L’autogestion et la doctrine du FLN

Il a souvent été noté que l’autogestion ne figurait pas dans le programme du FLN avant la libération du pays. De fait c’est plutôt un mouvement inverse qui s’est déroulé puisque cette initiative spontanée de travailleurs et de militants divers a été instituée à postériori comme un principe fondamental du « socialisme algérien ». On pourrait probablement même dire qu’elle est venue opportunément aider à combler un certain vide doctrinal. Les trois documents  théoriques majeurs de l’époque que nous publions ici ( tirés du site de la présidence algérienne, ils présentent pourtant de nombreuses fautes de frappe et d’orthographe) sont La Plate-forme de la Soummam adoptée le 20 aout 1956 lors du congrès clandestin du FLN tenue en Kabylie
, Le programme de Tripoli adopté par le Conseil National de la Révolution Algérienne à Tripoli en juin 1962 et enfin La charte d’Alger adoptée lors du congrès du FLN qui s’est tenu du 16 au 21 avril 1964.

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 PLATEFORME DE LA SOUMMAM

LE CONGRES DE TRIPOLI

 La Charte d’Alger

A propos de La Plate-forme de la Soummam

De ce texte, Gilbert Meynier a pu écrire dans son passionnant article
La « révolution » du FLN (1954-1962) : « La plate-forme de la Soummam mettait sur pied un État et non un changement social. Sous une teinture marxisante redevable à la personnalité de l’un de ses principaux rédacteurs, l’ex-dirigeant communiste Ouzegane, et destinée durablement à recouvrir des marchandises diverses, elle ne mentionnait la société algérienne que sur le mode fonctionnel de différentes couches « dites la composer » : il n’y avait ni exploiteurs ni exploités, il y avait des paysans, des travailleurs, des intellectuels…, sans parler des jeunes et des femmes ; la moitié de la population était mise sur le même plan que diverses catégories socioprofessionnelles. Le peuple était déclaré uni dans le combat libérateur. Mais, pour l’après, c’était le grand silence. »
La charte d’Alger expliquera ce flou par les luttes internes au sein du mouvement : « L’installation à l’extérieur de la direction élargie et remaniée périodiquement pour permettre l’intégration par cooptation des éléments qui la remettaient en cause entraîne la formation d’un appareil pléthorique. Avec la création du Gouvernement Provisoire de la République Algérienne (GPRA), cet appareil va croître en importance et en pouvoir indépendamment de la lutte armée et des problèmes politico-militaires qu’elle posait.
Un embryon de bureaucratie politique et militaire dont les membres proviennent de diverses couches sociales se constitue et accuse
tous les traits acquis dans les conditions particulières de la lutte clandestine et de la guerre : conscience de sa fonction dirigeante, de ses privilèges hiérarchiques, d’une autorité fondée sur l’obéissance aveugle des exécutants. (…) C’est ce courant qui en refusant tour à tour la convocation d’un Conseil National de la Révolution Algérienne (CNRA), la rédaction d’un programme politique, la désignation d’une direction prendra la responsabilité d’engager la course au pouvoir pour faire obstacle à l’avance de la Révolution utilisant pour atteindre ses fins le manque d’information de la résistance intérieure et son isolement ainsi que l’appareil bureaucratique forgé au cours de la guerre.
La crise du FLN ouverte en 1957 a abouti progressivement à une dégénérescence des organismes dirigeants. Le refus d’aborder le
problème du contenu social de l’Algérie indépendante à influé directement sur les Accords d’Evian négociés et conclus dans la précipitation. La fuite en avant n’a pas permis pour autant l’escamotage des problèmes fondamentaux : elle a seulement rendu la crise plus violente et plus dramatique. » ( p.17-18)
Gérard Chaliand va dans le même sens dans son ouvrage de 1964,  L’Algérie est-elle socialiste ? : « La réalité profonde de la crise ( la lutte pour le pouvoir de juillet 62) c’est que durant les années de la guerre le contenu social de l’indépendance et de l’État n’avait pas été posé » notamment car « Le souci essentiel du GPRA était de ne pas laisser se constituer à l’intérieur des forces capables de mobiliser les masses, de les politiser et de ne pas voir se créer une alternative à sa direction. »
Une autre analyse intéressante de cette faiblesse programmatique a été fournie par Jean-François Lyotard dans son article « Le contenu social de la lutte algérienne » paru en janvier 1960 dans Socialisme ou Barbarie : « Encore faut-il pour que l’idéologie nationaliste puisse se développer et se répandre comme solution à la situation coloniale, que des classes sociales ayant une expérience ou du moins une vision de l’ensemble de la société soumise à l’oppression impérialiste soient capables de donner à tous les mécontentements particuliers, à toutes les révoltes isolées, une formulation universelle et des objectifs communs. Ce rôle est en général assumé par les éléments expulsés des anciennes classes moyennes et regroupés dans l’appareil même dont l’impérialisme se sert pour maintenir sa tutelle sur la société. En Algérie cette condition faisait défaut. » Cette configuration étant rendue impossible par l’occupation massive des postes d’administration par les colons, la lutte nationale ne put se développer que via les maquis et l’exploitation en métropole selon Lyotard.
Il faut noter que selon plusieurs auteurs on peut trouver, avant 62, dans les cercles en exil de l’Union Général des Travailleurs Algériens , des formulations qui peuvent sembler annoncer l’autogestion. Ainsi Gérard Duprat dans Révolution et autogestion rurale en Algérie cite un texte de ce syndicat datant de 1961, Impulsion et conduite de la réforme agraire, qui déclare : « Ici comme dans d’autres domaines, c’est le peuple lui-même qui doit décider. C’est donc de lui que doit partir l’impulsion. » De même Gilbert Meynier dans l’article déjà cité, note : «  Cependant, marginalement et quasiment à huis clos, l’avenir de l’Algérie fut objet de débat, Il y eut notamment dans le mouvement syndical quelques authentiques projets constructifs. Au sein de l’UGTA, de la FNEGA ( Fédération nationale de l’électricité et du gaz d’Algérie) , qui avait une certaine notoriété dans le monde du travail, fut lancé le mot d’ordre d’autogestion : la FNEGA élabora un rapport sur la mutation du conseil d’administration de l’EGA (Électricité et Gaz d’Algérie) en comité de gestion selon des principes qui allaient dans le sens du socialisme coopératif. Mais, à notre connaissance, il ne fut jamais fait grand cas de ce rapport dans les milieux dirigeants du FLN, et l’on ne parla guère d’autogestion, ni au GPRA ni dans les cinq sessions successives du CNRA. »

A propos du Programme de Tripoli

Ce texte constitue en soi un document surprenant par l’autocritique de l’indigence théorique du FLN qu’il propose et la mise en valeur de l’action spontanée de la population, notamment de la paysannerie :

« Le FLN qui, au début de I’action insurrectionnelle du 1er Novembre 1954 avait envisagé la lutte armée sous le seul angle de la libération nationale n’a pu prévoir tout ce que la guerre qui s’ensuivrait aurait comme implications et développements de nature diverse dans la conscience populaire et la
société algérienne en général.
1- Le FLN ignorait les profondes potentialités révolutionnaires du peuple des campagnes. Le peu qu’il en savait concernait une situation longtemps statique, en surface, traditionnellement admise comme vraie selon I’optique paresseuse des anciens partis nationalistes.
Il faut dire, à la vérité, que le FLN, tendance d’avant garde ses débuts, à la veille de se transformer en mouvement rompait, dans une certaine mesure, avec les pratiques, méthodes et conceptions des anciens partis. Mais cette rupture ne pouvait devenir salutaire et définitive qu’en s’accompagnant, au départ, d’un effort -vigoureux de démarcation idéologique et d’une ligne de
longue portée à la mesure des évènements en chaîne qu’on allait provoquer dans la société algérienne.
Or, il n’en fut à peu prés -rien sinon dans le cadre d’une formulation immédiate destinée, au moment de I’insurrection, à remettre ce nationalismes en marche. Le FLN ne s’est pas soucié de dépasser positivement le seul objectif inscrit au programme traditionnel du nationalismes, c’est-à-dire I’indépendance. D’autre part, il négligeait d’entrevoir l’éventualité à plus ou moins brève échéance de deux faits majeurs que Le nationalismes classique n’avait jamais pu concevoir : le caractère même de La guerre coloniale dans un pays de peuplement intensif étranger promu, tout à la fois, au rang de mandataire, d’agent et d’auxiliaire de I’impérialisme français, Le fait que la lutte armée et l’engagement massif du peuple colonisé par lesquels on met
brutalement en cause une domination coloniale séculaire ne se déroulent jamais selon un schéma sommaire et un itinéraire simpliste qui aboutit sans encombre à la libération nationale.
La contre-partie inévitable de I’oppression colonialiste totalitaire ainsi affrontée ne peut être que la remise en question immédiate et automatique de toute La société opprimée. Cette remise en question spontanée se complète, par la recherche et la découverte de nouvelles structures, de nouveaux modes de penser et d’agir, en un mot d’un processus de transformation incessant qui constitue le courant même de la Révolution.
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, la porte révolutionnaire de la lutte nationale est perçue et ressentie dans sa nouveauté et son originalité par les masses populaires plus que par les cadres et les organismes dirigeants. Ces derniers sont volontiers enclins à sous-estimer ou à surestimer certains faits nouveaux, A faire référence à d’autres mouvements révolutionnaires, à pratiquer le mimétisme idéologique, ce qui donne souvent à leurs conceptions un aspect disparate et un caractère irréaliste.
Bien que confuse et informulée chez le peuple, sa conception du monde ou il vit, à travers la violence de La guerre et les bouleversements sociaux, se prolonge en cheminements de pensée et d’examen plus ou moins sommaires aussi longtemps que dure la lutte armée et que se succèdent lesfaits observés par lui sans recours à l’antécédent, à l’exemple, à l’analogie. Fruit du besoin et de la représentation fidèle par le peuple de I’univers révolutionnaire et de l’expérience collectivement vécue, cette originalité n’a pas été suffisamment prise en considération alors qu’elle constitue l’un des acquis principaux de la Révolution.

2. — Contrairement A tout cela, nous avons assisté et nous assistons à une série de décalages très graves entre, d’une part, la conscience collective longtemps mûrie au contact des réalités, et, d’autre part, la pratique de I’autorité du FLN à tous les échelons. Très souvent, et par une interprétation
paternaliste, cette autorité a purement et simplement remplacé la responsabilité politique qui est inséparable de l’effort doctrinal. Toujours située dans la perspective d’une lutte de libération qui à défaut d’un travail idéologique constant, était réduite le plus souvent à son aspect technique, cette notion d’autorité a vite fait d’engendrer des concepts qu’on peut qualifier d’anti-révolutionnaires. » (P.8 et 9)

Si le programme, qui répond en quelque sorte à celui que le Parti Communiste Algérien venait de publier, préconise la collectivisation des terres pour les plus grandes exploitations ( « Du point de vue économique, la nature des cultures exploitées sur les terres des gros colons et des grands propriétaires algériens, le degré de mécanisation de leurs exploitations, incitent notre Parti et préconiser des formes collectives de mise en valeur et un partage des terres sans parcellisation. Cette solution doit être appliquée avec I’adhésion volontaire de la paysannerie afin d’éviter les conséquences désastreuses de formules d’exploitation imposées. » p.20) il n’est pas question d’autogestion, au contraire, notamment dans l’industrie où sont prônés nationalisation, étatisation et création de sociétés à capitaux mixtes (p.22)
S’il marque un net tournant socialisant, ce programme adopté à l’unanimité n’eut que peu d’impact car comme le rappelaient Gérard Chaliand et Juliette Minces dans L ’Algérie indépendante : « les responsables algériens étaient prêts à avaliser n’importe quelle programme révolutionnaire à condition de savoir qu’il ne serait pas appliqué. » Principe pleinement confirmé avec la charte d’Alger qui succède au programme de Tripoli.

A propos de La Charte d’Alger

La Charte d’Alger, rédigée par une commission animée par Mohammed Harbi, fut adoptée en 1964 lors du premier Congrès du FLN. L’autogestion étant devenu un fait incontournable et ayant été récemment institutionnalisée par les décrets de mars 1963, la théorie du parti unique se devait donc de tenter de rattraper la pratique et, pour se faire, pousse, il faut bien l’admettre, l’assimilation doctrinale assez loin.
Ainsi on peut lire au début de la deuxième partie ( thèse 11 page 31), une profession de foi assez novatrice pour l’époque : « Poser le problème du capitalisme en termes purement économiques et ne pas voir la contradiction entre dirigeants et exécutants, c’est se condamner à faire du socialisme une recette de l’accumulation primitive et à perdre ainsi sa signification humaine. Le socialisme n’est pas seulement une certaine organisation de la production c’est la récupération de la société par les individus qui la composent et leur libre épanouissement.
Le socialisme ne se définit pas uniquement par la nationalisation des moyens de production. II se définit aussi et surtout par I’autogestion, solution véritable à la double contradiction de la propriété privée et de la séparation maîtrise-exécution. » De même un peu plus loin : « La période de transition est celle où I’organisation politique de la société prépare au socialisme à partir de l’abolition de l’exploitation de l’homme par l’homme, de l’établissement des bases matérielles et sociales pour un développement rapide des forces productives et d’une libération de l’activité créatrice des travailleurs. Aucun de ces aspects ne peut être privilégié aux dépens des autres car il s’agit d’un tout indissoluble. » (Thèse 18 p.32)
Dans la Charte d’Alger, l’autogestion est  transformée en suprême remède à tous les problèmes et tous les dangers que pouvaient rencontrer le pays. Ainsi, elle est la garantie de l’éloignement de la menace de la domination bureaucratique et technocratique («  ce qui doit être évité c’est que le privilège technique se transforme en privilège politique et que les cadres, organisés en couche particulière organisent la société selon un modèle technocratique. Là aussi, la solution réside surtout dans l’application de l’autogestion. » Thèse 30 p. 34) et de la dégénérescence du parti unique (« Il faut donc éviter de construire un appareil qui exprimant un départ l’aspiration des masses se mette ensuite à vive d’une vie indépendante. Le parti révolutionnaire sera ou la majorité dirigera effectivement au lieu de se contenter de désigner les dirigeants et ou elle se prononce en connaissance de cause sur des problèmes qui sont les siens et à sa mesure, au lieu de trancher dans les congrès des questions dont elle est tenue éloignée le reste du temps.
Une des conditions fondamentales de cette perspective démocratique est que l’organisation s’articule sur les collectivités directement liées à la production et à l’activité économique essentielle : l’usine, l’entreprise, le terme autogérée. Ainsi est évitée la coupure entre économie et politique, entre problèmes quotidiens concrets et problèmes généraux de la société ; ainsi est évitée la dépolitisation, résultat de l’éloignement des centres de décision. » Thèses 11 et 12 p. 66)
Enfin dans son discours de clôture Ahmed Ben Bella  range l’autogestion aux côtés de l’islam dans les principes fondateurs de la nation algérienne : «
Notre Révolution démontre depuis un an et demi que l’Islam a sur cette terre malgré les réactionnaires et les éléments rétrogrades soucieux de
maintenir leurs privilèges, porté à leur plus haut niveau les principes de la solidarité humaine et de la justice sociale.
Nous irons de I’avant et, dans le respect de nos traditions arabo-islamiques, nous construirons le socialisme. Que ceux qui veulent ,souiller l’Islam en essayant de I’utiliser dans un sens hostile au progrès sachent qu’il ne pourront pas continuer indéfiniment à agir de la sorte, car ils n’ont pu le faire jusqu’à présent qu’en profitant d’une tolérance excessive de notre part et d’une certaine confusion qu’ils contribuent d’ailleurs largement à maintenir. I’Islam loin d’être contraire à notre option s’identifie dans l’esprit des masses à l’égalité et va donc dans le sens du socialisme.
J’en arrive à un autre problème, à la fois politique et économique. Il s’agit de l’autogestion. Il faut que chacun comprenne que cette forme de gestion a été conquise de haute lutte par les travailleurs et qu’elle a davantage fait pour le rayonnement de l’Algérie que toutes les déclarations et les discours sur la révolution et le socialisme. »
Ce texte surprenant par bien des aspects que constitue La charte d’Alger doit bien évidemment être remis dans son contexte. Rédigé par l’aile gauche du FLN menée par Mohammed Harbi, sa mise en oeuvre réelle ne pouvait compter sur aucune force réellement organisée dans le champ social et politique algérien de l’époque, et entrait d’ailleurs en contradiction avec l’affaiblissement en partie organisé – par la mise au pas de l’UGTA en janvier 1963 et les divers obstacles bureaucratiques dressés sur sa route- de la dite autogestion, déjà minée par ses contradictions internes bien soulignées par Damien Hélie.

L’apologie, et pour tout dire « l’idéologisation » de l’autogestion qu’opère la charte semble surtout avoir servi au bout du compte ( et encore, peu de temps !)   le jeu d’équilibriste du président Ben Bella, comme le résume Gérard Duprat : «  La décision politique d’orienter le socialisme algérien vers la formule d’autogestion ne se dégagea que par des étapes dont la signification idéologique ne s’éclairait qu’à travers l’empirisme très particulier qui marquait la pratique. Ces étapes jalonnent la concentration du pouvoir dans les mains d’Ahmed Ben Bella ou plutôt accentuent son rôle d’équilibreur dans les tensions de tous ordres, politiques, économiques, ethniques et sociales qui se font jour dans l’Algérie indépendante. » (Révolution et autogestion rurale en Algérie) Après tout, la seule véritable continuité théorique du FLN , et qui unissait droite et gauche du parti,  c’est le choix du modèle léniniste d’organisation, pourquoi ne pas alors rééditer l’entourloupe du « baiser de la mort » aux soviets de 1917 ?

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