératives de production, qui constituent la voie transitoire la plus indiquée, pour le passage volontaire, basé sur l’expérience et les avantages matériels tangibles, de la petite exploitation individuelle au collectivisme autogéré.
Certains écrivains, du temps déjà de la colonisation, avaient fait état de l’existence en Algérie et, naturellement, dans les autres pays du Maghreb, (particulièrement au Maroc) de différentes formes d’associations agricoles traditionnelles, dans diverses régions du pays, « d’esprit communautaire ».
Ce même « esprit communautaire », si enraciné dans les traditions Arabes et Africaines, peut servir également la cause de la Commune autogérée, considérée en tant qu’unité économico- socialo-administrative de base, pour la construction d’un Etat de type nouveau.
La Commune, qui respecte d’un côté les lignes d’une certaine unité économique, et, de l’autre, de la solidarité tribale, est le cadre naturel dans lequel peut s’épanouir l’effort productif planifié des masses paysannes, en vue de la construction de la société socialiste. C’est en partant de telles considérations, qu’il est nécessaire de déterminer les Communes non pas arbitrairement, en obéissant à des critères d’unité économique et de géographie tribale.
La Commune autogérée doit être une entité disposant de véritables pouvoirs en vue de l’élaboration de son propre plan économico-social, adéquatement inséré dans le plan économico-social- national, démocratiquement élaboré, et de l’application de ce plan. Elle doit donc disposer de ressources financières importantes. Elle doit, d’autre part, bénéficier de l’adhésion volontaire de ses habitants, dans leur double qualité de citoyens et de producteurs,
qui exige qu’on respecte les lignes d’affinité, de cohésion, de démocratie tribale.
Dans plusieurs pays du type de ceux du Maghreb Arabe, et
de l’Afrique en général, rien ne serait valable du point de vue démocratique, si on négligeait arbitrairement les lignes des tribus et des ethnies, et on y instaurait un Pouvoir centraliste autoritaire. Pour mobiliser l’énorme force productive des masses paysannes inemployées ou sous-employées, pour faire « décoller » leur économie désarticulée, stagnante, pour structurer véritablement les Etats qui émergent de l’indépendance et promouvoir l’esprit de la solidarité nationale, il est nécessaire de partir de l’organisation démocratique de cette unité de base que pourrait être la Commune autogérée.
Il ne s’agit pas de revenir aux Assemblées tribales de jadis
dominées par l’aristocratie tribale, ou le paternalisme autoritaire
des « Vieux ». Il s’agit de bâtir la Commune autogérée démocratique
moderne, en utilisant y compris les séquelles de « l’esprit communautaire» de jadis, qui reste toujours vivace au sein d’immenses masses vivant encore en marge de la civilisation individualiste si largement corrompue par l’adoration de l’argent, du profit, et par l’aliénation qui en résulte. La solution pour ces masses n’est pas une simple rupture avec le passé, mais un dépassement dialectique dans une forme de civilisation supérieure, sans nécessairement connaître la phase capitaliste du développement social.

ILLUSTRATION : Photos extraites de la série Algérie par Agathe Rousset

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