La rente, l’État et la révolte

Nous publions ici la seconde partie de l’article de Nadji Safir « Algérie 2019: à propos d’un nouveau contexte de crise » paru sur médiapart début mars qui contextualise de façon originale la question de la rente dans le cadre du mouvement actuel. Nos reviendrons sur le sujet très prochainement. (Illustration : l’homme jaune)

« Alors, évidemment, la première question qui vient à l’esprit est celle de savoir comment avons-nous pu en arriver à cette nouvelle donne en termes de mobilisation populaire ? La situation que nous vivons peut-elle être considérée comme un coup de tonnerre dans un ciel serein ? A ces questions, pour l’essentiel, mes réponses consistent à dire – ainsi que je l’ai écrit depuis quelques années déjà et à maintes reprises – que nous sommes en présence d’une phase de mûrissement d’une lente évolution, liée à une crise inscrite dans les éléments constitutifs les plus fondamentaux à la base même de la configuration du « modèle » selon lequel, en Algérie, se sont nouées les relations entre la Société et l’Etat. Et ce, dès le début des années 1970 déjà, puis avec, en quelque sorte, une réactivation de plus grande intensité du même « modèle », mais sur la base des mêmes principes fondamentaux à partir du début des années 2000 et qui, ici, vont constituer la phase historique qui nous intéresse le plus.
Pour l’essentiel, « le modèle » repose sur le fonctionnement de deux logiques systémiques de rente, étroitement liées entre elles : – une rente systémique endogène, politique, de nature symbolique et d’origine historique et une rente systémique exogène, énergétique, de nature économique et d’origine extractive.

La première – politique, de nature symbolique et d’origine historique – commence à prendre forme au lendemain de l’Indépendance dans un contexte où sa légitimité est pleinement assurée par les logiques directement liées à la Guerre de Libération Nationale qui vient tout juste de s’achever. De fait, son fondement essentiel va consister à instrumentaliser le passé pour en tirer avantage dans le présent et c’est ainsi qu’un nombre significatif d’acteurs sociaux – individuels ou collectifs, institutionnels ou non – d’une manière ou d’une autre, directement ou indirectement, en établissant effectivement ou en cherchant – parfois, à tout prix – à établir pour ce qui les concerne un lien significatif aussi direct que possible avec tout ce qui peut se rapporter à la Guerre de Libération Nationale, vont tout faire pour en retirer un surcroît de capacités d’accumulation de capital symbolique et/ou matériel. Car ils savent bien que ce lien significatif, en tant que source fondamentale de légitimité politique et sociale, va leur permettre de renforcer, au moment même où ils agissent, leur pouvoir de négociation dans les différentes actions qu’ils sont en train de conduire dans le contexte de leur quotidien donc – « hic et nunc ; soit ici et maintenant » – au sein de la société et ce, notamment, en vue de faciliter directement pour eux-mêmes ou indirectement pour leurs proches ou clients un accès à plus de richesse (essentiellement dans le champ de l’économie) et/ou à plus de pouvoir (essentiellement dans le champ de la politique). L’une des illustrations les plus marquantes du fonctionnement pratique de cette rente politique est certainement la notion de « légitimité révolutionnaire » qui, de fait, part du principe que l’accès au pouvoir politique – notamment pour le poste de Président de la République – passe nécessairement par elle. Or, à partir d’un tel postulat, il est clair qu’il n’y a pas de compétition démocratique possible puisqu’il n’y a pas les conditions d’une confrontation sereine de points de vue de candidats, égaux en droits et devoirs, en tant que simples citoyens intervenant sur la base de programmes élaborés de manière rationnelle et soumis aux jugements de citoyens agissant, eux également, de manière tout aussi rationnelle ; selon une si juste formule, idée contre idée, projet contre projet.
La seconde – énergétique, de nature économique et d’origine extractive – va être à la base, d’un régime d’accumulation du capital principalement fondé sur une exploitation des hydrocarbures localement disponibles, puis leur valorisation sur le marché mondial. Elle procède de la différence existant entre, d’une part, l’ensemble des coûts directs et indirects liés au processus de production des hydrocarbures, ensemble de facteurs plutôt endogènes eu égard au pays de production, même s’il faut également y inclure les coûts de divers facteurs de production ayant des relations avec le reste du monde (équipements techniques, expertise internationale, etc.) et, d’autre part, le prix auquel, finalement, ces hydrocarbures vont être vendus. Et qui, dans le contexte de l’économie contemporaine, est nécessairement une variable exogène, puisque fixé dans les conditions du marché mondial en fonction des fluctuations de toutes natures de la demande, dont, entre autres, celles liées à la concurrence avec les diverses autres sources d’énergie disponibles. A partir des années 1970 – notamment en raison de ce qui sera considéré comme étant le « premier choc pétrolier » en 1973 et de ses conséquences – les ressources liées à cette rente vont devenir une composante essentielle de la richesse nationale ; étant entendu qu’une partie substantielle des ressources ainsi générées sera redistribuée en direction de larges couches de la population, dans un processus politique et social d’inspiration populiste ancienne – remontant aux logiques dominantes du Mouvement National – tout à fait déterminant pour les divers équilibres, à la base même du modèle en place.
Ceci dit, il convient de relever que les « gisements » exploités par les deux types de rente sont non-renouvelables, puisqu’en effet, pour la première, il s’agit d’une série d’évènements historiques – individuels et/ou collectifs – appartenant au passé et donc, par définition même strictement non-reproductibles ; alors que pour la seconde il s’agit d’un stock d’hydrocarbures fossiles, par définition non-renouvelable. Etant entendu que, dans les deux cas, conformément aux logiques rentières de base, le caractère non-renouvelable de la ressource est précisément à l’origine de sa valeur et donc, également, du niveau élevé de la rente de rareté et/ou de situation ainsi générée ; et ce, sous réserve, bien sûr, des conditions réelles dans lesquelles s’exprime à un moment donné la demande sur le marché spécifique considéré ; marché national pour la première, marché international, pour la seconde.
Du côté de l’Etat, tout l’enjeu va consister en un contrôle aussi total que possible du fonctionnement des deux rentes afin de lui permettre d’entrer en relation avec la Société dans un rapport de forces qui lui soit favorable et ce, dans le cadre d’un « pacte social rentier », visant à lui assurer une paix tant sociale que politique, et dans lequel il va utiliser, d’abord, les ressources financières liées à la rente énergétique en formulant et mettant en oeuvre un certain nombre de politiques publiques de redistribution de ces ressources, relevant clairement d’une approche constante et cohérente visant en permanence à démontrer que, dans le cadre des principes régissant le « pacte social rentier », l’Etat respecte ses engagements. En tête de ces politiques, se situent toutes celles ayant consisté en la mise en place d’un nombre important de mécanismes institutionnels assurant le fonctionnement de diverses formes – implicites ou explicites – de subventions et transferts sociaux. Dès lors – et on glisse imperceptiblement de l’économie à la politique – l’individu « doit » implicitement renoncer à l’expression de sa liberté de critiquer le pouvoir politique en place contre les avantages, essentiellement matériels, que l’Etat lui aura assurés. D’ailleurs, pour rendre compte de ce type de situation, identifiable dans nombre de pays de la région Moyen-Orient et Afrique du Nord, la saisissante formule de la « démocratie du pain » – « dimouqratiyyat elkhoubz » en langue arabe – a souvent été utilisée et ce, au sens où le « citoyen » en ayant accès au « pain » – en tant que symbole fort de toute consommation humaine, en quelque sorte incompressible et vitale – ipso facto, devrait, pour l’essentiel, abandonner toute revendication à caractère politique, allant notamment dans le sens d’une exigence de plus de transparence et de démocratie dans la gestion des affaires publiques.
Puis, la rente politique, autre facette de la même problématique rentière, en fonction de laquelle l’Etat va également développer un ensemble de politiques visant à montrer qu’il en assume pleinement la responsabilité à partir de son positionnement constant en tant que gardien vigilant et unique – et pour le moins, principal – des enjeux mémoriaux nationaux selon, principalement, deux grands domaines délimitant le cadre de son action : l’un national et l’autre international, étroitement liés entre eux. D’autant que les politiques conduites dans le cadre des deux domaines – national et international – sont très étroitement liées dans la mesure où, toujours, du point de vue de l’Etat, pour importants que sont les enjeux internationaux, son objectif principal demeure, en permanence et en dernière analyse, celui d’apparaître aux yeux de la Société comme un acteur vigilant, particulièrement attaché à la défense des enjeux mémoriels, en tant que dimension constitutive essentielle de l’identité nationale. Nous sommes donc bien en présence d’un ensemble de processus étroitement liés et qui, dès lors, ipso facto, constituent pour l’Etat une source essentielle de sa propre légitimité eu égard à la Société dans le cadre du « pacte social rentier » fondant leurs relations.
Etant entendu que, du point de vue de l’Etat, dans le cadre du « pacte social rentier », le maintien du contrôle qu’il entend exercer sur la Société sous les formes les plus diverses – y compris les plus autoritaires, si nécessaire – constitue un enjeu absolument fondamental – de nature systémique – dont il ne souhaite à aucun moment et à aucun prix céder la moindre parcelle. Et il est donc clair que même si les deux rentes systémiques, de fait, fonctionnent ensemble – l’énergétique donnant à la politique les moyens nécessaires à la mise en oeuvre de ses principes et la politique fournissant à l’énergétique un sens qu’elle n’a pas en elle-même – comme les deux facettes d’un même processus rentier, du point de vue de l’Etat c’est la rente politique qui est la plus importante car, en dernière analyse, garante ultime de l’exercice effectif du pouvoir.
Quant à la Société, eu égard à la rente politique, elle y adhère d’autant plus qu’en son sein beaucoup de ses membres, de par leur propre itinéraire personnel et/ou familial, y sont très attachés et contribuent à en fonder et élargir la légitimité sociale. Et il en va de même pour la rente énergétique dont la redistribution est perçue comme une condition de base du « pacte social rentier » auquel dans sa très grande majorité la Société adhère. Et c’est ainsi que pour en revenir à ce qui a pu se passer en Algérie, au fil du temps, il y aura eu peu de mouvements sociaux et/ou politiques ayant nettement affirmé leur opposition frontale au pouvoir central : certains mouvements liés aux événements d’octobre 1988 et à réinscrire aussi dans le contexte des luttes alors en cours au sein même du pouvoir politique en place ; diverses formes d’islamisme au tournant des années 1980/1990 et terrorisme des années 1990 ; divers mouvements autour de l’affirmation de l’identité amazighe jusqu’au début des années 2000.
Après cette présentation – malheureusement trop sommaire – de ce « modèle bi-rentier » selon lequel ont, pour l’essentiel, fonctionné les relations entre la Société et l’Etat, pratiquement depuis le début des années 1970 et, de manière encore beaucoup plus notable, depuis le début des années 2000 – tel que notamment « dopé » par la hausse des cours mondiaux des hydrocarbures, alors en cours – essayons maintenant de comprendre pourquoi, aujourd’hui, sous nos yeux il est en train de s’épuiser, de s’effriter et, de fait, d’aller, peut-être, vers sa fin. Car, en fait, c’est bien de cela qu’il s’agit puisque, de par la large contestation populaire en cours, la Société donc, sort carrément des règles du jeu fixées par le « pacte social rentier » qu’elle a longtemps respectées et selon lesquelles elle ne saurait contester les décisions de l’Etat que de manière ponctuelle et/ou marginale.
Comme ce fut pratiquement le cas tout au long des années 2000 au cours des innombrables conflits et/ou micro-conflits qualifiables de redistributifs au sens où ils portent sur des revendications relativement précises dont la satisfaction passe nécessairement par un recours à l’utilisation de ressources de l’Etat, en grande partie d’origine rentière. L’objet de ces conflits et/ou micro-conflits pouvant porter sur l’amélioration de certaines conditions de travail : – les rémunérations dans l’administration et les entreprises publiques, ainsi que, dans le cas de ces dernières, sur les nécessaires formules de recapitalisation – maintes et maintes fois répétées – indispensables à leur survie ; – les dispositifs d’accès à des emplois aidés ou à la création de microentreprises ; – ou encore sur l’amélioration de conditions de vie (accès au logement, à l’eau, à l’électricité, au gaz naturel, à la route, etc.). Dès lors, le plus souvent, une fois satisfaction obtenue – ce qui est, en règle générale, le cas – le conflit en question prend fin. Etant entendu, d’une part, que le même groupe peut formuler les mêmes revendications – ou de nouvelles, mais du même ordre – quelque temps après et, d’autre part, qu’au même moment, ailleurs dans le pays, des conflits semblables se déroulent.
Alors donc, pour en revenir à notre principale préoccupation, pourquoi sommes-nous, de la part de la Société, en présence d’une contestation frontale, de nature purement politique et qui rompt le « pacte social rentier » si longtemps en vigueur. Si, visiblement, la goutte d’eau qui aujourd’hui fait déborder le vase est constituée par le cinquième mandat pourquoi n’en a-t-il pas été de même lors du quatrième mandat en 2014 ? Ou bien lors du troisième mandat en 2009 ? Ou bien encore lors de la révision constitutionnelle de 2008 qui avait supprimé le verrou des deux mandats ?
Pour répondre à ces interrogations, de mon point de vue, il faut comprendre que les deux rentes systémiques en présence – la politique et l’énergétique – nécessitent des conditions particulières qui doivent en permanence être réunies – et au moins à un certain niveau « technique » exigible – pour leur permettre de pleinement fonctionner et produire leurs effets « positifs ». En quelque sorte comme dans le cas de la rente foncière lorsqu’il faut qu’il pleuve – ou bien que les prix de certains intrants, tels que les semences ou les engrais, ne soient pas trop élevés – pour que la récolte soit bonne et qu’ensuite sa vente puisse permettre au métayer de verser au propriétaire de la terre la rente qui, normalement, lui revient.
En ce qui concerne la rente systémique politique d’origine historique, il faut qu’il y ait, d’une part, encore suffisamment d’acteurs sociaux estimant légitime le recours à cette rente politique pour s’en prévaloir dans la société et, surtout, d’autre part, dans la Société, suffisamment d’autres acteurs sociaux pour comprendre le sens du message qui leur est ainsi envoyé et, à leur tour, l’estimer comme légitime. Tout comme pour la rente énergétique d’origine extractive, il faut que le niveau des ressources financières qu’elle procure soit suffisamment élevé eu égard à la demande qui émane de la Société et, surtout, que son utilisation soit estimée par elle comme étant faite à bon escient.
Or, depuis quelques années déjà, en ce qui concerne la rente systémique politique d’origine historique, le message qu’elle peut véhiculer correspond de plus en plus à des faits très éloignés dans le temps, correspondant à un récit national n’ayant plus tellement de sens pour une population jeune – 70% de moins de 40 ans – qui veut vivre avec son temps et a de tout autres préoccupations. Tout comme pour la rente systémique énergétique d’origine extractive, le niveau des ressources qu’elle procure connaît une tendance à la baisse alors même qu’une croissance rapide de la population conduit inéluctablement à une hausse constante de la demande sociale.
Ces évolutions étaient sensibles depuis plusieurs années déjà et, en tout état de cause, les tendances structurelles – toutes à la baisse pour les principaux indicateurs significatifs – devant les affecter étaient claires : moins de porteurs vivants de la mémoire de la Guerre de Libération Nationale en mesure de recourir à l’instrumentalisation de l’Histoire, moins de compréhension chez une population jeune des messages relatifs à l’Histoire, moins de ressources financières liées à la valorisation sur le marché mondial des hydrocarbures, moins de besoins exprimés par la demande sociale pouvant être satisfaits en raison de la croissance démographique, pour ne retenir que l’essentiel.
Il est donc clair que le fonctionnement du « modèle bi-rentier » ne pouvait qu’être affecté négativement par les différentes évolutions constatées et ce, tout particulièrement, depuis le retournement de cycle du milieu de l’année 2014 qui verra les ressources financières du pays liées à la valorisation des hydrocarbures sur le marché mondial chuter brutalement. Et, de fait, à partir de la fin de l’année 2014, il est certainement possible de dire, d’une part, que le « modèle bi-rentier » était entré dans une phase de crise – affectant, à la fois, ses deux composantes, politique et énergétique, étant donné aussi les liens étroits qu’elles entretiennent entre elles – de toute évidence certainement appelée à s’aggraver et, d’autre part, qu’à partir de ce moment, comme dans tout processus de délitement, « tout » pouvait dès lors arriver.
A cet égard, étant donné l’importance de tout ce qui se rapporte aux hydrocarbures – sensiblement 35% du PIB, 75% des recettes budgétaires et 97% des recettes d’exportation – il convient d’abord de rappeler une évidence trop souvent oubliée et qui consiste simplement à dire qu’étant donné leur caractère fini, en tant que stock – même si, par ailleurs, son volume précis demeure en règle générale, inconnu – toute exportation d’une unité de volume constitue, au départ même, un appauvrissement pour l’économie nationale ; ou encore mieux pour toute la Nation. Car il convient de considérer ce stock comme s’il représentait « de très précieux bijoux de famille » que l’on vend en cas de nécessité et dont le produit de la vente doit toujours être judicieusement utilisé. C’est-à-dire que, dans l’absolu et de manière idéale, à chaque fois que l’on exporte une quantité donnée d’hydrocarbures, les gains qu’elle rapporte doivent être investis dans le système productif national de manière à ce qu’ils contribuent directement à la mise en place et/ou au fonctionnement d’un processus de création d’une valeur internationalement significative au moins équivalente. Car, si ce n’est pas le cas, objectivement, le pays est, tout simplement, en train de perdre une partie de sa richesse et donc, de s’appauvrir.
Ceci dit, les données fondamentales de l’économie algérienne doivent être brièvement rappelées, car fournissant les principaux éléments de réflexion à la base de certaines hypothèses qui vont suivre : elles font clairement apparaître, d’une part, la faiblesse, à la fois, du taux de croissance de son Produit Intérieur Brut (PIB) (puisque de l’ordre de 2/3% et estimé à 2,18% pour l’année 2018), de son secteur industriel (de l’ordre de 6/7% du PIB) et de ses exportations réellement hors hydrocarbures (3%) ; et, d’autre part, l’importance, à la fois, de son secteur informel (environ 40/50% du PIB) et du phénomène du chômage (de l’ordre de 15%, en général et de 30% chez les jeunes, y compris les diplômés ; tous deux très probablement sous-estimés).
Et c’est précisément, entre autres, à partir des évolutions du phénomène du chômage, devenu de plus en plus important, notamment chez les jeunes – diplômés, notamment et dont les plus qualifiés, pour la plupart, ne songent qu’à quitter le pays – et dont l’une des causes majeures est certainement le blocage déjà évoqué des investissements économiques, tant nationaux qu’étrangers dans les secteurs d’activités hors hydrocarbures, que l’on peut comprendre l’importance de la base sociale des manifestations populaires qui se sont déroulées dans le pays. Ce qui, bien évidemment, ne veut pas dire que tous ceux qui ont participé à ces manifestations étaient des chômeurs ; loin s’en faut.
Or, outre à la notion de chômage, il est également possible de recourir à celle, plus récente, de « précariat » – construite en fusionnant précarité/précaire avec salariat et/ou prolétariat – et qui, dans beaucoup d’analyses contemporaines, vise à rendre compte d’une partie importante de la population – souvent jeune – vivant une situation de plus ou moins grande vulnérabilité en termes d’emploi et de revenu. Quelles que soient les diverses formes que cette vulnérabilité peut effectivement prendre : chômage, sous-emploi, emploi non permanent ou emploi dans l’économie informelle. Voire, en y incluant également celle d’un emploi plus ou moins relativement formalisé en tant que tel, mais faiblement rémunéré et justifiant la désignation de la personne concernée comme étant un « travailleur pauvre ». En Algérie, sur la base des données les plus récentes de l’Office National des Statistiques (ONS), en constituant un ensemble formé par les salariés non-permanents et apprentis, les aides familiaux et les chômeurs, nous sommes en présence d’un effectif total de l’ordre de 4 millions de personnes dont le statut économique est instable. En fait, il s’agit d’une partie importante de la jeunesse qui peut être essentiellement définie comme vivant une situation de plus ou moins grande vulnérabilité en termes d’emploi. D’ailleurs, un examen de ce qui se passe dans le Monde Arabe met clairement en évidence que c’est précisément le « précariat » qui s’est en quelque sorte transformé en la principale catégorie sociale porteuse d’une revendication de changement, de type « dégagiste », selon un néologisme maintenant consacré.
Ceci dit, une fois que la base sociale potentielle de la contestation est réunie, il est difficile d’affirmer quand celle-ci peut effectivement se déclencher car, dès qu’il s’agit des évolutions d’une société, processus toujours complexes et non-linéaires, il est difficile d’imaginer des relations causales simples du style « A implique B » et « C implique D ». Et c’est pourquoi, souvent, il est difficile de déterminer les logiques qui, en entraînant le franchissement d’une certaine limite – en règle générale, a priori, jamais évidente – ont pu déclencher « le » phénomène en question ; ici, en l’occurrence, la large mobilisation survenue.
En tout état de cause, le « modèle bi-rentier » étant objectivement entré en crise, grosso modo, à partir de la fin de l’année 2014, la large contestation populaire à laquelle nous assistons actuellement était prévisible. Pour simplifier, dès lors que l’Etat est perçu par la Société comme n’étant plus en mesure de lui assurer en quelque sorte « comme d’habitude », conformément aux dispositions implicites du « pacte social rentier » – grâce à la rente énergétique – les « flux matériels » dont elle a besoin pour vivre, il est clair qu’ipso facto c’est la légitimité de l’Etat, telle que fondée sur la rente politique et les « flux symboliques » qui en dépendent, qui est fragilisée. Comme vont l’être tous ses symboles, tel que, tout particulièrement – outre le parti du Front de Libération Nationale – le Président Abdelaziz Bouteflika, en tant que « moudjahid », dont sa source de légitimité n’est plus considérée comme socialement fondée ; étant entendu que sa candidature est déjà suffisamment contestée en raison de son incapacité à exercer ses fonctions de par la dégradation de son état de santé. Pourtant, pendant longtemps, la doxa officielle consistait à dire que les Algériens préféraient la sécurité que leur apporte la stabilité – c’est-à-dire, du point de vue officiel, le régime en place – au changement ; or, aujourd’hui, tout se passe comme si, malgré tout, la Société préférait le changement à la stabilité. Evolution notable et qui m’a rappelé la célèbre formule de quelqu’un que l’on ne cite plus, mais que je citerai quand même, tant ses mots, en l’occurrence, sonnent juste : « C’est seulement lorsque « ceux d’en bas » ne veulent plus et que « ceux d’en haut » ne peuvent plus continuer de vivre à l’ancienne manière, c’est alors seulement que la révolution peut triompher. » (Vladimir Ilitch Lénine, « La maladie infantile du communisme, le gauchisme », 1920 ; le texte est disponible sur Internet)
Alors, que dire en conclusion ? De mon point de vue, trois éléments de réflexion s’imposent.
D’abord que nous assistons à la fin du « modèle bi-rentier » qui a longtemps prévalu dans le pays et qui l’a mené dans une impasse, tant économique que politique, dont il ne peut sortir qu’en empruntant de nouvelles voies supposant, d’une part, que la logique de la rente systémique énergétique d’origine extractive soit reléguée bien loin derrière celles qui se structureront autour de la création de richesses, telles que générées sur le territoire national, par un système productif de biens – hors hydrocarbures, bien sûr – services et connaissances à tous égards efficient et ce, surtout eu égard aux normes de la compétition internationale dont, en aucun cas, il ne saurait se détourner. Et, d’autre part, que la logique de la rente systémique politique d’origine historique, ainsi que la notion de légitimité révolutionnaire qui l’accompagne, cèdent la place à la seule légitimité qu’une société moderne puisse accepter : la légitimité démocratique qui suppose qu’une élection ne se gagne pas au nom d’on ne sait quel passé, souvent mythifié, mais bien à l’issue d’un large débat public articulé autour d’échanges d’idées, fondant rationnellement la formulation de projets crédibles garantissant, à moyen et long termes, l’avenir du pays. Et c’est donc dire qu’après l’ampleur du mouvement social auquel nous sommes en train d’assister, il est difficile d’imaginer que le pays puisse continuer d’être géré comme il l’était ; en quelque sorte en retournant au « business as usual ».
Ensuite, qu’aujourd’hui, plus que jamais, le pays a grand besoin de faire le point sur beaucoup de questions absolument déterminantes pour son avenir et à propos desquelles, si l’on devait faire un bilan sérieux de ce que nous avons réellement accumulé en tant que Nation, malheureusement, le bilan n’est certainement pas à la hauteur des exigences des défis de notre époque et encore moins à celle des défis – beaucoup plus impérieux – du monde plutôt chaotique qui déjà s’annonce. Précipité dans les tourbillons d’une « logique bétonnière » qui a tout emporté sur son passage – y compris les impératifs de production intellectuelle des universités dont elle était censée avoir pourtant permis de construire les murs – le pays ne sait plus ce que signifie une réflexion de qualité sur les moyens et longs termes. De toute urgence, il convient de redonner la place et le lustre qui doit leur revenir, précisément aux Universités et autres institutions publiques ainsi que privées à créer et encourager – entre autres, dans les domaines de la stratégie, de la prospective, des statistiques, de la planification, de la programmation et des études de conjoncture, sans oublier un Conseil National Economique et Social vivant et productif, à tous égards indispensable – chargées de produire les connaissances sans lesquelles aucune définition crédible des politiques publiques dont le pays a tant besoin n’est possible.
Enfin, qu’il convient d’aborder franchement un grave problème de relations entre générations, en passe de devenir de plus en plus conflictuel, puisque, très clairement, de nombreux représentants de celle qui a participé à la Guerre de Libération Nationale – aujourd’hui, quasi-octogénaires et octogénaires – refusent de se retirer des postes de responsabilité qu’ils occupent dans différents secteurs d’activité – appareil d’Etat, institutions politiques, armée, services de sécurité, diplomatie, etc. – et, de fait, de manière totalement abusive, continuent d’imposer l’exercice de leur pouvoir et de leur vision du pays et du monde à une société majoritairement composée de jeunes. A cet égard, un court passage, très instructif, d’un texte écrit par un des tout premiers sociologues à s’être intéressé à cette problématique des générations mérite d’être cité : « Le problème des générations est un problème important qu’il faut prendre au sérieux. C’est un des fils conducteurs indispensables à la connaissance de la formation des mouvements sociaux et spirituels. Sa portée pratique devient évidente dès lors qu’il s’agit de comprendre avec précision les bouleversements accélérés de l’actualité immédiate. » (Karl Mannheim, « Le problème des générations », présenté par Gérard Mauger, Armand Colin, Paris, 2011 ; p. 61 ; le texte de Karl Mannheim avait été initialement publié en allemand en 1928). (souligné par moi)
Et, pour conclure, je dirai qu’aujourd’hui vouloir s’opposer au large mouvement de mobilisation contre un éventuel cinquième mandat présidentiel de la part du Président Abdelaziz Bouteflika, actuellement en cours, et autour duquel se reconnaissent toutes les forces vives du pays – notamment sa jeunesse – revient purement et simplement à prétendre, dans un combat d’arrière-garde, arrêter le cours de l’Histoire. Et qui, d’une manière ou d’une autre, ne peut être que du côté de ceux qui ont encore la vie devant eux et non pas de ceux qui l’ont déjà derrière eux.
Nadji SAFIR, sociologue (nadji.safir@gmail.com)
Le dimanche 3 mars 2019

 

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