Un débat sur l’Algérie pré-coloniale (II)

Dans une réponse au texte de René Gallissot parue dans le même numéro de la revue La Pensée, Lucette Valensi récuse la notion de mode de production féodal et critique l’importance que Gallissot donne aux antagonismes internes aux collectivités pré-capitalistes. Comme nous l’avons déjà mentionné il est assez aisé de réfuter les interprétations « féodalisantes » ( où sont les châteaux, les vassaux, les fiefs ?) par contre Valensi constate de façon plus incisive que les révoltes paysannes « entraînent tout le groupement, riches et pauvres, cadres religieux et paysans. On ne voit pas de lutte sociale qui opposerait les classes entre elles, les riches aux pauvres, les khammès aux possédants : tout le groupe marche. (Et quand la France s’installe, même chose : la plèbe rurale suit ses chefs). R. Gallissot admet d’ailleurs que les luttes internes sont « voilées » lors des soulèvements paysans. »
Valensi reconstruit ensuite « le schéma de la formation sociale maghrébine avant la colonisation » et note que si la propriété privée existe, elle correspond majoritairement au type défini comme « antique » par Marx dans les Fondements de la critique de l’économie politique où l’individu « En tant que membre naturel de la commune (…) participe à la propriété collective et en possède une partie propre ; c’est ainsi qu’en qualité de citoyen romain, il a un droit ( tout au moins idéal) sur l’ager publicus et droit réel sur un certain nombre d’arpents de terre. Sa propriété, c’est à dire le rapport aux conditions naturelles préalables de sa production comme siennes, est médiatisée par sa qualité de membre naturel d’une commune. » Concernant les biens habous, Valensi note que leur contribution éventuelle à l’émergence d’une féodalité a été limitée par le fait qu’ils étaient relativement peu étendus et que les redevances n’étaient que peu ou mal prélevées. Ce statut particulier aurait pu, au contraire, «  assurer la propriété collective, puisque, inaliénable, il ne pouvait être usurpé par le gouvernement central ou un groupe adverse. » Ajoutant à cela la pénurie démographique et l’absence, voire la régression, de développement technique, elle constate que dans dans l’Algérie pré-coloniale « la distribution démocratique des moyens de production, la faiblesse et la stabilité des forces productives sont autant de facteurs d’ankylose de l’économie et de la société : de paralysie des structures sociales. »
On serait en fait face à un « mode de production archaïque » : « Certaines variantes rappellent le mode de production le plus primitif : organisation de la société sur la base tribale, les pratiques collectives jouant un grand rôle. D’autres se rapprochent du type antique, où la propriété privé parcellaire domine ( cas de la Kabylie, du Sahel tunisien, etc.). Le faible développement des force productives ; l’orientation de l’activité vers la consommation, et non pas vers la production de valeurs, font que cette formation sociale est peu susceptible de mobilité. »
René Gallissot a répondu au moins deux fois au texte de Lucette Valensi. Tout d’abord dans le même numéro de la revue La Pensée dans un court texte sur les rapports villes-campagnes dans le Maghreb pré-colonial, puis dans le recueil  Marxisme et Algérie. Nous commençons par un passage de ce second livre, qui a le mérite d’être synthétique : « Parce que Marx parle après Kowalewski de « communauté archaïque », l’on a avancé, pour le Maghreb même, le concept de mode de production archaïque, en se répétant sur le bas niveau de techniques de production, mais les techniques qui ne sont pas au reste seules à considérer dans l’inventaire des forces productives, ne sont ni révélatrices, ni porteuses par elles-mêmes des modes de production ; la phrase célèbre de Marx sur le moulin féodal et la machine à vapeur capitaliste vise des types d’entreprises plus que les instruments. A l’échelle locale, et avant le capitalisme, l’évidence est générale d’une économie rurale fragmentée, à auto-consommation forte, à rayon d’échanges restreint ; en s’enfermant en cette économie agraire, sans compter que l’on archaïse facilement, l’ont décrit la vie agricole, le travail certes, la production, mais l’on atteint pas les rapports de production, qui sont constitués par un système d’exploitation économique, qui mettent en relation, qui vont éventuellement au-delà du cadre local. En dépit des coups de chapeau à Marx, l’on ne dit guère autre chose que les vieux géographes qui exposaient les « genres de vie » de pays en pays. »
Cette critique de ce que Gallissot, dans son article de la La Pensée, appelle « l’idéalisation tribale » se fonde justement sur son analyse du rapport ville/campagne dans le Maghreb pré-colonial : «  à partir de la ville se produit une dissolution progressive des formes communautaires, une détribalisation. La ville n’est absolument pas tribale ; la banlieue rurale non plus ; le domaine de l’agriculture villageoise et même d’économie mixte agro-pastorale tant que le douar-communauté rurale reste solide est même largement détribalisée, si bien qu’il faut aller loin pour trouver des tribus qui maintiennent une forte cohésion et il conviendrait encore de voir ce que sont ces tribus. »
On retrouvera cette question lorsqu’on se penchera sur les théories de la segmentarité et leurs critiques, mais il semble évident pour nous que toutes les « théories » qui iraient chercher dans une « invariance tribale » le plus souvent fantasmatique les origines de l’expérience autogestionnaire algérienne passent tout d’abord complètement à côté des effets réels de la destructuration permanente opérée par la colonisation et surtout tout bonnement sur la réalité de l’autogestion agricole. Cette dernière concernait en effet principalement le secteur moderne et s’opposait « en tout point au secteur traditionnel » (Henri Isnard « Les structures de l’autogestion agricole en Algérie »), c’est d’ailleurs cette opposition qui la minera tout au long de son existence.
Brefla prudence que préconisait Jacques Pouchepadass au sujet des Subaltern Studies vaut bien évidemment pour d’autres situations post-coloniales : « Maniée sans précaution comme outil heuristique pour l’histoire, la valorisation systématique du précolonial ou de l’indigène par opposition au colonial risque évidemment de conduire au simplisme le plus caricatural, plus aisément encore que la réification de l’opposition élite/subalternes. Elle représente en un sens le négatif du cliché que l’historiographie coloniale a profondément enraciné dans les esprits, qui fait de la conquête européenne une césure radicale et un commencement dans tous les domaines de la vie indienne. Or, c’est précisément en s’efforçant de relativiser ce postulat pour progresser vers une appréciation plus nuancée des processus historiques que l’historiographie de l’Inde a fait ces vingt dernières années certaines de ses plus incontestables avancées. » (in « Les Subaltern Studies ou la critique postcoloniale de la modernité » )

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