La question des « racines pré-coloniales de l’autogestion » : A propos de l’asabiyya

Il est en quelque sorte paradoxal que Raptis utilise le concept d’’asabiyya ( tel qu’il est théorisé par Yves Lacoste) pour parler de l’autogestion alors que cette notion forgée par Ibn Khaldûn est utilisée de façon récurrente par les chercheurs pour analyser la constitution de certains pouvoir post-coloniaux dans le Maghreb et le Machreq.
Le terme fait d’ores et déjà l’objet d’un grand nombre de définitions que recensait Olivier Carré : « cette fameuse ‘asabiyya que l’on traduit par « esprit de corps » (Slane) , « esprit de clan » (Monteil) , « solidarité agnatique » (Nassar) , group feeling, irrational solidarity (E. I. J. Rosenthal), Gemeinsinn, «conscience nationale», «patriotisme», «esprit de parti », etc » ( in « A propos de la sociologie politique d’Ibn Khaldûn »).
Le plus récent traducteur d’Ibn Khaldûn en français, Abdessalam Cheddadi, rappelait dans un entretien à la revue Esprit : «  Les malentendus qui se sont formés à propos du concept de ‘asabiyya ont pour origine le fait qu’on l’isole des autres concepts fondamentaux comme ceux de mulk (pouvoir), de ‘umrân (civilisation) et, surtout, des rapports entre ‘umrân hadarî (civilisation urbaine) et ‘umrân badawî (civilisation rurale). Traduit le plus souvent par « esprit de clan », comme chez Vincent Monteil, avec l’idée qu’il concerne essentiellement les sociétés « bédouines » ou « nomades », il a fini par cristalliser un certain nombre de connotations négatives. En fait, le concept de ‘asabiyya est comme le pendant de celui de mulk (pouvoir) et, à ce titre, il doit être compris d’abord à un niveau général. Face au mulk, qui comme on vient de le voir, signifie dans toute sa généralité, la contrainte par la force et la domination afin de réaliser un ordre politique, le concept de ‘asabiyya désigne la force sociale sans laquelle le mulk ne peut voir le jour. En d’autres termes, la ‘asabiyya, pour Ibn Khaldûn, est la condition sine qua non de l’existence du mulk. Ainsi compris, il peut être traduit de deux façons : soit par « solidarité », « esprit de corps » et, pourquoi pas dans certaines situations précises, « esprit de clan ». C’est en quelque sorte la manifestation extérieure, subjective de la ‘asabiyya. Soit par « force sociale » en général, ou dans certaines situations particulières « force clanique », « force tribale », « force communautaire ou religieuse », etc. C’est l’aspect objectif de la ‘asabiyya, qui est un facteur déterminant dans la formation de tout pouvoir de quelque nature qu’il soit. »
Et si l’‘asabiyya est indissociable de la notion de pouvoir (et plus spécifiquement chez Ibn Khaldûn d’un modèle cyclique de changement social), elle l’est également de l’idéologie, comme le rappelle Lilia Ben Salem : « Une ‘asabiyya suffisamment forte pour assurer un pouvoir stable ne peut se maintenir que grâce à une solide dawà, c’est à dire une solide propagande politico-religieuse. Il y a dans la pensée Khaldounienne une relation dialectique très étroite entre les notions d’‘asabiyya et de dawà : aucune propagande politique ou religieuse ne peut avoir d’effet si elle ne s’adresse pas à un groupe animé d’une forte asabiyya et aucune asabiyya ne peut durer si sa force n’est pas soutenue par une dawà. » ( « La notion de pouvoir dans l’oeuvre d’Ibn Khaldûn)

L’‘asabiyya ne suppose pas non plus la prévalence absolue des liens du sang comme le note Sinisa Malesevic : « Pour Ibn Khaldûn, l’asabiyya renvoie à une capacité de formation d’une volonté collective et à un engagement sur la durée qui ne découlent pas nécessairement de liens familiaux mais comprend aussi des liens d’attachement qui ressemblent aux liens du sang. » (« Where does Group Solidarity come from ? »)
Olivier Roy précisant dans le même sens la définition de l’‘asabiyya ( « Nous définissons la ‘asabiyya au sens strict comme tout groupe de solidarité fondé sur des relations personnelles – généalogiques, matrimoniales, clientélistes ou d’allégeance- et dont la finalité est précisément cette solidarité et non la mise en oeuvre d’un objectif justifiant la création du groupe. ») fait bien ressortir la validité du concept pour l’analyse des sociétés moyen-orientales : «  Le concept de‘asabiyya, ou “ groupe de solidarité ”, se rencontre au début et à la fin de la réflexion politique sur le monde musulman : concept forgé par l’inventeur de la sociologie politique dans le monde arabe classique (Ibn Khaldûn : le premier politologue… et le dernier, dont on retient un concept qui est celui de l’impossibilité de l’émergence du politique…). Début car, au début de l’anthropologie traditionnelle sur le monde musulman, est le groupe de solidarité (village, parentèle, clan, tribu…), et fin, car derrière l’échec supposé de l’Etat, on retrouve le groupe de solidarité, comme s’il y avait une sorte de destin de l’échec du passage au politique. Pourtant les relations entre Etat et groupes de solidarité sont sans doute moins antagoniques qu’il n’y paraît. Notre analyse est que les groupes de solidarité (‘asabiyya) ne sont pas l’expression de la permanence d’une société traditionnelle dans un Etat moderne, mais une recomposition de réseaux d’allégeances dans un espace politique et territorial définitivement modifié par le fait de l’Etat. Ce qui se maintient, ce ne sont pas des objets mais un type de relation au politique. » (in « Groupes de solidarité au Moyen Orient et en Asie Centrale. États, territoires et réseaux »)
L’‘asabiyya est en effet une notion centrale dans l’analyse des pouvoirs syriens et irakiens, où des groupes issus de minorité ethnique ou religieuse ( les alaouites en Syrie, les sunnites en Irak) ont pu s’approprier le pouvoir grâce justement à la solidarité sans faille régnant dans leurs rangs et le détournement des idéologies nationalistes et socialistes : «  (..) la minorité alaouite en Syrie, comme la sunnite en Irak, va utiliser le répertoire de l’arabité et l’appareil du parti Baath et de l’État pour légitimer sa domination et la faire passer pour normale puisque tous les particularismes (confessionnel, communautaire, linguistique, ethnique) se diluent dans l’arabité. Dans les deux cas, « la force de la minorité confessionnelle ayant capturé l’appareil d’État et son armée est de s’abriter derrière une idéologie de rassemblement et de création d’un homme nouveau : l’homme arabe déconfessionnalisé. L’enjeu est de conserver sa propre cohésion confessionnelle tout en oeuvrant à ce que les autres confessions perdent leur propre cohésion par le biais d’une idéologie de construction nationale modernisatrice, laquelle passe par le renoncement de chaque Arabe à sa différence, condition sine qua non de l’unité et de l’égalité de tous dans la société civile » ( René Otayek « Pluralisme culturel et régime(s) politique(s). Un essai de comparaison Afrique/monde arabe ») Toutefois, selon le même auteur la stabilisation du pouvoir passe plus prosaïquement par « la passation de compromis entre l’‘asabiyya ou l’ethnie dominante et les asabiyyat ou les ethnies dominées. Ces compromis n’entament en rien l’hégémonie politique du groupe dominant, qui reste entière, mais ils lui permettent de contrôler l’expression des particularismes culturels, d’en réduire la charge dissonante potentielle et, in fine, de créer du consensus, ou une apparence de consensus sur la légitimité de sa domination. » Ainsi en Syrie la réforme agraire fut, selon Francis Balanche un moyen pour le pouvoir de se créer « une base sociale » et de garantir l’unité des divers asabiyyat autour de l’‘asabiyya centrale. Comme le résume Philippe Droz Vincent : « la ‘asabiyya acquiert une force sans commune mesure à partir du moment où elle parvient à prendre le contrôle de l’appareil d’État et mène des politiques publiques permettant son ancrage social. » même si il relativise l’aspect monolithique de ce pouvoir « les asabiyyat ou les familles régnantes ne sauraient tenir lieu de facteur explicatif univoque, car elles sont profondément instables et traversées de multiples rivalités segmentaires. Seul celui qui stabilise ce complexe de rivalités (…) ou celui qui recrée autour de lui le potentiel de tradition inventée, qui est au fondement de ces groupes, peut parvenir à bénéficier de la force de la ‘asabiyya. » (in « Quel avenir pour l’autoritarisme dans le monde arabe ? »)
Sur le cas spécifique de la Syrie ce sont bien évidemment les analyses de Michel Seurat dans son livre Syrie, l’Etat de barbarie et son long article « Le quartier de Bâb Tebbâné à Tripoli (Liban) : étude d’une ‘asabiyya urbaine » qui font autorité. Seurat fait de l’‘asabiyya la clé de lecture centrale de la réalité du pays car elle se situe « à l’intersection de plusieurs lignes de clivage sociétal. » qu’il s’agisse du quartier, de la confession, du rite, du clientélisme, de la parenté et du politique. « L’« Etat moderne » au Machreq, quand il existe réellement et non pas seulement comme une idée, est une ‘asabiyya qui a réussi.A Tripoli comme ailleurs, les « idéologies importées » n’ont pas résisté à l’« esprit de corps », les partis à la ‘asabiyya, considérée comme une forme pré-politique de regroupement. Dans ce système khaldounien, nulle place n’est envisagée pour un cadre constitutionnel qui rendrait possible sinon ordonnerait les rapports entre les acteurs. C’est la logique du tout ou rien qui prédomine, et l’espace politique disparaît derrière le militaire, chaque ‘asabiyya reconstruisant dans ses fantasmes un monde fait d’unité et d’harmonie. » ( in « Le quartier de Bâb Tebbâné à Tripoli (Liban) : étude d’une ‘asabiyya urbaine »)

On voit donc que si le concept de asabiyya est probablement très utile pour comprendre la constitution mais aussi la délitement des pouvoirs postcoloniaux, il n’est que de peu d’utilité pour comprendre l’expérience autogestionnaire algérienne. Car si, comme nous le verrons, selon certains auteurs les traditions paysannes ou tribales ont probablement joué un rôle, la plupart du temps négatif, dans le secteur autogéré on est loin de « l’esprit de corps » qui a permis à certaines dictatures socialisantes de se maintenir pendant plusieurs décennies. On notera d’ailleurs pour finir, que le terme‘asabiyya  n’est, à notre connaissance, jamais utilisé pour définir le pouvoir algérien, objet pourtant de tant d’analyse « kremliologiques » et « clanologiques »…

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