Fin juin-début juillet : au fil des « camps »

Australie

« Depuis les élections du. 18 mai, qui ont reconduit au pouvoir un gouvernement conservateur qui maintenu une politique très dure visant à dissuader les demandes d’asile, il y a eu des dizaines de tentatives de suicide et d’actes d’auto-mutilation dans les centres pour réfugiés.(…) La situation est devenue particulièrement tragique sur Manus, une île reculée de Papouasie Nouvelle Guinée ou plusieurs centaines d’hommes d’Afghanistan, d’Iran et d’autres pays sont retenus. »
Dans le même temps : « Le nouveau premier ministre de Papouasie Nouvelle Guinée a demandé que le contrat de gestion du lucratif contrat de gestion du centre de Manus soient attribués à des locaux. La Australian Finance Review a révélé qu’une petite firme de sécurité inconnue jusque là, Paladin, avait obtenu le contrat de 20,9 millions de dollars australiens sans qu’il ait eu de véritables appel d’offres. (…) Ce contrat a été renouvelé le 26 juin d’un commun accord entre l’Australie et la Papouasie Nouvelle Guinée. » Un des retenus a déclaré au journaliste du New-York-Times qui enquête sur les conditions de rétention : « Peu importe qui a obtenu le contrat – une compagnie locale ou étrangère- notre situation reste la même. Les gouvernements de l’Australie et de la Papouasie Nouvelle Guinée jouent tous les deux avec nos vies. Pour eux, nous ne sommes que des marchandises qu’ils utilisent pour satisfaire leurs ambitions politiques (…) »
Damien Cave « A Timeline of Despair in Australia’s Offshore Detention Centers »

Lybie

– « Le soir du 2 juillet, une attaque aérienne a été signalée sur le camp de détention pour migrant·e·s de Tadjourah dans la banlieue est de la capitale libyenne. Deux jours après, le bilan s’est alourdi et fait état d’au moins 66 personnes tuées et plus de 80 blessées . A une trentaine de kilomètres plus au sud de Tripoli, plusieurs migrant·e·s avaient déjà trouvé la mort fin avril dans l’attaque du camp de Qasr Bin Gashir par des groupes armés.
L’Union européenne a beau jeu de crier au scandale. La détention massive de migrant·e·s et la violation de leurs droits dans un pays en pleine guerre civile ne relèvent ni de la tragédie ni de la fatalité : ce sont les conséquences directes des politiques d’externalisation et de marchandages migratoires cyniques orchestrées par l’Union et ses États membres depuis de nombreuses années. Il est temps que cesse la guerre aux personnes migrantes et que la liberté de circulation soit assurée pour toutes et tous. »

« Mourir en mer ou sous les bombes : seule alternative pour les milliers de personnes migrantes prises au piège de l’enfer libyen ? » Communiqué du réseau Migreurop

– « Malgré le bombardement survenu mardi 2 juillet dans le centre de détention de Tajourah, en Libye, les autorités continuent d’y enfermer des migrants.
« On a dénombré environ 200 personnes à l’intérieur », explique à InfoMigrants Sam Turner, chef de mission de Médecins sans frontières (MSF) en Libye, qui s’est rendu au centre en début de semaine. » Tiré du site infomigrants

Bosnie

« La situation dans le camp de Bihać non loin de la frontière de la Croatie avec l’Union Européenne a dramatiquement escaladé. Suite à des affrontements entre migrants qui se sont déroulés dans la ville où ils représentent désormais 20% de la population, plus de 800 réfugiés ont été forcés par la police de camper dans une décharge sans toilette, sans douche et sans électricité à 10km de Bihać. »
balkan stories « 800 Menschen auf ehemaliger Mülldeponie entsorgt »

France

– « La Cimade et 21 associations se sont adressées le 24 juin à Christophe Castaner pour lui demander de faire cesser cette politique du tout enfermement qui conduit à la maltraitance de personnes étrangères.
Taux d’occupation des centres en très forte hausse, automutilations, émeutes, suicides, pratiques illégales des préfectures, politique punitive pouvant aller jusqu’à trois mois derrière les barbelés, enfermement systématique, enfants privés de liberté… Depuis l’existence des centres de rétention administrative, la situation n’a jamais été aussi alarmante qu’aujourd’hui. La Cimade et 21 associations se sont donc adressées le 24 juin à Christophe Castaner pour lui demander de faire cesser cette politique du tout enfermement qui conduit à la maltraitance des personnes étrangères.
Des hommes et des femmes s’automutilent ou tentent de se suicider dans les centres de rétention administrative (CRA). Au cours de ces quinze derniers mois, deux hommes se sont donné la mort dans ces lieux où l’administration enferme des personnes pour les expulser du territoire français. D’autres se révoltent ou expriment leur désespoir à travers des lettres publiques, des grèves de la faim, des émeutes ou des tentatives d’incendie. Ces actes qui se multiplient à une fréquence inédite sont le résultat d’une politique inacceptable qui a conduit à une situation extrêmement alarmante.
Le gouvernement fait le choix d’utiliser l’enfermement en rétention comme outil d’une politique d’expulsion, banalisant la privation de liberté des personnes étrangères à travers des instructions aux préfet·e·s qui viennent aggraver celles de vos prédécesseurs. La disproportion des moyens utilisés au service de cette politique de plus en plus carcérale est inédite.
Le nombre de places en rétention a ainsi augmenté de 25 % depuis début 2018 (+ 480 places) et vous prévoyez la construction de nouveaux CRA. Un tel développement de l’enfermement administratif ne s’était pas produit depuis la politique sécuritaire mise en œuvre par Nicolas Sarkozy il y a plus d’une décennie.
La dernière loi Asile et Immigration de septembre 2018 a doublé la durée maximale de rétention et permet désormais d’enfermer toutes les personnes visées durant trois mois, ce qu’aucun gouvernement français n’avait jamais jusqu’à lors proposé. Or, les statistiques sont formelles : enfermer plus longtemps ne permet pas d’expulser plus. En revanche, être privé·e de liberté derrière des barbelés pendant 90 jours, c’est subir une machine à enfermer qui brise des vies, dans un environnement carcéral oppressant. Des enfants sont traumatisés par cette expérience, des personnes perdent leur emploi ou leur logement, des familles sont séparées, des malades voient leur prise en charge sanitaire interrompue ou amoindrie.
Cette orientation conduit l’administration à maintenir fréquemment des personnes enfermées alors qu’il n’existe aucune perspective d’exécuter la mesure d’éloignement qui les frappe. Cela relève dès lors d’une politique punitive. (…)  »

– Le 8 juillet, des prisonniers du centre de rétention de Vincennes ont mis le feu à une cellule pour protester contre leur enfermement. Voici le témoignage de l’un d’eux.
« On a allumé le feu. Après on est restés bloqués dans la cour dehors du midi jusqu’au soir. Ici on nous considère comme des chiens, on ne nous respecte pas, on nous parle mal, on n’a aucun droit contre la police. La police nous insulte, l’autre jour un policier m’a filmé je lui ai dit d’arrêter, je lui ai dit qu’il n’a pas le droit, qu’on n’est pas des singes, il filme pour mettre sur son mur facebook et rigoler. Le policier à répondu que si, on est des singes.
On est des animaux pour elles et eux, on peut rien faire, on se fait taper et on doit fermer notre gueule. On ne peut pas répondre si on se fait taper. Si on répond on va en prison, après le vol arrive plus vite. L’Aspham (associations au CRA de Vincennes), le Juge des Libertés et les keufs ils travaillent ensemble.
Et puis le JLD c’est de la merde. Y a quelqu’un dans le CRA qui a les papiers espagnols, qui a toute sa vie là-bas et ils ne le laissent pas sortir, le JLD veut pas l’envoyer en Espagne. Y en a un autre au bout de 88 jours (durée d’enfermement : 90 jours) il a été déporté avec la force physique, amené à l’aéroport et dans l’avion.
Les médecins n’ont pas donné un certificat à quelqu’un qui s’est cassé le bras au CRA pour l’amener à l’hôpital. Ils ne l’ont jamais amené à l’hôpital. Un autre qui était diabétique il n’avait pas accès à l’insuline, quand il faisait des crises il tombait par terre.
Ici c’est l’angoisse, que des problèmes, personne ne rigole, y a que des insultes avec les keufs. On ne sait pas quand on va sortir, quand y aura un vol. Le CRA c’est comme une peine de prison. »
Un prisonnier du CRA de Vincennes (tiré du site Paris-luttes. info voir aussi sur le même site un article sur les luttes actuelles dans les centres de rétention de Lyon.

-« Jeudi 11 juillet, après plusieurs jours d’une violence extrême, La Cimade a pris la décision de retirer ses équipes du centre de rétention administrative (CRA) du Mesnil-Amelot pour trois jours.
La politique menée par le ministère de l’intérieur en rétention a des conséquences d’une extrême violence pour les personnes enfermées. Ces derniers jours, ces violences ont atteint un degré intenable : tentatives de suicide répétées, automutilations, enfermement en cellule d’isolement disciplinaire pour réprimer une grève de la faim, etc.
Dans ce CRA, le plus gros centre de France, situé au pied des pistes de l’aéroport de Roissy en Seine-et-Marne, ces violences ne permettent plus aux équipes de La Cimade d’exercer leur mission d’accompagnement juridique dans de bonnes conditions. »
https://www.lacimade.org/presse/face-a-une-situation-intenable-au-cra-du-mesnil-amelot-la-cimade-se-retire-pour-trois-jours/

États-Unis 

« Le 21 juin dernier, l’Associated Press a publié un reportage sur la visite effectuée par plusieurs avocat·es dans un centre de détention pour migrant·es mineur·es de Clint au Texas, qui ont décrit un centre surpeuplé où nombre de jeunes dorment à même le béton, sans douches et sans savon pour se laver, avec des bébés malades qui manquent de couches propres.
Depuis, plusieurs autres médias ont publié des reportages similaires. Le scandale a été tel que des centaines de personnes migrantes ont été transférées vers un autre centre et le directeur du Service des douanes et de la protection des frontières des États-Unis (CBP) a démissionné.
Dans une interview avec la radio NPR, un des avocat·es qui avait visité le centre de Clint expliquait: «Un grand nombre d’entre eux n’ont pas pu prendre de douche depuis des semaines. Beaucoup ne sont autorisés à se laver les dents qu’une fois tous les dix jours. Ils n’ont pas de savon. Les conditions sont incroyablement insalubres, et nous sommes inquiets pour la santé de ces enfants.»
La colère contre l’administration Trump s’est intensifiée lorsque le compte-rendu d’un procès sur cette question a été rapporté dans les médias. Dans un tribunal de San Francisco, une avocate représentant le gouvernement a défendu les conditions de détention insalubres des migrant·es devant plusieurs juges. Elle a expliqué que la loi garantissant la «sécurité» et les conditions «hygiéniques» de ces centres ne mentionnait pas spécifiquement les lits ou le savon.
Son échange avec les juges, qui n’ont pas encore rendu leur verdict, est devenu viral: «Certes, le décret ne comprend pas de liste des produits qui doivent être fournis pour respecter l’hygiène, a rétorqué le juge Wallace Tashima. Mais c’est l’interprétation courante. Si vous n’avez pas de brosse à dents et pas de savon, si vous n’avez pas de couverture, vous n’êtes pas “en sécurité”, ni dans des conditions “hygiéniques”. Tout le monde serait d’accord, non?»
L’argument de l’avocate du gouvernement consiste à justifier cette situation au nom de règles qui seraient trop vagues (pas de mention de savon et de lits dans la loi) pour être appliquées facilement… »

Pas de savon ni de lits pour les jeunes personnes migrantes détenues au Texas

Voir aussi. « La cruauté vis à vis des enfants à la frontière est intentionnelle, c’est la politique du gouvernement » El Pais 29/06

Ces révélations ont amené la démocrate et nouvel épouvantail dans la campagne de remobilisation « androraciste » trumpienne, Alexandria Ocasio Cortez à parler de camps de concentration, déclenchant une polémique prévisible. Le réseau Migreurop est revenu dans un court texte sur ce problème de dénomination.

« Derrière le mot camp

Ne pas tout mélanger : c’est le déni de ce principe qui a valu à Alexandria Ocasio Cortez, représentante démocrate du 14ᵉ district de New York à la Chambre des représentants des USA, un torrent d’attaques, de l’exigence d’excuses pour insulte aux morts de la Shoah à la demande de sa démission du Congrès. Oui, a-t-elle dit, les centres de détention pour étrangers sont des camps de concentration, terme qui était couramment employé avant la Seconde Guerre Mondiale pour désigner ces lieux où étaient enfermés les étrangers. Non, ce ne sont pas des camps d’extermination.
Il y a 15 ans, sur un autre continent, le réseau Migreurop s’était heurté à pareille incompréhension lorsqu’il avait utilisé le mot « camp » pour désigner les lieux où, en Europe et autour de l’Europe, sont enfermés des étrangers au nom des politiques migratoires.
Nous affirmons notre solidarité avec Alexandria Ocasio Cortez, comme avec toutes celles et ceux qui par le monde, parce qu’ils s’opposent à la guerre aux migrant·e·s, sont poursuivi·e·s et parfois condamné·e·s pour délit de solidarité (Scott Warren aux Etats-Unis, Loan Torondel en France, Pia Klemp et Carola Rackete, capitaines du SeaWatch3, en Italie, Elena Maleno au Maroc et tant d’autres), et avant tout avec les migrant·e·s. Liberté de circulation !
L’usage du terme camp continue de faire débat pour désigner les formes contemporaines d’enfermement et d’exclusion des étrangers [1]. Il permet pourtant de conjuguer rigueur sémantique, analytique et dénonciation militante.
Avec les déclarations d’Otto Schily et Giuseppe Pisanu, ministres allemand et italien de l’Intérieur, qui, le 12 août 2004, ont appelé à la création de « portails » en Afrique du nord pour les migrants souhaitant atteindre les rivages de l’Europe, la question des camps d’étrangers a fait de nouveau irruption dans les préoccupations de tous ceux qui à titre divers (fonctionnaires et élus européens, dirigeants nationaux, associations, ONG, activistes…) s’intéressent à la politique communautaire d’asile et d’immigration [2]. Alors que le programme adopté en la matière par les chefs d’Etat et de gouvernement pour les cinq prochaines années (dit « programme de La Haye ») est potentiellement porteur de régressions inquiétantes pour les demandeurs d’asile et d’une vision sécuritaire et utilitariste pour l’ensemble des migrants, une querelle sémantique fondée sur un différend éthique menace l’indispensable front commun de tous ceux qui défendent les droits des étrangers. Cette querelle porte sur l’usage, notamment par le réseau Migreurop, du terme « camp », suspecté de véhiculer de douteux amalgames.
Pourtant, jamais dans les écrits ni les prises de paroles des membres du réseau Migreurop qui est à l’origine de l’Appel européen contre les camps, il n’est fait de parallèle entre les desseins actuels de l’Union européenne, c’est-à-dire l’enfermement contemporain des étrangers sur le territoire et aux marges de l’UE, et les camps d’extermination de la Seconde guerre mondiale. Cet amalgame empêcherait toute compréhension de la nature des camps contemporains. Il ne s’agit pas pour autant de s’interdire le recours aux comparaisons historiques : les mécanismes à l’oeuvre dans les camps d’aujourd’hui étaient, par exemple, déjà au principe des « camps de la plage » que la France réserva en 1936 aux républicains espagnols.
Si, avec d’autres, nous avons choisi, depuis la dénonciation des dénis de droit (et notamment celui de demander l’asile…) et des conditions d’existence des réfugiés de Sangatte d’utiliser le mot camp, c’est pour une double raison :
L’utilisation euphémisée de termes tel celui de « centre » ne permet pas de rendre compte de la réalité de rassemblements humains qui ne doivent rien à la volonté des exilés mais beaucoup plus à une politique systématique d’empêchement de la circulation et de l’installation de personnes fuyant la guerre, les persécutions ou la misère. Le mot camp est utilisé pour rendre compte, dans des périodes qui peuvent être antérieures aux expériences totalitaires, de l’assignation de fait à résidence (et donc de la privation de droits) de populations pour des motifs politiques. Cette acception du mot camp explique pourquoi il n’est jamais venu à l’idée de personne de prétendre que le HCR, avec ses camps de réfugiés, insulterait la mémoire des victimes de la Shoah… Pour décrire les situations et projets actuels, la presse s’est d’ailleurs emparée du concept, rapportant, pour s’en réjouir ou s’en inquiéter, les projets de création de camps (sans guillemets alors qu’elle les utilise pour pointer l’hypocrisie des expressions officielles qui parlent de « points de contact » ou de « centres de transit »). Au point que le commissaire européen chargé des questions d’immigration, Antonio Vitorino, a cru devoir faire un rappel à l’ordre lexical, le terme « camps », trop explicite, étant jugé politiquement incorrect [3].
Migreurop se sent d’autant plus légitime à lancer le concept de camp dans le débat public que, depuis de longues années, la recherche sur ce thème est un domaine très fécond de l’historiographie contemporaine [4]. Si les controverses ont parfois été très rudes quant à la caractérisation des spécificités du régime nazi et de ses camps d’extermination, il n’est venu à l’idée de personne que le mot camp devrait être réservé aux études sur le phénomène concentrationnaire sous le nazisme. De même c’est aujourd’hui un acquis non contesté des recherches en histoire contemporaine que le recours à l’utilisation de camps n’est pas l’apanage des régimes totalitaires, ni même dictatoriaux, mais est fréquent dans de démocraties se croyant la cible d’un danger extérieur [5].
C’est pourquoi, en utilisant le terme de camp, nous pensons non seulement faire oeuvre de dénonciation militante mais aussi de rigueur lexicale. Là n’est pourtant pas notre principal objectif : quand Migreurop publie une Carte des camps d’étrangers en Europe et aux frontières de l’UE, c’est pour démontrer que les projets qu’il dénonce avec les cosignataires de l’Appel européen contre les camps aux frontières de l’Europe ne sont ni le futur, ni le passé, mais le présent d’une Union européenne qui place l’enfermement des étrangers au coeur de ses projets en matière d’asile et d’immigration.

Notes
[1] Dans l’éditorial de sa livraison d’octobre 2004, la revue de l’association française Forum Réfugiés regrette que « Les mots et les notions circulent sans précaution et perdent leur sens (…) on mélange allègrement les centres d’accueil et les « camps », en oubliant de manière scandaleuse qu’on n’y pratique pas « la porte d’entrée » de la même manière, et en insultant tous les morts de l’extermination ».
De la part d’une association qui se dit fermement opposée aux projets dénoncés par l’Appel européen contre la création de camps aux frontières de l’Europe et à la politique d’externalisation de la procédure de demande d’asile, fondement des projets communautaires en matière d’asile, un tel rappel à l’ordre lexical et une telle instrumentalisation de la mémoire des morts de la Shoah étonnent.
[2] Rappel des chronologies de cette initiative et de l’initiative anglaise de 2003, ainsi que des différentes réactions
[3] Sur le sujet voir notamment « L’Europe financera des « centres » de réfugiés en Afrique du Nord », Le Figaro, 2 octobre 2004.
[4] Pour une synthèse sur le sujet voir : WIEVIORKA Annette, « L’expression « camp de concentration » au XXe siècle », pp. 4-12, in Vingtième Siècle, Revue d’histoire n°54, avril 1997.
[5] On peut évidemment penser aux Etats-Unis actuels (cf sur Guantanamo, BUTLER Judith, Détention illimitée, Vacarme ,n° 29, automne 2004) ou de la 2nde guerre mondiale (enfermement des ressortissants japonais) mais si l’on se réfère à la seule France l’historiographie est riche, des camps de la 1ière guerre mondiale à ceux de la guerre d’Algérie, en passant par l’enfermement des réfugiés espagnols à la fin des années 30 : PESCHANSKI Denis, La France des camps. L’internement 1938-1946, Gallimard, 2002 ; FARCY Jean-Claude, Les camps de concentration français de la Première guerre mondiale (1914-1920), Anthropos, 1995 ; THENAULT Sylvie, Interner en République : le cas de la France en guerre d’Algérie »

Sandro Mezzadra et Brett Neilson reviennent également sur ces questions dans La Frontière comme méthode. Nous reproduisons ici un extrait ( traduction: Julien Guazzini) du chapitre 5  :

Détention et « déportabilité »
« Personne n’est illégal ». Ce slogan, que nous avons mentionné au début du chapitre 3, a connu une diffusion importante et rencontré un fort succès dans les années qui ont suivi son énoncé original, en 1997. À peine une année plus tôt, des migrants africains avaient occupé les églises Saint-Ambroise et Saint-Bernard à Paris, donnant le coup d’envoi du dorénavant célèbre mouvement des sans-papiers. Depuis le milieu des années 1970, quand les « boat people » venus du Vietnam avaient fait leur apparition à l’horizon mondial, une nouvelle figure politique émergeait alors, sur fond de profondes transformations des politiques d’asile et migratoires : le migrant « illégal ». Si nous insistons sur les processus de multiplication et de fragmentation, c’est que nous nous méfions particulièrement de ce qualificatif. Dans tout cet ouvrage, nous employons invariablement le terme de migrant pour décrire des sujets qui traversent ou négocient les borderscapes de ce monde, évitant quand c’est possible de recourir à des catégories comme celles de réfugié, demandeur d’asile ou migrant « illégal », inventées par des bureaucraties étatiques ou leurs contreparties inter- nationales. Il totalement improbable de pouvoir trouver un cadre théorique ou administratif à même d’inclure des figures aussi différentes que des réfugiés haïtiens et cubains, des migrants intérieurs chinois, des travailleurs africains « clandestins » en Italie ou les nombreuses personnes qui empruntent les routes migratoires de ce monde. Et pourtant, le slogan « personne n’est illégal », et les débats enflammés qu’il a suscité, a réussi à souligner un trait commun à toute les expériences et les nombreuses luttes de migrants soumis à divers niveaux d’illégalisation. Mis à part les multiples dispositions juridiques par lesquelles cette illégalisation s’opère, la figure commune du migrant « illégal » a trouvé sa place dans l’imaginaire (et les craintes) des gouvernements, des médias et du public sur toute la planète. Alors que les systèmes juridiques, avec toutes leurs différences, tendent à qualifier d’illégaux des actes ou des conduites spécifiques, cette figure populaire se distingue par le fait que le qualificatif d’illégalité s’étend à sa sub-jectivité incarnée. Contester l’attribution de ce qualificatif ne revient pas seulement à combattre la myriade de préjugés, parfois microscopiques, dont s’entoure pareille appellation, mais aussi à interroger les mécanismes juridiques responsables de la production de la figure du migrant « illégal ». C’est pourquoi une telle contestation est devenue aussi importante et radicale dans différents contextes. Le slogan « personne n’est illégal », par sa simplicité, exprimait bien cette radicalité. Avec la diffusion de ce slogan, des débats théoriques sur les mouvements migratoires ont amené sur le devant de la scène des interrogations et des arguments sur le « droit d’avoir des droits ».
Nous reviendrons plus tard à ces débats politiques et théoriques. Pour l’instant, nous voulons souligner comment les pratiques de détention et les luttes qui s’y opposent ont pris de l’importance dans le cadre des processus d’illégalisation. La temporalité de la migration se caractérise de plus en plus par l’apparition de différents espaces et expériences d’attente, de rétention et d’interruption qui prennent de nombreuses formes institutionnelles, entre autres les camps et centres de rétention. Depuis qu’il existe des passeports, des contrôles frontaliers et des marchés nationaux du travail, il y a eu des sujets qui bravent ces systèmes. La figure du migrant « illégal » fait son apparition sur la scène mondiale à la suite des transformations tumultueuses qu’a connu le capitalisme à partir du début des années 1970 (Anderson et Ruhs 2010 ; Bacon 2008 ; Dauvergne 2008 ; Squire 2011 ; Suárez-Navaz 2007, 23 ; Withol de Wenden 1988). L’émergence de cette figure a prin- cipalement été marquée par un infléchissement des discours publics et politiques, un nouvel environnement institutionnel international pour la production de savoir et l’élaboration de stratégies relatives à la gestion des migrations, une réorganisation des marchés du travail pour intégrer les processus d’informalisation et de flexibilisation, ainsi qu’une désorganisation et une multiplication des routes et des schémas migratoires à diverses échelles géographiques.
Parmi ces évolutions on dénombre toute une série de remises en cause des dispositions juridiques et politiques autour des demandeurs d’asile et des réfugiés qui avaient été introduites après la Seconde Guerre mondiale. Ces arrangements avaient évolué en fonction de préoccupations humanitaires et politiques, plaçant les réfugiés et les demandeurs d’asile à l’abri, au-delà d’une démarcation les séparant de ceux qu’on qualifie de migrants économiques. Avec l’intensification des mouvements de réfugiés, la diversification et l’élargissement juridique de la catégorie de demandeur d’asile, ainsi que le durcissement des politiques migratoires prenant en compte ces évolutions, cette démarcation a été toujours plus mise à l’épreuve. L’intérêt croissant pour le concept de migration forcée, qui recouvre les mouvements liés au trafic et l’asservissement d’êtres humains, mais aussi les déplacements induits par des guerres ou le développement économique a constitué un des symptômes de ce brouillage. L’introduction de systèmes tels que les visas de protection temporaire, le traitement extra- territorial et les zones de protection pour les « déplacés internes » ont aussi profondément bouleversé les modalités de l’aide et de la tutelle humanitaires, d’une façon qui a mis en question ce qui est censément son ancrage dans des idéaux apolitiques d’universalité et de bienveillance (Nyers 2006). Ces évolutions relatives à la protection ont contribué à déplacer au-delà de l’Occident cette crise des réfugiés qui a de plus en plus occupé les débats des universitaires, des gouvernements et des faiseurs d’opinion depuis la fin des années 1980 (Gibney 2010 ; Zolberg, Suhrke et Aguayo 1989). En conséquence, les camps de réten- tion pour déplacés internes ont poussé aux marges d’innombrables zones de crise. Selon les estimations les plus prudentes, le nombre de déplacés internes en 2008 avoisinait les 26 millions, soit près de deux fois le nombre de réfugiés dans le monde. Il faut garder à l’esprit que parmi les pays avec les plus importantes populations de déplacés internes, on compte la Somalie, la Colombie, la République démocratique du Congo et le Soudan (Gibney 2010, 2-3). Les droits humains et d’asile prennent un aspect déconcertant quand on les observe au prisme de la nouvelle géographie de l’abjection et de la survie que dessinent les camps de déplacés internes.
Des enjeux sécuritaires, des discours politiques populistes et le calcul économique relatif aux migrations ont concouru à une situation dans laquelle l’opération de distinction entre migrant économique et demandeur d’asile a été examinée d’encore plus près, alors que dans certaines parties du monde les évolutions juridiques ouvraient de nouvelles possibilités. Dans des pays tels que l’Allemagne, le Royaume-Uni et l’Australie, le durcissement du contrôle migratoire a suscité dès la fin des années 1970 des réactions de la part de migrants et de juristes militants visant à élargir la couverture des droits humains. Ces démarches ont presque toujours joué sur la distinction entre migration économique et asile, souvent de façon efficace et innovante. En réaction, les provocateurs réactionnaires et populistes ont avancé des concepts tels que « demandeur d’asile bidon » ou « coupeur de file » (Hugo 2002 ; Neumayer 2005) dans le but de rétablir cette même distinction, de plus en plus bousculée par l’ampleur et la composition des mouvements de réfugiés. Dans l’écart ouvert entre la surveillance et les nouvelles possibilités qui se présentent, la figure du réfugié s’est fragmentée et de nombreux demandeurs d’asile se sont retrouvés laissés pour compte ou détenus dans des circonstances où leur statut, juridique comme politique, confinait à celui du migrant « illégal ». La réforme constitutionnelle de 1993 en Allemagne, qui a supprimé cette possibilité de demander l’asile pour les migrants en provenance des États signataires de la convention de Genève et de la convention européenne des droits de l’homme (en pratique, tous les voisins de l’Allemagne) ou d’autres pays tiers désignés comme sûrs par le Parlement, peut en l’espèce se lire comme un tournant symbolique (Bosswick 2000).
De nombreux réfugiés et demandeurs d’asile sont effectivement soumis à des processus d’illégalisation, souvent même avant leur entrée dans les pays qui sont considérés comme des destinations migratoires privilégiées. Pour les flux migratoires en direction de l’Union européenne, la variété de phénomènes observés rend très difficile la distinction entre demandeur d’asile et travailleur migrant. D’un côté, des migrants d’horizon très divers font la même expérience du transit, suivant des routes sinueuses et souvent dangereuses : travail- ler dans les pays de transit ; être aux prises avec la police, l’armée et la détention ; négocier avec les passeurs et autres intermédiaires ; faire jouer ses réseaux personnels en chemin ; évaluer les cartes et changer de direction — autant d’expériences communes à différents types de migrants (Transit Migration Forschungsgruppe 2007). De l’autre, à la suite de la Convention de Dublin de 1990 et de ses amendements successifs, un cordon sanitaire de « pays tiers sûrs », dans lesquels les demandes d’asile sont censées être techniquement effectuées, a été constitué autour de l’UE. Dans le même temps, des camps et des centres de détention ont été mis en place bien au-delà des frontières officielles de l’Union. Cela conduit à une situation dans laquelle l’il- légalisation constitue une menace permanente, que l’on cherche du travail ou que l’on demande asile. Le « refoulement préventif » résulte souvent de l’action combinée de ces facteurs (Marchetti 2006).
La menace de l’illégalisation ne plane pas seulement sur la tête des réfugiés et des demandeurs d’asile. Les systèmes et les juridictions migratoires suivant diverses échelles géographiques ont été de plus en plus déterminés, dans ces dernières décennies, par les tentatives d’identifier, d’expulser et même d’inclure les migrants « illégaux ». Si les frontières sont venues occuper le centre de notre vie politique, la figure du migrant « illégal » est elle aussi devenu le moteur d’innovations dans la sphère du contrôle frontalier et migratoire. Comme le note Nicholas De Genova à propos des migrants mexicains sans papiers aux États-Unis, leur « illégalité » n’a « rien de factuel [mat- ter-of-fact] ». Il est de fait nécessaire de comprendre l’illégalité, dans ses acceptions contemporaines, comme le résultat de la « juridiction états-unienne sur l’immigration — non pas uniquement dans un sens générique, suivant lequel les lois sur l’immigration établissent, différencient et classent différents types d’“étrangers”, mais plus profondément, avec l’idée que l’histoire des interventions délibérées qui débute en 1965 a activement donné naissance à un processus d’inclusion par l’illégalisation » (De Genova 2005, 234). Une telle conception s’inscrit en nette opposition aux débats bien connus pour lesquels les espaces frontaliers entre les États-Unis et le Mexique constituent un terrain où des migrants « illégaux » sont pourchassés par des agents de la police des frontières et autres miliciens autoproclamés. Il est important de ne pas sous-estimer l’échelle et le nombre de morts qui surviennent dans cet espace. Mais on ne peut produire une analyse des processus complexes d’illégalisation et de leur imbrication avec les dynamiques du marché du travail, les réseaux communautaires transnationaux, ainsi que les flux transfrontaliers licites et illicites en ne s’intéressant qu’au spectacle violent qu’offre le maintien renforcé de la frontière. Un tel spectacle tient souvent lieu de « performance ritualisée » qui masque les mouvements migratoires turbulents et apparemment ingouver-nables derrière un écran d’efficacité et d’exclusion (Andreas 2009, 143- 144). Au contraire, l’idée d’une « inclusion [active] par l’illégalisation » fait apparaitre le caractère temporel irrégulier, caractéristique de l’in- sertion continuelle de situations subjectives différenciées au sein des espaces juridiques, politiques et économiques états-uniens.
Nous pensons qu’on peut appliquer l’idée d’« un processus actif d’inclusion par l’illégalisation » à d’autres borderscapes dans le monde. Partout où le spectacle du renforcement frontalier se double de processus de filtrage qui prennent les sujets migrants et travailleurs au piège de l’illégalité, on peut observer des mécanismes d’exploitation et d’assujettissement inclusifs qui contrastent avec les images plus familières d’exclusion et d’expulsion, mais les complètent aussi. Cette production juridique de l’illégalité engendre une gamme de situations subjectives, correspondant aux diverses façons qu’ont les migrants d’être « sans papiers », y compris les statuts précaires que leur procurent certaines configurations d’emploi ou la reconnaissance de la part des bureaucraties publiques et privées (par exemple la possession d’un permis de conduite ou d’une carte de crédit). Le migrant « illégal » devient aussi sujet à expulsion : sa position vis-à-vis à la fois du régime politique et du marché du travail est déterminée par cette condition d’expulsabilité et négociée par ce biais, même si l’expulsion effective demeure un lointaine possibilité ou une menace à l’arrière-plan dans tout un ensemble d’activités, tout au long de la vie.
Nicholas De Genova et Nathalie Peutz (2010) montrent que l’ex- pulsion forcée de migrants « illégaux », qui connaît une ampleur sans précédent dans le monde actuel, a un impact perceptible sur de nom- breuses autres personnes qui font l’expérience de « l’illégalité » non seulement comme « un statut juridique anormal, mais aussi comme un mode d’existence pratique, aux conséquences concrètes et profondément intériorisé » (De Genova et Peutz 2010, 14). En outre, le migrant expulsable se retrouve pris, même de façon lointaine et implicite, dans une nuée de dispositions qui font intervenir des acteurs et des institutions, y compris des forces de police, des organisations non-gouverne- mentales, des compagnies aériennes et d’autres vecteurs de migration, ainsi qu’on les désigne. La géographie de ce que De Genova et Peutz nomment le régime d’expulsion implique une sorte de tracé à rebours des voies effectivement établies par les migrants qui s’élancent vers de nouvelles destinations. De plus en plus, les moyens et les méthodes d’expulsion comportent même des dispositions de « rapatriement volontaire » visant à inciter les migrations en retour dans des périodes de crise au moyen de primes et la menace implicite d’une expulsion par la force (Andrijasevic et Walters 2010 ; Dünnwald 2010). Mais l’expul- sion n’implique pas forcément le rapatriement. La création de « zones tampons » et d’espaces de « sécurisation graduée » facilite la gestion des expulsions à travers différentes frontières, rapprochant nettement les dispositifs d’expulsion aux processus d’« externalisation » et aux systèmes de détention en de nombreux lieux différents, en particulier « frontaliers des frontières » de ces régions qui constituent les destinations migratoires (De Geneva et Peutz 2010, 5). Tout cela a conduit à mettre en place différentes sortes d’accords intergouvernementaux et de coopération dont le but est la coordination des processus de d’expulsion et les démarches de contrôle et d’interception frontaliers qui visent les flux migratoires et les autres formes de flux illicites. Par exemple, la gouvernance de la frontière États-Unis-Mexique est de plus en plus coordonnée à la surveillance de ce que l’on appelle la frontera olvidada, entre Mexique, Guatemala et Belize. Cette coordination, inscrite dans des accords intergouvernementaux tels que le Processus de Puebla (1996) et l’Initiative de Mérida (2007), fait partie d’un pro- jet régional plus large à l’initiative des États-Unis visant à contrôler et rendre gouvernables par les États-Unis les mouvements migratoires au départ de pays d’Amérique centrale ou qui transitent par ceux-ci (Kron 2010).
Les expulsions impliquent évidemment un ensemble de pratiques concrètes et bureaucratiques variables suivant le très large spectre mondial d’espaces dédiés à la rétention et la détention et qui constituent des lieux fondamentaux pour tout travail de terrain dans l’ana- lyse des frontières temporelles. Depuis le début des années 1970, lorsque la figure du migrant « illégal » a pris une nouvelle importance au niveau global, on a assisté à la prolifération et la diversification de tels espaces. Depuis les zones de transit des aéroports aux navires bloqués dans des ports, des prisons conventionnelles aux installations spéciales, ces lieux de détention ont fait l’objet d’une préoccupation politique et d’un examen critique poussé, autant de la part de groupes de défense des droits humains, de militants antiracistes et pro-migrants que d’universitaires engagés. La figure du camp, dont l’origine bien connue s’ancre dans les pratiques coloniales de confinement et d’isolation, a presque entièrement accaparé le débat critique sur les pratiques actuelles de détention administrative. Un corpus croissant de recherches, d’analyses et d’interventions politiques s’est bâti autour de ce thème (Bernadot 2008 ; Dow 2004 ; Perera 2002 ; Pieper 2008 ; Rahola 2003). Chargée des échos qu’elle fait au système de Lager nazi de la Seconde Guerre mondiale, l’analyse des lieux contemporains de détention depuis le point de vue théorique et pratique du camp a donné lieu à une série de remarques relatives au fonctionnement politique de la détention et son importance plus largement pour des questions de souveraineté, de sécurité et de biopolitique. Ce qui a par la suite inspiré de nombreuses formes différentes d’action politique et même d’expression artistique, articulées autour de la figure du camp et de ses extraordinaires répercussions émotionnelles et historiques.
Depuis la publication de Homo Sacer (1997), le travail très savant et très influent de Giorgio Agamben a élevé le camp au rang de para- digme biopolitique de la modernité. S’appuyant sur le travail d’Hannah Arendt, Carl Schmitt, Walter Benjamin et Michel Foucault, Agamben propose une analyse extrêmement fine du camp et de son ancrage juri- dique dans l’état d’exception et la loi martiale. Pour lui, le camp est un espace ouvert par une série de technologies et de dispositifs qui ôtent aux internés de tous leurs droits, les privent de tout statut politique et les réduit à la condition désignée comme la « vie nue » (Agamben 2002, 53). Pour Agamben, il s’agit d’un processus à l’œuvre dans toute une variété de lieux historiques et contemporains, y compris les camps coloniaux de Cuba et d’Afrique du Sud, le Lager, les camps de réfugiés, les zones d’attente des aéroports internationaux français, les centres de détention de migrants « illégaux », les zones de rétention temporaire, certains environs des aires métropolitaines et les prisons militaires spéciales, comme celle de Guantánamo Bay.
En ce concerne les camps pour migrants « illégaux », l’idée la plus fondamentale et la plus inspirante avancée par Agamben concerne la façon dont le camp assujettit ses résidents à un ordre légal dans le but de les exclure de ce même ordre. Ce processus d’exclusion par inclusion est un exemple essentiel d’un des principaux thèmes en jeu dans le présent ouvrage : les multiples façons par lesquelles la frontière entre inclusion et exclusion est étirée et retravaillée par les dynamiques spatiales et temporelles du capitalisme contemporain. L’approche d’Agamben se concentre cependant sur des arguments transhistoriques, voire ontologiques, assez éloignés de ces développements capitalistes. Au contraire, en nous attachant à l’importance du contrôle et des politiques migratoires globales pour les transformations actuelles du travail et du capital, nous interrogeons la façon dont les pratiques de détention administrative son liées au fonctionnement des frontières temporelles dans la vie des sujets expulsables qui ne sont pas internés dans les camps. Il faut selon nous analyser les camps non seulement depuis la perspective transcendantale du pouvoir souverain et de ses exceptions, mais aussi au sein des réseaux toujours plus élargis et complexes de gouvernance et de gestion des migrations dont le « régime des expulsions » constitue un élément essentiel. La transposition parfois mécanique des arguments d’Agamben à des discussions sur les réfugiés et les politiques migratoires a conduit à ce que l’attention se porte presque exclusivement sur les processus d’exclusion, de privation et de déshumanisation, masquant ce que Foucault aurait nommé les dimensions plus productives des assemblages de pouvoir qui ciblent les mouvements migratoires (Rahola 2007). N’oublions pas que même le « camp d’étrangers » est une « institution sociale » qui, comme le dit Marc Bernardot, connait une recomposition permanente face à des circonstances fluctuantes et ne se fixe jamais dans une forme définitive (Bernardot 2008, 43). Au premier plan de ces circonstances fluctuantes, on compte les luttes de migrants, à l’intérieur comme à l’extérieur des centres de détention. Qu’elles comportent des actions spectaculaires, comme les presque soixante détenus aux lèvres cou- sues dans le célèbre centre de détention australien de Woomera, ou des actes de sabotage et d’évasion volontaires, comme ce qui s’est passé lorsque des migrants tunisiens ont mis le feu à un « centre de réception » et ont pris la fuite dans les rues de l’île italienne de Lampedusa en 2011, ces luttes amènent des changements qui montrent que le camp n’est nullement une institution figée privant les migrants de leur faculté de révolte.
Les dispositions, institutions et espaces susceptibles de recevoir le qualificatif de camp sont si divers et leur étendue si vaste que le terme menace de perdre la prise analytique qui l’inscrit dans des configurations politiques et ontologiques plus importantes. Il faut aller au-delà de l’accent que met Agamben sur l’exception souveraine et la privation de droits ; pour cela, il faut étudier plus précisément différents types de centres de détention et le rôle qu’ils jouent plus largement dans des processus relatifs à la gouvernance des migrations, la frontiérisation temporelle et les expulsions. Cela signifie analyser les appareils de pouvoir qui ont un effet sur les mouvements migratoires, plus particulièrement les méthodes de sélection et de filtrage qui visent à corréler ces mouvements aux besoins réels et fantasmés des villes, des États et des régions. Souligner la dimension temporelle de la détention amène à reconsidérer les techniques actuelles de contrôle migratoire à la lumière des rythmes asynchrones du transit, de la prolongation et de l’accélération. Ces tempos et ces timings traversent les expériences sub- jectives des corps et des esprits en mouvement, et sont aussi cruciaux pour l’inscription de ce mouvement dans les dynamiques du marché du travail, dans le tissu social et symbolique de la citoyenneté. Comme l’écrivent Efthimia Panagiotidis et Vassilis Tsianos, « la gouvernance des mouvements migratoires vise à intégrer leur dynamique dans des zones temporelles de mobilité hiérarchisée afin de produire, à partir de flux ingouvernables, des sujets mobiles gouvernables » (Panagiotidis et Tsianos 2007, 82). Rutvica Andrijasevic explique que cette approche rompt « la linéarité progressive suivant laquelle les déplacements des migrants sont généralement dépeints (c’est-à-dire depuis A, origine, à B, destination) » et attire l’attention sur « les interruptions et les dis- continuités : l’attente, la dissimulation, les déviations impromptues, les campements, escales, fuites et retours » (Andrijasavic 2010b, 158). Écrivant à propos des camps dans les pays voisins du sud de l’UE, elle rejoint notre approche quand elle explique qu’ils n’ont pas simplement pour objet d’empêcher ou de bloquer les mouvements migratoires en général, mais aussi de réguler le temps et la vitesse des migrations.
On peut conceptualiser les liens entre le système de détention administrative et la mise en forme des marchés du travail en présentant le centre de détention comme un « sas de décompression » (Mezzadra et Neilson 2003) qui équilibre, de la façon la plus violente qui soit, les tensions constitutives sous-jacentes à l’existence même des marchés du travail. Pour revenir à notre discussion préalable sur la pratique de benching des informaticiens indiens en les retirant temporairement du marché du travail, nous pouvons à présent établir un parallèle entre les aspects temporels de cette pratique et les stratégies de suspension propres à la détention administrative. La mise sur la touche des travailleurs en location à court terme induit une forme de frontiérisation qui les sépare des informaticiens « normaux » sur le marché national du travail, et peut aussi se lire comme une forme de rétention temporelle, étrangement similaire à la régulation temporelle qui se pratique dans les camps de détention. La situation des travailleurs en location à court terme est comparable à celle des migrants « illégaux » violemment confinés dans ces institutions, dans la mesure où les deux font intervenir des stratégies de suspension temporelle qui stratifient l’entrée dans le marché national du travail et son administration. Il faut surtout noter qu’il existe des différences concrètes et vécues brutales entre ces exemples de rétention et détention, mais les frontières temporelles qu’elles instituent peuvent être soumises à une analyse qui fait aussi ressortir leurs similitudes. Ce parallèle montre que les zones de rétention temporelle engendrées par le benching mettent en jeu des processus de suspension, de décélération et de cadencement de la même façon que les « zones temporelles de mobilité hiérarchisée » que créent les systèmes de détention en se combinant avec les autres éléments des politiques migratoires tels que les systèmes à points.
Quand on observe la dimension globale de la pratique de location de main-d’œuvre à court terme (la relation de ces travailleurs à leurs familles en Inde, à des travailleurs de l’informatique dans la même situation en Australie ou aux États-Unis, aux intermédiaires situés dans des lieux tels que Singapour ou Kuala Lumpur, etc.), on voit se dessiner en quoi ces processus temporels ne sont pas nécessairement coextensifs aux frontières spatiales, mais comment ils servent à les reconfigurer, les renforcer et les moduler. Le benching n’est que l’un des nombreux dispositifs qui canalisent et filtrent la mobilité des informaticiens indiens à travers le système de location de main-d’œuvre à court terme, en restreignant leur accès à la liberté suivant des modalités délibérément calculées et stratégiques, qui manipulent et faussent le rapport classique entre offre et demande en travail. Si l’expérience des centres de détention nous permet de comprendre en partie l’expé- rience du benching, le contraire est aussi vrai. Si on les observe en les comparant au benching, les centres de détention semblent être bien davantage liés à la production et à la reproduction de la force de travail comme marchandise qu’à l’exercice du pouvoir souverain sur la vie nue. Nous avons là un exemple frappant de la différence produite par une analyse des frontières temporelles. Sans perdre de vue la violence exercée par le camp, l’attention se déplace vers un examen des rôles que jouent la production légale de l’illégalité et la condition d’expulsabilité dans la synchronisation de mouvements migratoires tumultueux avec la logique flexible et financiarisée du capitalisme contemporain. Cela nécessite de prêter attention aux traversées de frontières interna- tionales et aussi à la façon dont ces mouvements résonnent à travers les frontières intérieures des États-nations et les territoires urbains de l’espace métropolitain.

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