Gérard Chaliand et Juliette Minces

L’Algérie indépendante, paru en 72, constituant une reprise enrichie de L’Algérie est-elle socialiste ? paru en 1964, nous traitons ensemble ces deux ouvrages.
Gérard Chaliand, après avoir milité pour l’indépendance du pays, en a vécu les deux premières années comme journaliste au quotidien Alger républicain, et a été le premier à dresser un constat sans concession de l’évolution du pays, avant même le coup d’État de Boumédiènne. Dans L’Algérie est-elle socialiste ? il décrit l’indépendance comme ayant été avant tout l’occasion d’une vaste « accumulation primitive » de biens par la petite et la grande bourgeoisie qui ont su profiter du vide laissé par les français, ces forces ayant ensuite investi l’État. Dans ce contexte l’autogestion devient vite une anomalie : « La contradiction essentielle réside dans la coexistence de l’autogestion avec un appareil d’État à idéologie, origines et aspirations bourgeoises tendant peu à peu à créer un capitalisme d’État. » L’armée semblant être destinée à devenir, comme ailleurs, le principal vecteur de l’établissement de ce capitalisme d’État : « Hostile par nature au capitalisme libéral dans lequel elle n’a pas d’intérêt direct, tout dans son comportement jusqu’ici indique qu’elle ne souhaite pas contribuer à l’édification du socialisme, reste la solution du capitalisme d’État, dont l’exemple le plus classique est l’Egypte nassérienne. » Pour Chaliand, si dés 1964 « les tenants de l’étatisation l’ont emporté » c’est du fait que «  durant les années de la guerre le contenu social de l’indépendance et de l’État à venir n’avait pas été posé » signe de l’absence d’un parti d’avant-garde, capable notamment de véritablement « animer l’autogestion ».


Revenant en 1972, en collaboration avec Juliette Minces, sur la trajectoire de l’Algérie, et ce après la vague de nationalisations de la fin des années 60 qui consacre effectivement le tournant vers un « capitalisme d’État » classique mâtiné de velléités technocratiques, il ne peut que constater la validité de son pronostic précédent et ses conséquences sur le long terme : « La bourgeoisie administrative qui s’est développée de façon considérable à travers le processus de nationalisation est certes industrialiste , souvent favorable à la réforme agraire qui devait créer un marché intérieur mais elle n’est en aucun cas disposée à mettre en question ses privilèges et son pouvoir, pour prix d’un effort de développement autocentré (…) En fait sous le vocabulaire socialisant, les choix de la planification algérienne accentuent la marginalisation des masses, leur paupérisation, accroissant de façon considérable le chômage urbain et le sous-emploi. » « Le problème de fond » de la société algérienne, « le passage d’une société dépendante disloquée à majorité rurale à une autre société industrielle (…) n’a pas été abordé mais contourné dans l’espoir de constituer une fraction moderne dans un tout archaïque. »
L’autogestion, « ambiguïté du régime » selon les auteurs, n’a pas pu constituer une véritable alternative aux vieilles recettes : « L’autogestion ne fut – ni sous Ben Bella, ni après lui- jamais effective. Les travailleurs n’ont pas joué le rôle qui, d’après les décrets de mars, leur revenait, l’assemblée des travailleurs, les comités de gestion ne remplissaient pas leurs fonctions » et si les obstacles mis à son développement furent nombreux et la résistance relativement importante: « malgré les antagonismes entre le secteur autogéré et les organismes de tutelle, l’animosité des travailleurs envers les administratifs du parti ou de l’État, jamais l’autogestion, du fait de l’absence d’une structure organisée, ne put déboucher sur une lutte de classe conséquente. »  A défaut de lutte ouverte, il n’y eut pas non plus, selon Chaliand et Minces, de véritable « révolution culturelle » dans le secteur autogéré : « Rapport avec l’État, relations hiérarchiques dans le travail; solidarité familiale l’emportant en général sur toute autre forme de solidarité; maintien des traditions même si elles sont économiquement négatives ( coût du mariage, etc); place et fonction des femmes; tout indique qu’aucune nouvelle vision n’a pénétré le secteur autogéré qui, sur le plan théorique du moins, implique une relation nouvelle à l’égard du travail, de l’État et du monde. C’est que, dans la pratique, ni l’idéologie régnante dans le secteur autogéré (et autour), ni les relations existantes à travers les organismes de tutelle et l’État, n’ont permis d’autres possibilités que le maintien, pour l’essentiel, d’un héritage et non la naissance de superstructures nouvelles. »
Le pessimisme des auteurs, quant à l’autogestion, d’ores et déjà justifié en 1964, l’est d’autant plus en 72, alors que le secteur autogéré industriel a disparu corps et biens et que l’autogestion agricole est engagée dans un déclin irréversible. Mais si la bureaucratisation, déjà prophétisée avant même l’indépendance par Jean François Lyotard dans ses articles parus dans Socialisme ou Barbarie, a pu sembler inévitable, on a du mal à voir comment le « parti d’avant-garde » dont Chaliand déplore l’absence (et qu’il croit voir par contre à l’oeuvre à Cuba) aurait pu émerger et constituer une alternative. La vieille rengaine de la « carence du parti révolutionnaire» qu’il reprend à son compte, n’explique au bout du compte que bien peu de choses sur le déroulement et l’issue des luttes de classes réelles, et semble même un peu paradoxale quand on a tendance, comme le jeune Chaliand, à voir l’influence pernicieuse de la petite bourgeoisie partout.

Nous mettons à la disposition des lecteurs intéressés le scan d’un passage du chapitre 2 du livre L’Algérie indépendante qui contient un récit vivant et détaillé du processus d’élection d’un comité de gestion dans une entreprise autogérée.  Téléchargeable ici

Le livre L’Algérie est-elle socialiste a fait l’objet d’une bonne recension dans le numéro 38 de Socialisme ou Barbarie qui était suivie d’un récit de voyage dans le pays par deux collaborateurs de la revue : SouB-n38 recension chaliand et voyage en algérie

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