Ian Clegg

Publié en 1971, Worker’s self management in Algeria, est l’un des très rares livres en anglais sur l’autogestion algérienne avec The Land To Those Who Work It « : Algeria’s Experiment in Workers ‘Management de Thomas L. Blair (que nous n’avons malheureusement pas pu nous procurer) et, dans certain sens, Eyes to the South : French anarchists and Algeria de David Porter qui, indispensable par bien des aspects, ne donne qu’un résumé succin de la trajectoire du secteur autogéré.  Le livre de Ian Clegg a en tout cas l’indéniable mérite, comparé à d’autres ouvrages, d’être synthétique et organisé autour d’une thèse claire : « Dans les années qui ont suivi l’indépendance, l’Algérie a été le théâtre d’une lutte continue pour le pouvoir entre la bourgeoisie nationale émergente et la classe ouvrière, avec la masse des paysans et des chômeurs comme spectateurs désabusés et paupérisés. L’autogestion se trouvait au coeur de ce conflit. Pour ses partisans, elle représentait non seulement les véritables acquis de l’indépendance mais aussi un mode révolutionnaire de résolution des véritables problèmes économiques de l’Algérie. Pour eux la solution résidait dans l’implication directe des travailleurs dans l’avenir du pays en leur donnant l’entièreté du pouvoir économique et politique. Au départ, le parti et l’État ont accepté ce prémisse tout en soulignant la nécessité d’un leadership; mais l’autogestion est vite devenue une menace pour leur hégémonie. Alors qu’ils s’avançaient de plus en plus fermement vers une conception centralisatrice du contrôle politique, les comités de gestion apparurent comme des obstacles anarchistes »
Il est intéressant de noter que Ian Clegg n’idéalise pas les conditions d’émergence du secteur autogéré, car si « la saisie par les travailleurs des moyens de production a transformé l’indépendance en révolution » « il est clair que beaucoup des initiatives spontanées prises par les travailleurs équivalaient à une tentative de préserver leurs emplois, et donc leurs revenus, face aux menaces représentées par divers « outsiders », qu’ils soient capitalistes, anciens combattants, paysans ou travailleurs saisonniers. »
Clegg souligne bien le paradoxe institutionnel de départ : « Avec la formation des comités de gestion pendant l’été et l’automne 1962, un mode d’organisation économique et social a émergé avant même que le nouvel État ne soit véritablement en place. Avant même qu’une décision ferme sur le rôle de l’État, sa structure et son idéologie ait été prise, les comités avaient créé une pratique avec des implications théoriques profondes pour l’avenir de l’État. » Ce paradoxe se retrouve dans les décrets de Mars qui ne font que préparer, selon lui, le terrain pour l’affrontement entre les comités et la bureaucratie : «  En essayant de créer un partenariat dynamique entre les comités de gestion et les agences étatiques, les auteurs des décrets de Mars n’ont pas pris en compte la faiblesse relative de l’organisation et de la conscience politique des comités et l’hostilité structurelle et idéologique de la bureaucratie à tout ce qui menaçait sa position. Très rapidement ce partenariat se transforma en conflit. » Cette recherche d’un équilibre impossible avait été bien résumée par le ministre de l’économie de l’époque Bachir Boumaza, cité par Clegg,, : «  La grande difficulté dans l’autogestion (…) est de trouver la bon équilibre entre les tendances anarchiques, ouvriéristes de la base et le courant étatiste, bureaucratique et centralisateur au sommet de l’État. »
C’est donc une lutte pour le « contrôle des moyens de production » qui s’ouvre à partir de 1963 entre le secteur autogéré et les courants partisans du socialisme d’État, les plus honnêtes défenseurs de l’autogestion au sein du pouvoir étaient piégés dans leurs faiblesses : « Le groupe Harbi n’avait pas la base de pouvoir politique et sociale pour mettre en oeuvre leur programme (tel que décrit dans La Charte d’Alger Ndt) La réalisation de ce programme dépendait de la même bureaucratie étatique et partidaire qu’ils attaquaient. » Quelques aient été les bonnes intentions les résultats furent inverses : «  Dans ce schéma les éléments d’avant-garde dans l’administration allaient guider avec bienveillance les comités dans la bonne voie économique et idéologique. (…) La réalité était bien différente. Au départ les organes de supervision économique brillaient par leur incompétence. Mais le temps aidant, il s’arrogèrent un tel degré de contrôle que l’indépendance économique des comités n’était plus que dérisoire. » et ce dans les trois domaines de la distribution, de l’équipement et du financement. Ainsi dans ce dernier domaine : « Les comités étaient pris dans une complète impasse : incapables de faire des profits sans prêt et incapables d’avoir un prêt sans profits. En appliquant des critères financiers abstraits, l’administration bloquait effectivement le développement de pans entiers du secteur socialiste. »
Documentant précisément le démantèlement du secteur industriel autogéré ( voir à la fin de ce post), Ian Clegg n’occulte pas les nombreuses limites intrinsèques à ce dernier. Ainsi les dirigeants des comités sont souvent les anciens contremaitres de l’époque coloniale « leur délégation d’autorité correspondant à leur autorité organisationnelle basée sur leur statu antérieur. » De même, « La nature autoritaire, népotique et corrompue de certains comités n’était pas le résultat d’une quelconque manipulation de l’administration. Elle était le produit des superstructures culturelles et sociales de la société coloniale. Celles-ci, basées soit sur l’économie rurale traditionnelle soit sur le capitalisme colonial, furent perpétuées dans l’Algérie post-coloniale car l’indépendance en elle même n’était pas suffisante pour changer le système de valeurs dominant. » Clegg est d’ailleurs dans ce domaine particulièrement critique envers le secteur agricole autogéré : «  En l’absence d’autres liens sociaux, comme la classe et sans véritable idéologie claire, le concept de coopération inhérent à l’autogestion était souvent traduit, dans les zones rurales, dans les termes des formes traditionnelles de solidarité sociale. Le népotisme qui régnait dans certains comités ruraux était l’expression des valeurs de la société traditionnelle. » On perçoit ici encore qu’un des problèmes de la thèse de Clegg c’est qu’il reprend à son compte les antiennes éculées et sous-marxistes sur l’incapacité historique de la paysannerie, ce qui enlève par exemple beaucoup de force à la critique bienvenue du fanonisme et de ses confusions qu’il entame à la fin de son livre.
Concluant son livre comme il l’avait commencé, en inscrivant les comités de gestion dans la lignée historique des conseils ouvriers mais ce sans les idéaliser ( « Dans l’écroulement des structures sociales suite à l’indépendance, les ouvriers ont recréé une forme classique d’organisation socialiste car à ce moment là c’est la seule forme qu’ils avaient à leur disposition. L’absence de l’État, ou d’une bourgeoisie entrepreunariale, les laissait faire face seuls au problème de l’organisation de leur propre survie. » ), Ian Clegg peut ,dans le sillage de Monique Laks, ouvrir la voie à une critique de l’idéologie autogestionnaire et du conseillisme : « Le contrôle ouvrier continue a être considéré comme une importante revendication transitionnelle. Mais tant que le prolétariat ne sera pas devenu réellement conscient de la domination interconnectée du travail et de la consommation aliénés, n’importe quel type d’organisation prolétarienne conçue comme une forme d’organisation de la production continuera à être saisie comme un moyen de satisfaire des buts déterminés extérieurement à elle. La même chose est vraie pour les conseils ouvriers. Jusqu’à aujourd’hui la révolution est restée bloquée sur la prise apparente des moyens de production plutôt que sur la prise de l’économie elle-même. Seule la subordination de l’économie aux désirs conscients et libérés du prolétariat détruira la domination de la marchandise. A ce moment, le conseil ouvrier ne sera plus, comme il l’a été, un moyen d’organiser l’aliénation. Sans cela, le conseil ne peut être qu’un lien de plus dans la chaine qui attache le travailler à un système de production et de consommation qui lui est étranger. »

Clegg donne dans son chapitre 8 « The bureaucratic emprise on the Comités » un bon panorama du démantèlement de l’autogestion industrielle, nous le mettons ici à la disposition d’éventuels lecteurs éventuellement anglophones : woker’s self management chapitre 8

Par ailleurs on peut trouver sur internet le texte dans son intégralité ( ici et ).

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