Claudine Chaulet

La Mitidja autogérée enquête sur les exploitations autogérées agricoles d’une région d’Algérie, 1968-1970, SNED, 1971

Fruit d’une enquête de plusieurs années dans les exploitations agricoles autogérées de l’arrière pays algérois, La Mitidja autogéree ( téléchargeable sur le site de l’indispensable bibliothèque en ligne jugurtha ) constitue une référence incontournable à plus d’un titre.
Et ce tout d’abord pour l’analyse qu’elle donne du fonctionnement du secteur agricole à l’époque coloniale, dont l’histoire est retracée de façon tout à la fois synthétique et analytique. Chaulet s’intéresse plus particulièrement au secteur viticole qui avait connu un développement vertigineux en Algérie à partir de la fin du XIXème, l’essor de cette agriculture « typiquement capitaliste » étant articulée à la « prolétarisation » des paysans algériens à travers le pays : « Le triomphe de la colonisation agricole de la plaine et l’extension du régime du salariat sont historiquement indissociables. La paupérisation des masses algériennes, et en particulier des paysans des régions non directement colonisées, a été un préalable à la constitution, dans les zones colonisées, d’une agriculture capitaliste à fort besoin de main d’oeuvre. » Les vagues successives de migration vers la Mitidja assurent la pérennité du « système d’exploitation adopté par les colons » qui « incluait cette disponibilité complète de la main d’oeuvre comme élément fondamental. » Sans que cette disponibilité ne nécessite d’ailleurs beaucoup d’investissements préalables puisque Chaulet remarque que ce n’est qu’avec la guerre de libération que quelques efforts, à visées principalement contre-insurrectionnelles, seront faits pour faciliter la fixation des travailleurs prés des exploitations ( construction de maisons en dur notamment). Cet disponibilité de la main d’oeuvre et le régime préférentiel offert à la production des colons n’incitaient en effet pas ces derniers à faire preuve de beaucoup d’initiatives : « Les efforts des exploitants s’étaient portés depuis longtemps sur le maintien de leur situation privilégiée ( organisations professionnelles, pressions sur le gouvernement français) plus que sur l’amélioration de leurs rendements ou la diversification de leur production. Et de surcroît une grande partie de l’activité n’étant pas mécanisable, le faible coût de la main d’oeuvre constituait un avantage non négligeable. » *
C’est la persistance de ce modèle colonial qui est au coeur de l’analyse que donne Chaulet de la stagnation de l’autogestion. En effet « Malgré l’indépendance, malgré l’autogestion, la ferme coloniale ne subsistait pas seulement en tant qu’appareil de production, les formes d’organisation et les conditions de vie des travailleurs n’avaient pas été fondamentalement modifiés. » Pour l’auteur la légalisation de l’autogestion telle qu’elle a été opérée par les décrets de mars est pour beaucoup dans cette persistance du modèle colonial, avec le maintien de la séparation permanents/saisonniers, la détermination par le directeur, donc l’État, du nombre « optimum » de travailleurs, le salaire basé  sur la productivité, etc .Il en est de même pour ce qui est de l’estimation de la rentabilité où « l’exploitation coloniale reste bien le terme de référence par rapport auquel cadres et techniciens apprécient souvent la situation des exploitations autogérées. » Or «  L’indépendance nationale, par son existence même, privait de signification les exploitations coloniales dont la rentabilité avait reposé sur la combinaison de la surexploitation des travailleurs colonisés et de privilèges commerciaux sur le marché métropolitain. » De là les débats récurrents sur « la viabilité de l’autogestion » s’éclairent effectivement différemment : «  Ce n’est pas l’autogestion telle qu’elle a été pratiquée jusqu’à maintenant qui a compromis la rentabilité des domaines. Mais dans l’économie algérienne actuelles, la rentabilité coloniale n’a pas de sens. »
Cette persistance se retrouve même dans l’organisation du travail ou se maintiennent les anciens dispositifs disciplinaires : « Une organisation du travail de ce type était fonctionnelle dans la ferme coloniale où l’objectif était de s’assurer la docilité des travailleurs. Elle est absurde dans une exploitation autogérée. »
Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que la tutelle de l’État devienne de plus en plus envahissante ( « l’exploitation autogérée algérienne n’est pas malgré la politique de décentralisation adoptée depuis 1966, une exploitation autonome. Ses objectifs lui sont assignés par l’État. Ses moyens de production lui sont fournis par l’État, qui en contrôle l’utilisation; ses produits sont écoulés par des organismes d’État. Ses bénéfices, quand il y en a, sont répartis par l’État. », etc) et qu’émergent de nouveaux patrons dont le paternalisme s’accommodera très bien du maintien voire du renforcement des traditions patriarcales et familiales.
Le bilan que tire Chaulet de ces quelques années d’autogestion est donc plutôt pessimiste : « Dans les premières années de l’indépendance, l’autogestion a été réduite à n’être qu’un système de gestion chargé de remplacer la gestion par le colon. Le pouvoir reconnu théoriquement aux travailleurs a été exercé par les contremaitres. Ce système oligarchique a pu maintenir à peu près le potentiel de production des fermes en se substituant aux patrons sans modifier les relations sociales internes au domaine. (…) L’institution mise en place sous le nom d’autogestion avait conservé le patrimoine. Elle n’avait pas résolu les contradictions de cet héritage, ni libéré les hommes. »
Si nous avons rendu à grands traits l’argumentation du livre, nous n’avons rien dit de sa richesse documentaire puisque Monique Chaulet utilise de façon extensive les propos recueillis auprès des travailleurs de l’autogestion lors de plusieurs centaines d’entretien. Pour permettre au lecteur d’avoir un aperçu de cet aspect de l’ouvrage, nous mettons à sa disposition le Scan d’une partie du chapitre 4 de l’ouvrage qui présente notamment plusieurs portraits d’élus des comités de gestion, ainsi qu’une tentative d’analyse de l’état de « motivation » politique et idéologique des travailleurs….
Téléchargeable ici

  • * Il faut noter toutefois que ce statu-quo n’a pas régné partout, car comme le constate Gérard Duprat dans Révolution et autogestion rurale en Algérie, certaines régions ont connu au contraire des phénomènes de « surmécanisation » :  « Depuis 1950 un fort courant de mécanisation transformait la répartition des charges dans les comptes d’exploitation en réduisant l’emploi, certainement au détriment des bénéfices lorsque le mouvement s’accélère et atteint vraisemblablement une surmécanisation vers 1960. La guerre, la pression de la main d’oeuvre moins facile à manier sans doute chez les ouvriers permanents, les revendications salariales se combinèrent avec un attitude de « modernisme » pour aboutir à un résultat désastreux pour la main d’oeuvre algérienne. »
  • Le livre a fait l’objet d’une recension dans la revue Cahiers d’Études Africaines sous la plume de Marc Le Pape:  Avant la Révolution Agraire algérienne

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