Energy Humanities : an Anthology

  • Energy Humanities : an Anthology, édité par Imre Szeman et Dominic Boyer, John Hopkins University Press, 2017.

On ignore si la création de courants transdisciplinaires et transnationaux autour d’un concept ad-hoc est effectivement une nouveauté ou une tendance lourde dans le monde universitaire mais si c’est le cas, les « Energy Humanities » pourront certes apparaître comme un modèle du genre. C’est ce dont témoigne cet ouvrage qui tient presque plus du patchwork que de l’anthologie ( Energy Humanities : an Anthology ) publié sous la direction de Imre Szeman et Dominic Boyer en 2017. Comme l’indique une introduction relativement oecuménique  » Energy Humanities : an Anthology rassemble des recherches attentives aux défis sociaux, culturels et politiques posés par le réchauffement climatique et la destruction de l’environnement. Comme le suggère le titre, les articles réunis ici se penchent sur un problème spécifiquement lié aux défis environnementaux d’aujourd’hui, celui de l’énergie. » Énergie à qui il s’agit de redonner sa véritable place au centre de la trajectoire du monde actuel :  » Si l’histoire de la modernité n’est pas réductible à l’usage de l’énergie sur une échelle toujours plus grande, une explication de ses développements, transgressions et contradictions qui n’aborderait pas le rôle joué par l’énergie dans la formation de ses infrastructures ( les villes conçus pour l’automobile) et de ses subjectivités ( des consommateurs mobiles dotés de pouvoirs quasi infinis – comme celui de communiquer avec quelqu’un de l’autre côté du globe) et tout ce qui trouve entre ces deux pôles, ne peut que contribuer a donner une idée fausse des forces et processus qui déterminent le développement historique, particulièrement ces deux derniers siècles. »

Le concept central des Energy Humanities c’est la notion d »‘inconscient énergétique » (inspirée par le classique du marxiste Frederic Jameson The Political Unconscious: Narrative as a Socially Symbolic Act, défense radicale d’une interprétation politique de la littérature), qui « pourrait tout aussi bien être décrite comme la dimension énergétique du consentement spontané de l’hégémonie. » En effet  » Notre pratiques et activités quotidiennes ont été déterminées par l’énergie d’une manière que nous n’avons jamais réellement perçu. » Et donc si comme disait l’autre  » tout ce qui est conscient s’altère » les « Energy Humanities » souhaitent  » faire la lumière sur l’appareil énergétique de la modernité qui est trop souvent invisible ou souterrain mais qui pompe et s’écoule dans les nappes phréatiques de la politique, de la culture, des institutions et du savoir de bien des façons inattendues. » Notons, en passant, dans cette introduction, et à rajouter dans la liste en constante extension des recettes « révolutionnaires » pour le moins surprenantes qu’on croise dans la littérature universitaire « radicale », cette suggestion des auteurs : « L’énergie nous fournit un vecteur pour imaginer de façon nouvelle des sociétés définies par l’égalité des chances et des capacités – des communautés dans lesquelles pour la première fois dans l’histoire, nous sommes toujours immédiatement sensibles à nos rapports aux systèmes naturels. Ainsi, et si nos libertés politiques étaient désormais accompagnées d’un volet matériel – une quantité de kilocalories ou d’unités d’énergie de base assignée à chaque individu, déterminée en partie par combien de quantité d’énergie la planète serait en mesure de soutenir? » Un certain inconscient technocratique reste lui aussi à analyser…

La première partie du livre  » Energy Modernities : Histories and Futures » qui conjugue théorie et littérature classique pour aborder l’histoire du rapport entre la modernité, l’énergie et l’avenir s’ouvre sur le texte de Dipesh Chrakabarty « Le climat de l’histoire : quatre thèses », qui a été traduit dans la Revue internationale des livres et des idées en 2010 ( n°15).

Le texte de Imre Szeman qui lui succède, « System Failure: Oil, Futurity, and the Anticipation of Disaster », s’intéresse aux enjeux de la fin du pétrole particulièrement pour une « gauche », toujours attachée aux modèles pétro-économiques, qu’ils soient sud-américains ou scandinaves ( la Norvège). Szeman définit trois types de récits qui circulent dans cette « gauche » quant à l’attitude à adopter vis à vis de la question du pétrole : le réalisme stratégique, le techno-utopisme et l’éco-apocalypse.  » Ce que je dénomme réalisme stratégique c’est un discours relativement courant concernant le pétrole qui découle d’une approche sur le mode « realpolitik » de l’énergie. Ceux qui l’emploient – et ce discours est largement employé par les gouvernements comme les médias- nuancent ou minimisent les inquiétudes concernant le désastre cumulatif représenté par le pétrole ou le fait que les ressources en pétrole sont en train de s’épuiser, et s’intéressent aux potentielles tensions économiques et politiques qui vont inévitablement apparaître alors que les pays recherchent « individuellement » à assurer leur sécurité énergétique dans une ère de pénurie. (..) Le réalisme stratégique est un discours qui fait de l’État-nation l’acteur central du drame de l’imminent désastre pétrolier, un acteur qui s’engage dans des calculs géopolitiques impitoyables pour assurer la stabilité des économies et communautés nationales. Alors que le pétrole est difficilement séparable des opérations de la finance globale, sa valeur politique en tant que marchandise est telle qu’on ne peut visiblement lui permettre de se répandre de façon autonome sur des marchés dont on nous a seriné qu’ils ne se préoccupaient plus des frontières de nos jours : l’État doit être présent afin d’assurer que chaque jour la bonne quantité de pétrole afflue dans la bonne direction. » On présume qu’ici Szeman avait à l’esprit le modèle bolivarien, dont ce qu’il reste, le régime pétro-prétorien de Maduro semble bien peu en mesure de peser sur quoi que ce soit et n’a visiblement comme horizon stratégique qu’un début de dérégulation « post-socialiste » que même une remontée des prix ne viendra probablement pas freiner…

Suit la perspective techno-utopiste  » un discours employé par les officiels gouvernementaux, les écologistes et les scientifiques à travers le spectre politique. Sur la question de la fin du pétrole, il propose deux réponses : soit des avancées scientifiques vont permettre d’accéder à des ressources en pétrole jusque là trop chers à exploiter ( les sables bitumeux de l’Alberta, les réserves en haute mer, etc) tout en mettant au point simultanément des solutions pour remédier aux émissions de carbone ( des absorbeurs-neutralisateurs, le piégeage de carbone, etc) ou des innovations technologiques qui vont créer des formes entièrement nouvelles d’énergie comme les piles à combustible à hydrogène. (…) Toutes nos pires inquiétudes concernant le chaos qui va se déployer quand les réserves de pétrole seront épuisées sont dissipées grâce aux innovations scientifiques qui sont parfaitement synchrones avec les opérations de l’économie capitaliste, sans qu’il y ait besoin de ruptures radicales dans la vie politique et social. »

Enfin le discours de l’éco-apocalypse  » contrairement aux deux autres discours comprend qu’un changement politique et social est fondamental pour faire face de façon consistante au désastre de la fin du pétrole – un désastre qu’il lie à l’environnement avant l’économie. Néanmoins, puisqu’un tel changement n’est pas à l’horizon ou difficile à imaginer, il conçoit le futur sous l’aspect d’une peinture de Bosch – l’enfer sur une terre obscurcie par un smog étouffant de dioxyde de carbone. (…) Malgré des revendications et des velléités de changer le comportement individuel et la réalité sociale, il y a au coeur des discours éco-apocalyptiques l’idée que rien ne peut arrêter la venue du désastre. De fait, c’est plutôt comme si le désastre était le bienvenu : la fin du pétrole pourrait bien signifier que le capitalisme creuse sa tombe, puisque sans pétrole les configurations actuelles du capital sont impossibles. » L’auteur ne considère certes pas que ces  » futurs nationaux, technologiques ou apocalyptiques » aient de l’avenir car  » puisque ces discours sont incapables de mobiliser ou de produire une réponse à un désastre dont nous savons qu’il est le résultat direct de la loi du capitalisme – l’accumulation sans limite – il est facile d’imaginer que la nature va finir avant le capitalisme. » On ignorait que ce dernier avait pour intention d’assécher les océans avant de disparaître… Si établir une telle « nomenclature » constitue un effort louable, tant qu’on ne distingue pas un tant soit peu ( mais déjà beaucoup !) les forces sociales que de tels discours signalent ou pourraient prétendre mobiliser, on en reste au niveau des bonnes intentions et du dialogue de sourd avec des catégories qu’on a soi-même créé.

Dans le texte qui suit « The Great White Way », David Nye offre une très riche et pertinente réflexion sur la perception et la représentation ( notamment chez des peintres tels Whistley, Hopper, Stella ) de New-York à l’âge de l’électrification et de ses fameux panneaux publicitaires lumineux, notamment sur la « Great White Way » à Broadway. Suivent ensuite des poèmes de Pablo Neruda , de Stephen Colliset et pour la prose un extrait de « Nombre des villes invisibles » de Italo Calvino ( très sollicité dans cette anthologie) et de « La fille automate » de Paolo Bacigalupi. Le chapitre se clôt sur trois textes : « The Visible Hand of the Sun: Blueprint for a Solar World » de Hermann Scheer qui est un extrait de Le Solaire et l’économie mondiale ( traduit en français chez Actes sud) puis « The Frenzy of Fossil Fuels » tiré de L’effondrement de la civilisation occidentale, (traduit en français aux Éditions les liens qui libèrent) et une reprise de l’article « It’s Not Climate Change—It’s Everything Change » de Margaret Atwood.

La seconde partie « Energy, Power, and Politics » cherche à « examiner comment différentes formes et infrastructures énergétiques permettent différentes configurations de pouvoir politique » car « l’énergie influence aussi la contenu des idées politique, quoique de façon généralement souterraine. En d’autres termes, des modèles d’usage de l’énergie exercent une forme d’effet idéologique, déterminant les termes du discours public et imprégnant la doxa de différentes cultures d’expertise. » Le premier texte étant ,comme on pouvait s’y attendre au vu de cette présentation, un extrait de Carbon Democracy de Thimothy Mitchell ( traduit en français aux Éditions La Découverte).

Suit le texte « Energopower: An Introduction » de Dominic Boyer qui s’appuie notamment sur les intuitions d’une figure peu connue, Leslie White, un anthropologue marxiste hétérodoxe, pour tirer un bilan du rapport de cette discipline aux questions énergétiques : « Si il y a une leçon à tirer de l’histoire du rapport de deux générations d’anthropologues à l’énergie, c’est qu’ils ont accompagné les moments de vulnérabilité ou de transition des régimes dominants d’énergo-pouvoir [ « energopower », terme forgé sur le modèle, quelle surprise !, de biopouvoir, d’où cette alliage disgracieux, Ndt]. Dans le cas de White, sa saisie de l’énergie comme clé pour comprendre toute la culture ( et de fait toute l’existence) humaine a accompagné la révolution de l’énergie nucléaire et ses nouvelles magnitudes de pouvoir créatif et destructeur. Dans le cas de la seconde génération, le contexte était celui des années 70, que Ralph Nader a qualifié de « décennie de l’énergie ». Le choc pétrolier de 1973 signalait la fin d’une certaine phase de contrôle impérialiste occidental sur les énergies fossiles. Une volonté politique passagère d’explorer les sources alternatives d’énergie s’ensuivit, aidant à générer des fissures et secousses energopolitiques qui attirèrent l’attention des anthropologues. L’adhésion politique retrouvée aux énergies nucléaires et carbonées dans le monde industriel des années 80 émoussèrent les aspirations et le sentiment d’urgence à mener des études sur l’énergie en anthropologie comme ailleurs dans les sciences humaines. » Présentant ensuite une rapide généalogie critique de la montée des préoccupations « anti-anthropocentriques » dans les sciences humaines, sans aller toutefois jusqu’à en critiquer les manies ventriloques ( hier « la classe ouvrière », aujourd’hui « la nature »), il propose enfin une définition de son concept ( « Avant tout l’énergopouvoir consiste en une généalogie du pouvoir moderne qui repense celui-ci à l’aune de la double analyse de l’électricité et du combustible ») et une articulation à la notion de biopouvoir, sur le mode circulaire et vaniteux qui domine dans 9/10eme des discours académiques et « radicaux » dès que cette notion entre en jeu.

Lui succède un article de Jean-François Mouhot, « Past Connections and Present Similarities in Slave Ownership and Fossil Fuel Usage« Past Connections and Present Similarities in Slave Ownership and Fossil Fuel Usage », qui est une reprise de ce qu’il a déjà développé dans un livre en français ( Des esclaves énergétiques publié chez Champ Vallon). L’article qui suit, « Imperial Oil: The Anatomy of a Nigerian Oil Insurgency » de Michael Watts,  est un des très rares textes de cette anthologie portant sur une réalité concrète. A défaut d’être très original, il rappelle un certain nombre d’éléments de base sur l’imbroglio pétrolier nigérian : sa centralité pour les États-Unis ( 12% de ses importations) et les mesures prises par ceux-ci ( création de l’AFRICOM en 2007, sous prétexte de guerre contre le terrorisme, qui a permis de militariser la protection du secteur), l’ampleur des détournements ( « 85% des revenues du pétrole reviennent à 1% de la population ; prés de 100 milliards sur les 400 milliards de revenus générés depuis 1970 ont tout bonnement disparu ») mais aussi le coût des insurrections locales pour cette industrie ( prés de 400 actes de vandalisme par an, 1 milliard de pertes annuelles en moyenne), etc. Le chapitre se poursuit avec un extrait de la pièce de théâtre « The Cheviot, the Stag and the Black, Black Oil » de John McGrath, l’article « Nuclear Ontologies » de Gabrielle Hecht qui reprend les thèses de son livre ( publié en français aux Éditions Amsterdam ) sur le « rayonnement français » et la manie hexagonale ( qui semble faire consensus jusqu’aux derniers recoins du spectre politique) de se « pousser du col » atomique. Dans « A Dark Art: Field Notes on Carbon Capture and Storage Policy Negotiations at COP17″ Gökçe Günel décrit quant à lui les négociations de la COP 17 à Durban en 2011, notamment le rôle des pays du golfe, leur lobbying et les solutions plus ou moins absurdes qui leur sont suggérés, comme de stocker du dioxyde de carbone dans les champs pétroliers épuisés.

Dans « Gendering Oil: Tracing Western Petrosexual Relations » Sheena Wilson tente une amorce de synthèse un peu périlleuse mais tout de même utile sur le rapport entre pétrole et patriarcat, notamment via une critique de l’imagerie associée à cette source d’énergie : « L’âge du pétrole est rempli d’ironies qui ont résulté à la fois en des avancées féministes en même temps qu’au renforcement de vieilles conceptualisations patriarcales des femmes comme objet et propriété, popularisées via l’omniprésence des images de la féminité telles qu’elles ont été récupérées par les discours capitalistes, consuméristes, néo-libéraux de la fin du XXe siècle et du début du XXIe siècle. » L’enjeu étant par la consommation et le « spectacle »( dixit Wilson) de subordonner l’émancipation des femmes à la pétroculture à laquelle elle oppose notamment les résistances indiennes à l’exploitation des sables bitumeux au Canada ( le « idle no more movement »). Le texte qui suit « Anthropocenic Ecoauthority: The Winds of Oaxaca » de Cymene Howe est tiré du livre Energopower dont nous traiterons après cette anthologie. Il porte sur la résistance des populations locales à un méga-projet éolien sur l’isthme de Tehuantepec dans l’Etat de Oaxaca au Mexique ( déjà évoqué dans une précédente recension). Ceux-ci s’opposent à la construction du parc car il met en danger leurs activités traditionnelles ( notamment la pèche) et car tout bonnement ce projet rhabille du vieux ( autoritarisme et corruption) avec du neuf et veut leur faire porter le fardeau  » des conséquences de la lutte contre le changement climatique et des aspirations du capitalisme vert ». Pour Howe  » une tension a émergé entre les perceptions locales des conditions écologiques et la connaissance environnementale qui prétend remédier au changement climatique global. Ces divergences indiquent des façons distinctes d’imaginer et d’articuler ce que j’appelle « l’éco-autorité anthropocénique ». La bonne conscience éco-autoritaire n’en étant effectivement pas à un paradoxe près :  » La production d’électricité dans l’Isthme a désormais atteint un gigawatt, soit assez pour fournir de l’électricité à un million de foyers de l’État de Oaxaca. Néanmoins l’électricité n’est spécifiquement pas affectée aux foyers ou municipalités de l’isthme ; elle part plus loin et est achetée par des entreprises comme Coca-Cola, Walmart, Heineken, Bimbo pour réduire leurs coûts manufacturiers et leur impact environnemental. L’électricité est produite mais pas pour les populations locales. »

Le chapitre se clôt de façon assez ubuesque ou du moins excessivement oecuménique sur un extrait de l’encyclique du Pape François sur le changement climatique et l’inégalité.

La troisième partie « Energy in Philosophy: Ethics, Politics, and Being » s’organise autour de la nécessité pour la philosophie de s’emparer de la question énergétique :  » Si il y a quelque chose qui lie les différents types d’approches philosophiques de l’énergie représentées ici, c’est que se confronter à l’énergie nous incite à une profondément ré-imaginer beaucoup de nos concepts et interprétations fondamentales. » La partie s’ouvre sur un extrait du livre  Bataille’s Peak: Energy, Religion, and Postsustainability de Allan Stoekl qui est une analyse minutieuse de la centralité de la question énergétique dans La part maudite de Georges Bataille dont on peut d’ores et déjà rappeler une des thèses principales : « l’organisme vivant, dans la situation qui déterminent les jeux de l’énergie à la surface du globe, reçoit en principe plus d’énergie qu’il n’est nécessaire au maintien de la vie : l’énergie ( la richesse) excédante peut être utilisée à la croissance d’un système ( par exemple d’un organisme) ; si le système ne peut plus croître, ou si l’excédent ne peut en entier être absorbé dans sa croissance, il faut nécessairement le perdre sans profit, le dépenser, volontiers ou non, glorieusement ou sinon de façon catastrophique. » ( La part maudite p. 49) Selon Stoekl « la théorie de Bataille est profondément éthique : nous devons distinguer entre les versions de l’excès qui sont « à l’échelle de l’univers » dont la reconnaissance et mise en oeuvre garantit la survie de la société ( et la dépense humaine) et d’autres versions qui mène à l’aveuglement quant au rôle de la dépense et de ce fait menace la survie de l’homme et de la planète. » De plus  » en considérant l’homme comme un dépensier et non comme un conservateur, Bataille parvient à inverser l’ordre usuel de l’économie : l’impératif catégorique est pour ainsi dire d’augmenter la bonne dépense, ce que nous pourrions perdre de vue si nous mettions l’accent sur un modèle inévitablement égoïste de conservation ou d’utilité. » Néanmoins, Stoekl ne fait pas mine d’ignorer le paradoxe qu’il y a invoquer les mannes de Bataille en cette ère où « le gaspillage de l’énergie semble le principal mal qui menace l’existence de la biosphère de laquelle nous dépendons. » Il souligne d’ailleurs l’influence sur Bataille du scientifique Georges Ambrosino, chez lequel il puise l’idée du surplus inévitable et inépuisable d’énergie et dont l’optimisme témoignerait éventuellement des débuts des applications « pacifiques » de l’énergie nucléaire. De même, « La part maudite nous présenterait donx un étrange amalgame entre la conscience du rôle central que joue l’énergie par rapport à l’économie ( sans parler de la vie en général) et une ignorance volontaire des modes socio-techniques de distribution et d’usage de l’énergie, qui sont beaucoup plus que des détails. On pourrait supposer que l’origine de cette négligence dans la pensée de Bataille se trouve dans la théorie économique et au bout du compte philosophique, à la fois bourgeoise et marxiste de la période moderne, chez qui les ressources en énergie et les matières premières ne rentrent pas pour une bonne partie dans les calculs économiques ( et philosophiques) puisqu’ils sont considérés comme acquis : la terre rend l’activité humaine possible et dans un sens nous donnons un sens à la terre, une dignité en utilisant des ressources qui resteraient autrement inertes, inconnues, insignifiantes. » Néanmoins Stoekl propose un sauvetage de la position de Bataille, et ce, encore une fois, sous l’égide de l’éthique : » L’éthique de Bataille implique le choix entre deux alternatives : la reconnaissance des limites au travers de l’affirmation de la dépense dans une économie générale ou l’ignorance des limites via le déni de la dépense dans une économie fermée ou restreinte. La première suppose l’affirmation du plaisir, de la matière sacrée et de l’énergie, de l’angoisse devant la mort tandis que la seconde suppose l’affirmation égotique de l’utilité et de la croissance sans limites avec tous les dangers que cela suppose.(…) En dépensant nous conservons. L’éthique utopique de Bataille envisage une société qui crée, construit et croît dans et par la perte. Bataille affirme ainsi la continuation d’une collectivité humaine dont l’humanité est inséparable de cette dépense -collective et extatique- générale. Inséparable, en d’autres termes, de la perte de la fixation égoïste sur le savoir, l’autorité et même la rassurante immortalité auquel le terme d’humanité est en général associé. »

Plus déprimant,  « Atomic Health, or How the Bomb Altered American Notions of Death » de Joseph Masco interroge les effets de l’ère atomique sur les notions de santé et d’hygiène puisque « Le projet nucléaire américain demandait aux citoyens d’accepter comme normales des conditions sociales qui étaient à la fois pathologiquement insécurisantes et intellectuellement irréconciliables avec la santé. » Ce qu’il illustre notamment par un long parallèle entre le déploiement de la guerre froide et le développement de la consommation d’anti-dépresseurs, tout cela aboutissant selon lui au fait que « Les conséquences sociale de la course aux armements nucléaires ont inversé le concept de santé comme absence de maladie en le remplaçant par une vision de plus en plus naturalisée de la santé comme mort en devenir.  » Suit un poème de Laura Watts « The Draukie’s Tale: Origin Myth for Wave Energy » et un texte de Timothy Morton « A Quake in Being » tiré de son livre Hyperobjets. Philosophie et écologie après la fin du monde (paru aux éditions de la Cité du design).

On doit reconnaître au philosophe, qu’on présume « dérridien », Martin McQuillan, d’avoir l’air de ne pas tourner autour du pot de la question du rapport philosophie/énergie dans sa contribution « Notes toward a Post-carbon Philosophy: “It’s the Economy, Stupid” :  » La structure spéculative de l’exploitation du pétrole découle et est désormais la base de la la structure de tous les investissements boursiers, immobiliers et des produits fictifs du capital aujourd’hui. Comme dans la philosophie spéculative, elle implique la supposition ou la théorisation d’un événement futur comme pensée du risque ou pensée comme risque qui lie étroitement la philosophie à l’économie fondée sur l’émission de carbone. La question d’une économie post-carbone est donc clairement un enjeu pour la philosophie. (…) Cela veut dire, que tandis que l’idée d’un marché mondial et du « libre échange » de biens a un héritage philosophique provenant du premier humanisme moderne et de la pensée des lumières, notre compréhension présente de l’échange, de la dette et de la foi passe par le pétrole. Parler d’une économie post-carbone pourrait de fait consister à dire quelque chose d’assez radical, compte tenu de notre situation actuelle où notre existence est si intensément dépendante du prix du pétrole. Parler d’une économie industrialisée sans prix du pétrole pourrait signifier d’un côté le passage d’un signifiant transcendental à un autre, comme l’or a été remplacé par le pétrole et comme ce dernier pourrait être remplacé par le commerce de plutonium recyclé. D’un autre côté, il existe ici l’opportunité de comprendre l’économie comme une expérience de la différence et comme une rencontre avec le complétement autre. Cela nécessiterait une autre compréhension de l’économie, qui ne serait pas dédiée à l’utilisation de la richesse. » A ces voeux pieux succède un texte douteux de Roy Scranton « Learning How to Die in the Anthropocene » qui établit un parallèle entre l’expérience de l’auteur comme bidasse dans les troupes d’occupation américaines en Irak et les désordres climatiques en cours et à venir et un texte de Dale Jamieson  « Ethics for the Anthropocene » dont l’oeuvre est abondamment commentée en français.

Dans « We Have Always Been Post-Anthropocene: The Anthropocene Counterfactual », Claire Colebrook offre une dense quoique parfois absconse (et en tout cas difficile à résumer) réflexion sur la différence à l’aune du féminisme et de l’anthropocene. Lui succèdent un extrait de l’introduction de Karen Pinkus à son Fuel : A Speculative Dictionary et  « Excerpt from Cyclonopedia: Complicity with Anonymous Materials » de Reza Negarestani qui est un long parallèle verbeux entre les destins du pétrole et de la religion : « Il semble donc que le processus techno-capitaliste de désertification par la guerre contre le terrorisme et l’éthique du désert du monothéisme radical convergent tous deux autour du pétrole comme objet de production, un pivot de la terreur, un carburant, un lubrifiant politico-économique et une entité dont la vie est directement connectée à la terre. Tandis que pour le techno-capitalisme occidental le désert permet l’essor des machines de guerre et de l’hyperconsommation du capitalisme (…) pour le Jihad le pétrole est un catalyseur pour accélérer l’essor du royaume, le désert. Donc pour le Jihad, le désert se trouve à la fin du pipeline. »

La quatrième partie « The Aesthetics of Petrocultures » part du constat que « La reconnaissance grandissante des voies complexes par lesquelles la culture a été déterminée et marquée par l’énergie a généré certains des travaux les plus saisissants et originaux dans les « Energy Humanities » et promettent de changer à la fois l’analyse culturelle et l’expression culturelle au XXIe siècle.  » Sans, certes !, partager ce pronostic triomphaliste, il est vrai que c’est surtout dans ce domaine que les « Energy Humanities » semblent tracer une voie originale et pertinente à rebours des assemblages plutôt confus qui composent les trois précédentes parties. Comme dans ces dernières, il y a ici des poèmes ( « Poems from Endangered Hydrocarbons » de Lesley Battler », « Poems from Shale Play » de Julia Kasdorf, « Excerpt from The Polymers » de Adam Dickinson), des extraits de classique ( Cité de Sel de Abdul Rahman Munif), une nouvelle ( « An Athabasca Story » de Warren Cariou) ainsi qu’un extrait de l’article pionnier de Amitav Ghosh « Petrofiction: The Oil Encounter and the Novel ». On trouve également un certain nombre de réflexions sur le rapport de l’art contemporain à l’énergie. Dans « Petro-Melancholia: The BP Blowout and the Arts of Grief » de Stephanie LeMenager avance que  » découpler la mémoire corporelle humaine des infrastructures qui l’ont soutenue pourrait bien être le principal enjeu pour un récit écologique au service de la survie de l’espèce humaine au delà du XXIe siècle ». « This Is Not a Pipeline: Thoughts on the Politico-aesthetics of Oil » est un intéressant dialogue entre l’artiste suisse Ursula Biemann et l’universitaire Andrew Pendakis autour de son oeuvre Black Sea Files ( visionnable sur Vimeo) et de la représentation du pétrole, où Biemann note  » Se débarrasser de la perspective anthropocentrique sur le monde dans laquelle tout est transformé en ressource pour les humains est profondément lié à l’acte de représenter comme moyen de déplacer le débat de l’objet pétrole, eau ou or à la signification culturelle que cette chose a pour nous ». Enfin dans « What Does the Culture of Stewardship Look Like ? » Barry Lord, cherche, d’une certaine manière, ce que serait un art de l’ère des « énergies renouvelables » évoquant pour ce faire tant l' »arte povera » que Marina Abramovic.

Le second volet de textes théoriques porte sur la littérature avec notamment la surprenante contribution de Patricia Yaeger « Literature in the Ages of Wood, Tallow, Coal, Whale Oil, Gasoline, Atomic Power, and Other Energy Sources ». Le texte est en quelque sorte un manifeste pour une étude des fictions sous l’angle de l’énergie : « Au lieu de diviser les oeuvres littéraires en intervalles de cent ans ( ou selon des variantes élastiques comme le long XVIIIe ou XXe siècle) ou avec des catégories exploitant l’histoire des idées ( Romantisme, Lumières), qu’arriverait-il si on classait les textes par les sources d’énergie qui les ont rendu possible. Cela voudrait dire aligner les méditations de l’immigrant de Roth sur l’électricité avec les rêveries bourgeoises de Henry Adams sur le « dynamo et la vierge » ou comparer les obsessions carbonifères de David avec celle de Paul, le fils de mineur dans Sons and Lovers de D.H. Lawrence. Nous pourrions juxtaposer les personnages utilisant du suif comme combustible de Dickens avec ceux de Shakespeare ou établir les liens nécessaires entre les combustibles utilisés pour cuisiner et se chauffer dans L’Odyssée et dans Cent ans de solitude. » Cette perspective est poursuivie par Graeme Macdonald dans « The Resources of Fiction » :  » La fiction, dans ses différents modes, genres et histoires, offre un réservoir important ( et relativement peu sollicité jusqu’ici) pour les chercheurs s’intéressant à l’énergie pour démontrer comment, à travers les époques successives, des formes particulières d’énergie créent une culture prédominante ( mais aussi parfois alternative) de l’existence, de l’imagination du monde, organisant et permettant un mode prévalent de vie, de pensée, de mouvement, d’habitat et de travail. Dans la modernité industrielle cette culture a été principalement dépendante de l’extraction de combustibles fossiles. La mesure dans laquelle ce régime énergétique a à la fois encouragé et dépendu d’une culture de l’extraction constitue un champ d’investigation prometteur. Pourtant il reste à questionner ce qui doit être effectivement caractérisé comme une production culturelle extractive. Comme je vais le montrer, la conscience fictionnelle offre plus que des histoires sur les types et les systèmes énergétiques. Elle établit un moyen de réflechir sur – et potentiellement de déconstruire- les formidables capacités de représentation du capital énergétique, notamment sa mise en récit de la nécessité naturelle du pétrole pour le fonctionnement du système social. Le système sophistiqué de signifiance du pétrole est ainsi parvenu à maintenir la position de marchandise ur-fétichisée du capitalisme globalisé moderne de celui-ci. »

Comme nous l’avons signalé plus haut, à l’issue de la lecture de cette anthologie, certes divertissante puisqu’on passe en quelque sorte du coq à l’âne et ce d’ailleurs sans que la réalité ne soit beaucoup sollicitée si ce n’est sous la forme de grands concepts méta-historicisés qui autorisent tous les développements incantatoires, on constate c’est surtout du côté de l’analyse esthétique que les « Energy Humanities » semblent en mesure d’apporter du neuf…

Faute de temps et de courage nous ne rendrons finalement pas compte ici du volume Energopolitics : Wind and Power in the Anthropocene (Duke University Press, 2019) où Dominic Boyer présente à la fois une réflexion théorique sur les apports éventuels de l’anthropologie à l’analyse de l’anthropocene et les notions de capital, de biopouvoir et d’energo-pouvoir, et une enquête ethnographique menée sur le fameux isthme de Tehuantepec dans l’État de Oaxaca au Mexique, où l’auteur constate que « pour comprendre la politique éolienne contemporaine dans l’isthme de Tehuantepec, on doit comprendre, parmi d’autres choses, l’histoire contestée de la propriété de la terre, du caciquismo et des mouvements d’opposition des étudiants/professeurs/ paysans/travailleurs/pécheurs spécifiques à la région ; le statut fantasmatique de la souveraineté étatique au sein du fédéralisme mexicain; les réseaux clientélistes et les machinations corporatistes des partis politiques mexicains ; les héritages de la colonisation de peuplement ; un gouvernement fédéral anxieux devant l’épuisement de son pétropouvoir et le changement climatique ; et une entreprise de production d’électricité para-étatique vulnérable tentant d’assurer son avenir dans une ère de « réforme de l’énergie ». Ces forces sont tout aussi importantes dans la politique éolienne du Mexique que les processus et dynamiques que saisissent partiellement des concepts comme le capital ( sic! Ndt), le biopouvoir et l’énergo-pouvoir. Energopolitics est donc une invitation urgente à la théorie politique de l’anthropocene à se reconstruire via une processus de récherche sur le terrain et de réflexion ethnographiques. »

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