Jean Teillac

Parmi les premières tentatives de bilan de l’autogestion, la brochure de Jean Teillac publiée en 1965 par le Centre de Hautes Études Administratives sur l’Afrique et l’Asie Modernes, représente un point de vue « technocratique » assez classique.  L’auteur, qui s’abstient par exemple de donner une quelconque description du « legs colonial » facteur pourtant absolument déterminant de la situation, veut savoir quels sont les « résultats obtenus » alors même qu’au bout du compte il décrit relativement bien l’entre-deux complexe dans lequel se retrouve le secteur autogéré dans la période 1962-1965.


La brochure commence avec un historique de la naissance puis reconnaissance de l’autogestion plutôt sommaire : « L’autogestion voit le jour dans une économie de désarroi et une politique de crise. Les factions s’affrontent, des Français partent, laissant fermes et usines. On doit pourtant, en cet été 62 comme chaque année, rentrer le blé et le raisin, songer aux futurs labours  ; et le personnel est là, qui veut vivre.
Les travailleurs font de l’autogestion comme M. Jourdain de la prose. Spontanées, anarchiques, des initiatives relaient l’action du patron ou se subrogent à elle. L’Etat entérine ces procédés  : une ordonnance du 24 août tend à assurer «  une utilisation et une exploitation normales… dans le respect des personnes et des biens . (…)
Le printemps 1963 est le printemps de l’autogestion. On y voit plus clair  : les Français partis ne reviendront pas  ; l’Algérie sera socialiste  ; le maintien de l’autogestion semble un moindre mal. Un moindre mal parce qu’il serait pire de déposséder les comités, parce que seuls les anciens ouvriers, en l’absence de cadres, paraissent à même de faire marcher les entreprises, un moindre mal enfin parce que, le ciel aidant, les récoltes n’ont pas déçu. »
Mais ce « moindre mal » débouche sur un équilibre précaire qui va vite s’avérer funeste : « L’économie reste régie par la loi du marché à peu près dans la mesure où elle l’était avant l’indépendance. Les entreprises socialistes doivent alors, dans leurs relations avec l’extérieur, adopter un comportement de capitaliste. Elles sont même forcées, entre elles, d’appliquer ces lois et de traiter au meilleur compte, sans prendre en considération la nature des partenaires. Par surcroît, le secteur socialiste ne jouit d’aucun privilège légal dans les marchés de l’Etat. A ce jeu, l’autogestion, encore en rodage, part perdante. »
Si l’auteur tente de donner un estimation chiffrée de la réalité du « secteur socialiste » ainsi qu’une vue d’ensemble de son fonctionnement, il est bien obligé de constater que « la diversité est telle qu’il existe presque autant de formes d’autogestion que d’entreprises. Ce manque d’uniformité, dû au décalage entre les textes et la réalité, aux particularismes professionnels, à l’immensité du pays, aux oppositions entre les forces qui commandent l’équilibre du système, va jusqu’à créer des formes originales en opposition avec les principes  : directeurs qui sont patrons d’une autre entreprise, présidents de comité qui exercent un autre métier, absence de comité de gestion ou au contraire élargissement de celui-ci jusqu’à comprendre les saisonniers, et bien d’autres modalités encore. L’instabilité ajoute à la diversité. Les changements de points d’équilibre entre les différentes forces ainsi que les rivalités personnelles amènent des remaniements constants. Il n’est pas rare que des élections soient refaites plusieurs fois par an jusqu’à donner un résultat enfin acceptable pour tous. »
Une tendance générale semble toutefois se dégager, celle d’une double dépendance, d’un côté au marché ( L’autogestion est « en porte-à-faux. Dans un pays qui cherche à se désengager de l’Occident, elle reste captive des réseaux de l’économie moderne. Les exploitations agricoles, mécanisées à plein, sont tributaires d’acheteurs européens et d’approvisionnements multiples. ») et de l’autre à l’État ( « D’autres facteurs tendront à réduire les responsabilités de l’autogestion. Son fief ne dépasse pas les limites étroites de la production, qui s’insère dans un processus où l’Etat joue un rôle majeur. Elle dépend de celui-ci pour les prix, le crédit, la trésorerie, la commercialisation, la fourniture de personnel qualifié et la formation professionnelle, la fixation des salaires et celle des bénéfices, le matériel, les approvisionnements et, au besoin, pour une orientation générale. Le plus important, dans l’agriculture, sera d’assurer des débouchés par des accords internationaux et une réorganisation des réseaux commerciaux, tâches qui incombent à l’Etat. Dans l’industrie, il faut remplir les carnets de commande et procéder à la concentration et à la réorganisation de branches entières  ; là encore l’Etat, dans le marasme général, restera maître de la situation. »)
Ce qui amène l’auteur à un pronostic pour le moins pessimiste, énoncé dans le style condescendant ( le salaire assimilé à une rente !) qui caractérise son texte : « On voit ainsi se dessiner les contours futurs de l’autogestion. Une masse passive, conditionnée par le parti, obéit sans empressement et manifeste son approbation en élisant le comité. Le président, réduit à des fonctions honorifiques et à un rôle d’avocat du personnel, laisse la gestion au directeur, exécutant plus ou moins zélé des consignes de l’administration. Celle-ci, devant l’inertie du système, se borne à rendre plus aisée la marche des exploitations en essayant, tant bien que mal, de redresser les erreurs et d’ébaucher une orientation. En aval et en amont de l’exploitation, des organismes étatiques et paraétatiques ou bien des groupements d’entreprises surveillés de près lui fournissent des moyens en argent et en matériel, tiennent la comptabilité et la caisse, écoulent les produits, guident s’ils le peuvent son activité. Dans la pratique, il ne reste de l’organisation primitive que peu d’éléments  : un comité qui serait à la fois un comité d’entreprise et un conseiller de la direction pour la distribution et l’exécution des tâches quotidiennes, une propension à la facilité et au débrouillage individuel, des rites destinés à marquer l’accord de la masse. En somme, un socialisme d’Etat tempéré par les mœurs du pays. Cette évocation ferait dire aux puristes en marxisme que l’autogestion conduit à une nouvelle aliénation des travailleurs. Croyant tout diriger parce qu’ils seront, sans chef imposé, chargés de l’exploitation, ils ne détiendront cependant que l’apparence du pouvoir. Les décisions importantes, et en premier lieu celles qui les concernent, seront prises en dehors d’eux. La plus-value qu’ils auront créée sera absorbée dans un circuit économique dont le fonctionnement sera laissé à la discrétion des équipes politiques en place. Sans doute se contenteront-ils de gérer le capital qui garantira leur rente économique, si précieuse en Algérie  : l’assurance d’un emploi et d’un revenu décents. Le dépérissement de l’Etat leur apparaîtra dès lors non comme un objectif souhaitable, mais comme le risque d’une anarchie menaçant leurs maigres intérêts de classe. Ceux-ci s’opposeront à ceux du secteur privé appelé à subsister en tout état de cause  —   par exemple les innombrables petits artisans, paysans et commerçants. Ne faut-il pas y voir l’annonce d’une nouvelle lutte des classes  ? »

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