L’Ultra-gauche, le mouvement libertaire et l’autogestion en Algérie (II)

Informations et correspondances ouvrières

Autre courant issu de Socialisme et Barbarie, la revue « conseilliste » Informations et Correspondances Ouvrières n’a accordé que peu de place à l’autogestion algérienne dans ses pages. Les animateurs de la revue ne cachaient d’ailleurs pas leurs doutes lors d’une réponse à un lecteur au sujet des comités de gestion : « Nous n’avons aucun préjugé ni aucune indulgence pour ce que l’on essaie de faire en Algérie sous ce nom. Il y a déjà eu de par le monde tant de mystifications sous l’étiquette « conseils ouvriers » ou « gestion ouvrière » que nous gardons la tête froide et critique en regard de ce qui est en Algérie une construction du pouvoir d’État. Nous ne versons pas de pleurs sur les colons (…) mais nous ne pavoisons pas non plus parce que l’on sort le mot magique « comités de gestion ». Au contraire, à partir du moment où l’on nous en parle nous posons les questions suivantes :
– Ces comités sont-ils une création spontanée des travailleurs ou une création autoritaire du pouvoir d’État ?
– Leur existence ( même venant d’en haut) pose le problème d’une dualité de pouvoir donc d’un conflit ouvert ou latent : ou bien les comités détiennent ou revendiquent une partie du pouvoir social ( ou sa totalité sans en être d’ailleurs conscients, à travers des problèmes concrets de gestion) ce qui pose les termes d’un conflit, ou bien les comités sont totalement soumis au pouvoir central et alors de simples organes de gestion bureaucratiques ( nous pensons que la situation actuelle en Algérie ne tient pas dans l’un ou l’autre de ces termes, mais à travers des conflits entre la base et le sommet évolue vers le second terme).
– Comment en Algérie s’expriment les revendications des deux classes distinctes : ouvriers d’une part, paysans de l’autre, soit directement, soit à travers des organismes officiels ( comité de gestion par exemple) revendication dirigée contre une classe dirigeante en formation ( bureaucratie ou bourgeoisie). Les détenteurs actuels du pouvoir sont d’ailleurs contraints, pour garder leur place de dirigeants d’être réalistes tant à l’égard de la bas ( d’où l’aspect « révolutionnaire ») qu’à l’égard de la France qui reste la puissance capitaliste dominante.
Il est possible que les informations fragmentaires que nous pouvons posséder ne nous permettent pas de répondre par des faits précis aux questions que nous pouvons ainsi nous poser. Mais ils nous donnent tout de même le sens d’une réponse. » (in ICO N°27)
Les quelques échanges sur l’autogestion en Algérie sont réunis ici (  d’après les scans effectués par archives autonomies, of course !)

La révolution prolétarienne

La vénérable revue syndicaliste révolutionnaire a publié à l’époque de nombreux articles bien informés à la situation sociale algérienne que nous avons déjà eu l’occasion de mentionner au sujet des divers « congrès » successifs de l’autogestion. Nous les avons regroupé en seul document ici.
– « A l’écoute de l’autogestion industrielle en Algérie «  est un vivant récit par Daniel Guérin du congrès de l’autogestion industrielle de 1964
– « L’Algérie est-elle libre ? » signé Abù Chenaf texte truculent et impitoyable sur la bureaucratisation (« L’Algérie est le pays des bureaux. Je n’ai jamais vu pareille vérole bureaucratique. Toutes les administrations regorgent de personnel ; d’un personnel qui ne fout rien et ne sait rien. On ne peut même pas parler de médiocrité professionnelle. La nullité et la prétention sont générales. »), la presse ( « Je ne connais pas de presse qui méprise davantage ses lecteurs que la presse quotidienne algérienne. L’horripilant mercenaire qui vous vante à la radio les mérites de telle machine à laver ou les vertus de tel apéritif est un ange de sincérité à côté de la plupart des laquais de plume des quotidiens algériens ») et les diverses oppositions plus ou moins admises au régime.
– « Partisans et adversaires du socialisme s’affrontent à la fédération des travailleurs de la de terre » : court récit des tentatives de manipulation lors du second congrès de l’autogestion agricole.
– « Ou va l’Algérie de Ben Bella », « Un projet syndicaliste sur le contrôle ouvrier est interdit », « Les syndicats algériens soumis à l’État » évoquent chacun des aspects des tentatives de neutralisation de l’UGTA et des résistances qu’elles ont rencontré.
– « Lutte des classes et syndicalisme » évoque les grèves de 1965 (nous y reviendrons dans une note de lecture)


L’internationale situationniste

Admirables tant par la qualité du style que par la puissance de l’analyse, l’article « La lutte des classes en Algérie » et l’ « Adresse aux révolutionnaires d’Algérie et de tous les pays », publiés dans le n°10 de la revue Internationale Situationniste paru en mars 1966 ( disponibles ici), constituent la critique la plus radicale du tournant que constituait le coup d’État de Boumédiènne, du régime qui l’avait précédé, ainsi qu’une défense sans ambiguïtés de l’autogestion.
Pour l’I.S. « liquider l’autogestion c’est tout le contenu du boumediennisme, c’est sa seule activité réelle. (…) Boumédiènne, un des principaux responsables depuis toujours du fait que l’autogestion algérienne n’est qu’une caricature de ce qu’il lui faut être, la traite officiellement de « caricature » afin de la réorganiser autoritairement. Au nom d’une essence de l’autogestion idéologiquement garantie par l’État, Boumédiènne rejette les manifestations réelles ébauchées de l’autogestion. » Après le régime transitoire et équilibriste de Ben Bella, par ce coup d’état le bureaucratie renforce son emprise sur le pays au détriment notamment de certains pieds-rouges dont l’oraison funèbre est impitoyable, quoique ne rendant pas justice à la diversité de leurs positions et engagements : « Ceux-là n’étaient pas tant au pouvoir que prétendants au pouvoir. Parente pauvre du pouvoir mais guettant son héritage, l’extrême gauche de la bureaucratie possédait auprès de Ben Bella un titre de représentation des masses : elle ne tenait pas son mandat des masses mais de Ben Bella. Elle rêvait de remplacer un jour en monopole et aussi bien contre les masses, ce pouvoir que Ben Bella partageait encore de tous côtés. (…) les pieds-rouges représentaient un mélange épuisé de nullité théorique complète et de tendances contre-révolutionnaires inconscientes ou sciemment dissimulées. Loin de vouloir « expérimenter » aventureusement en Algérie des utopies extraordinaires, ils ne possédaient en bien propre que des erreurs ou des mensonges qui avaient mille fois fait leurs preuves en tant tels. Les meilleures idées révolutionnaires des pieds-rouges n’étaient pas inadaptées parce que venues de trop loin mais parce que répétées beaucoup trop tard. Ce n’est pas une question de géographie mais d’histoire. » De même Mohammed Harbi est décrit comme « le prophète désarmé de l’autogestion (qui) n’avait pas envisagé auparavant la défense de l’autogestion par elle même mais seulement par la médiation de Ben Bella », or « Ben Bella n’était pas la résolution des contradictions algériennes mais leur couverture provisoire. » et désormais « Les chars de Boumédiènne dans les rues ont signifié une rationalisation de l’Etat, qui veut désormais s’affranchir des paradoxes dérisoires de l’équilibre ben belliste et de toute mauvaise conscience, être un État simplement. »
Après le coup d’État c’est « une lutte sourde et ouverte » qui s’est déclenchée autour de l’autogestion écrit l’I.S. qui évoque diverses grèves et protestations qui se sont déroulés en 1965 « ébauche d’un mouvement de colère qui, s’il s’affirme avec conséquence, est capable de balayer tout le régime actuel.  » Auquel l’État répond par les divers moyens policiers et idéologiques à sa disposition : « Incapables de dominer un seul de leurs problèmes, les dirigeants réagissent par des colloques affolés tenus en permanence, par la torture en permanence dans leurs prisons, par les dénonciations du « relâchement des moeurs ». El Moudjahid ( 07/12/65) attaque « le sentimentalisme érotique d’une jeune génération sans engagement politique » et le juste point de vue de tout ceux qui « ont tenté de rejeter une religion représentée comme frein à leur gout du plaisir et à une émancipation considérée sous l’angle unique de la possibilité de jouissance, et de considérer l’apport de la civilisation arabe comme une retour en arrière. » (…) Et après quelques mois, le nouveau régime rivalise avec Ben Bella dans la manifestation la plus dérisoire de son islamisme : la prohibition de l’alcool. »
Après une critique des diverses oppositions au régime ( « Voyant qu’ils ne peuvent plus espérer dominer le pouvoir, ils se tournent vers le peuple, pour dominer son opposition. Bureaucrates nostalgiques ou bureaucrates en rêve ils veulent opposer « le peuple » à Boumédiènne alors que Boumédiènne a déjà montré aux masses l’opposition réelle du bureaucrate d’État et du travailleur ») le texte s’achève sur une théorisation de l’autogestion généralisée comme « le moyen et la fin de la lutte actuelle. Elle est non seulement l’enjeu de la lutte mais sa forme adéquate. Elle est elle même son instrument. Elle est pour elle même la matière qu’elle travaille et sa propre présupposition. Elle doit reconnaître totalement sa propre vérité. Le pouvoir de l’État formule le projet contradictoire et ridicule de « réorganiser l’autogestion »; c’est en fait l’autogestion qui doit s’organiser en pouvoir ou bien disparaître. » Le texte replace d’ailleurs la formation spontanée des comités de gestion dans la longue histoire des initiatives révolutionnaires autonomes du prolétariat : « Les bases d’une production autogérée en Algérie se sont formées spontanément, comme dans l’Espagne de 1936, comme à Paris en 1871 dans les ateliers abandonnés par les Versaillais, là où les propriétaires avaient du laisser la place à la suite de leur défaite politique : dans les biens vacants. Ce sont les vacances de la propriété et de l’oppression, le dimanche de la vie aliénée. »
Si on peut être surpris par « l’hégélianisation  » de l’autogestion qu’opère le texte, il faut reconnaître qu’il s’agit là de la défense la plus complète et la plus conséquente théoriquement qui ait jamais été produite de l’initiative spontanée de paysans et ouvriers algériens que d’aucuns vouaient à une docilité séculaire ou à un rôle de force d’appoint dans les conflits d’appareil.
L’ « Adresse aux révolutionnaires d’Algérie et de tous les pays » publié à Alger en 1965, part quant à elle, de la situation algérienne pour livrer une analyse désormais classique de la nouvelle vague révolutionnaire mondiale des années 60 et de son expression théorique.
Enfin nous avons reproduit la note «  L’Algérie de Daniel Guérin, libertaire. » qui polémique contre le vieux militant et son attachement à Ben Bella : « Guérin est réellement pour l’autogestion, mais, comme Mohammed Harbi, c’est sous la forme pure de son Esprit incarné en un héros privilégié qu’il préfère la rencontrer, la reconnaître, l’aider de sa sagesse. Daniel Guérin a rencontré le Weltgeist de l’autogestion autour d’une tasse de thé, et tout le reste en découle. »

Signalons que Nedjib Sidi Moussa a écrit une courte mais synthétique analyse du rapport de l’I.S. et de Guy Debord avec l’Algérie pour la revue Article 11 , son site regorge également de documents sur l’histoire des révoltes en Algérie et ailleurs…

2 réponses sur “L’Ultra-gauche, le mouvement libertaire et l’autogestion en Algérie (II)”

  1. bonne initiative.
    J’ai fait en 1972 une maîtrise sur l’autogestion en Algérie. Je possède de nombreux documents (surtout algériens) et bouquins.
    Sur mon site j’ai des bibliographies importantes tant sur l’autogestion que sur l’Afrique libertaire et autogestionnaires
    à votre service…

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