Dans le cadre d’un article sur un autre site associé consacré à la postérité de l’ouvrage de Friedrich Engels L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, nous avons traduit un article de Delia Dalvin sur le sujet et nous évoquons les points de vue d’autres spécialistes de l’histoire des femmes et du parti communiste chinois. Nous reproduisons donc ici cette partie de l’article consacrée à la Chine.
Delia Davin
Engels et la construction de la politique familiale chinoise
« Dans mille ans, nous tous, même Marx, Engels et Lenine, paraitront probablement bien ridicules. » ( Mao cité dans Snow 1973)
Introduction
Le visage de Engels, ainsi que celui de Marx, est familier à tous les citoyens chinois. Leurs portraits sont encore accrochés dans de nombreux espaces publics et les traits caractéristiques de ces « grands pères chevelus » comme les enfants les appellent, participent d’une image de l’homme occidentale comme patriarche victorien. Le nom complet de Engels se transcrit en chinois Fei-lei-di-li-ke En-ge-si. Ce prénom compliqué est naturellement peu utilisé et on se contente du nom de famille, même dans les contextes les plus formels.
Un grand nombre de chinois ont une connaissance basique des écrits de Marx et Engels, et, des travaux de ce dernier, le plus connu est L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État. Dans l’enseignement supérieur, cette oeuvre est toujours utilisée comme texte pour l’étude politique. De façon plus importante, comme je vais le montrer, la politique concernant les femmes et la famille a été à la fois influencée et justifiée par les idées exprimées par Engels dans L’origine. La déférence toujours due à l’héritage de Marx, Engels et Lénine signifie que, encore aujourd’hui, quand une nouvelle politique est à l’ordre du jour, leurs écrits doivent être passer au tamis pour fournir aux partisans du changement une justification provenant des textes sacrées, les opposants au même changement utilise la même méthode pour appuyer leurs arguments.
La Chine a énormément changé ces dernières années, notamment pour les femmes. Auparavant la fonction des femmes sur les panneaux d’affichage était d’exhorter les gens à tuer les moustiques, à étudier et travailler dur ou à traverser la rue prudemment. Désormais elles sourient au monde pour faire de la réclame pour du maquillage, des machines à laver et même du Coca-Cola. Pendant la révolution culturelle, les rares chinoises ayant des cheveux naturellement bouclés étaient parfois obligées de les défriser pour éviter les accusations d’ « affectation bourgeoise », maintenant la plupart des femmes des villes de moins de quarante ans ont des permanentes. Les vêtements étaient autrefois simples, frugaux, rapiécés mais toujours confortables; aujourd’hui la mode s’affirme, et ce parfois aux dépends de l’aisance physique ou du confort. Les images des femmes ont été dépolitisées : par exemple les affiches et les calendriers ont tendu ces dernières années à figurer les femmes de façon plus décorative qu’héroïque. Le consumérisme est rampant; ceux qui peuvent se le permettre dépensent leur argent pour de l’équipement domestique et électroménager et on consacre beaucoup d’énergie à économiser pour et à sélectionner ces achats.
Les nouvelles politiques rurales ont transféré la prise des décisions de base des collectifs aux ménages et ont encouragé les ménages paysans à investir du temps et des ressources dans l’artisanat et des production d’à-côté. La plupart des observateurs s’accordent à dire que ces changements vont tendre à renforcer la division sexuelle du travail au sein du foyer et à renforcer l’autorité du chef de famille, qui, habituellement, est un homme.
La stricte politique démographique qui n’accorde à chaque couple qu’un seul enfant est vantée par le slogan « la qualité pas la quantité ». L’accent mis sur la qualité a été accompagné d’une nouvelle attention à l’éducation des enfants et plus particulièrement aux soins maternels. Les enfants doivent être élevés pour être en bonne santé, bien éduqué, et prêt à travailler dur et dans tout cela le rôle de la mère est présenté comme crucial.
Beaucoup des changements qui ont eu lieu sont de ceux qui, dans d’autres situations historiques, ont été accompagnés d’une plus grande domestication des femmes et d’une réduction de leur participation à la force de travail. L’idée que les femmes mariées devraient être encouragées à se retirer du salariat a de fait été soulevée dans la presse chinoise ces dernières années, particulièrement en 1980-81. Comme il était admis que le chômage urbain constituait un sérieux problème, il a été suggéré qu’il pourrait être résorber si les femmes mariées abandonnaient leur emploi.
La fédération nationale des femmes, l’organisation de femmes du Parti Communiste s’est fortement opposée à cette suggestion. Ses arguments concrets étaient que les chômeurs ne remplaceraient pas nécessairement les femmes aux postes qu’elles occupent aujourd’hui, et que la plupart des familles dépendent des revenus de la mère de famille. La fédération s’appuyait également beaucoup sur des arguments de principe. Elle a envoyé des lettres au comité central et à la presse soulignant que la politique du Parti envers les femmes a toujours été basée sur l’analyse de Engels :
« il apparaît que l’émancipation de la femme, son égalité de condition avec l’homme est et demeure impossible tant que la femme restera exclue du travail social productif et qu’elle devra se borner au travail privé domestique. Pour que l’émancipation de la femme devienne réalisable, il faut d’abord que la femme puisse participer à la production sur une large échelle » (Engels, L’origine)
Dans toute leur argumentation, les leaders de la fédération des femmes indiquaient clairement que tout changement de politique sur l’emploi des femmes, une quelconque tentative de faciliter l’exclusion des femmes mariées, signifieraient renier tout ce que la fédération, comme organisation des femmes du parti, avait tenté de réaliser dans sa longue histoire.
Pour le moment en tout cas, il semble que leurs prises de position aient porté leurs fruits. La politique officielle concernant les femmes insiste toujours sur leur besoin de travailler hors du foyer. Dans le même temps, la lutte du gouvernement pour réduire la natalité a donné lieu à un regain d’intérêt pour le statut des femmes. Bien que beaucoup de débats en restent au niveau des incantations rituelles autour du « travail socialement productif », il y a une conscience croissante que la participation à la force de travail n’est qu’un début et que beaucoup de facteurs se sont combinés pour entraver l’égalité entre les sexes. Des problèmes comme le système de parenté dominé par les hommes, le mariage patrilocal, une division du travail officieuse qui affecte souvent les femmes à des emplois peu payés et subordonnés et la double charge qui pèsent sur les femmes sont parfois évoqués.
Avant d’en revenir à une brève analyse de l’influence de Engels en Chine aujourd’hui, je vais résumer l’histoire de la politique du parti communiste chinois en ce qui concerne les femmes et la famille pour montrer à quel point son héritage a été important.
Le PCC et la « question des femmes », 1921-48
De sa naissance en 1921 à la contre-révolution de 1926-27, les principales zones d’activité du PCC se trouvait à Shanghai, Guangzhou ( Canton), Wuhan et quelques autres zones de Chine comptant une importante population ouvrière. Beaucoup des nouveaux ouvriers industriels étaient des femmes, de fait dans les usines de Shanghai elles étaient plus nombreuses que les hommes, le travail communiste parmi les femmes commença donc tôt. Des revendications comme la liberté de travailler des femmes, de choisir leur propre mari, de divorcer, de débander leurs pieds et de couper leurs cheveux furent reprises à l’époque par les sections féminines tant du Parti Communiste que du Kuomintang. La « question des femmes » était l’objet de nombreux débats dans la littérature gauchiste et le PCC publiait régulièrement des résolutions sur les revendications des femmes.
Après la rupture entre le Kuomintang et les communistes en 1927, ces derniers se réfugièrent dans des zones rurales reculées, la plupart situées dans le sud du pays, où ils commencèrent à mettre en place des soviets dans les zones contrôlées par leurs armées. En 1934, sous une forte pression militaire, les armées communistes évacuèrent leurs bases du sud et lancèrent la grande marche. Arrivant dans le nord à la fin de 1935, ils accrurent considérablement le pouvoir communiste dans cette partie du pays et dans ce qui allait être connu, durant la guerre contre le Japon, comme les zones de base anti-japonaises ou, plus tard, zones libérées. Donc pendant plus de deux décennies avant l’établissement de la République Populaire de Chine en 1949, le PCC exerçait un pouvoir d’État dans les zones sous son contrôle militaire et essayait, dans des conditions difficiles, de développer des politiques sociales correspondant à un État révolutionnaire. Les résolutions ne suffisaient plus : le parti devait traduire ses aspirations pour les femmes en politiques visant à transformer leur statut dans toute la société.
Pour comprendre les attitudes et politiques communistes de cette période, il est nécessaire de remonter plus haut dans l’histoire. Les leaders du parti dans les années 20 et 30 étaient devenus marxistes lors du grand soulèvement politique et intellectuel connu sous le nom de mouvement du 4 mai, qui survint peu après la fin de la première guerre mondiale. Peu de classiques du marxisme avaient été traduits en chinois avant cette époque, mais les idées marxistes circulaient via des écrits japonais, dans des langues européennes et, particulièrement dans les années 20, en russe. La pensée marxiste était principalement influente dans développement du mouvement anti-impérialiste et comme cadre d’analyse conceptuel pour comprendre l’histoire. Néanmoins le ferment intellectuel qui caractérisait la période du 4 mai donnait naissance à des revendications de réforme au sein de nombreuses institutions, notamment et de façon très importante dans la famille et les rapports entre les sexes. Au sein de l’élite éduquée et à ses marges, grondait une révolte de la jeunesse, les jeunes découvrant de aspirations et idéaux individuels qui entraient en conflit avec les moeurs familiales traditionnelles. Une vision idéalisée du modèle familial occidental, produit de l’influence de la littérature européenne, incitait à la promotion de la monogamie, de l’amour romantique, du libre choix du mariage et de la famille conjugal. Les défenseurs des droits des femmes, clairement influencés par les mouvements féministes occidentaux, menaient campagne pour le droit des femmes à exercer une profession, à l’éducation, au vote, et à la propriété. Plus de 100 journaux et feuilles consacrés à la « question des femmes » -la plupart à l’existence éphémère- commencèrent à être publiés ces années là. On comptait visiblement beaucoup d’hommes parmi leurs lecteurs et contributeurs, un signe qu’à l’époque le lien entre l’émancipation des femmes et la révolte des jeunes des deux sexes contre le système familial traditionnel était très étroit.
Comme beaucoup d’autres jeunes radicaux, les leaders communistes étaient influencés par ce courant d’idées. Certains d’entre eux contribuaient régulièrement aux journaux consacrés à la « question des femmes ». La première publication connue de Mao Zedong portait sur les femmes, le mariage forcé et le suicide. Elle démontrait une grande empathie pour les vies tragiques menées par les femmes à l’époque. Comme beaucoup d’autres dans sa génération, Mao soutenait une révolution dans les rapports familiaux à cause de sa propre expérience tout autant que par conviction intellectuelle. Plus tard, en 1936, il faisait écho, peut-être consciemment, au dicton de Engels – « Au sein de la famille, le mari représente le bourgeois, la femme représente le prolétariat »- quand il se rappelait : » Il y avait deux partis dans ma famille. L’un c’était mon père, le pouvoir en place. L’opposition était constitué de moi-même et de ma mère. » (cité dans Snow 1937)
On trouve une des prises de position les plus intéressantes de l’époque sur cette « question des femmes » dans les écrits du marxiste éclectique Lu Xun, considéré comme le plus grand écrivain moderne chinois. Dans la période du mouvement du 4 mai, la pièce de Ibsen La maison de poupée était immensément populaire dans l’intelligentsia urbaine. En 1923, Lu fit lecture à l’école normale pour femmes de Pekin d’un article intitulé » Qu’arrive-t-il après que Nora ait quitté la maison ? » dans lequel il avance que le vrai problème de Nora est son absence de pouvoir économique. Sans ce dernier, elle finira dans un bordel ou sera forcée de retourner auprès de son mari. Il poursuivait son raisonnement en indiquant que seule une réforme totale du système économique pourrait donner à Nora et à des femmes comme elle leur indépendance économique, et donc leur permettre de ne pas devenir des poupées ou des marionnettes. Tout d’abord, disait-il, il faut un partage équitable des tâches entre l’homme et la femme dans le foyer. Ensuite, les hommes et les femmes doivent avoir les mêmes droits dans la société. Il finissait en confessant qu’il ne savait pas comment tout cela pourrait être réalisé mais il avertissait que ce serait beaucoup plus compliqué que l’acquisition des droits politiques.
Quoiqu’il soit impossible de rendre justice aux débats du mouvement du 4 mai sur les femmes et la famille en quelques paragraphes, l’important ici était de souligner leur importance et la variété des préoccupations qui s’y exprimaient. Quand le parti communiste commença à établir des soviets dans les régions montagneuses du centre du sud de la Chine, ses premières tentatives de réforme du mariage et de la vie familiale étaient indéniablement influencées par le radicalisme de la pensée du mouvement du 4 mai. Ni Marx ni Engels n’avaient laissé beaucoup de conseils à leurs partisans sur ce qui devait advenir de la famille dans les premières phases du socialisme, mais les soviets chinois avaient le modèle de la Russie soviétique et leurs dispositions réglementaires sur le mariage reflétaient également cette influence. Ces nouvelles réglementations établissaient que le mariage tant pour l’homme que la femme devait être basé sur le libre choix. Le divorce devait être libre, sans motifs nécessaires et il devait être accordé si les deux parties le désiraient mais également si un des partenaires insistaient pour l’obtenir malgré l’opposition de l’autre.
Le principe que l’indépendance économique était un préalable pour l’émancipation des femmes se reflétait dans les lois de réforme agraire qui transféraient la terre des familles riches aux familles pauvres mais donnaient également des terres aux femmes. Néanmoins, le préambule aux réglementations concernant le mariage expliquait que, comme la souffrance des femmes sous la domination féodale avait été plus grande que celle des hommes et comme certaines femmes souffraient encore de handicaps physiques ( tels que les pieds bandés) et n’avaient pas encore acquis une indépendance économique complète, leurs intérêts devaient être protégés. En conséquence on pouvait demander à l’homme de soutenir son ex-femme et de porter une plus grande responsabilité financière après le divorce ( on retrouve le même principe dans le code soviétique de la famille de 1918 et 1926). En 1934, la nouvelle loi sur le mariage de la république soviétique chinoise incorpora quelques changements significatifs. Quoique les couples soient toujours tenus d’enregistrer leur mariage, les mariages de facto devaient être enregistrés également, ce qui étendait la protection accordée aux femmes dans le mariage légal à celle qui n’avaient pas obtemperées à la loi soviétique. ( Le code russe de la famille de 1926 avait aussi étendu les droits à la pension alimentaire aux femmes dont le mariage n’avait pas été enregistré : une mesure qui n’avait été adoptée qu’après un débat houleux.)
La première limitation à la liberté totale du divorce était contenue dans un article de la loi qui stipulait que le consentement d’un combattant de l’Armée rouge était nécessaire avant que sa femme puisse obtenir le divorce. Malgré cette précaution, la législation sur le mariage dans les zones sovietiques chinoises, plus radicale que tout ce qui allait suivre, était remarquable par son absence de restrictions au divorce. La vision sur laquelle elle était fondée, celle d’une famille conjugale fondée sur le libre choix et aisément dissoute, correspondait assez largement avec la prévision de Engels selon laquelle sous le socialisme les hommes et les femmes formeraient des unions de long terme fondées sur l’affection et qui seraient dissoute si cette affection déclinait.
Ce n’était toutefois pas une vision qui pouvait facilement se concrétiser dans une société de production paysanne à petite échelle. Même après la réforme agraire, l’unité économique de base de cette société restait la famille, et c’est dans la famille que reposait la possession des moyens de production : terre, outils et stock. Le chef de famille continuait à organiser et déployer la force de travail familiale et la production et reproduction de la force de travail se déroulaient toutes deux sous sa supervision. La législation sur le mariage à cette période, comme les législations communistes ultérieures sur le mariage, ne parvenait pas à se saisir du fait que la mariage, le divorce, la garde des enfants et le droit des femmes à la terre et à d’autres propriétés n’était pas qu’un problème entre individus mais avait des implications pour le foyer comme unité productive.
Même dans les zones « soviétisées » du sud, la politique radicale sur la famille sema la discorde et donna naissance à de nombreux problèmes et oppositions. Quand la plus grande partie du mouvement communiste arriva au nord après la longue marche, ces problèmes s’intensifièrent. Les régions montagneuses reculées du nord dans lesquelles les bases communistes furent établies étaient socialement plus conservatrices que dans le sud. Les paysannes du nord menaient des vies plus confinées et étaient plus difficiles à mobiliser. D’autres facteurs contribuaient à ce plus grand conservatisme. Ayant été forcé d’abandonner le sud, le leadership communiste, luttant dans les faits pour sa survie au nord, était naturellement peu enclin a se rendre impopulaire en poursuivant l’application de principes radicaux. A partir de 1937, l’accord de front uni contre les japonais avec le Kuomintang résulta en une modération des plusieurs des politiques menées. Tout cela se refléta dans des changements graduels qui devinrent particulièrement discernables au début des années 40. Les cadres qui travaillaient avec les femmes étaient incités à considérer la mobilisation des femmes pour la production comme leur tâche principale. Dans les disputes familiales on donnait comme instructions aux mêmes cadres de faire tout leur possible pour obtenir la réconciliation. Le divorce était présenté comme une solution de dernier recours. Le divorce par consentement mutuel était toujours légitime, mais si le divorce n’était souhaité que par une partie, il fallait fournir des raisons et des preuves. Les lois sur le mariage des différentes zones libérées fournissaient leur propre liste de motifs acceptables, comme la maltraitance, la désertion, l’impuissance ou l’addiction à l’opium.
Il y a une tendance dans la littérature académique occidentale récente à décrire la politique familiale de plus en plus conservatrice du PCC comme étant exclusivement due au besoin de s’assurer le soutien des paysans hommes- et si nécessaire en préservant la famille patriarcale sous couvert de réforme. Ce point de vue ne manque pas de mérite mais il est important de reconnaître que ces changements ont du sembler rassurants pour un grand nombre de femmes. Beaucoup de femmes d’âge moyen et de vieilles femmes mariées, identifiaient leurs propres intérêts avec ceux de la famille de leurs maris et considéraient les politiques radicales de la famille comme une menace. De plus certaines leaders du parti semblent elle-même s’être retournées de plus en plus contre le divorce à la demande.
Quoique chez les paysans, la plupart des divorces étaient initiés par les femmes, ce n’était pas le cas parmi les cadres. De plus il y eut certains cas célèbres dans lesquels, après avoir monté les échelons du mouvement communiste, des leaders hommes divorçaient de leurs femmes âgées au prétexte qu’elles étaient « rétrogrades » et ce afin d’épouser une femme plus jeune. La propre situation de Mao Zedong pourrait bien avoir influencé l’opinion des leaders femmes. En 1937, il divorça de He Zezhen qui avait partagé sa vie difficile pendant sept ou huit ans, avait donné naissance à cinq enfants dont un lors de la longue marche et souffrait à l’époque de tuberculose. Un an plus tard, malgré la désapprobation du comité central, il épousa une ex-actrice de cinéma de Shanghai, Jiang Qing.
A partir du début des années 40, comme la politique sur le mariage devenait moins radical, l’autre axe de politique d’émancipation des femmes, leur mobilisation pour le travail productif dans l’agriculture et dans l’industrie textile fut beaucoup plus mis en avant. Ce n’était bien évidemment pas une politique nouvelle. Même à Jiangxi (lieu d’un soviet du sud de la Chine resté célèbre) les habituelles citations de Engels avaient été utilisées pour soutenir que la participation à la production libérerait les femmes. Néanmoins cela impliquait à l’époque qu’il fallait que les femmes obtiennent leur indépendance économique qui seule leur permettrait de faire usage de la liberté de mariage et de divorce que leur accordait la loi. Dans les zones libérées du nord, l’argument était différent. En accomplissant un travail productif, les femmes renforçaient leur propre position au sein de la famille et accroissaient les revenus de celle-ci, deux effets qui feraient progresser à la démocratie et l’harmonie au sein de la famille.
Comme explication de l’oppression des femmes, l’accent plus particulièrement mis sur l’exclusion des femmes de la production pouvait sembler plus convaincant au nord, où la participation des femmes à l’agriculture était de fait assez faible contrairement au sud où elles avaient toujours participé de façon significative. Ce nouvel accent mis sur la production correspondait également aux besoins économiques réels des zones libérées assiégées, puisque l’intensification du travail des femmes renforçait l’économie artisanale au service de l’effort de guerre et rendait possible le remplacement des hommes partis au combat.
La fin de la guerre avec le Japon en 1945 fut suivie par des mois de négociations difficiles entre le Kuomintang et les communistes qui culminèrent dans le déclenchement de la guerre civile en 1946. La politique agraire connut un changement brusque avec la réintroduction d’un programme de réforme agraire, une politique qui avait été mise sous le boisseau au début du front uni. Ce fut une époque de forte hausse de la militance des femmes à la base probablement parce qu’on les appelait à prendre une part active à la réforme mais aussi parce qu’elles étaient ainsi en mesure encore une fois de gagner leur propre lopin. Malgré les avertissements à ne pas » traiter les contradictions entre hommes et femmes comme des antagonismes », les hommes qui étaient connus pour battre leur femme furent parfois arrêtés et battus par des militantes en colère.
La République Populaire : loi sur le mariage et collectivisation
Après l’établissement de la République Populaire de Chine en 1949, la réforme agraire et les réformes du mariage furent menées à travers tout le pays. La loi sur le mariage de 1950 fut l’une des premières lois adoptée par le nouvel État. Les efforts pour l’appliquer culminèrent dans une grande campagne en 1953. Malheureusement les conséquences pour les femmes s’avérèrent parfois désastreuses. Il y eut un backlash violent contre les jeunes femmes qui refusaient les mariages arrangés ou qui essayaient d’obtenir un divorce. Les cadres villageois étaient incapables, et parfois peu enclin, à fournir une protection suffisante. La situation de la femme qui réclamait à la fois le divorce et des droits sur la terre était particulièrement périlleuse. Son mari enragé se voyait perdre à la fois la femme pour laquelle il avait payé et un partie de la terre familiale. Plusieurs dizaines de milliers de femmes ont été assassinées à l’époque. Beaucoup de cas ont probablement été étouffés. Une partie de la vulnérabilité des femmes provenait du fait qu’étant étrangères dans le village de leur mari, elles avaient peu d’espoir de trouver de la sympathie ou de l’aide de la part de leurs voisins ou des cadres du village qui avaient grandi avec leur mari et pouvait même être de sa famille. Surpris par cette violente réaction, le gouvernement mis fin à la campagne dés 1953. Quoique la loi restât en vigueur, les tentatives de l’appliquer par la suite furent conduites avec beaucoup plus de prudence.
La collectivisation en Chine a été appliquée progressivement en Chine dans les années 50. L’exploitation collective des terres fut établie sous le système de la commune de la fin des années 50, qui fut ensuite, avec quelques ajustements, maintenu pendant deux décennies. On promettait aux femmes que de grands avantages découleraient de la collectivisation et de l’abolition de la famille comme unité socio-économique. Citons une déclaration officielle de l’époque :
« Aujourd’hui, après la disparition de la propriété privée et de l’économie fondée sur la petite production, la famille n’est plus une entité socio-économique. Prennent fin également les rapports familiaux patriarcaux sous lesquels, pendant des milliers d’années, l’homme oppressait la femme et la femme dépendait de l’homme pour vivre, dans lesquels le patriarche oppressait tous les autre membres de la famille qui dépendaient de lui pour vivre. » (Fan 1960)
Engels était souvent cité pour montrer que la fin de la propriété privée de la terre et des moyens de production rendrait finalement possible une réforme effective du système de mariage :
« Pour que l’entière liberté de contracter mariage se réalise pleinement et d’une manière générale, il faut donc que la suppression de la production capitaliste et des conditions de propriété qu’elle a établies ait écarté toutes les considérations économiques accessoires qui maintenant encore exercent une si puissante influence sur le choix des époux. Alors, il ne restera plus d’autre motif que l’inclination réciproque. » (Engels, L’origine)
Néanmoins les autorités étaient sensibles à l’accusation selon laquelle la collectivisation équivalait à l’abolition de la famille, si sensibles d’ailleurs, que tandis que Engels était resté vague quant à l’avenir de la famille, ils étaient par contre près à être catégorique :
« La destruction du système patriarcal ne va pas et ne peut pas mener à la « destruction » ou « l’élimination » de la famille… La famille comme forme de vie commune des deux sexes unis par le mariage, nous pouvons le dire définitivement, ne sera jamais éliminé. L’existence de cette forme de vie commune est déterminée non seulement par la différence physiologique entre les sexes mais aussi par la perpétuation de la race. Même dans la société communiste, nous ne pouvons pas concevoir de base objective et de nécessité à « l’élimination de la famille. » (Fan, 1960)
Hélas, le temps a montré que la collectivisation ne transformait pas la famille paysanne dans la mesure qui avait été envisagée. La situation des femmes ne s’est pas améliorée. La polygamie, le concubinage, les fiançailles avec des enfants et les pires formes de mariages forcés ont été éliminés. Les femmes sont parvenues à exercer leur droit au travail, à l’éducation, à la propriété, au divorce et à la garde des enfants de façon plus fréquente. Mais malgré toutes ces améliorations, les femmes sont toujours clairement désavantagées dans de nombreux aspects de la vie. Les fils qui restent avec la famille sont toujours préférés aux filles qu’on marie à l’extérieur. Dans la campagne, où le mariage continue à avoir des répercussions économiques majeures sur tout le foyer, une forme modifiée de mariage arrangé et de « prix de la fiancée » est toujours courante. Les femmes sont toujours largement sous-représentées aux postes politiques et de gestion.
Les facteurs impliqués dans la subordination continuelle des femmes sont bien sûr complexes, mais l’intuition de Engels sur le rapport entre économie de petite production et pouvoir patriarcal reste pertinente. Même après la collectivisation, des éléments importants de l’économie domestique ont subsisté. Le lopin individuel et les productions d’à-côté, tous deux hors de l’économie collective, ont continué à satisfaire une partie importante des besoins du foyer. La maison était généralement la propriété privée de la famille et sous le contrôle de facto du chef de famille, usuellement le plus vieil homme du foyer. L’État n’a pas seulement échoué à mettre en cause le concept de chef de famille, il l’a souvent renforcé dans son rôle. Ainsi, les revenus collectifs lui étaient généralement versés plutôt qu’aux différents individus du foyer. Le chef de famille représentait le foyer lors des grandes réunions, faisait les déclarations de recensement, et pouvait même, comme dans la Chine impériale, être tenu responsable pour le comportement des membres de sa famille. Compte tenu de la continuation de la famille comme une entité de distribution des revenus, il était naturel que le chef de famille continue à s’intéresser aux mariage de ses membres. Le mariage lui-même était cher et il fallait économiser pour l’organiser. De plus, via le mariage, les familles gagnaient ou perdaient de la force de travail et assuraient la reproduction à long terme du travail.
Les réformes rurales : implications pour la famille
Quoique les femmes restât subordonnées au sein de la famille, il semble certain que la collectivisation a amélioré leur situation. Il semble difficile de voir comment cette amélioration peut être maintenue dans le système actuel. Depuis 1979, la production collective a de plus en plus laissé la place à l’agriculture familiale. L’exploitation du sol est sous-traitée aux familles. Dans certaines limites, elles prennent leurs propres décisions et après livraison de leurs quotas à l’État, retiennent ce qu’elles ont produit pour le consommer ou le vendre. Les entreprises artisanales et non-agricoles se sont développées rapidement. Le résultat c’est que la Chine rurale est clairement redevenue une économie de petits producteurs dont la famille est l’unité socio-économique de base. Cette « famille » est de nouveau traitée comme une unité indifférenciée. Par exemple la dévolution de la gestion et de la prise de décision aux ménages est présentée comme un processus de démocratisation, quoiqu’en pratique cela signifie souvent que le chef de famille reprend le contrôle direct du travail des membres du foyer et des moyens de production. Les femmes continuent à réaliser une grande partie du travail agricole mais elles sont particulièrement présentes dans les florissantes production d’à-côté, dont beaucoup sont des extensions des travaux traditionnels des femmes. Dans une analyse qui utilise de nouveau le lien établi par Engels entre l’exclusion de femmes du travail productif et leur sujétion, on affirme que ces entreprises, en permettant aux femmes de contribuer plus aux revenus de la famille, promeuvent leur égalité avec les hommes. La connexion également établie par Engels entre la propriété privée, les formes de famille et la sujétion des femmes, qui durant la collectivisation était jugée importante, est cette fois-ci ignorée. ( Wu, 1983).
Si il est sûr que les femmes peuvent gagner en terme de statut de leur participation à de telles entreprises, et qu’elles vont bénéficier de la prospérité croissante de la campagne, les réformes les ont, par contre, probablement laissé plus dépendantes que jamais de leurs rapports avec les hommes. La sous-traitance dans l’exploitation de la terre est contractuellement attribuée au chef de famille et les équipements des entreprises familiales sont sa propriété privée. Une femme divorcée ou remariée après la mort de son mari, perd donc de ce fait son accès à la terre et aux moyens de production dont elle jouissait du temps où elle était mariée. Il est peu probable qu’elle soit autorisée à emmener beaucoup de choses avec elle.
Bien que selon la loi chinoise, la propriété acquise durant le mariage est la propriété commune des deux époux et que mari et femme peuvent hériter l’un de l’autre, le droit de propriété des femmes a été difficile à faire appliquer dans les campagnes. Au moment où j’écris ( Avril 1985) le congrès national du peuple est divisé sur le fait de savoir si l’épouse a le droit d’hériter de toute la propriété du défunt, ou si une moitié de celle-ci doit aller aux enfants et parents de celui-ci. Ce débat comme les tentatives précédentes de régler les problèmes de propriété et d’héritage, est problématique car la loi essaie de s’appliquer en termes de droits individuels, mais dans la société paysanne, la propriété est toujours considéré comme appartenant à la famille comme unité. Les femmes dont l’appartenance à la famille dépend de leur rapport avec un des hommes de celle-ci, sont donc vulnérables. Avec le développement de l’entreprise privée dans l’agriculture et dans d’autres secteurs les pertes pour les femmes là où leurs droits de propriété sont mal défendus peuvent être considérables.
La politique de l’enfant unique
Engels est désormais cité pour légitimer une toute autre politique. Confronté à une pénurie sévère de terres arables, une population très jeune et la possibilité d’une explosion démographique, les autorités chinoises ont introduit une politique draconienne qui n’autorise plus qu’un enfant par ménage.
Quand Mao et ses partisans pensaient toujours qu’une grande population constituait un atout économique, ils insistaient sur le fait que le marxisme démontrait que la réponse à la forte hausse de la population ce n’était pas le contrôle des naissances mais l’accroissement de la production. Les défenseurs du contrôle des naissances étaient condamnés comme « malthusiens ». Cette ligne fut finalement abandonnée en 1962 et la campagne de planning familial fut relancée, s’intensifiant au fil des ans pour culminer en 1979 dans la politique de l’enfant unique. Dans le cours de la campagne beaucoup d’arguments étaient fournis pour montrer que les mesures de contrôle des naissances n’étaient pas en soi malthusiennes.
« Tout d’abord le marxisme n’est jamais opposé à l’adoption par l’humanité de mesures nécessaires pour le contrôle de la reproduction. Engels dit à ce sujet : »ce sera l’affaire de ces hommes de savoir si, quand et comment ils le désireront, et quels moyens il s’agira d’employer. » (Lu, 1981)
Cette citation de Engels est tirée d’une lettre à Karl Kautsky dans laquelle Engels, tout en réfutant l’idée que la surpopulation était un véritable problème à leur époque, admettait que cela puisse le devenir à l’avenir. Quand l’introduction de la politique de l’enfant unique en 1979 a créé le besoin de justifier l’intervention de l’État dans la reproduction, la même lettre fut utilisée : »Mais, si la société communiste se voyait, un jour, contrainte de contrôler la production des hommes, comme elle contrôle déjà celle des biens, il lui appartiendrait de le réaliser et elle sera seule à pouvoir le faire sans difficultés. » (Engels, Lettre a Kautsky, 1er février 1881)
La campagne en faveur du contrôle des naissances s’est même saisie de l’assertion souvent négligée de Engels selon laquelle :
« le facteur déterminant, en dernier ressort, dans l’histoire, c’est la production et la reproduction de la vie immédiate. Mais, à son tour, cette production a une double nature. D’une part, la production de moyens d’existence, d’objets servant à la nourriture, à l’habillement, au logement, et des outils qu’ils nécessitent; d’autre part, la production des hommes mêmes, la propagation de l’espèce. » ( Engels, L’origine)
La double définition de la production est utilisée pour justifier le fait que les gens doivent répondre aux objectifs imposés par l’État à la fois pour la production et la reproduction. Cette injonction est elle-même associée à un système de récompenses et de pénalités dans lesquelles les couples qui remplissent leurs quotas de reproduction sont récompensés et ceux qui ne le font pas sont pénalisés. La politique de l’enfant unique a tout sa place dans cet article, et pas seulement car ses promoteurs cherchent à la légitimer avec des citations de Engels. Avec cette politique, comme avec les politiques sur le mariage et le divorce et la tentative de redéfinition des rôles des femmes, l’État va vers un affrontement avec les intérêts des familles paysannes patriarcales. Comme nous l’avons vu, les précédentes confrontations ont débouché sur des compromis. Dans ce cas là, l’État semble moins prêt au compromis. Il est donc obligé de se confronter à l’existence chez beaucoup de paysans de la préférence pour le fils, au fait que les familles paysannes ne sont pas enclines à se contenter d’un seul enfant, et ce particulièrement si cet enfant est une fille. La ré-émergence de l’infanticide des filles illustre de la façon la plus tragique et la plus dramatique possible a quel point cette préférence est profonde. Dans le passé les discriminations contre les femmes étaient expliquées comme constituant des « résidus de pensée féodale », ce qui impliquait qu’elles n’avaient plus de base matérielle dans la société d’aujourd’hui. Maintenant, même si cette explication continue a circuler, on chercher à mieux analyser les choses. Les publications officielles reconnaissent que le mariage patrilocal universel, et le besoin de garçons qui en découle, car seul ceux-ci peuvent permettre à la famille de reproduire sa force de travail, donnent inévitablement naissance à une préférence pour les fils. Pour l’instant aucune solution n’a été trouvée à ce problème, mais au moins il est plus directement affronté et débattu que par le passé. De plus, la fédération des femmes a été en mesure d’utiliser les preuves de cette discrimination contre les filles révélées par la campagne de l’enfant unique pour lancer une campagne de promotion des droits des femmes et s’opposer aux initiatives conservatrices.
Conclusion
Comme nous l’avons vu, les écrits de Engels sur les femmes et la famille étaient et sont toujours influents en Chine. Depuis plus de soixante ans , son oeuvre majeure, L’origine a constitué le texte de base pour formuler la politique concernant les femmes et la famille. Évidemment, les analyses par Engels de l’oppression des femmes, écrites dans l’Europe capitaliste du XIXème siècle, ne s’adaptaient pas parfaitement aux circonstances d’une société paysanne asiatique se développant selon une voie politique et économique différente. Un usage mécaniste de l’analyse de Engels a tendu à aveugler le mouvement communiste sur plusieurs facteurs importants de l’oppression des femmes chinoises. On peut présumer que certaines de ses recommandations pour émanciper les femmes – même si il avait été possible de les mettre pleinement en oeuvre- étaient probablement insuffisantes sur plusieurs aspects. Néanmoins, leur implantation partielle a certainement produit quelques améliorations de la situation des femmes.
Le gouvernement post-mao, malgré ses prétentions au pragmatisme et à la flexibilité, trouve toujours utile d’expliquer ses politiques par le recours aux citations des classiques du marxisme. Cette habitude remonte à avant l’introduction du marxisme en Chine : les textes confucéens étaient autrefois utilisés de la même manière. Les décideurs chinois sont peut-être d’autant plus attirés par cette vénérable forme de légitimation que dans beaucoup de domaines de la politique économique ils s’éloignent réellement de l’orthodoxie marxiste.
Cet éloignement a déjà eu des effets négatifs sur les femmes, comme par exemple le renforcement de la famille rurale comme unité socio-économique. Dans l’emploi urbain, les groupes de défense des femmes ont été par contre en mesure de défendre les acquis en en appelant à l’orthodoxie. Si les future politiques sont gouvernées par le pragmatisme économique, il ne sera plus possible de défendre les intérêts des femmes de la même manière. La nécessité d’un fort mouvement des femmes va se faire jour mais il est difficile de voir comment il pourra se manifester. En tout cas, quelles que soient les limites de l’héritage de Engels, il a au moins aidé à mettre l’émancipation des femmes à l’agenda d’une des révolutions les plus profondes de l’histoire. »
Delia Davin
Histoire et critique du paradigme « engelsien » dans le « communisme » chinois
Comme dans son passionnant Women-Work, le sens de la synthèse de Davin se paie au prix d’une certaine complaisance vis à vis du Parti Communiste chinois. D’autres auteures ont été beaucoup plus critiques. Christina Kelly Gilmartin dans son livre Engedering the Chinese Revolution. Radical Women, Communist Politics and Mass Movements in the 20’s retrace la naissance de ce qu’on appellera, faute de mieux, un « paradigme engelsien » : » L’idéologie sur les questions de genre dans le PCC des débuts n’a pas été adoptée toute faite à partir des modèles des partis communistes et socialistes européens, ni créée ex nihilo. Elle a plutôt été synthétisée à partir d’un certain nombre de sources, les plus importantes d’entre elles étant le féminisme du mouvement du 4 mai et la critique marxiste de la famille qui se basait principalement sur les écrits de Friedrich Engels. (…) Bien qu’une traduction complète en Chinois de L’origine ne soit pas parue avant 1929, l’essentiel de l’argumentation a été transmis via des traductions partielles et des synthèses, ainsi que dans les traductions des écrits de August Bebel. (…) Les communistes chinois étaient enchantés par l’analyse matérialiste de Engels notamment parce qu’elle servait à dénaturaliser le pouvoir patriarcal chinois et ouvrait la possibilité de sa disparition à un moment ou un autre dans un futur proche. » [Précisons pour l’anecdote, que la première traduction partielle de L’origine est parue dans le journal anarchiste animé par He Zhen ( dont l’anthologie d’écrits publiées par nos soins est toujours disponible) Tiany bao ( justice naturelle) en 1907.]
Mais comme le rappelle Gilmartin, cette conversion au marxisme n’empêche pourtant pas que persistent, à travers cette nouvelle synthèse, quelques tendances lourdes précédentes, notamment le fait qu’il s’agit d’un féminisme d’hommes, les revues féministes des années 20 étant principalement écrites et lues par des hommes et que, dans la tradition critique des réformateurs de la toute fin du XIXème ( voir nos posts à ce sujet sur ce blog), ce féminisme est également largement imprégné de ce fameux mélange de nationalisme et de désir de modernisation, courant dans bien des intelligentsias des pays colonisés ou dominés et dont le marxisme s’est si souvent fait le réceptacle. Il en résulte que si le PCC est en pointe dans la défense des droits des femmes, y compris du simple point de vue libéral (tant que le parti était présent dans les villes) cela n’avait que peu d’incidences sur le fonctionnement interne du Parti et la vie de ses dirigeants : » Les fondateurs du Parti Communiste Chinois étaient engagés dans un questionnement révolutionnaire de beaucoup d’aspects de leur propre culture, y compris les rapports hommes-femmes, la structure patriarcale de la famille et le statut social et juridique des femmes. Néanmoins, au même moment qu’ils formulaient un programme radical de transformation des rapports de genre qui défiait la culture dominante, ils reproduisaient et réinscrivaient des aspects centraux du système de genre existant dans la société au sein de leur propre organisation révolutionnaire. Cette contradiction se reflétait dans la façon radicalement égalitaire dont les hommes communistes menaient leurs vies personnelles tout en reproduisant certains aspects traditionnels de la hiérarchie de genre. Il en résulta que pendant ces années 20 s’est construit au sein de l’appareil politique du PCC un système patriarcal qui s’est avéré particulièrement durable. Se consolidant dans le cours de la révolution, il s’est ensuite enkysté dans les organes du pouvoir politique après 1949 et est toujours à l’oeuvre aujourd’hui. » (Christina Kelly Gilmartin) Une telle dichotomie est bien sûr monnaie courante sous tous les cieux et drapeaux, mais il est tout de même bon de noter qu’encore aujourd’hui il n’y pas de femmes dans le bureau permanent du comité politique du PCC et qu’elles ne constituent qu’un quart de l’assemblée nationale populaire.
La politique du PCC vis à vis des femmes a surtout été l’objet de deux critiques détaillées et radicales, l’une de Judith Stacey dans Patriarchy and Socialist Revolution in China et l’autre de Kay Ann Johnson Women, the Family and Peasant Revolution in China. Si le livre de Stacey est peut-être le plus radical (au sens marxien de « prendre les choses à la racine ») des deux c’est aussi le plus éloigné de notre sujet (ce livre fera ultérieurement l’objet d’une note de lecture) nous nous contenterons donc de résumer sa thèse. Partant de la « famille patriarcale confucéenne » de la fin de l’empire et de sa centralité dans le développement de la Chine, elle en analyse la crise qui se déroule, pour ainsi dire, aux deux pôles de la société, c’est à dire tout autant dans l’élite urbaine, et qui s’exprime notamment par le mouvement du 4 mai, que dans la paysannerie. Selon Stacey cette « crise dans le système familial confucéen a dessiné les contours les plus importants de la situation révolutionnaire dans la Chine du XXème siècle. C’est là qu’on trouve beaucoup des origines historiques des aspects distinctifs de la politique familiale et féministe maoïste et du cours post-révolutionnaire de la révolution familiale chinoise. » Si l’expérience de crise aux deux pôles précédemment évoqués fut fondamentalement différente, elle ouvrit la voie à une nouvelle alliance entre le Parti Communiste et la paysannerie sous l’égide de la restructuration du système familial rural : « La reconstitution de l’économie familiale patriarcale paysanne était intrinsèque au développement de plusieurs des traits caractéristiques et des accomplissements de la stratégie révolutionnaire victorieuse connue sous le nom de guerre populaire. En bref, il y avait une révolution familiale au centre de la révolution sociale qui a amené le PCC au pouvoir. (…) L’intérêt des paysans à résoudre la crise de leur économie familiale s’est marié au désir du PCC de prendre le pouvoir et de construire une société socialiste. » Pour Stacey la » reconstitution du patriarcat est le coeur caché du communisme chinois », c’est ce qu’elle appelle « La nouveau patriarcat démocratique », « un système patriarcal où les rapports de genre et entre les générations avaient été réformés substantiellement dans le même temps que le patriarcat avait été rendu plus démocratiquement disponible à la masse des paysans hommes ( …) Une redistribution radicale du patriarcat. » C’est ce qui constituerait la différence profonde entre les expériences russes et chinoises : » Tandis que la politique familiale bolchevik exacerbait les conditions de la crise familiale russe et aliénait sérieusement le soutien des masses à la révolution, la politique familiale du PCC a eu l’effet opposé. Dans la Chine rurale, la révolution socialiste a eu le rôle ironique de renforcer une version réformée de vie familiale paysanne traditionnelle et cela a, en retour, renforcé le soutien des paysans à la révolution. »
Pour en revenir aux réverbérations de L’origine, c’est Kay Ann Johnson dans Women, the Family and Peasant Revolution in China qui livre une critique du « paradigme engelsien » et notamment de la nouvelle variante qui émerge dans les années 40 alors que le parti s’apprête à prendre le pouvoir : « Sur les questions de la réforme de la famille et des droits des femmes, le leadership pouvait en appeler au cadre d’analyse marxiste pour justifier son approche très étriquée et politiquement inactive (…) Particulièrement depuis le début des années 1940 la position engelsienne selon laquelle le statut inférieur des femme est directement et primordialement lié à leur exclusion traditionnelle des postes « productifs », une exclusion qui a commencé avec le développement de la propriété privée, a fourni la principale base théorique d’analyse du statut des femmes et de la façon de le changer, comme elle a de même formé la base de la plus grande partie de la pensée socialiste sur la question des femmes. Se basant sur cette thèse, la directive de 1943 [ une directive particulièrement réactionnaire sur la mobilisation des femmes publiée par le comité central du PCC. Voir Johnson P.70] , comme beaucoup de déclarations politiques post-1949 ensuite, avançait que l’émancipation sociale générale des femmes, y compris la réforme de la famille, dépendait principalement, si ce n’est complétement, de l’élargissement du rôle économique des femmes hors de la famille et du changement de leur rapport à la production. En d’autres termes, les rapports familiaux oppressifs et les attitudes patriarcales culturellement définies et les structures familiales qui soutiennent et justifient ces rapports devaient être traités comme des variables dépendants du processus de changement social, tandis que le rôle économique des femmes devait être considéré comme principale variable indépendante. Une fois réduit à sa forme la plus simple cette position devient une théorie économique unidirectionnelle et générale de l’inégalité de genre où le changement survenant dans le champ économique va inévitablement supposer des changements correspondants dans la « superstructure » de la société. Ainsi, Engels, comme beaucoup de théoriciens non marxistes de la modernisation, prédit que les normes culturelles vont progressivement et inexorablement laisser la place à des normes universelles qui démocratiseront, séculariseront et rationaliseront les aspects majeurs de la culture traditionnelle. »
On a vu précédemment que le « paradigme engelsien » était adapté selon les vicissitudes de la marche au pouvoir, il en fut bien entendu de même dans son exercice, oh combien dispendieux en millions de vies humaines . C’est justement dans un fameux épisode de cette « redite du stalinisme en pire », le grand bond en avant, qui voit émerger pour les besoins de l’industrialisation des formes de socialisation totale de la vie déjà entr’aperçues en URSS, que la propagande prend des accents ultra-engelsiens. Johnson remarque : « Il peut sembler parfois ironique qu’un mouvement qui a été caractérisé comme l’expérimentation économique la plus utopique et radicalement volontariste socialement menée par le leadership maoïste s’appuyait aussi profondément pour sa vision de l’émancipation des femmes sur la théorie et les prescriptions politiques de Engels, connu pour son rendu mécaniste des aspects les plus matérialistes et déterministes de la théorie marxiste. C’est bien évidemment moins ironique quand on réalise que les maoïstes étaient moins à la recherche d’un architecte ou d’une perspective d’égalité entre les sexes que d’un moyen de hâter la libération du travail féminin nécessaire. » Si Johnson réfute pour la Chine, mais on pourrait faire de même pour l’URSS, l’idée d’une « pure instrumentalisation » de la question des femmes au service de l’accumulation primitive bureaucratique, elle n’en conclu pas néanmoins à la plasticité bien pratique de ce paradigme engelsien : » La théorie marxiste orthodoxe a fourni les moyens théoriques de surmonter les aspirations potentiellement conflictuelles au sein de la coalition révolutionnaire. Elle a permis de mettre en place une rubrique théorique générale pour guider, rationaliser et maintenir une approche relativement dépolitisée des questions de réformes des problèmes liés aux femmes et à la famille – une approche qui a permis un accommodement avec les paysans hommes partisans du régime tout en maintenant l’engagement idéologique en faveur de l’égalité des sexes. Engels, qui a été transformé en plus grande autorité théorique sur ce sujet, a particulièrement été utile dans ce registre. Ses thèses majeures sur la subordination des femmes dépolitise effectivement beaucoup des problèmes culturels sous-jacents concernant le statut des femmes et la famille, laissant les structures familiales, les pratiques et attitudes évoluer naturellement en réponse aux changements économiques en dehors de la famille. C’est seulement dans l’économie, là où les stratégies de développement du parti dépendaient fortement de l’usage toujours croissant du travail féminin, que la théorie engelsienne insiste sur la nécessité de changer le rôle des femmes. Le point de vue théorique chinois dominant sur les femmes et la famille est donc resté fermement ancré, contrairement à beaucoup d’autres sujets, dans le courant dominant mécaniste, matérialiste et économiciste de l’orthodoxie héritée d’URSS. »