Lire George Caffentzis

Grande figure du « marxisme autonome » américain et animateur aux côtés, entre autres, de Silvia Federici et de Peter Linebaugh des revues Zerowork puis Midnight Notes et ensuite contributeur régulier à la revue en ligne The Commoner, George Caffentzis a, parmi ses foisonnantes et toujours stimulantes réflexions sur bien des sujets, publié, sous son nom ou collectivement, de nombreux textes sur la question de l’énergie qui constituent un apport important à la critique sociale sur le sujet et dont Jason W. Moore, parmi d’autres, s’est inspiré. Nous donnons ici quelques éléments de bibliographie densifiés comme invitation à une lecture plus en profondeur…

Midnight Oil

L’ouvrage collectif Midnight Oil. Work, Energy, War, 1973-1992 publié en 1992 chez Autonomedia réunissant des textes écrits dans les deux décennies précédentes et publiés dans les revues ZeroWork et Midnight Notes et d’autres rédigés à l’occasion de la première guerre du golfe de 1991 permet de se familiariser avec l’approche originale de Caffentzis et de ses camarades, sur un sujet en général paresseusement abordé par le marxisme, traditionnel comme hétérodoxe, que ce soit sous la forme de la pontifiance « géopolitique », des prêt à penser anti-impérialistes et « campistes » ou des digressions « circulaires » sur une rente transformée en alpha et oméga de sociétés entières.

A rebrousse-poil du « grand jeu », dès les premières lignes, les auteur(e)s rappellent :  » Les jardiniers yéménites, les profs palestiniens, les camionneurs soudanais, les soudeurs pakistanais, les travailleuses domestiques sri-lankaises, les travailleurs agricoles égyptiens et les serveurs philippins ont tous été embarqués dans les grandes convulsions libérées par la militarisation et l’engagement de forces militaires dans le Golfe. Ces travailleurs étaient et sont indispensables à l’industrie du pétrole au Moyen Orient. Amenés dans la région depuis l’Afrique, l’Asie et le Moyen-orient et travaillant dans des conditions de servitude sous contrat [ ND « T » : « indentured servitude »] ou d’esclavage pure et simple, c’est leur travail qui rend possible l’extraction, le raffinage et la distribution d’une des substances les plus précieuses au monde. » (p. viii). On comprend qu’il s’agit d’ores et déjà de prendre « à rebours » toutes les lectures « par le haut » des questions énergétiques, approche évidemment encore très fructueuse aujourd’hui, ne serait-ce, d’ailleurs, que pour le Moyen-orient (avec notamment les doubles réformes en cours, internes et d’exploitation de la main d’oeuvre migrante (cf. la kafala) – un article sur le sujet paraitra dans les prochaines semaines sur un autre de nos sites associés : collisions de frontières).

Pour Midnight Notes « la réorganisation de millions de travailleurs dans la région de production de pétrole la plus importante de la planète n’a pas constitué un dommage collatéral de la guerre mais au contraire un objectif central, partagé, malgré les disputes, par les classes dominantes irakiennes, koweïtiennes, saoudiennes, européennes et américaines. Alors que l’industrie pétrolière du moyen-orient ( et internationale) se préparait pour sa plus grande expansion depuis quinze ans, elle devait à la fois recomposer et terroriser un prolétariat pétrolier de plus en plus rebelle. Dans un environnement international « d’intifada globale » contre les plans d’austérité du FMI, toute nouvelle tentative de dégrader les conditions de vie des travailleurs, à la suite d’une nouvelle vague d’accumulation de richesse basée sur l’augmentation des prix du pétrole, allait nécessiter un saut dans le niveau de militarisation. « (p. viii)

Le premier article du recueil « Oil, Guns and Money » pose les bases théoriques de l’analyse proposée par le collectif : « Au delà de ses applications spécifiques, l’usage premier et général du pétrole est de servir de substitut au travail. Pour le dire simplement, l’énergie libère le capital du travail. Mais le pétrole représente bien plus puisqu’il est aussi une marchandise dont l’achat et la vente détermine grandement le niveau global des prix, des salaires et des profits (…) Le pétrole est en fait un instrument central du plan capitaliste et son prix est déterminé par divers conflits politiques.  » Justement c’est à partir de la mise en crise du fordisme par les luttes ouvrières et dans la société – » En demandant d’un côté, des augmentations de salaire déconnectées de la productivité et de l’autre un salaire pour le travail reproductif, ces luttes attaquaient les méthodes essentielles d’accumulation de plus-value »- et de la contre offensive du capital qui s’ensuit, que le rôle du pétrole change, passant de « lubrifiant » des rapports sociaux à pivot de la restructuration : « Le mécanisme clé de la réorganisation de la classe ouvrière et du processus de production aux États-Unis, en Europe et dans les pays producteurs de pétrole, a été l’augmentation des prix du pétrole, la « so-called » crise énergétique. »

On aperçoit de nouveau ici un « défaut de leurs qualités » récurrent (on le retrouve dans leurs passionnants écrits sur la monnaie) chez Caffentzis et ses camarades, c’est à dire le nécessaire rétablissement de la centralité du conflit de classe (selon une polarité absolue mais flexible qui rappelle plus l’axiome capital/travail que la « théorie du prolétariat ») débouchant parfois sur la tendance à trop prêter à la stratégie du capital, qui devient un bien commode « Deus ex machina » ou un « Weltgeist » à tiroir. L’article de 1975 de Mario Montano « Notes on the International Crisis » reproduit dans le recueil dit bien à la fois la nécessité et les aléas d’un telle démarche : « L’objectif de la stratégie capitaliste est de faire pencher le rapport entre travail payé et non payé, entre le capital et le salaire, vers une position qui ré-établisse la pré-éminence du travail non payé sur le travail payé (..) La crise énergétique correspond éminemment à ce besoin de la stratégie du capital : 1) la crise énergétique réduit l’emploi total 2) elle accroît la menace du chômage 3) elle permet au capital de s’accumuler en masse au travers de très fortes augmentations de prix.  » De même plus loin :  » c’est le sens de la crise énergétique : le capital s’échappe de ces secteurs d’investissement et de ces aires géographiques où les luttes ont rudement mis à l’épreuve l’accumulation. A travers l’inflation il transforme les revenus des classes ouvrières des États-unis, de l’Europe et du Japon en profits pétroliers et en fonds pour l’OPEP (..) En un sens, cette fuite du capital ne représente qu’un retrait tactique, une condition préalable pour une nouvelle vague d’investissements multinationaux.  » Bien des développements du recueil oscillent ainsi entre le « charybde » de la saisie concrète et synthétique de la confrontation et de ses enjeux ( le double portée des luttes pour le salaire et autour de la reproduction, le rapport étroit entre restructuration par la crise énergétique et nouvelle phase d’accumulation notamment via la financiarisation progressive, cf. les pétro-dollars) et le « scylla » d’hypostasier quelque peu le « plan du capital » ( problème bien sûr hérité de l’opéraïsme et de l’autonomie italienne).

On retrouve cet enjeu dans les deux textes de Midnight Notes qui porte plus spécifiquement sur les rapports sociaux au Moyen-orient, « To Saudi with Love : Working-Class Composition in the Mideast » et « Recolonizing the Oil Fields ». « To Saudi With Love » présente encore aujourd’hui un très synthétique panorama du développement de l’extraction pétrolière dans la région et des problèmes persistants de gestion de la main d’oeuvre : » La question de base à laquelle étaient confrontées les compagnies pétrolières tenait à comment réussir à mélanger et ajuster le prolétariat pétrolier afin de prévenir des explosions politiques (…) Les dangers de dépendre d’une force de travail massivement non indigène et la nécessité de développer un prolétariat hétérogène, étaient évidents dans les premières décisions des compagnies pétrolières et des régimes locaux.  » Les évolutions de la composition de cette main d’oeuvre depuis la première guerre du golfe, avec notamment la marginalisation de ces travailleurs de la région ( palestiniens, jordaniens, égyptiens, etc) souvent trop combatifs et susceptibles de vouloir s’installer définitivement au « profit » de travailleurs d’Asie du sud qui commencent ces dernières années à sévèrement se rebiffer, illustrent parfaitement l’importance des travailleurs de cette zone et de leur encadrement par les diverses autocraties et multinationales. Mais il est tout de même peu probable que la « décomposition de ce prolétariat pétrolier » ait pu être un objectif consciemment partagé par tous les acteurs de la première guerre du golfe. De même « Recolonizing the Oil Fields » offre un intéressant récit des heurts et malheurs des tentatives de restructuration du post-socialisme irakien des années 80, qui le menèrent finalement à la guerre contre le Koweït, mais pousse le bouchon un peu loin en concluant :  » Les États-Unis ont achevé ce que la parti Baa’th était incapable de réaliser lui-même : annuler le contrat social et rendre les travailleurs libres de mourir de faim et l’État et le capital privé, libres d’accumuler. »

Comme nous l’avons vu plus haut, Midnight Notes articule en tout cas toujours dans son analyse de la question « pétrolière », les luttes et la restructuration au moyen orient et ailleurs ( voir dans le recueil l’article « Resistance and Hidden Forms of Protest Amongst the Petroleum Proletariat in Nigeria » qui est un modèle du genre) avec celles qui se déroulent dans les pays capitalistes les plus avancés; les deux articles que nous venons d’évoquer étant ainsi complétés par plusieurs autres contributions. « The Post-Energy Crisis US Working Class Composition » considère que la masse de pétro-dollars dégagée par la hausse des prix fut en grande partie investie dans l’automatisation et l’informatisation de la production, selon les auteurs ( Midnight Notes) l’intensité en capital de la production américaine aurait par exemple triplé entre 1973 et 1986 alors même que sous les coups de la récession le taux de grève subissait un écroulement progressif dont il ne s’est d’ailleurs toujours pas remis à ce jour. L’automation et les licenciements en masse furent en partie compensés par l’essor du secteur du service, venant à point nommé répondre aux effets de la révolte contre le travail domestique et la critique généralisée et en actes ( les débuts de la fameuse « migration en masse des femmes vers le salariat ») des vieilles normes de reproduction. Les articles « Crisis in the Auto Sector »,  » Wildcats in the Appalachian Coal fields » et « Self-Reduction of Prices in Italy » évoquent quant à eux divers moments de luttes à l’orée et dans le cours de la restructuration, en soulignant les compositions de classe particulières qui les permettaient.

Si on veut bien accepter le découpage que nous proposons, qui n’est pas celui du livre qui suit une ligne plus chronologique ( avec trois parties, dont « The Work Energy Crisis, 1973-1981 » et « The New Enclosures, 1982-1992 »), on peut dégager un troisième bloc de textes plus spécifiquement théoriques. Dans « Strange Victories », une réflexion sur le mouvement anti-nucléaire aux États-Unis, l’auteur envisage, à l’instar de bien des analyses les plus radicales et pertinentes de l’époque en Europe, l’industrie nucléaire comme le résumé parfait du nouveau cours du capitalisme : » L’industrie nucléaire représente une synthèse de toutes les évolutions majeures du développement capitaliste. Tous les aspects de la perspective générale du capital sont concentrés dans cette industrie : forte intensité en capital, discipline et autorité extrême exercée vis à vis de la main d’oeuvre, combinaison de l’État et du capital privé, internationalisation, informatisation et extension de l’horizon de planification loin dans le futur ( les déchets radioactifs). L’industrie nucléaire est capable d’occuper toute l’espace libre géographiquement ( les réacteurs sont indépendants des ressources locales), politiquement ( toutes les mesures policières peuvent être justifiées par le danger des radiations) et dans le temps ( les déchets). »

Le texte le plus important et celui qui a eu la plus grande portée ( Moore en reprend ainsi plusieurs éléments) s’intitule  » The Work/Energy Crisis and The Apocalypse ». Ce texte, (ardu et foisonnant, on fera ce qu’on peut pour en donner un aperçu valable) signé Caffentzis et datant de 1980 part d’une critique des discours « apocalyptiques » sur la crise énergétique de l’époque pour mieux les retourner et les resituer dans le temps long :  » Chaque période de développement capitaliste à eu ses apocalypses (…) Je parle de ces apocalypses fonctionnelles qui signalent chaque changement majeur dans le développement et la pensée capitaliste. Car l’apocalypse s’est approchée à d’autres moments dans l’histoire du capital, quand ( comme dans la dernière décennie [ND »T »: les années 70]) la lutte des classes a atteint un niveau qui mettait en péril l’ordre capitaliste. Au XVIIe siècle, une prémonition envahissante d’apocalypse était exprimée par les « philosophes », les « astronomes » et les « anatomistes » ( c’est à dire les planificateurs du capital) face aux bouleversements révolutionnaires initiés par le prolétariat nouvellement formé qui était en train de découvrir la discipline capitaliste du travail. Dans cette phase, les questions d’inertie, de temps et d’ordre étaient cruciales. Les mécanismes de contrôle n’étaient maitrisables que par des forces extérieures. Les inquiétudes du capital vis à vis de ces apocalypses potentielles sont reflétées par la théorie du système solaire chez Newton : les planètes tournent autour du soleil, mais leurs révolutions les dévient continuellement de l’équilibre à cause des hasardeuses, irrégulières impulsions gravitationnelles qu’elles se communiquent les unes aux autres. (…) D’où la nécessité de Dieu selon la thèse de Newton, dont la fonction dans l’univers est de prévenir une catastrophe en ramenant périodiquement les planètes à leur équilibre orbital via un véritable miracle. « 

Or « A l’époque de Newton la tâche majeure du capital c’est de régulariser le temps comme pré-condition pour prolonger la journée de travail. (…) Newton et ses amis planificateurs du « siècle des génies » devaient créer un temps de travail non-terrestre, qui serait le même en hiver comme en été, la nuit comme le jour, sur terre comme aux cieux.  » Par contre au XIXe  » Le problème n’était plus de savoir comment confiner les travailleurs aussi longtemps que possible mais de savoir comment transformer leur énergie et leur chaleur révolutionnaire en travail. Donc, sans surprise, la thermodynamique  » l’étude de l’énergie, et tout d’abord au regard de la chaleur et du travail » devint la science par excellence après 1848. »

Comme il le résume peut-être un peu plus clairement ensuite : « La parabole de Newton sur la transformation de l’inertie de la classe ouvrière en travail et son appel à dieu, c’est à dire l’État, pour restaurer l’équilibre des pressions centrifuges et centripètes constitue un schéma méthodologique général. Le rapport de la thermodynamique au travail est plus explicite. (…) Le capital fait face à la résistance de la classe ouvrière au travail de façon continuellement changeante tandis que cette résistance change dans son pouvoir et son organisation ( quoi qu’elle puisse paraître « impuissante » ou « chaotique »). Le capital se préoccupe du travail physique car le processus de travail c’est la transformation de la force de travail ( énergie, inertie) en travail. C’est la « nécessité éternelle » du capital, et la physique fournit des modèles pour surmonter les  » résistances »(…) Le problème du capital au XIXe change par rapport à celui de l’époque de Newton(..) mais essentiellement il reste le même : quelles sont la possibilité, la limite et la méthode pour créer du travail utile à partir de l’ évasion, la subversion, la résistance et les pratiques clandestines de la classe ouvrière. »

Il n’y a donc pas en tant que telle de crise de l’énergie car  » la véritable cause de la crise du capital dans la dernière décennie c’est le travail, ou plus précisément la lutte contre le travail. Le nom correct pour cette crise est « crise du travail » ou mieux encore « crise du travail/énergie ». Car le problème auquel fait face le capital ce n’est pas la quantité de travail en soi, mais le ratio entre ce travail et l’énergie ( ou la force de travail) qui le crée. Le capital n’est pas juste un produit du travail. Le capital est le processus de création du travail, c’est à dire la condition pour transformer l’énergie en travail. (…) Le cycle éternel de la réalité capitaliste c’est la transformation des énergies en travail, son problème c’est qu’à moins qu’un certain niveau ait été atteint, le rapport exprimé dans le ratio travail/énergie s’écroule. Si l’entropie s’accroît, si la disponibilité de la classe ouvrière au travail décroît, alors l’apocalypse menace. »

Pour Caffentzis c’est ce rapport énergie/travail qui est au coeur du cycle luttes/ crise et restructuration qui commence dans les années 60 :  » Le message décodé de l’apocalypse dit : Travail/énergie. Les deux côtés du « grand débat sur l’énergie » veulent rétablir ce ratio, mais qui au départ en a brisé l’équilibre ? Si la crise de l’énergie a commencé en 1973, il serait logique de regarder ce qui s’est passé dans la période précédente. Qu’est-il arrivé au couple travail/énergie à ce moment là ?…une catastrophe pour la production marchande et la reproduction capitaliste de la force de travail. Doit-on repasser les vieilles bobines ? Les émeutes des Ghettos, les Panthers, les troubles sur les campus, SDS et weathermen, DRUM à détroit et les grèves sauvages de Virginie, les occupations des bureaux d’aide sociale (…) » Bref « quoiqu’il y ait eu un énorme accroissement d’énergie générée par la classe ouvrière durant cette période, celle-ci s’avéra particulièrement résistante à sa transformation en travail. Il y a eu une chute brutale dans la ratio énergie/travail, qui s’est traduit en crise du profit et subversion des axiomes centraux du keynésianisme. »

La réponse de la classe capitaliste passa justement par l’utilisation stratégique du secteur de l’énergie, qui permet d’influer sur une masse énorme de travail sans passer par la confrontation directe sur les lieux d’exploitation via la fixation du prix, et ses effets en cascade:  » Le trop-plein d’énergie de la classe ouvrière imposait une crise de l’énergie à plus d’un titre. Tout d’abord [la hausse des] les prix de l’énergie ont permis au capital de faire pencher la balance entre salaires et profits à son avantage et d’accroître ainsi le taux de profit. Ensuite ces prix sont le vecteur de la ré-organisation de la composition organique du capital, rendant la réalisation du profit insensible aux luttes immédiates dans les usines. Enfin, la transformation du prix a rendu possible l’extraction directe de plus-value du secteur reproductif. »

L’énergie fournit donc à défaut d’un principe absolument heuristique une très bonne métaphore de la première leçon de la contre-révolution telle qu’elle fut également formulée par Paolo Virno : » « la «contre-révolution» se sert des mêmes présupposés et des mêmes tendances (économiques, sociales, culturelles) que celles sur lesquelles pourrait s’appuyer la «révolution»; elle occupe, elle colonise le terrain de l’adversaire, elle donne d’autres réponses aux mêmes questions. »(« Do you remenber Counter-revolution ? » in La Horde d’or) En 1980 sous la plume de Caffentzis cela donne:  » Le développement capitaliste se nourrit de l’énergie de la classe ouvrière, de son dégout révolutionnaire. Ironiquement, la réponse du capital est fournie par la lutte elle-même. (…) Les énergies libérées par la révolte des femmes contre le travail non payé à la maison a été la base d’une énorme expansion d’un secteur à faible composition organique qui a fournit le travail nécessaire pour la transformation du prix de l’énergie (…) Le secteur des services devint l’autre pôle de l’économie de l’énergie et de l’information.  »

No blood for Oil !

No Blood for Oil. Essays on Energy, Class Struggle, and War 1998–2004 disponible librement sur internet ( le lien est dans le sous-titre) et republié dans une édition augmentée par Ak Press ( nous ne rendons compte ici que de la première version) se place dans la continuité de Midnight Oil.

Témoignant des heurts et malheurs de « l’interventionnite » américaine de la période et des évolutions de l’auteur, l’ouvrage semble étrangement par moment presque plus vieilli que le précédent. Dans sa courte préface, traduite intégralement ici, Caffentzis résume sa démarche :  » Les essais qui suivent sont le produit de mes six dernières années de travail. Ils ont tous été écrits pour des prises de parole dans des forums contre la guerre ou la globalisation ou pour divers journaux ou livres du mouvement publiés aux États-Unis, en Italie, en France, en Espagne ou en Grande Bretagne.

Quoique je ne l’ai pas prévu, ils constituent tous des réflexions sur le slogan  » pas de sang pour le pétrole ». Quand j’ai entendu pour la première fois scander ce slogan durant les manifestations contre la guerre États Unis-Irak de 1990-1991, je n’ai pas été marqué par ce message de refus. Mais au fil des années j’ai vu de façon croissante qu’il y a beaucoup de significations politiques incluses dans ce slogan qu’il fallait libérer. J’ai rassemblé ces essais parce que je pense qu’ils révèlent mieux ce que nous voulons dire quand nous scandons « pas de sang pour le pétrole » dans les nombreuses manifestations, sit-in et grèves demandant la fin des guerres du pétrole.

La thèse principale de ce livre c’est que la mesure commune des liquides politiques du mouvement anti-guerre, le sang et le pétrole, c’est la lutte des classes dans une société capitaliste. Cela pourrait sembler surprenant à certains, mais pourquoi ? Si j’écrivais sur le charbon, je ne pourrai pas ne pas parler des mineurs et de leurs familles dans les villages miniers qui luttent contre la Compagnie. Les conditions particulières de la production de pétrole ( particulièrement le fait que relativement peu de travailleurs travaillent directement à tirer le pétrole des profondeurs de la terre jusqu’à la surface ) ont permis aux historiens conventionnels, et même aux radicaux, de l’industrie pétrolière d’éviter de parler la classe ouvrière impliquée dans la production et la distribution de pétrole à travers la planète. La plupart de leurs histoires du pétrole sont pleines de sagas de capitalistes, de firmes et de leaders gouvernementaux ou de la logique du capital et de la monnaie opérant dans un espace économique abstrait bien au-dessus de la tête des travailleurs des régions productrices de pétrole. La classe ouvrière n’apparaît que rarement sous son nom propre dans ces histoires. L’invisibilité des travailleurs dans l’histoire du pétrole, n’est néanmoins qu’un tour de passe-passe du capital qui doit être dénoncé pour comprendre notre situation politique actuelle.

Dans ce livre, je commence avec un essai qui retrace le développement de ma conception de la lutte des classes. Les essais qui suivent sont des instantanés des guerres du pétrole depuis 1998, des bombardements de Clinton en Irak en 1998, à la guerre OTAN-Yougoslavie, jusqu’au 11 septembre et l’actuelle invasion et occupation de l’Irak. J’applique la notion de lutte des classes aux USA et en Irak à l’analyse des guerres du pétrole contemporaine. De fait, il suffit de regarder l’Irak aujourd’hui pour voir combien de travailleurs sont effectivement impliqués dans la production et la distribution de pétrole et que si ils refusent de coopérer cette production et cette distribution s’arrête immédiatement.  »

Si l’ouvrage s’ouvre effectivement sur un passionnant résumé de son parcours théorique (et de celui de ses principaux camarades), « Class Struggle Through Three Conceptual Revolutions: A Personal Account », beaucoup de textes qui suivent, de circonstance et/ou de « militance » avec ce que ça suppose de convenu, ne présentent qu’assez peu d’intérêt aujourd’hui, d’autant plus du fait de la manie de Caffentzis de bâtir, à la « force de son optimisme », d’improbables coalitions entre zapatistes, ethnies en révolte du Delta du Niger, populations victimes des interventions américaines voire même le, à l’époque encore émergent, régime pétro-prétorien progressiste de Chavez. Signalons tout de même des études de cas pertinentes comme « From Capitalist Crisis to Proletarian Slavery An Introduction to Class Struggle in the US, 1973-1998 », « Struggles on the Nigerian Oil Rivers » co-écrit avec Silva Federici ou « Respect Your Enemies—The First Rule of Peace » qui est un de ses rares textes traduit en français.

Malgré tout, beaucoup de ces interventions publiques sont l’occasion pour lui d’expliquer ses thèses (qui signalent clairement un « retrait » par rapport à « The Work-Energy Crisis ») quant au rôle du pétrole comme ici dans « Untying the Gordian Knot. Causes and Consequences of the US/UK Invasion and Occupation of Iraq » :

« Nous devons reconnaître deux choses essentielles à propos du pétrole et du gaz pour comprendre les assertions de l’administration Bush quant à l’importance du changement de régime et de la présence américaine dans les centres de production du pétrole de la planête : 1) Le pétrole et le gaz sont des marchandises de base ( selon la terminologie Sraffaïenne) 2) sa production suppose une composition organique élevée ( selon la terminologie marxiste).

Le premier aspect du problème est évident. Le pétrole et le gaz sont impliquées dans le cycle de production de presque toutes les autres marchandises. Leur prix est donc central dans la détermination des prix ( ou du taux de profit moyen) à travers tout le système capitaliste. Il est d’une importance vitale que ce prix soit déterminé de façon fiable et que les changements de prix ne créent pas de « chocs » endogènes qui puissent avoir des conséquences délétères pour le reste du système. Il y a donc une motivation économico-politique à garder les déterminants du prix « sous contrôle » afin de parvenir à cette haute viscosité de prix.

Le second aspect spécifique de la production de pétrole c’est sa composition organique très élevée, c’est à dire que dans l’exploration, la découverte et l’extraction de pétrole, on utilise peu de travail humain comparé à la machinerie. C’est clair quand on mesure l’emploi direct dans l’industrie de pétrole et du gaz et qu’on le compare à ses ventes totales. J’étais dans une exploitation pétrolière du Nigeria quand celle-ci était sur le point de pomper son milliardième baril ( après 20 ans d’opération) et on ne trouvait que très peu de travailleurs aux alentours. De même quand vous allez à Aberdeen en Écosse c’est flagrant à quel point le pétrole produit contient peu de travail, les équipes sur les plates-formes au milieu de la Mer du Nord paraissent bien petites comparées aux énormes structures technologiques dont elles assurent l’entretien.

Manifestement si la valeur est crée par le travail vivant, très peu de la valeur du pétrole et du gaz provient de la plus-value extorquée aux travailleurs du pétrole eux-mêmes. D’où vient cette valeur ? De tout le système capitaliste, particulièrement des branches de production à faible composition organique. Pour le dire simplement : la plus grande partie du surplus est généré par des industries qui utilisent le plus de travail tandis que la plus grande partie du surplus est approprié par les industries qui utilisent le plus de capital.

Cela crée une autre raison de se préoccuper de l’industrie pétrolière pour le « capitaliste collectif ». Non seulement elle produit une marchandise de base, mais elles reçoit beaucoup du surplus extrait dans toutes les autres branches de l’industrie. De ce fait, depuis ses touts débuts l’industrie pétrolière a été au centre des préoccupations des capitalistes des autres industries. L’industrie est née sous un signe lunaire c’est à dire qu’elle est pleine de contradictions et est la source de confusions explosives.

D’un côté les capitalistes de l’industrie pétrolière ont été constamment accusés de pratiques monopolistiques ou oligopolistiques. L’industrie pétrolière US fut ainsi pendant un demi siècle symbolisée par la froide et rapace famille Rockfeller. Mais d’un autre côté, les capitalistes de l’industrie pétrolière se sont toujours présentés comme étant préoccupés d’une gestion ordonnée d’une marchandise vitale pour le bien du système dans son ensemble. De l’accord de Achnacarry de 1928 qui rassembla Shell, Exxon et BP pour une entente sur les prix jusqu’aux dernières décisions du gouvernement US d’ouvrir ou de garder fermer les réserves stratégiques du pays, la ligne entre la planification et la fixation des prix est constamment franchie et re-franchie. »

Citons enfin le tout dernier texte du recueil « The Petroleum Commons. Local, Islamist, Global », qui tient presque plus de la politique-fiction ( lourdement démentie pour l’instant) et des fantasmes de « front uni » global évoqués plus haut :  » Ces quinze dernières années, ce sont produits des tournants majeurs dans la physionomie des protagonistes de la lutte pour le pétrole. Les gouvernement nationaux et les gros conglomérats énergétiques ne dominent plus la scène. Les nouveaux protagonistes incluent des peuples comme les Ijaws, les Ogoni, les Chiapanecos, les U’wa, les Cofan, les Secoyas, les Huaorani, les peuples d’Ace ( Sumatra), les mouvements sociaux panfrontaliers sous l’étoile l’islam et qui souscrivent à « l’économie islamique »; des éléments du système onusien comme la banque mondiale qui veulent fournir une « gouvernance globale » aux « biens communs globaux ». Ces peuples, mouvements et entités globales sont entrés dans la lutte pour le contrôle de la production de pétrole, se légitimant via une nouvelle ( et tout à la fois archaïque) conception de la propriété : la propriété commune. »

Textes ultérieurs

Caffentzis a continué sa réflexion dans le seconde décennie des années 2000 dans des textes, qui sont d’ailleurs probablement repris dans la seconde version de No Blood for Oil publiée par AK Press.

Dans « The Peak Oil Complex, Commodity Fetishism, and Class Struggle » il revient sur le retour, à l’autre bout du cycle, de ce discours de l’apocalypse qu’il avait déjà critiqué à l’orée des années 80, et son prêchi-prêcha doloriste : » L’ère apocalyptique du pic pétrolier se reflète dans les titres de livres de ses zélotes , « La fête est finie », « L »urgence de long terme », « Le réservoir vide », « La fin du pétrole ». Ils expriment souvent l’attitude d’un austère maître d’école enseignant aux étudiants niais, prodigues et hédonistes, les dures vérités de la vie. On sent une joie par la sévérité dans ces textes. La classe ouvrière est blâmée pour sa consommation excessive tandis que les capitalistes sont gourmandés pour leur cupidité à courte vue. Ce genre de leçon est donnée dans une variété de styles : en secouant lugubrement de la tête, parée d’avertissements sibyllins, de commentaires grincheux sur la nature humaine, de visions post-modernes de l’apocalypse et/ou d’espoirs d’un sauvetage in extremis du désordre que révélera le passage à l’autre face du pic de Hubbert. La métaphore dominante du professeur c’est que la société américaine est addict. » Et de là, Caffentzis offre une de fois de plus une salutaire réfutation de tous les critiques a/an-historiques des rapports sociaux capitalistes : » Ce qui est vrai de BP et de Chevron est vrai du capitalisme dans son ensemble. Il n’en est rien condamné à l’usage des énergies fossiles et des moteurs à combustion. Son premier système énergétique/machinique [ NDT : bref Technique au sens de Mumford] dans la période allant de la fin du XVe au début du XIXe consistait largement en des « sources renouvelables » d’énergie pour des machines simples : du vent pour acheminer les transports d’esclaves et de trésors et pour pomper l’eau pour faire tourner les moulins, des animaux pour le transport, etc. Théoriquement il peut revenir à une combinaison de ses précédentes formes d’association machine/ énergie tout en utilisant des Machines de Turing et en recourant marginalement à des moteurs thermiques. De ce fait une politique anti-capitaliste qui s’appuierait sur le « pic pétrolier » se tromperait profondément sur ce que la capitalisme est en tant que formation énergétique et machinique, c’est à dire commettrait une erreur basique, car le capital est un rapport social ouvert à l’usage de toutes sortes de machines et de sources d’énergie pour exploiter le travail humain. »

Citons enfin « The Oil Paradox and the Labor Theory of Value » écrit dans un cadre universitaire et « A Discourse On Prophetic Method. Oil Crises and Political Economy, Past and Future.  » publié dans le n°13 de l’excellente revue en ligne The Commoner où il rappelle ses « maximes négatives » principales : « 

  1. le rejet d’un exceptionnalité du pétrole et de l’énergie, c’est à dire le point de vue selon lequel le pétrole et l’énergie sont si importants pour le système capitaliste que « les lois de la marchandise » ne s’applique pas à eux ( les marchandises de base sont quand même des marchandises)
  2. le rejet de la conception fétichiste du pétrole et de l’énergie comme étrangers à la question des classes et du travail. On peut lire des livres et des livres sur les magnats, les chahs et les cheiks du monde du pétrole et des livres et des livres sur la géologie du pétrole mais on n’apprend jamais que le pétrole et l’énergie sont produits dans une société de classe par des travailleurs ( c’est à dire le prolétariat producteur de pétrole) qui sont impliqués dans un antagonisme de classe vis à vis du capital, dans toutes les régions productrices de pétrole, le long des pipelines, dans les tankers et dans les villes des pays producteurs. Leurs luttes sont essentielles dans l’histoire mondiale mais elle ne sont que rarement mentionnées dans les livres. « 

Les travaux de Caffentzis ( et de ses camarades), sur l’énergie et sur bien d’autres thèmes ( voir par exemple l’anthologie In Letters of Blood and Fire ) méritent certes mieux comme introduction en français que ce qui s’est fait ici, ou ailleurs ! En attendant qu’une traduction d’un choix de textes voit le jour, nous continuerons sur ce site à en répercuter quelques échos, ainsi avec une note de lecture à paraître du livre largement inspiré par sa méthode et qui reproduit d’ailleurs  » A Discourse on Prophetic Method », Sparking a Worldwide Energy Revolution : Social Struggles in the Transition to a Post-Petrol World édité en 2010 par Kolya Abramsky.

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