Si dans une première phase, correspondant à la lèpre puis la peste en occident, de l’épidémie découlait « classiquement » la nécessité d’un confinement des malades temporaire ou permanent, on assiste d’une certaine façon dans la seconde moitié du XVIIIe siècle à un renversement puisque beaucoup d’inquiétudes puis de réformes naitront du sentiment ou du constat que divers lieux de confinement sont devenus des foyers d’épidémies qui menacent en retour la société tout entière. On peut suivre le développement de cette dialectique nouvelle entre enfermement et contagion et les réformes qu’elle a initié, au fil de travaux sur plusieurs institutions emblématiques : les prisons, les hôpitaux généraux, les bateaux négriers, les plantations et enclaves coloniales.
Des « Black Assize » à l’encellulement
Ce qu’on a appelé les « Black Assize » ( Assises noires ) en Angleterre, c’est à dire la décimation des magistrats et du public des tribunaux par une épidémie foudroyante de « fièvre des prisons » ( probablement le typhus) propagée par les prisonniers constituent certes une des illustrations les plus spectaculaires de ce renversement. Le phénomène était semble-t-il assez récurrent et plusieurs « Black Assize » sont restées dans les mémoires telle celles de 1577 à Oxford dont une chronique sur l’époque rapporte : « Les assises qui se tinrent à Oxford en 1577 constituèrent une démonstration effrayante de la létalité de la fièvre des prisons. Les juges, jurés, témoins, de fait à peu près tout le monde, sauf les prisonniers, les femmes et les enfants, fut tué par l’air vicié, dont on a pensé au départ qu’il était né des entrailles de la terre mais dont le grand philosophe Lord Bacon a prouvé qu’il provenait des prisonniers extraits des immondes prisons pour être amenés à leur procès; il étaient les seuls à inhaler cet air vicié sans être emportés par la maladie. » Même scénario à Exeter en 1586, où la fièvre décime les membres les plus éminents de la gentry locale. On signale des « Black Assize » jusqu’au XVIIIe siècle et c’est probablement celles de 1750 au fameux tribunal Old Bailey de Londres qui aura le plus d’impact sur le long terme.
Comme le retrace Michael Ignatieff dans A Just Measure of Pain. The Penitentiary in the Industrial Revolution : « Le système pénitentiaire commença a montrer des signes de saturation durant la vague de crimes qui suivit la guerre de succession autrichienne. Stephan Janssen, le Sheriff de Londres en 1750, attribuait l’accroissement de la criminalité aux milliers de jeunes hommes laissés à la dérive par la démobilisation et forcés de recourir au vol dés qu’ils n’avaient plus d’argent. Les prisons de Londres furent bientôt débordées par l’afflux de miséreux et de loqueteux attendant leur procès pour de petits larcins. Dans les coursives de la prison de Newgate, le typhus commença sa mortelle tournée. En avril 1750, deux prisonniers malades de Newgate infectèrent la salle d’audience du Old Bailey où se tenait leur procès. Les » émanations putrides provenant du banc des accusés » emportèrent au moins cinquante personnes, dont le juge, le jury, les avocats et plusieurs spectateurs. Ce désastre convainquit la Corporation of London de négocier avec Whitehall pour obtenir une aide financière afin de reconstruire ce que le Sheriff Janssen avait qualifié » d’abominable cloaque de bestialité et de corruption ». Les négociations s’étalèrent jusqu’au début des années 1760 et la nouvelle prison n’ouvrit pas ses portes avant 1770. Dans le même temps deux médecins londoniens, John Pringle et Stephen Hales, avaient mis au point des ventilateurs pour Newgate qui permettait d’expulser les « miasmes » de la prison et de réduire ainsi la mortalité.( …) Si la crise à Newgate s’allégea avec la réduction du surpeuplement, les « Black Assize » de 1750 n’en furent pas pour autant oubliées. Elles avaient permis de porter l’attention médicale sur le problème de l’hygiène dans toutes les sphères de la vie institutionnelle. Les ventilateurs de Hales furent bientôt introduits dans les hôpitaux et les « workhouse » et Pringle s’appuya sur son expérience à Newgate pour écrire un traité sur l’hygiène à l’armée. »
Kevin Sienna revient longuement dans trois chapitres de son livre Rotten Bodies. Class and Contagion in Eighteenth-Century Britain sur cet épisode et ses conséquences en termes de réforme pénitentiaire. Il note tout d’abord que c’est effectivement la peur du typhus qui aura été le moteur principal de la réforme des prisons à l’époque : » Les prisons constituaient le terrain idéal pour le développement des épidémies, puisqu’elles en réunissaient tous les ingrédients essentiels : des corps plébéiens, la saleté et la pénurie matérielle- le tout strictement confiné. » Plus précisément : « La fièvre des prisons plus que tout autre maladie exprimait les inquiétudes médicales quant aux dangers biologiques représentés par le corps plébéiens dans la seconde moitié du XVIIIe (…) La capacité unique de la fièvre des prisons à fusionner les inquiétudes morales avec les inquiétudes médicales, donnait à la maladie un important pouvoir conceptuel et invitait les traités médicaux à se pencher sur les questions sociales durant une période marquée par des tensions de classe croissantes. » Sienna note également le rôle joué par les « prisonniers pour dette » nombreux dans les geôles anglaises de l’époque et qui du fait de leurs origines sociales étaient en mesure de faire entendre leurs inquiétudes quant aux risques de contagion et qui obtinrent d’ailleurs une forme d’amnistie après l’hécatombe du Old Bailey. L’importance de ces « Black Assize » fut confirmée en septembre 1772, quand une redite moindre des événements de 1750 relança cette réforme des prisons dont « la peur des épidémies » et même, toujours selon Sienna, » le plus simple instinct de survie de la classe dominante » étaient donc « le moteur principal ».
Bien entendu cette réforme fut loin de se dérouler linéairement et harmonieusement, ainsi la prison de Newgate tout juste rénovée pour répondre aux angoisses des riches londoniens quant à la contagion fut aussitôt victime de la rage des participants aux « Gordon Riots » de 1780 ( voir le récit et l’analyse de Peter Linebaugh dans Les pendus de Londres) qui protestaient notamment par là contre la sévérité du système judiciaire et les dangereuses conditions d’incarcération. L’alternative la plus courante à cette dernière, la déportation en Amérique, « une mesure de santé publique tout autant que pénale » ( Kevin Sienna) bénéficia de la découverte par James Lind, inquiet de la transformation récurrente de la « jail fever » en « ship fever », d’un remède simple ( la consommation de fruits frais) contre le scorbut qui faisait des ravages chez les marins comme les transportés même si la révolution américaine mit bientôt provisoirement fin à ce débouché et ce jusqu’à ce que l’Australie devienne le nouvel eldorado pour l’expulsion des pauvres.
Comme cela a été noté plus haut, ces tentatives de réformes sanitaires dans les prisons vont d’une certaine manière initier l’adoption de mesures similaires dans de nombreuses autres institutions, grâce notamment à l’action persévérante de quelques philanthropes comme John Howard ou Howard Fothergill. Ignatieff dans A Just Measure of Pain résume bien leur contribution et ses motivations : « Il étaient amenés à défendre la réforme des prisons non pas simplement parce qu’ils étaient quakers, mais aussi parce qu’ils appartenaient à un groupe d’hommes de médecine qui étaient en train de révolutionner la pratique institutionnelle de l’hygiène et la gestion des hôpitaux, des dispensaires et des workhouse. » Leur but étant de mettre en place un nouveau régime d’hygiène dans les prisons, avec « uniformes, bains réguliers, épouillages, chaulage des murs, nourriture saine et inspections médicales » amené à rayonner ensuite dans toutes les institutions d’assistance et de soin. Le tout bien entendu formulé dans le termes d’une croisade morale matinée de vocabulaire médical. D’autant que selon Ignatieff » Il était particulièrement aisé pour les docteurs du XVIIIe siècle de traduire dans un langage médical leurs peurs de classe et leur condamnation morale puisqu’ils établissaient beaucoup moins de démarcations entre l’esprit et le corps que ne le ferait ensuite la médecine du XIXe (…) Puisque les maladies qui se développaient dans les institutions avaient des causes tant morales que physiques, les rituels hygiéniques étaient conçus pour remplir une fonction disciplinaire. Pour apprendre aux pauvres la propreté, il était nécessaire de leur apprendre à être pieux, docile et discipliné. » Cette confusion, entre morale et santé comme entre crime et épidémie ayant été fondatrice tant pour l’hôpital que pour la prison moderne : « Comme l’hôpital, le pénitencier fut créé pour mettre en place une quarantaine tant morale que médicale. Derrière ses hauts murs, on isolerait de la population saine la contagieuse criminalité. Au sein de la prison elle-même le confinement séparé de chaque détenu dans une cellule permettrait d’éviter que le bacille du vice se transmette du criminel endurci au prisonnier non initié. »
Comme le rappelle Elsa Besson, dans « L’architecture carcérale française à l’aune de la cellule. Origines, mythes et constances de la prison individuelle« , on trouve la même convergence en France à l’époque : « L’hôpital, programme souvent considéré comme corollaire à la prison, fut longtemps un lieu mixte de répression, de soin et d’assistance aux vagabonds et aux mendiants, ayant à la fois une fonction coercitive, sociale et médicale. À la fin de l’Ancien Régime, les théories hygiénistes cherchent à modifier profondément l’hôpital, jugé mortifère et insalubre, et visent dès lors la catégorisation et l’isolement des malades comme moyen thérapeutique. Si « Le dernier tiers du XVIIIe siècle apparaît comme un moment privilégié de la réorganisation de l’espace hospitalier » (Foucault), le programme de la prison est lui aussi considéré sous un nouveau jour, dans un élan réformateur et philanthropique englobant les différentes institutions de soin et de punition. L’ouvrage que publie Tenon en 1787, après un voyage en Angleterre, témoigne des proximités entre les programmes de la prison et de l’hôpital. Les médecins et les scientifiques s’intéressent à la prison, pour les maladies qui y sévissent, pour les conditions de salubrité à y introduire, et pour les troubles mentaux dont les détenus sont la proie. Le Rapport sur les prisons de Lavoisier (1780) permet de donner un compte rendu des moyens possibles pour rendre plus salubres les prisons, par la ventilation notamment, qui est au cœur des réflexions sur l’architecture hospitalière. Lavoisier y exprime une préoccupation nouvelle ; la santé des occupants dépend de l’hygiène et de la salubrité des bâtiments. Selon lui, il faut réfléchir à l’implantation d’une prison non pas par rapport à sa place dans la ville mais en fonction de l’adduction d’eau possible pour rendre la vie des détenus saine. Le problème d’évacuation des latrines est aussi posé : il faut éviter la stagnation et les odeurs. L’étude de la topographie du site est alors capitale, pour calculer la pente et la vitesse d’écoulement d’un canal d’évacuation des eaux usées. L’hygiène commence à imposer à l’espace carcéral ses propres règles. »
Si l’assainissement des prisons et l’encellulement individuel des détenus restent certes encore aujourd’hui des questions « à l’ordre du jour » pour les différents pouvoirs, la réforme des prisons de la fin du XVIIIe charria tout de même son lot d’innovations au destin spectaculaire, ainsi la douche ( voir « La douche, une invention d’un médecin des prisons, le docteur Merry Delabost » de Hervé Dajon) et permit surtout, et « grâce » donc en partie aux épidémies, la naissance d’une nouvelle architecture institutionnelle de confinement comme de soin qui allait accompagner la révolution industrielle et ses nouvelles préoccupations quant à la gestion de la force de travail.
Du « grand renfermement » aux « machines à guérir »
L’histoire des hôpitaux est bien trop complexe et bousculée pour qu’on puisse y établir un effet simple de cette nouvelle dialectique entre épidémies et confinement qui semble émerger dans la seconde partie du XVIIIe siècle. Si l’on suit Foucault, cette période est néanmoins celle qui voit s’achever progressivement le « grand renfermement » des pauvres commencé au XVIIe et naître les premières « machines à guérir » ( selon l’expression de Tenon). Rappelons qu’au « grand renfermement » étaient associés les hôpitaux généraux : » Dans ces institutions viennent se mêler non sans conflits souvent, les vieux privilèges de l’église dans l’assistance aux pauvres et dans les rites de l’hospitalité et le souci bourgeois de mettre en ordre le monde de la misère ; le désir d’assister et le besoin de réprimer ; le devoir de charité et la volonté de châtier. » ( Histoire de la folie à l’âge classique) Même si on y trouve déjà l’obligation au travail, la distinction entre bons et mauvais pauvres ( « qui est essentielle à la structure et à la signification de l’internement ») et donc la « sécularisation » progressive de la misère par la condamnation de l’oisiveté, les hôpitaux généraux ne restent qu’une vague ébauche de gestion moderne de la force de travail, ainsi au sens le plus concret de l’économie politique : « L’âge classique utilise l’internement d’une manière équivoque et pour lui faire jouer un double rôle : résorber le chômage ou du moins en effacer les effets sociaux les plus visibles et contrôler les tarifs lorsqu’ils risquent de devenir trop élevés. Agir alternativement sur le marché de la main d’oeuvre et les prix de la production. » (idem)
Or selon Foucault dans « La politique de la santé au XVIIIe siècle« , ce qui était donc déjà latent dans les principes présidant au fonctionnement des hôpitaux généraux va s’émanciper définitivement des vieilles notions religieuses de la pauvreté : « Une analyse de l’oisiveté -de ses conditions et de ses effets -tend à se substituer à la sacralisation un peu globale du « pauvre ». Analyse qui, dans la pratique, se propose pour objectif, au mieux de rendre la pauvreté utile en la fixant sur l’appareil de production, au pire d’alléger le plus possible le poids qu’elle fait peser sur le reste de la société : comment mettre au travail les pauvres « valides », comment les transformer en main-d’oeuvre utile ; mais aussi comment assurer l’autofinancement par les moins riches de leur propre maladie et de leur incapacité transitoire ou définitive de travailler ; ou encore comment rendre rentables à court et à long terme les dépenses qu’on engage pour l’instruction des enfants abandonnés et pour les orphelins. Se dessine ainsi toute une décomposition utilitaire de la pauvreté, où commence à apparaître le problème spécifique de la maladie des pauvres dans son rapport avec les impératifs de travail et la nécessité de la production. »
Plus encore : « Le support de cette transformation ? On peut dire en gros qu’il s’agit de la préservation de l’entretien et de la conservation de la « force de travail ». Mais sans doute le problème est-il plus large ; il concerne vraisemblablement les effets économico-politiques de l’accumulation des hommes. La grande poussée démographique de l’Occident européen au cours du XVIIIe siècle, la nécessité de la coordonner et de l’intégrer au développement de l’appareil de production, l’urgence de la contrôler par des mécanismes de pouvoir plus adéquats et plus serrés font apparaître la « population » – avec ses variables de nombre, de répartition spatiale ou chronologique, de longévité et de santé – non seulement comme problème théorique, mais comme objet de surveillance, d’analyse, d’interventions, d’opérations modificatrices, etc. » (idem)
On reprochait bien sûr, en plus de leur incapacité à éradiquer vagabondage et oisiveté, aux hôpitaux généraux, du fait de l’entassement des indigents, d’être des foyers d’épidémies qui menaçaient ainsi les centres urbains où ils avaient été progressivement concentrés ( voir notamment « La structure hospitalière de la France sous l’Ancien Régime » de Muriel Jeorger et le chapitre « Des hôpitaux généraux contestés » du livre Les hôpitaux généraux du nord au Siècle des Lumières de Olivier Ryckebusch). Ces critiques et la conception nouvelle de la force de travail puis de la population comme source de la richesse dont il fallait s’assurer de la bonne santé permettant donc l’émergence de l’hôpital moderne, ou du moins la « deshopitalisation » de la pauvreté et la « médicalisation » progressive des anciennes institutions de charité et de confinement. On est toutefois, malgré des phases d’accélération notables – par exemple les réformes initiées durant la révolution française-, bien loin d’un « big-bang » comme le dit joliment Colin Jones dans sa nécessaire mise au point, « The Construction of the Hospital Patient in Early Modern France » ( parue dans le recueil Institutions of Confinement). D’ailleurs pour ce qui est des épidémies, il faudra attendre au moins un siècle et demi pour que les nouveaux hôpitaux gagnent effectivement la confiance de leurs patients ( voir le chapitre IV, « Choléra et révoltes », de notre recueil et les deux édifiantes études de cas du chapitre, « The Limits of Medical Science: Hospitals in Fin-de-Siecle Europe and America », in Mending Bodies, Saving Souls. A History of Hospitals de Guenter B. Risse).
On peut noter également que si cette « naissance » de l’hôpital est indissociable de celle de « la clinique » moderne ( c’est à dire d’une médecine qui se fait au chevet du malade et se fonde sur l’observation des symptômes; voir également la définition, grandiloquente, donnée par Foucault dans la préface de Naissance de la Clinique, pp. xiv et xv ), cette dernière devra beaucoup à la médecine militaire. Comme le souligne Colin Jones dans « The Construction of the Hospital Patient in Early Modern France » : » Les hôpitaux militaires devinrent une sorte de laboratoire d’expérimentation en termes des soins médicaux. Ils constituaient ainsi des lieux d’innovation en « médecine environnementale » ( ventilation, fumigation, hygiène, etc) (…) Comme service d’État, ils s’avérèrent particulièrement adaptés aux essais cliniques de nouvelles formes de médication – particulièrement en ce qui concerne les maladies vénériennes. » Débarrassée des fonctions de charité et des principes religieux mais vouée à une certaine souplesse et efficacité du fait des évolutions rapides de la guerre moderne et de la valeur nouvelle accordée à la vie des soldats, la médecine militaire va ainsi pouvoir ouvrir la voie en termes de diagnostics, dissection, de tri des malades, etc. Les armées en marche ayant par ailleurs de tout temps été le meilleur vecteur des épidémies, et ces dernières ayant tant de fois décidé du sort de telle bataille ou telle campagne, on s’étonnera pas que la médecine militaire fut également « en pointe « en ce qui concerne l’épidémiologie.
Plus généralement, le dernier tiers du XVIIIe siècle voit émerger une nouvelle nosologie des « grands nombres » qui aura les espaces surpeuplés, l’entassement des hommes et les fléaux qui en découlent comme aiguillon. Comme le résume Jim Downs dans Maladies of Empire. How Colonialism, Slavery and War Transformed Medicine : « les hôpitaux et camps militaires, les bateaux-esclaves et les grands mouvements de population créèrent des conditions de surpeuplement qui aidèrent les médecins à visualiser la propagation de la maladie et fournirent des informations différentes de celles pouvant découler de l’observation des villes, des prisons et des hôpitaux. Comprendre la diffusion de la maladie devint une tâche d’autant plus urgente que les crises médicales qui surgissaient du commerce transnational des esclaves, de l’expansion coloniale et de la guerre se multipliaient. En traitant les populations générées par ces conditions, les médecins coloniaux et militaires développèrent des théories sur la cause, la propagation et la prévention de la maladie. Ce processus de centralisation et d’analyse des données médicales sur la santé de grands ensembles de population se déroula à la même période où les gouvernements occidentaux développaient de nouveaux mécanismes pour exercer leur autorité sur les populations en se basant sur de nouvelles approches de la biologie. » Autres espaces de confinement dont les contre-coup épidémiques ne manquaient pas d’inquiéter, les bateaux négriers et les plantations coloniales devinrent donc eux aussi d’une certaine manière des « laboratoires » du nouvel ordre médical et social.
Les Bateaux négriers
La traite atlantique représentait en effet un terrain nouveau et particulièrement propice au développement et à la circulation des maladies comme le résume Richard B. Sheridan dans « The Guinea Surgeons on the Middle Passage: The Provision of Medical Services in the British Slave Trade« : » La commerce transatlantique des esclaves combinait des éléments comme le surpeuplement, les déséquilibres alimentaires et de multiples backgrounds pathogènes en un mélange potentiellement mortel. Ce commerce était unique dans son genre puisqu’il liait entre eux trois environnements de maladies différents : l’Europe du nord, les zones d’Afrique situées au sud du Sahara et les zones tropicales et subtropicales de l’Amérique. Puisque chaque bateau était le lieu de rendez-vous d’environnements de pathogènes très éloignés les uns des autres, il n’est pas surprenant que ces cargos humains soient devenus un nouveau terreau pour des maladies originaires d’Afrique, d’Europe et des Amériques. » Sowande’ Mustakeem dans « I Never Have Such a Sickly Ship Before »: Diet, Disease, and Mortality in 18th-Century Atlantic Slaving Voyages » constate également que « comme les bateaux constituaient probablement l’environnement le plus isolé de tous le spectre de l’esclavage, dés lors qu’ils abordaient différentes côtes le long de l’Atlantique – en Europe, en Afrique, aux Caraïbes, en Amérique du Nord et du Sud- il se transformaient en des espaces mobiles de gestation, transportant un vaste ensemble de bactéries, de pathogènes et de maladies mortelles émanant des conditions particulièrement malsaines qui régnaient à bord. »
Dans ce contexte, en plus de la crainte du convoyage des épidémies d’un continent à l’autre – on a attribué et attribue ainsi à l’esclavage l’arrivée de la variole en Amérique ou de la fièvre jaune aux Caraïbes – de la décimation des équipages (qui affichaient une mortalité parfois supérieure à celle de leurs cargaison d’esclaves), c’est bien évidemment la peur de perdre avant l’arrivée à destination la « marchandise humaine » qui anime beaucoup des débats et réformes autour de la traite atlantique dans le dernier tiers du XVIIIe siècle. Des scandales restés célèbres comme le « massacre du Zong » en 1781 ( voir la très complète fiche Wikipédia à ce sujet), illustrant les pratiques barbares des armateurs et des équipages débouchèrent sur des tentatives de reformes et ouvrirent probablement la voie à l’abolition de la traite en 1807. Une de ces réformes restée célèbre, où les préoccupations humanistes s’accommodent tant bien que mal avec celles de préservation de la force de travail servile, fut le Dolben Act de 1788. En présentant sa loi de régulation de la traite, Sir William Dolben « avançait que des désordres putrides et toutes sortes de maladies fatales résultaient du fait que les esclaves étaient entassés comme des harengs dans un tonneau » ( cité dans « The Guinea Surgeons on the Middle Passage« ). Sa loi prévoyait désormais un nombre maximum d’esclaves par bateaux calculé par rapport au tonnage de ceux-ci. Toutefois comme l’indique Charles Garland et Herbert S. Klein dans « The Allotment of Space for Slaves aboard Eighteenth-Century British Slave Ships » : « En 1799, le mécontentement vis à vis de cette limite et l’imprécision du rapport entre tonnage et nombre d’esclaves aboutit à une nouvelle règle qui prescrivait un espace minimum de 8 pieds carrés ( soit 0,74m2) pour chaque esclave. » Le Dolben Act prévoyait également la présence obligatoire d’un « chirurgien » qui devait tenir un carnet de bord consignant les maladies et les morts se produisant lors de la traversée ( qui de ce fait sont devenus des documents incontournables sur la traite, voir par exemple “Putrid Disorders and Dangerous Diseases”: Slave Ship Surgeons’ Journals and Medicine on the Middle Passage » de Maya Levin). « Chirurgiens » qui jouaient souvent d’ores et déjà un rôle central puisque c’était eux qui étaient chargés au départ de la « sélection » des esclaves les plus à même de survivre à la traversée. Le Dolben Act mettait en place à leur intention et celle des capitaines de bateaux un système de bonus si la mortalité de la cargaison restait basse, soit 100 £ pour le capitaine et 50£ pour le chirurgien si elle ne dépassait pas 2%.
Si cette question du rapport entre l’entassement des esclaves sur les bateaux et leur mortalité a été et est toujours l’objet de nombreux débats chez les universitaires américains ( voir par exemple « Transoceanic Mortality: The Slave Trade in Comparative Perspective » de Herbert S. Klein et alii; « Ship Crowding and Slave Mortality: Missing Observations or Incorrect Measurement? » de Peter M. Solar et Nicolas J. Duquete et « Visualizing the Middle Passage: The Brooks and the Reality of Crowding in the Transatlantic Slave Trade« ), il faut noter que la nouvelle législation, les préoccupations de rentabilité et les observations et progrès pratiques faits par les chirurgiens ont probablement contribué à réduire quelque peu le nombre de décès dans la dernière décennie du XVIIIe siècle. On peut citer ainsi la mise en place de quarantaine pour les malades sur les bateaux mêmes, l’adoption des mesures anti-scorbutiques de base, la variolisation des esclaves et la confiscation au départ de leurs vêtements, toutes ces mesures témoignant de ce que « La santé était devenu le premier déterminant de la valeur future de la marchandise, préserver le corps des esclaves était devenu un enjeu crucial du voyage et de l’importation d’une main d’oeuvre exploitable. » ( Sowande’ Mustakeem, Slavery at Sea. Terror, Sex, and Sickness in the Middle Passage).
Plantations, enclaves et prisons coloniales
Les soins prodigués par la suite sur les plantations coloniales et/ou esclavagistes servaient tout autant à maintenir à moindre frais la main-d’oeuvre en vie qu’à alimenter les théories racistes justifiant la domination et l’exploitation blanches ( voir le rapide résumé de Todd L. Savitt, « Black Health on the Plantation: Owners, the Enslaved, and Physicians » mais aussi le VIIe chapitre de notre recueil) ou ont même donné lieu à diverses « expérimentations médicales« , notamment dans les Caraïbes. On peut toutefois signaler que certaines zones de confinement coloniales ont stimulé des innovations sanitaires plus traditionnelles. Comme le retrace Nandini Bhattacharya dans Contagion and Enclaves. Tropical Medicine in Colonial India : » Tout au long du XVIIIe et du XIXe siècle, après l’expansion territoriale et alors que l’accumulation devenait plus intensive, l’établissement et l’entretien d’enclaves au sein de la société coloniale devint vital. Ces enclaves européennes dans les tropiques coloniales remplissaient plusieurs fonctions : cantonnements pour l’armée, plantations capitalistes à grande échelle avec des planteurs et des travailleurs résidant sur place, lieux de villégiature et résidence d’été pour les fonctionnaires britanniques ou zone exclusive pour les colons au sein de villes ou villages peuplés d’indigènes. Le colonialisme en Inde fut marqué par ce rapport entre les enclaves et le monde alentour : ces enclaves étaient de fait traversée tant par les travailleurs, les marchandises, les soldats, les prostitués, les marchands que les pathogènes. » Pour garantir aux colons une sécurité sanitaire que leur refusait bien souvent la vie sur le sous-continent, ces enclaves se devaient donc d’appliquer un régime sanitaire draconien ce qui en fit souvent les laboratoires de politiques amenées à être appliquées par la suite à plus grande échelle : « C’est au sein de ces enclaves que l’État colonial et la médecine tropicale essayèrent pour la première fois de mener des campagnes de vaccination, établirent des infrastructures sanitaires, initièrent un contrôle continu des maladies vénériennes et mirent en place des programmes de lutte contre les vecteurs de maladies et parasites. »
Autre lieu de confinement colonial du sous-continent dont les ravages épidémiques provoqua en retour une politique volontariste de réforme, les prisons. Comme le retrace David Arnold dans son article » La prison coloniale : Pouvoir, savoir et pénologie en Inde au dix-neuvième siècle » traduit dans notre recueil Subaltern Studies. Une anthologie : « Si la prison coloniale proposait un modèle Orientaliste d’une société construite autour d’un essentialisme basé sur la caste et la religion, elle devint aussi, et davantage encore, à mesure qu’on progressait dans le siècle, un modèle d’organisation de la société autour des dictats de la science médicale et de l’hygiène. Étant l’un des rares espaces dans lequel l’État colonial disposait d’un accès plus ou moins illimité au corps de ses sujets, la prison occupait une place cruciale dans le développement de la connaissance et de la pratique médicale occidentales en Inde . Outre la peur, générée par les éruptions de violence et d’indiscipline à l’intérieur des prisons, ce sont leurs taux de maladie et de mortalité élevés qui motivèrent les enquêtes officielles et le souci de réforme. Bien qu’aucun médecin ne participa au Comité sur la Discipline carcérale de 1838, dans les années 1860, la prison fut activement incorporée au domaine d’intervention accrue de la médecine d’État.(…) À la fin du siècle, l’administration médicale avait fini par être considérée comme « l’aspect le plus important parmi tous ceux qui affectent la gestion des prisons » .
En acceptant d’endosser la responsabilité de la santé dans les prisons, l’État colonial les institua en lieux privilégiés pour l’observation et l’expérimentation médicales. L’importance du lien colonial entre médecine et pénologie se reflète dans l’impressionnante production de documents médicaux, qui utilisaient les prisonniers comme source de données statistiques et d’observation clinique ou comme modèle à partir duquel on pouvait chiffrer et évaluer l’état de santé de la population dans son ensemble. (…) Les prisons, que les épidémies dévastaient périodiquement, étaient une des sources principales d’information sur le choléra. À une époque où la médecine établissait un lien entre un grand nombre de maladies et les miasmes empoisonnés et autres effluves malodorantes, les prisons offraient un argument apparemment incontestable pour confirmer la relation entre les corps fétides, les exhalations humaines et les épidémies. Les administrateurs des prisons réagissaient, soit en évacuant les prisonniers vers des camps temporaires, soit en tentant de minimiser les ravages causés par la maladie, en innovant en termes d’aération et d’écoulement des eaux usagées. (…) Les observations médicales en milieu carcéral ne se limitaient pas au choléra, elles concernaient aussi le typhus, la tuberculose, la fièvre noire et la méningite, ainsi que la malaria et l’ankylostomiase (présence de vers dans les intestins) – ces deux dernières maladie ayant une importance économique particulière, en raison de leur prééminence chez les travailleurs des plantations ainsi que chez les prisonniers. Cette investigation statistique, sanitaire et médicale de la société, par le biais de la prison, concernant les « caractéristiques biologiques » pertinentes pour une « gestion économique » plus étendue évoque ce que nous dit Foucault d’un processus similaire, quoique plus généralisé, mis en œuvre dans l’Europe du dix-huitième et dix-neuvième siècles. »
A l’issue de ces quelques notes, on constate donc que, sous bien des latitudes à partir du dernier tiers du XVIIIe siècle, cette nouvelle dialectique entre confinement et épidémies, surpeuplement et réformes sanitaires et carcérales participe de l’émergence d’un nouveau régime d’encadrement de la force de travail et des populations qu’accompagnera bientôt une nouvelle génération d’institutions de confinement.