La question des « racines pré-coloniales » de l’autogestion  : la touiza avant-hier et aujourd’hui ?

Le concept de twiza, parfois rendu « touiza » en français, «  corvée bénévole mais imposée par la coutume » qui permet « la réaffirmation de la solidarité familiale, clanique au villageois » ( Pierre Bourdieu Sociologie de l’Algérie) a été parfois évoqué comme source pré-coloniale du mouvement spontané d’autogestion en Algérie après l’indépendance. Si son importance était indéniable dans la société traditionnelle ( « C’est par des touiza que le pauvre Kabyle bâtit sa maison; c’est avec le secours d’une touiza de femmes et d’enfants qu’il fait la récolte de ses olives. Si la touiza reçue n’engendre pas l’obligation légale de la reconnaître par une prestation quelconque, celui qui en a profité a trop d’amour-propre pour ne pas rendre à ses voisins, dans l’occasion, l’assistance qu’ils lui ont prêtée. » A. Hanoteau & A. Letourneux, La Kabylie et les coutumes kabyles, Paris ), il ne faut pas oublier non plus que dans l’évolution de ces sociétés son rôle pouvait changer comme le rappelle René Gallissot lors de son débat avec Lucette Valensi « Le Maghreb précolonial : mode de production archaïque ou mode de production féodal ? » (in La Pensée n°142 décembre 1968) : « Cette structure n’est viable que par l’existence d’un réseau d’échanges à l’échelle locale, ce sont les pratiques collectives ( ma’ouna, touiza, etc.), les membres du groupe s’entraidant en cas de besoin, ou à l’époque des travaux agricoles. Les greniers sont collectifs; de même que les terrains que les terrains de parcours… Dans ces formes collectives, le plus petit propriétaire trouve un appoint de ressources indispensable. Mais c’est en même temps à ce premier stade que peuvent apparaître des formes domination. Au nom des devoirs de solidarité, les plus gros propriétaires exigent des services des moins fortunés. »
Damien Hélie, dans le livre que nous avons publié réfute quant à lui toute référence à ce système d’entraide pour expliquer l’autogestion (industrielle en tout cas) : « (…) il arrive que l’on mette en avant des coutumes, des institutions traditionnelles ( touiza, solidarité familiale ou clanique, etc.) qui avaient du sens dans une société préindustrielle et qui ne peuvent pas en avoir dans le contexte d’une société moderne pour proclamer qu’en fait la société traditionnelle était « socialiste » et qu’il suffit d’y revenir. Il y avait. bien sûr des valeurs qui encourageaient la solidarité des groupes sociaux dans la société traditionnelle, mais il n’y a aucune mesure entre, par exemple, la solidarité qui pouvait exister au sein du groupe familial et celle qui peut exister au sein d’un syndicat ouvrier. Les mots n’ont pas le même sens dans des contextes sociaux qui ne se prêtent pas à la comparaison. » (p.30)
Quoi qu’il en soit il est intéressant de noter que le terme comme la pratique n’ont pas disparus dans l’Algérie d’aujourd’hui comme en témoignent tout d’abord l’article de Hassan Saadoun paru aujourd’hui 16 mars sur le site d’information TSA et qui donne une vivante description de la manifestation d’hier.

Twiza nationale pour balayer le système : l’incroyable sens de l’organisation des Algériens

« Les grandioses manifestations de ce vendredi 15 mars contre le pouvoir ont été, comme les précédentes, des modèles de civisme, de mixité, de non-violence, d’organisation et de bonne humeur.
Une réussite qu’il est tout à fait légitime de qualifier de totale et qui a été possible grâce à la contribution d’une infinité d’initiatives d’individus et de groupes visant à abreuver, nourrir, soigner, protéger, organiser et même à faire chanter et danser les manifestants.
En agissant ainsi, les manifestants algériens ressuscitent un élément de patrimoine culturel, Twiza, en derdja ou Tiwizi en Tamazight, conjonction de toutes les forces de travail et de capacités matérielles des villageois dans le but de réaliser ensemble, en tant que collectivité soudée, ce que personne ne pouvait faire seul.
Twiza a longtemps été incontournable dans les sociétés nord-africaines qui partagent un fondement civilisationnel amazigh, avant de s’effacer avec la modernité. Ce principe, cette pratique d’entraide était le recours des collectivités lorsqu’il s’agissait d’accomplir de grands travaux, de fêter un événement ou même d’enterrer un mort. Il est donc normal que les Algériens ressuscitent, peut-être inconsciemment ou par instinct, cette pratique, à l’occasion de ces manifestations puisque celles-ci ont pour objet de construire une démocratie, de célébrer l’éveil de la conscience populaire et d’enterrer un système politique et un pouvoir toxiques.

Marcher en dansant
Depuis le 22 février, les manifestants algériens épatent à l’intérieur comme à l’extérieur du pays par leur civisme et leur non-violence mais surtout par leur côté festif, joyeux et bon enfant.
Les marches de ce quatrième vendredi de protestation nationale contre le pouvoir n’ont pas différé des précédentes. Partout en Algérie, les derboukas, bendirs, trompettes, flûtes traditionnelles et autres instruments de musique ont rythmé les marches des manifestants.
À Alger, les “jeunes des stades”, connus pour leur capacité à enflammer l’ambiance sur les gradins ont contribué à Twiza en donnant de la voix dans les rues. Tout au long de la journée, les jeunes se sont rassemblés en groupes de quelques dizaines à quelques centaines pour animer la manifestation.
Sur les rues principales de la capitale, les chants nés dans les stades, premiers lieux de contestation massive et populaire du pouvoir, ont été entonnés, d’abord par les supporters des clubs de football, avant d’être repris par tous les autres manifestants, hommes et femmes de tous les âges. Les nombreux escaliers d’Alger ont été les lieux idéals pour des rassemblements des jeunes des deux sexes, autour de troupes musicales formées spontanément.
Les chansons “Liberté” de Soolking et “Algérie mon amour” de l’Algérino ont été reprises à de multiples fois tout au long de la de journée, à cappella ou accompagnés d’instruments. Les collectifs d’artistes et d’associations de ont mis à la disposition manifestants des haut-parleurs et des sonos. Les Algériens ont marché en dansant et en chantant ce vendredi, une journée de revendication politique, que les chants de supporters de foot, les chansons des répertoires populaires, chaâbi, kabyle, des chants patriotiques ou de variété, ont transformé en gigantesque fête.

Une fête où il y avait à boire et à manger
Dans toute bonne Twiza et toute bonne fête algérienne, et c’est ce dont il s’agissait ce vendredi, il y a à boire et à manger pour tous. Dès les premiers instants de la manifestation, des habitants des quartiers habituellement traversés par les imposants cortèges des manifestants ont disposé sur les trottoirs eau, dattes, plats traditionnels, du couscous notamment, petit lait, gâteaux traditionnels et autres sucreries. Un phénomène constaté partout dans le pays.
À Alger, à la place du Premier Mai, vers la mi-journée, plusieurs jeunes hommes circulaient entre les manifestants portant des caisses de dattes qu’ils tendaient à ceux qui en voulaient bien. A Didouche Mourad, à Larbi Ben M’hidi et à de nombreux autres endroits, des plats de couscous ont été sortis par des familles et offerts aux manifestants et ces derniers se sont servis avec joie. C’est une autre tradition algérienne, lwaâda du vendredi, qui est ainsi ressuscitée.
Tous les manifestants qui étaient ce vendredi à Alger n’ont pas pu profiter de ces dons, nombreux mais certainement insuffisants, de nourriture et ont dû se tourner vers les commerces qui étaient, signe de grande confiance, nombreux à rester ouverts pendant les manifestations. Là aussi, la solidarité et la générosité étaient de mise. A Alger-centre, un jeune vendeur de fruits a bradé sa marchandise de bananes et d’oranges à 20 dinars le fruit, un café, près du boulevard Victor Hugo a baissé ses tarifs, un exemple suivi par d’autres cafés et fast-food.

Transport, soins, nettoyage, ordre, tout vient du peuple
Les manifestations que connaît l’Algérie depuis le 22 février semblent de plus en plus être l’œuvre d’une conscience populaire profonde, ou même d’un instinct collectif.
L’ensemble des manifestants apprend et adapte son comportement de semaine en semaine, perfectionnant un peu plus à chaque fois cet art de manifester pacifiquement, joyeusement, tout en envoyant un message clair et fort au politique.
Ce vendredi, de nouvelles évolutions sont apparues lors de la manifestation d’Alger. Les manifestants inquiétés par les violences et dérapages qui se sont reproduits lors des trois derniers vendredis au niveau d’El Mouradia, ont, avec la contribution de “sages”, adopté plusieurs mesures pour éviter tout dommage à l’image pacifique de leur mouvement.
Dès la fin de la journée, aux environs de 18 heures, des manifestants, plutôt âgés, ont commencé à inviter les citoyens à se disperser dans le calme, à rentrer chez eux.
“Nous avons envoyé notre message, il sera entendu, maintenant nous devons tous rentrer chez nous pour éviter que les casseurs ne s’infiltrent entre nous”, lançait un homme à travers son haut-parleur sur la rue Didouche. Cette consigne, relayée par de nombreuses voix a été plutôt bien suivie puisque la manifestation de ce jour s’est arrêtée brusquement, comme d’un commun accord entre tous ses acteurs.
Le chemin vers El Mouradia, point de friction habituel entre jeunes manifestants, policiers et casseurs, a également été “encadré”. Des citoyens se sont donné le mot pour parler aux jeunes afin de les dissuader de marcher vers le Palais présidentiel.
De jeunes en gilets oranges ont été signalés sur le boulevard Mohamed V et près de l’Ecole des Beaux-arts, ils tâchaient eux aussi de dissuader les manifestants de se diriger vers ce point chaud. L’initiative semble avoir porté ses fruits, ce vendredi 15 mars a été celui où le moins d’actes violents ont été signalés à cet endroit et où le moins de manifestants ont emprunté la route menant à la Présidence.
D’autres initiatives ont contribué à la grande Twiza nationale. Les secouristes bénévoles ont été des dizaines, peut-être des centaines à se déployer dans la capitale pour porter secours aux manifestants et policiers blessés. Ils n’ont pas eu à faire beaucoup d’interventions. La marche de ce vendredi ayant été encore moins violente que les précédentes.
Des transporteurs privés de la capitale ont quant à eux contribué à l’action collective en transportant à titre gracieux les manifestants vers les lieux de rassemblement, une initiative chaleureusement accueillie par les marcheurs à cause de la fermeture du métro, du tramway et la mise à l’arrêt des bus de l’Etusa.
Enfin, des jeunes volontaires ont de nouveau nettoyé les rues des villes après les manifestations. Ils étaient des centaines à sillonner les rues et ruelles de la capitale, avec des sacs poubelles, se penchant sur chaque carton, chaque bouteille ou sachet pour le ramasser. Vers 18 heures, les rues étaient déjà parfaitement propres et de nombreux tas de sacs poubelles remplis de déchets étaient entassés sur les trottoirs de la ville et n’attendaient plus que le passage des camions des services d’hygiène pour être ramassés.

Sourires, rires, youyous et chants
Lors des marches de ce vendredi, il y avait énormément de sourires, de rires, de chants, de youyous. Il y avait à boire et à manger pour tous, la sécurité, et la solidarité ont régné et un grand sentiment de fraternité a flotté dans l’air toute la journée.
Les Algériens ont marché par millions pour clairement dire non au système, tout en chantant et en dansant dans une parfaite mixité. Ils ont aussi été solidaires, généreux, chacun a contribué à la grande marche du peuple algérien, certains par leur moyens matériels, d’autres par leur force de travail, leur temps, leur compétences ou tout simplement par leurs cordes vocales.
Une convergence inédite des efforts et des moyens a été constatée, comme dans une grande Twiza nationale pour “balayer le système”, comme l’ont tant de fois scandé les Algériens.
Une grande fête algérienne qui n’aurait pas été parfaite sans l’incontournable et traditionnel baroud d’honneur et de joie. Celui-ci a été offert par les policiers anti-émeute, qui sont à saluer eux aussi et qui, à la fin de la journée, pour fêter le déroulement parfait de la manifestation, ont célébré en chœur avec les manifestants, “One, two, three, viva l’Algérie!” et en tirant de nombreux coups de eu en l’air. »

On peut enfin citer également un article paru l’année dernière sur le site de Algérie Liberté de Chabane B. Sur le revival de la pratique dans certains villages :

Retour en force de la touiza
“Son objectif est de raffermir les liens et soutenir à tour de rôle les membres du groupe, qui rendent subséquemment à la communauté l’assistance qui leur a été prêtée”, dira Si Mokhtar, un habitant du village de Achabou.
Avec la crise économique qui frappe le pays, de nombreux citoyens, surtout issus des villages et communes rurales, n’ont pas eu le choix pour réaliser des projets d’intérêt commun ou d’aide sociale, que de faire appel à une action d’entraide et de coopération traditionnelle sans obligation légale : la touiza.
En effet, depuis 2016, les actions de cette forme ne cessent d’accroître. Après la construction des mosquées, les volontaires touchent à tout : écoles, routes, centres de santé, assainissement, AEP, etc. Ils prêtent même assistance à ceux qui en ont besoin. “Qu’il s’agisse d’aider un membre de la communauté à organiser une récolte ou à construire sa maison, l’objectif de la touiza est de raffermir les liens au sein du groupe et de soutenir à tour de rôle les membres du groupe, qui rendent subséquemment à la communauté l’assistance qui leur a été prêtée”, dira Si Mokhtar, un habitant du village de Achabou. Aujourd’hui, la touiza est aussi organisée par les citoyens dans diverses initiatives, dans le but de prendre en charge quelques projets d’intérêt général, gelés ou annulés. “Le citoyen est prêt à aider, à donner de son temps, de son argent, mais il veut aussi que les responsables évitent de gaspiller la richesse publique”, ajoute-t-il. “Il faut que nos responsables comprennent que l’Algérien à un grand cœur et aime beaucoup son pays”, précise-t-il. Dans le même contexte, de nombreux citoyens ont exprimé leur mécontentement de la gestion des biens publics, mais n’hésitent pas à offrir leur aide. “Je suis prêt à offrir mes biens et mon temps de repos pour ce genre d’action, dira Younès, un autre volontaire, mais je ne participe pas au volontariat organisé par les organismes étatiques. Je n’ai pas confiance dans les actions que mènent ces organismes.” Pour de nombreux spécialistes, les services de l’État ont essayé de remplacer cette tradition, sans pour autant arriver à réaliser ce qui se faisait dans le cadre de la touiza.

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