Quel parallèle peut-on faire entre les pouvoirs vénézuéliens et algériens alors que ces deux régimes « pétroprétoriens », aux trajectoires historiques bien différentes, traversent chacun une crise majeure ? Avant de se prêter modestement à cette comparaison, signalons qu’elle a déjà fait l’objet de recherches et d’analyses.
Tout d’abord ce parallèle a été ébauché par Marc St-Upery sur son blog sur Mediapart, qui constitue avec le site barril.info , deux sources absolument primordiales pour comprendre ce qui se passe au Venezuela sans les habituelles oeillères campistes et autres sinistres redites « anti-imperialistes ».
Nous reproduisons la note de St-Upery : « L’idée que l’État maduriste est « dominé par les mafias » est un leitmotiv des hauts fonctionnaires bolivariens ayant rompu avec le régime. Voir Marc Saint-Upéry, « Ce que disent d’ex-ministres et fonctionnaires de Chávez du régime de Maduro », Mediapart, 19 mai 2018, J’emprunte le terme « militaro-affairiste » à Omar Benderra (« Un été à Alger : cocaïne, charlatanisme et choléra », Algeria-Watch, ) dans le souci de pointer la potentielle fécondité heuristique d’une comparaison terme à terme – à même de dégager les ressemblances et les différences pertinentes – avec d’autres systèmes à base largement prétorienne et rentière, comme le régime algérien. Pour une bonne description de l’évolution récente de ce dernier et de son caractère, précisément, « militaro-affairiste » et clanique, voir Habib Souaïdia, « Le séisme politique au sein de la “coupole” des décideurs algériens de l’été 2018 », Algeria-Watch, ). Voir aussi le débat entre François Gèze, Omar Benderra et Habib Souaïdia sur YouTube .
Par ailleurs une journée d’étude du CNRS, organisée par Fatiha Talahite et Paula Vásquez Lezama, qui s’est tenue le 2 mai 2018, s’intitulait « Rente pétrolière, crise de l’État et inégalités en Algérie et au Vénézuela ». On peut voir les vidéos des différentes et éclairantes interventions sur internet.
Nous reproduisons ici la présentation de cette journée d’étude :
« L’Algérie et le Venezuela, bien qu’appartenant à des continents et des aires culturelles différents, partagent de nombreuses caractéristiques tant économiques que politiques : avec une population comparable, ils sont tous deux producteurs et exportateurs de pétrole et de gaz et membres de l’OPEP. La modernité y est intrinsèquement liée au secteur des hydrocarbures et aux effets de leur revenu sur tous les domaines de la vie sociale. Leur histoire contemporaine est jalonnée d’épisodes de populisme, d’économie administrée et de libéralisation, dont les séquences ne coïncident cependant pas. Ils traversent aujourd’hui une grave crise économico-politique – aggravée par la chute du prix du pétrole en 2014 – dont l’un des effets et de décourager les investissements étrangers, ce qui se traduit par une baisse de la production de pétrole et de gaz et une difficulté à diversifier les exportations. Il s’agit de comparer les expériences des deux pays et de discuter des grilles de lecture et des outils d’analyse. »
Enfin nous reproduisons un extrait de l’interview donnée à Jeune Afrique en novembre 2018 par Omar Berkouk qui établissait également un parallèle dans la crise à venir face à l’épuisement des réserves de change.
« Les réserves de change de l’Algérie s’érodent à un rythme tel qu’elles risquent d’être totalement asséchées à l’horizon 2023. Les conséquences d’une telle perspective seraient tellement lourdes sur les plans économique et politique que des spécialistes n’excluent pas, toutes proportions gardées, un scénario semblable à celui du Venezuela.
Le pays d’Hugo Chavez, dont le modèle économique et politique ressemble à celui de l’Algérie, est plongé dans la tourmente suite à l’effondrement des cours du pétrole et l’épuisement de ses réserves de change. Pénuries, inflation démentielle, émeutes, troubles politiques, crise migratoire… Le Venezuela vit le chaos. Dans son dernier rapport, daté du lundi 19 novembre, l’International crisis group (ICG) avertit que l’Algérie risque d’entrer dans une crise économique dès l’année 2019, qui coïncide avec l’élection présidentielle. L’économiste et expert financer Omar Berkouk décrypte pour Jeune Afrique l’érosion de ces réserves de change et son impact sur le pays.
Jeune Afrique : Les réserves de change de l’Algérie, qui étaient de 194 milliards de dollars (environ 170 milliards d’euros) début 2014, tomberont à 62 milliards de dollars en 2019. En cinq ans, elles auront ainsi fondu de 132 milliards de dollars, soit une moyenne de 26 milliards de dollars par an. Comment expliquer ce phénomène ?
Omar Berkouk : La fonte du montant des réserves de change s’explique globalement par la détérioration de la balance commerciale, du déficit structurel de la balance des services et des capitaux. Lors de la dernière année d’excédent commercial (+4,3 milliards de dollars), en 2014, les cours du pétrole se sont effondrés au mois de juillet. Il s’en est suivi une série d’années déficitaires, en dépit de la mise en place, à partir de 2016, d’une politique restrictive en matière d’importations.
L’Algérie n’a qu’une seule source de revenus : la vente des hydrocarbures, dont le prix et la devise de facturation sont hors de son contrôle
À ces déficits commerciaux, il faut ajouter 12 à 15 milliards de dollars de services et de balance des capitaux, ce qui a conduit à des déficits de balance de paiement de l’ordre de 25 milliards de dollars en moyenne annuelle. Du point de vue comptable, ces chiffres ne reflètent que la situation d’un pays qui dépense plus que ce qu’il gagne. Les réserves de change ne sont que ses moyens vitaux de paiement vis-à-vis du reste du monde, pour acquérir les biens et services dont il a besoin pour faire tourner son économie et nourrir sa population. L’Algérie n’a qu’une seule source de revenus : la vente des hydrocarbures, dont le prix et la devise de facturation sont hors de son contrôle.
À quoi servent concrètement ces réserves de change ?
Elles constituent les moyens de règlement d’un pays pour financer ses échanges extérieurs lorsque ceux-ci sont déficitaires. Elles sont également une des contreparties de la masse monétaire qui figure au bilan de la banque centrale. Les réserves de change sont donc vitales pour les pays dont la monnaie n’est pas convertible et dont l’accès au marché international des capitaux est limité ou inexistant, comme c’est le cas de l’Algérie.
Les grands pays de l’OCDE sont moins préoccupés par leur déficit commercial. La zone euro est protégée par la BCE et les États-Unis font du déficit commercial « sans pleurs », c’est-à-dire que leurs échanges sont libellés dans leur monnaie, qu’ils impriment à leur guise. Pour l’Algérie, le dinar ne trouve preneur qu’en Algérie ! Pour assurer son indépendance économique et sa souveraineté, le pays doit conserver à tout prix des réserves de change équivalent à au moins 18 mois d’importations.
Le ministre algérien des Finances affirme que ces réserves seront de 33,8 milliards de dollars en 2021. Y a-t-il un risque qu’elles disparaissent totalement, comme c’est le cas du FRR (Fonds de régulation des recettes) ?
En 2016, l’ex-Premier ministre Abdelmalek Sellal avait affirmé haut et fort que ces réserves de changes ne baisseraient pas en dessous de 100 milliards de dollars. On voit aujourd’hui où en est leur niveau et quelle est la tendance. Toutes choses égales par ailleurs, 33,8 milliards de dollars est une projection raisonnable pour 2021. Ce n’est pas sa crédibilité qu’il faut questionner, mais son inéluctabilité qui doit inquiéter. Nous savons comptablement que « le bateau prend l’eau », et nous devons en prendre la mesure.
Les réserves disparaîtront en 2023, comme celles d’un ménage qui a mangé ses économies sans avoir été en mesure de les sauvegarder par le travail
Les dirigeants du pays parient beaucoup sur une stabilisation des cours du pétrole dans une fourchette de 70 à 80 dollars le baril, ce qui permettrait de continuer à verser des subventions, à diversifier l’économie et à mener sans douleurs les grandes réformes structurelles. Si toutes ces actions nécessaires à la construction d’une économie indépendante et diversifiée ne sont pas entreprises au pas de charge, les réserves de change (en dehors d’un choc géopolitique externe favorable au cours du pétrole) disparaîtront normalement en 2023, comme celles d’un ménage qui a mangé ses économies sans avoir été en mesure de les sauvegarder par le travail.
En cas d’assèchement de ces réserves, quelles seraient les conséquences financières, économiques et politiques ?
Dans ce scénario, l’Algérie serait en crise de trésorerie, mais en pas en situation d’insolvabilité, compte tenu de ses richesses primaires. Elle devrait recourir à l’endettement bilatéral (Chine), multilatéral (Banque mondiale, FMI) et aux marchés financiers internationaux. Les coûts seraient élevés et les exigences en garanties importantes. Le pays perdrait l’autonomie de ses décisions, qui seraient soumises aux conditions des bailleurs de fonds. Ces derniers imposeraient des reformes qu’il a tardé à mettre en place, ce qui induirait un coût social élevé. Le pire n’est jamais certain, mais petit à petit l’Algérie s’achemine vers la pente du Venezuela.
ILLUSTRATION : L’HOMME JAUNE