Les décrets de mars 1963

Communément qualifiés d’« historiques » les décrets de mars 1963 succèdent aux décrets d’octobre 1962 qui légalisaient les comités de gestion ayant pris le contrôle des entreprises agricoles et industrielles laissées vacantes par le départ des colons. Si les décrets d’octobre 62 avalisaient un état de fait, ceux de mars 63 organisent de façon détaillée la gestion des entreprises ainsi que la répartition d’éventuels bénéfices.

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La question, comme toujours, est de savoir si le pouvoir de Ben Bella en accompagnant le mouvement ne cherche pas tout simplement à faire contre mauvaise fortune bon coeur tout en neutralisant toute velléité d’autonomie. C’est la thèse que résumait magistralement Monique Laks : « Les comités de gestion représentent, à tout prendre, une solution au problème imprévu de la vacance. Des petites unités industrielles, voire semi-artisanales, souvent vides, qui ne tentent que d’exceptionnels intérêts privés, d’une part, des domaines abandonnés où la récolte attend, d’autre part, sont remis en exploitation sans qu’il n’en coûte rien à l’État. Non seulement les ouvriers n’y sont pas payés, mais ils collectent entre eux (…) les premiers fonds d’urgence et assurent les réparations essentielles. (…) Dés lors mieux vaut renverser la situation et faire d’une structure intruse un instrument démagogique du pouvoir, lequel fait d’une pierre deux coups. (…) Pour l’instant, l’autogestion permet donc au pouvoir de résoudre trois problèmes : disposer d’une base contre ses adversaires, masquer son immobilisme en donnant le change sur ses options socialistes, se ménager enfin, la source financière au développement bureaucratique de son appareil.
A condition de circonscrire le secteur autogéré à ses dimensions premières, le secteur industriel surtout, de le priver de tout pouvoir réel en ne lui donnant qu’un pouvoir économique local, de le maintenir dans son isolement en maintenant la classe ouvrière elle-même désorganisée et en empêchant les conseils communaux de devenir réalité, de laisser, enfin, l’autogestion affronter sans moyens les secteurs privés et étatiques (…) les risques sont réduits pour le pouvoir de se voir débordé par le développement de cet embryon de pouvoir ouvrier. » ( Autogestion ouvrière et pouvoir politique en Algérie)
Il est certain que ces décrets de mars, souvent loués et invoqués par les partisans de l’autogestion qui regrettent qu’ils ne soient pas véritablement appliqués, sont pour le moins ambigües quand on y regarde de plus près. Tout d’abord ils n’indiquent pas ce qu’il en est de la propriété effective de l’entreprise ou de l’exploitation agricole mais par contre précisent que dans les fermes autogérées : « Les travailleurs saisonniers ne peuvent être membres de l’Assemblée générale ni jouir des droits et prérogatives attachés
à cette qualité » (Article 4), contribuant par là à aggraver une séparation permanents/saisonniers pourtant critiquée par une grande partie des intéressés.
Si les « garanties démocratiques » sont indéniables ( le rôle dévolu à l’assemblée générale des travailleurs), la mise sous tutelle l’est tout autant. Elle correspond d’ailleurs selon Serge Koulytchisky à une « tradition importée »(sic!) «  C’est peut-être une tradition française de centralisation et de tutelle étatique qui triomphe dans ces textes beaucoup plus que l’application d’idées socialistes de dictature de classe. » ( L’autogestion, l’homme et l’État). Ainsi les attributions du directeur, qui « représente l’État au sein de l’entreprise » sont très étendues ( article 21), c’est par exemple lui qui décide en dernier ressort de l’appartenance ou non d’un travailleur à l’assemblée générale et du nombre d’employés nécessaires à la structure (article 5). « Il détient les fonds en espèces au moyen desquels il effectue les paiements courants » et peut par ailleurs opposer son véto à la plupart des décisions prises par le comité de gestion si elles sont « non conformes au Plan national » (article 20). Ce directeur n’est censé rendre des comptes qu’à l’autorité de tutelle et au conseil communal d’autogestion, cette dernière structure (« Dans chaque commune il est créé un Conseil communal d’animation de l’autogestion composé des présidents des Comités de gestion, d’un représentant du parti, de l’U.G.T.A., de l’A.N.P. et des autorités administratives de la commune. » article 23) n’ayant eu au bout du compte qu’une existence fantomatique.
Les décrets du 28 mars « déterminant les règles de répartition du revenu
des exploitations et entreprises d’autogestion » vont encore plus loin puisque ils organisent entièrement la répartition des revenus de l’entreprise et lui enlève en fait toute souveraineté à ce sujet, en prévoyant notamment que « la rémunération de base des travailleurs permanents » ainsi que les primes de rendement soient « fixé(e)s par l’autorité de tutelle, par poste et sur la base de normes minima de productivité ». De plus ils prévoient une ponction importante des revenus de l’entreprise sous forme de « prestations à la collectivité nationale », Ben Bella ayant décidé, face à l’impossibilité de mener dans l’immédiat des nationalisations massives, que c’est l’autogestion qui devait permettre de financer l’industrialisation.
Comme le note Claudine Chaulet dans La Mitidja autogérée : «  en répartissant les revenus entre prestations à la collectivité nationale et revenus propres des travailleurs, les décrets assignent aux exploitations agricoles un objectif majeur : ces exploitations doivent être rentables, elles doivent dégager un surplus destiné à être investi dans d’autres secteurs de l’économie nationale et par conséquent elles doivent respecter les normes techniques propres aux grandes exploitations agricoles modernes, en particulier ne pas distribuer trop de salaires. Contre ceux qui proposaient d’installer sur les fermes des familles dont le nombre aurait été calculé en fonction du revenu possible de la ferme et du revenu souhaité par les ménages, les partisans de la solution économique l’avait emporté : les exploitations devaient conserver leur structure antérieure, l’emploi devait être mesuré aux besoins des cultures et le revenu individuel à l’emploi; les améliorations sociales étaient reportée à plus tard. C’était revenir au modèle de la ferme coloniale, à cette différence près que les « bénéfices » devraient être utilisés pour le bien collectif, et qu’on espérait, en intensifiant les cultures, multiplier les jours de travail nécessaires. » Pourtant, paradoxe révélateur, la même auteure constate : « L’indépendance nationale, par son existence même, privait de signification les exploitations coloniales dont la rentabilité avait reposé sur la combinaison de la surexploitation des travailleurs colonisés et de privilèges commerciaux sur le marché métropolitain. »
Les auteurs de ces décrets de mars ont cherché à justifier leur architecture compliquée par le besoin de se prémunir contre un éventuel repli « localiste » des entreprises autogérées. Pourtant au moment même où les décrets sont promulgués, on crée divers organismes bureaucratiques de financement et de commercialisation qui vont étrangler à petit feu le dit secteur autogéré ( nous y reviendrons) et, comme le note Serge Koulycthisky :  « L’élaboration presque concomitante des décrets de mars et de la constitution algérienne montre que les aspirations des membres du Bureau National des Biens vacants à l’autogestion économique, politique et sociale, étaient loin d’être partagées par les cadres de la direction politique du FLN en 1963. Ces derniers ont voulu construire un État fort et centralisé où le parti détiendrait l’essentiel des pouvoirs. »

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